LETTRES DE CRISTINA CAMPO À REMO FASANI. I. LE

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LETTRES DE CRISTINA CAMPO À REMO FASANI. I. LE
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LETTRES DE CRISTINA CAMPO
À REMO FASANI.
I.
E LECTEUR FRANÇAIS, sans être familier de l’œuvre de
Vittoria Guerrini (1923-1977) — de son nom de plume
Cristina Campo — sait l’aura de beauté, de mystère et
d’exigence qui entoure des recueils ardents et ciselés : d’heureuses traductions1 ont permis d’aborder ce « manuel subtil
de technique de la perfection » auquel Guido Ceronetti faisait équivaloir ses pages ; elles ont approché de nous ce que
les modes de deux décennies, entre 1960 et 1980, en avaient
éloigné : donnant ainsi de mieux comprendre l’itinéraire,
tout de cohérence secrète, d’un écrivain qui ne pouvait trouver au fondement de la pratique de l’art qu’une exigence de
beauté, d’attention et de responsabilité — conformément à
la leçon de Simone Weil, que Mario Luzi lui fit découvrir, et
dont Cristina Campo fut l’ambassadrice auprès de ses amis.
L
Notamment Les impardonnables (Gli Imperdonabili, Milan, 1987), trad. fr.
Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, Gallimard,
1992 ; Le Tigre Absence (La Tigre Assenza, 1991), trad. fr. Monique Baccelli,
Arfuyen, 1996 ; La noix d’or (Sotto falso nome, 1998), trad. fr. Monique
Baccelli et Jean-Baptiste Para, Gallimard, 2006 ; Lettres à Mita (Lettere a
Mita, 1999), trad. fr. Monique Baccelli, L’Arpenteur, 2006.
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Parmi ceux-ci, Remo Fasani, dont Conférence avait traduit un choix de poèmes il y a quelques années2. C’est en 1950
que le jeune Suisse — il a alors vingt-huit ans — rencontre
Cristina Campo à Florence, où il séjourne un an. Les jours
passent, et les liens d’amitié sont étroits. Remo Fasani vient
de soutenir sa thèse sur les Promessi Sposi de Manzoni ; il a
aussi publié, en 1945, son premier recueil de poèmes. Cristina
Campo est une lectrice attentive ; même attention, intense et
retenue, chez Fasani — comme on la trouve dans tous ses
textes : c’est la tonalité majeure de ses pages, celle que l’on ne
fait ici que deviner, puisque la plupart des lettres adressées à
la poétesse par ses divers correspondants ont été perdues ou
bien détruites.
Remo Fasani deviendra un éminent spécialiste de Dante,
sur lequel il travaille toujours, aujourd’hui, à Mesocco,
poursuivant ses annotations sur la Commedia. Il enseignera jusqu’en 1985 la littérature italienne à l’université de
Neuchâtel. L’exactitude, le discernement et la discrétion
— l’élégante simplicité, aussi, de la parole —, voilà des
qualités suffisamment rares pour qu’elles se reconnaissent
d’un être à l’autre. Tous deux partagent le même goût de la
parole juste, et le même goût du silence. Dans un article de
1948, Remo Fasani écrit ce qui pourrait être aussi une
phrase de Cristina Campo : « Le silence a tant de vie qu’il
excède notre faculté de le percevoir ». On songe au mot qui
venait à Chappaz, pourtant d’un tout autre tempérament,
voici vingt ans : « Il faudrait que le silence lui-même nous
écrive ». Dans les œuvres des deux correspondants, il y a de
cette étrange évidence.
En 1958, Cristina Campo confiait à une amie : « … il y a
trois ou quatre jours, la vie m’a envoyé Fasani. Il est l’habi2
« L’anniversaire » (et autres poèmes), Conférence, 17, automne 2003,
pp. 185-199.
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tant idéal de ce genre de silence. (…) Sa sérénité me fait trembler, tant elle est précieuse. Nous parlons pendant des heures ;
de nos chers Anciens, surtout. Nos chers Anciens du Moyen
Âge et de la première Renaissance. Je ne me sens jamais aussi
enracinée dans ma terre qu’en la voyant dans les yeux de ce
Suisse. Fasani étudie le Zen, en ce moment. Et il a écrit un
livre d’aphorismes sur Mozart qui m’a émue comme la
musique dont il parle. L’un des plus beaux livres dont je garde
le souvenir3. (…) Et puis, Fasani vit dans un monde où il n’y a
que des objets sacrés. C’est de cela que j’ai aujourd’hui le plus
besoin. »
À cette manière d’hommage et de portrait — dont tout
visiteur du poète ne peut aujourd’hui que mesurer la justesse
— répondra plus tard, après la mort de Cristina Campo, sa
présence diffuse et continue dans les recueils de Remo Fasani.
Dans les Novenari, cet ensemble de 99 poèmes de 9 vers de
9 syllabes composé voici dix ans, et que l’écrivain considère
comme son « testament poétique »
(Que faire ? et comment donner sens
au peu de temps que j’ai
à vivre, à être en vie ? Écrire
des vers, serait-ce encore
chose à tenter, la seule intacte ?
Comme une dernière aventure,
qui mènerait à l’invisible fin
et serait testament aussi
avec le neuf pour chiffre),
on rencontre ce portrait, ce souvenir de Cristina Campo :
Mû par la même exigence que partageait Cristina Campo, Remo
Fasani n’a pas conservé ces pages.
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Cristina Campo : l’attention
et le pur regard sur les choses,
sur ce monde et un autre
qui ne sont plus deux mais un seul,
l’être se faisant transparence vive
pour les accueillir intacts et entiers,
les restituer enfin compris.
Et cela est amour, le signe aussi
d’une sainteté.
Dans l’écho que ces lettres nous donnent de l’aeternum
sanctae foedus amicitiae chanté par Catulle, on aime à percevoir ce que Charles Du Bos appelait « le sourd murmure de
notre identité ».
C. C.
*
Une anthologie de poèmes de Remo Fasani a paru récemment sous le titre L’éternité dans l’instant ; et l’a suivie,
chez le même éditeur, la traduction, accompagnée du texte
original, de Sogni, Rêves (les deux ouvrages sont traduits
par Christian Viredaz, Samizdat, 2008 et 2010). Le lecteur
trouvera plus bas quelques éléments de bibliographie de
Remo Fasani.
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Via de L.[augier], 26 octobre 19514.
Cher R.,
Je lis dans les journaux que la neige a presque tout
recouvert chez vous. Je ne saurais imaginer une atmosphère plus douce pour votre retour, pour votre travail, et
j’en suis très heureuse.
En ces jours de sirocco et de tramontane à Florence, je
ne fais qu’étudier, presque toujours seule. Mon cœur
oscille comme un pendule, cognant de droite et de gauche
— si bien que je me trouve toujours au centre d’une sorte
de tremblement de terre ondulatoire. Mais peut-être n’estce qu’un trouble nerveux, qui passera avec le temps.
J’ai lu aujourd’hui, près de six heures d’affilée, un
nouveau livre de Simone Weil, La condition ouvrière5. On y
voit tout entière la passion de sa jeunesse, inséparable
des autres livres, et presque inimaginable. Des lettres, un
journal d’usine, une page autographe — (sur l’écriture
puérile jusqu’à l’angoisse, le cercle humide et noir d’un
verre. Petits dessins d’ustensiles qui semblent dégoutter
de sang).
Lettres extraites de Un ramo già fiorito. Lettere di Cristina Campo a
Remo Fasani, a cura di Maria Pertile, Venezia, 2010 (pp. 30-66). Nous
remercions Mme Maria Pertile, MM. Fabio Ferlin et Remo Fasani de nous
avoir aimablement autorisés à traduire ces lettres. Notre reconnaissance
va tout particulièrement à Mme Pertile, dont le travail de présentation et
d’annotation nous fut très utile, ainsi qu’au destinataire des lettres, qui
a bien voulu éclairer certains points obscurs. (NDLR)
5
La condition ouvrière venait de paraître aux Éditions Gallimard, huit
ans après la mort de l’auteur. Le recueil comprend des textes écrits de
1934 à 1941 (certains parurent sous pseudonyme, la plupart étaient
inédits), ainsi que quelques lettres. Le « Journal d’usine » fut écrit en
1934-1935, alors que Simone Weil était manœuvre chez Alsthom, puis
chez Renault. (NdT, ainsi que les autres notes.)
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Au revoir, cher ami. Ne m’écrivez que si vous le souhaitez. Avec le plus affectueux souvenir de
Vittoria.
*
22 décembre 1951.
Cher R.,
Votre lettre, avec son parfum de toussaint, de pommes
de pin toutes fraîches et de livres, m’a fait grand plaisir.
Nous sommes presque à Noël, et j’aime à vous écrire dans
cette pensée, imaginant la paix de votre maison. Ici la
neige s’amoncelle, blanche ou pourpre, au point de nous
ôter tout sentiment de réalité : nous passons comme des
ombres dans des rues invisibles, à peine guidés par la
constellation infiniment lente et lointaine d’un tram, ou
par le signe pur d’un arbre, qui s’efface aussitôt. Il y a
quelques jours encore, cette atmosphère me comblait de
joie — mais depuis hier tout s’est éteint dans la neige :
ma mère, sitôt après Noël, devra subir une opération.
Rien de préoccupant pour l’instant — mais il me semble
que les roses et le gui n’ont plus de sens pour moi — et
qu’ils ne pourront en avoir à nouveau avant que tout cela
soit passé.
Vous ne me dites rien dans votre lettre de votre avenir
proche. N’oubliez pas, je vous en prie, que vous pouvez
compter sur moi au milieu des difficultés de tous ordres.
Malheureusement, je ne peux pas grand-chose quand il
s’agit de professeurs d’université (simplement maltraiter
l’un ou l’autre de temps en temps), mais il m’arrive de
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savoir inventer des remèdes et des aides imprévus. Écrivez-moi, s’il vous plaît — ce que vous pensez faire, ce que
nous pouvons faire pour vous.
Mais je voudrais vous dire un mot de Scève — si
l’étendue glacée de cette feuille (symbole de plaines
inondées et de montagnes infranchissables) ne vient à
bout de ma patience. C’est un poète délicat au plus haut
point, et inquiétant — le seul peut-être après Villon à
recueillir dans sa pureté l’âme de sa langue. Comme climat, les dizains6 de Délie me rappellent intensément les
sonnets de Shakespeare. L’un de ses incipits et certains
vers isolés (« Encore vit ce peu de l’espérance »… « Le feu
de nuict en mon corps transparent »… « De ceste mienne
ardente voulenté… »7) me semblent de ces très rares
exemples de la « saveur maxima de chaque mot »
qu’illustre Simone Weil dans ses Cahiers8.
Quand il nomme L’umbre9, il est très proche de
Pétrarque — car il me semble que c’est le mot-clé chez
l’un et l’autre — tantôt diffuse au point d’isoler le chant,
tantôt magiquement projetée par un corps ou par un
rêve. Vous rappelez-vous le sonnet de Pétrarque Perseguendomi Amore al luogo usato, avec l’ombre de Laure qui
le rejoint, impalpable et fine, avant elle, tandis qu’il se
rappelle son souvenir, à l’angle d’une place ? C’est peutêtre (avec la chanson magique Di pensiero in pensier et les
deux sonnets Tutta la mia fiorita et Dicemi spesso) ce qu’il a
écrit de plus pur. Mais comme je fus étrangement émue,
Sestine, dit le texte original.
Respectivement, Délie, CLXXIV, v. 1 ; CCCLV, v. 3 ; CCXVI, v. 10.
8
« Que chaque mot ait une saveur maxima », écrit Simone Weil ; Cristina Campo joint à la lettre suivante des extraits de Simone Weil qu’elle
a recopiés à l’intention de son correspondant.
9
Cf. par ex. Délie, XIII, v. 10 : « umbre de sa vie », et surtout le dizain
CCCLXXVI : « Tu es le Corps, Dame, & je suis ton umbre (…) ».
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le relisant récemment, par l’ensemble du Canzoniere !
Toutes les poésies post-mortem, la vieillesse, le temps qui
s’enfuit et revient, s’enfuit et revient, en deux cercles
simultanés et contraires (l’un très lent et l’autre très
rapide) — cette incroyable volonté de vivre sur l’hypothèse du passé — ce silence de toute une vie, qui, de croix
qu’elle était, devient une demeure toujours plus riche et
prestigieuse : il m’a parfois semblé que personne n’avait
jamais ni senti ni parlé à ce point d’une seule et même
haleine. Pour revenir à Simone Weil, quand elle dit :
« exemple de poèmes parfaits, i. e. ayant un commencement et une fin, et une durée qui soit une image de l’éternité » (elle cite « Immortelle Aphrodite », un passage de
Sophocle, deux chansons de Shakespeare et une de Marlowe, le poème « Love » de George Herbert comme seuls
exemples possibles), ne penserait-elle pas à Pétrarque
justement, au sonnet Tutta la mia fiorita, avec ce voyage
interminable et immobile dans le temps, cette chute de
toute parole dans un ciel à part et dans un tout cyclique
— au point qu’on ne songerait jamais, en le récitant, qu’il
ne s’agit que d’un simple sonnet, 14 vers, 154 syllabes seulement ?
Pour l’heure, je lis Shakespeare. Quand j’aurai un peu
d’argent, je vous offrirai les Écrits en prose de Hofmannsthal présentés par Du Bos10, où l’on trouve, outre la Lettre
de Lord Chandos, l’essai Rois et Grands Seigneurs chez Shakespeare — exemple parfait de la seule prose moderne qui
soit comparable à celle de l’Attente de Dieu11.
Pardonnez-moi, je vous en prie, ce long bavardage sur
les livres — vous écrivant, il me semblait vraiment vous
10
Hugo von Hofmannsthal, Écrits en prose, Avant-propos de Charles Du
Bos, Paris, Éditions de la Pléiade, Jacques Schiffrin, 1927.
11
Ouvrage de Simone Weil, paru posthumément, en 1950.
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avoir ici devant moi, confortablement installé sur le divan
à fleurs, ou même, quand je parlais de Shakespeare, à la
cuisine, mangeant mes beignets aux formes bizarres… Je
vous dirai pour finir, tout en passant*12, que les négociations pour le livre des Poétesses13 semblent bien engagées
(l’œil sur Günderode14, mon pauvre ami), que Pimpi15 va
bien et qu’il donnera des nouvelles dès qu’il saura écrire,
qu’avant la fin de l’année je voudrais avoir copié des
pages choisies par vous — et que vous fêterez fort bien le
saint Noël, Seigneur16, en écrivant longuement et de
toutes sortes de choses à votre amie
Vittoria.
Ne changez pour rien au monde le titre de votre thèse.
Rappelez-vous !
*
12
En français dans le texte, ainsi que les autres mots signalés par un
astérisque.
13
Depuis quelques années, Cristina Campo travaille à un projet de traductions de 80 poétesses de toute époque, qu’elle mène, semble-t-il,
jusqu’au point de la publication. Mais ce libro delle ottanta poetesse, qui
devait paraître chez l’éditeur romain Casini, ne verra pas le jour, le
manuscrit de cette anthologie s’étant perdu.
14
Karoline von Günderode (1780-1806). La poétesse romantique se suicidera en se poignardant — voir ci-dessous, note 20.
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Le chat de Cristina Campo.
16
Forme allocutive des tragédies shakespearienne, employée avec un
sourire.
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Via Laugier, le 12 janvier 1952.
Cher R.,
(mais pourquoi ne signez-vous pas ainsi vos lettres ? Il
me semble, quand j’arrive à la fin, que vous me tournez le
dos)
j’ai téléphoné et retéléphoné à Le Monnier qui m’assure vous avoir expédié vos exemplaires ce matin17. Vous
devriez les recevoir au plus tard dans la matinée du 15. Le
numéro des Cahiers du Sud où figure l’essai sur Homère18
est le 284 (« Souvenir de Simone Weil »). Si vous ne parvenez pas à l’obtenir, je vous enverrai le mien. Je vous copie
à part quelques pages des Cahiers (tome I) publiés chez
Plon il y a quelques mois. J’ai choisi tout ce qui me semblait essentiel pour vous (et ici, je pourrais dire pour
nous). Mais je voudrais que vous n’oubliiez pas, avant de
publier votre livre sur Dante19, la lecture de Rois et Grands
Seigneurs chez Shakespeare : le seul essai qui, sur un plan
et dans une mesure volontairement différents, puisse se
comparer à celui sur Homère. La même nourriture parfaitement pure qui passe tout entière dans le sang (et
dans l’esprit).
Je n’ai pas encore lu les fragments de Günderode :
mais merci de la délicate offrande. Je pensais justement
inclure une lettre dans l’Anthologie, avec les deux sonnets d’Adonis Tod. Mais celle à Brentano, que je connais17
Remo Fasani, La Grande Occasione. Saggio sui Promessi Sposi,
Firenze, Le Monnier, 1952.
18
L’Iliade ou le poème de la force, repris par ex. dans Simone Weil,
Œuvres, Paris, Gallimard, Quarto, 1999, pp. 527-552 ; l’essai avait initialement paru dans les numéros 230 et 231 des Cahiers du Sud (décembre
1940 et janvier 1941), sous le nom anagrammatique d’Émile Novis.
19
Remo Fasani, Il poema sacro, Firenze, Olschki, 1954.
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sais, ne me semble pas spontanée. (Comment répondre
avec spontanéité à un homme qui vous prie de vous
ouvrir les veines pour qu’il puisse boire votre sang… ?20)
Nous verrons.
— Aujourd’hui, cher R., le monde me paraît être un
vieux bidon de lait où la pluie tambourine et pénètre.
Seule à la maison avec Pimpi (et un vieux rhume qui
m’est très attaché), j’ai arpenté nerveusement les pièces
plongée dans mes pensées. Et pour y mettre un terme, je
m’assieds devant vous, comme dans mes jours les pires…
Vous me demandez d’écrire sur Pétrarque. Je vais
vous confier quelque chose dont la seule pensée m’effraie moi-même. Je crains de ne plus savoir écrire sur
rien. Ces derniers temps, les symptômes de la maladie
sont devenus sans appel. Cela ne va pas, cela ne va pas,
cela ne va pas. C’est un effet, c’est sûr (l’énième est le
plus grave) de l’inaction cruelle à laquelle m’a si longtemps réduite « la Griffe sinistre »21. Ces derniers temps,
et pour différentes raisons (à présent, elles me semblent
presque toutes imaginaires) je croyais l’avoir presque
brisée. Des jours et des semaines d’une joie ardente et
puérile — comme celle qu’on éprouverait en s’apercevant soudain, alors qu’on vient de tomber du toit et
qu’on croyait s’être rompu les os, qu’on peut tourner le
20
Albert Béguin, dans L’âme romantique et le rêve ([1939] Paris, José
Corti, 1986, pp. 272-273), traduit cette lettre de Brentano : « Bonne nuit,
cher ange ! Ah ! que tu le sois ou non, ouvre toutes les veines de ton
corps blanc, et que le sang rouge écumeux jaillisse en milliers de jets
délicieux. C’est ainsi que je veux te voir et boire à ces milles fontaines,
m’enivrer jusqu’à ce que je puisse pleurer ta mort, dans un délire de
joie voluptueuse (…) ».
21
Cristina Campo souffrait depuis l’enfance d’une malformation cardiaque, qui, avec le temps, l’obligea à garder le lit durant de longues
périodes, et qui causera sa mort prématurée.
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poignet, tendre et avancer le pied… Je continue à marcher, d’une certaine façon, mais la fracture demeure,
bien profonde (s’est-on cassé le cou ? Mieux vaut ne pas
se le demander). Tout cela aurait d’ailleurs fort peu
d’importance si seulement je pouvais tenir une plume.
Mais je crois sincèrement qu’il est impossible à quiconque de travailler dans certaines conditions. J’ajouterai tout en passant* que depuis votre départ, personne ne
m’a plus communiqué cette ferveur singulière sans
laquelle je suis incapable de rien entreprendre : ce
dévouement enfantin à la poésie qui sait concilier une
pureté rituelle avec la grâce indispensable du jeu. (Vous
rappelez-vous les lectures de Li Po22 au printemps —
vous en coupiez lentement les pages avec votre canif ?)
Excusez-moi donc si je vous réponds si vite et si longuement — et par l’amour du Ciel, ne vous sentez pas
obligé d’en faire autant. J’écris et j’écrirai sans doute
encore. Mais ne me répondez pas, sauf si vous sentez que
vous le faites spontanément, ou si je peux vous aider en
quelque chose.
Comment se portent vos montagnes ? et le château ?
Que faites-vous quand vous n’écrivez pas ? Vous travaillez
dans les champs, vous allez skier (faites bien attention à
vos mains). Si vous saviez comme je voudrais skier, moi
aussi, en ce moment ! Et patiner, allumer de grands feux
de branches de sapin et de pommes de pin — et monter
vers une ville toute illuminée, boire des boissons chaudes
et parler avec des gens qui comprennent — en toute jeune
simplicité !
Pardonnez-moi de vous confier tout cela — mais vous
comprenez, n’est-ce pas ?
Le poète chinois du VIIIe siècle avait été traduit en allemand en 1912 et
en italien en 1930.
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La prochaine fois, je vous parlerai de Shakespeare et
vous dirai pourquoi je n’ai pas inclus l’Infini23 dans la
fameuse liste. (Deux thèmes passionnants à n’en plus
finir.) Dimanche dernier, j’ai écouté pour la quatrième
fois le Don Giovanni de Mozart. On peut vraiment dire
que tout le style y est enfermé (comme toute la sagesse
humaine l’est dans l’admirable livret : du « Batti batti » de
Zerlina au « Padron mio siam tutti morti » de Leporello).
À bientôt, avec mille bons messages de Vittoria.
Je vous joins une photographie-autoportrait que je
voudrais voir remplacer l’agrandissement de celle que
vous aviez prise dans la via delle Forbici. Je ne peux me
rappeler cet agrandissement sans un frisson d’angoisse.
Malgré tout, ce n’est pas mon visage. Celle-ci est un peu
dure, mais c’est bien ainsi — et je suis sûre qu’elle ne
vous déplaira pas trop.
Brûlez l’autre photographie, s’il vous plaît !
*
20 janvier 52 / le 5
Cher R.,
Deux lignes en hâte. Après vous avoir écrit, l’autre soir,
un tel déluge s’est abattu sur moi que j’ai dû pour ainsi
dire « passer la nuit sur un arbre ». Pour tromper les
heures, j’ai écrit un petit essai sur Richard II de Shakes23
Poème de Leopardi, que Remo Fasani proposait de faire figurer dans
la liste des « poèmes parfaits » selon la définition de Simone Weil.
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peare. Je le considère pour mille raisons comme moins
que rien mais je désire également que vous le lisiez. Il est
plein de références à Simone Weil — et idéalement
orienté vers elle — car j’ai pensé, lisant Richard, qu’elle
en aurait parlé un jour si elle n’était pas morte si tôt.
Acceptez ce babillage*, à la place de la parole superbe de
Simone Weil, comme un gage de l’amour commun que
nous avons pour elle.
Le petit essai n’est pas terminé. Il manque une
seconde partie, plus courte, où je voudrais rappeler les
figures de Northumberland et de Carlisle24 auxquelles je
fais allusion dans la première partie (l’homme-animal et
le saint, exceptions et soutiens de toutes les lois
humaines), et m’arrêter sur la noche obscura dans laquelle
Shakespeare a sans doute écrit cette tragédie. Beaucoup
d’autres citations, très belles, illustreront cette brève analyse du malheur shakespearien25.
Je n’attends pas d’avoir fini et je vous l’envoie tel quel.
Avoir à nouveau écrit quelque chose me terrifie presque
et je crains que ce ne soit qu’illusion.
Affectueusement, V. G.
P. S. Je suis encore sur l’arbre.
*
Personnages de la tragédie de Shakespeare.
Il faut d’abord procéder à un « choix de citations », écrit Cristina
Campo à Mita, « e il discorso che li deve legare crescerà in mezzo da
solo come un rampicante fra i sassi » (Lettere a Mita [Margherita Pieracci
Harwell], Milano, Adelphi, 1999, p. 268).
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Cher R.,
Je me demande si vous avez bien reçu ma note sur
Richard II. Ce qui n’a, du reste, aucune importance. Ces
quelques lignes veulent simplement vous faire part d’une
nouvelle et d’une observation.
La nouvelle. Mercredi 30 janvier, à 10 h du soir, les stations italiennes du Programme III diffuseront Cuan vei la
lauzeta mover26 avec la mélodie originale que vous
connaissez déjà. Si vous avez un bon appareil de radio,
vous pourriez, je crois, la réentendre.
Une observation. Dans le chant V du Purgatoire, une
suite inévitable de l’une à l’autre mort (Jacopo del Cassero et Buonconte) : les joncs puis le fleuve — le sang
répandu puis lavé, en sorte qu’à la fin c’est comme une
seule mort en deux temps, comme dans les fresques historiées. Dans le souvenir aussi, tout se fond dans la même
odeur de marais, d’homme traqué, d’eau qui emporte.
Rien de décisif, j’imagine, dans cette notation. Mais
quand j’ai une idée sur Dante, je dois vous en faire part
(j’en ai si peu, et pas seulement sur Dante, hélas !).
Saluts affectueux de la part de nous tous. Leone27 est à
Lugano, et peut-être vous a-t-il cherché. Quant à moi,
descendue de l’arbre, j’ai navigué jusqu’à Rome. En sorte
que notre livre d’écrivaines sortira, grâce à Dieu, à la fin
de l’année.
Vittoria.
Voir ci-dessous, note 32.
Leone Traverso (1910-1968), grand traducteur (particulièrement du
domaine allemand, Rilke, Hofmannsthal, Hölderlin, Kleist, mais aussi des
tragiques grecs, ainsi que de Yeats, Pound, Góngora et Éluard).Voir Cristina
Campo, Caro Bul : lettere a Leone Traverso (1953-1967), Milano, Adelphi, 2007.
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Pinèdes et peine — rochers et remords — antres et
angoisse — moraines et mort — montagne qui dévores
ma vie28.
— version originale que je trouve parfaite. Seulement,
mort me paraît trop absolu avant vie, qui perd ainsi de sa
force. Ne pourrait-on mettre sort au dernier vers ? (La
rime avec mort n’a rien de désagréable.) Je préfèrerais.
*
13. 2. 52.
Cher R.,
Il me semble que le printemps a tous les attributs du
poème parfait : rythme et contre-rythme, saveur suprême
de chaque instant, renversement continu du temps et de
l’espace — n’éprouvez-vous pas, durant ces journées, une
sensation comme de boutons qui se détachent douloureusement des branches tandis que les feuilles mortes y
retournent en virevoltant ? Ne vous arrive-t-il pas d’aspirer tout pâle, le cœur serré, à votre passé, de pleurer de
rage sur votre avenir ? Ne vous sentez-vous pas l’envie de
donner tout votre sang à ce qu’il aime, et en même temps
de vous enfuir vous ne savez où, le plus loin possible, seul
« Pinete e pena — rupi e rimorso — anfratti e angoscia — macigni e
morte — montagna che divori la mia vita » : dans le poème publié plus
tard dans le recueil Il vento del Maloggia, la suggestion de Cristina
Campo (sorte au lieu de vita) a été suivie. Dans une lettre au traducteur
du 25 janvier 2011, Remo Fasani, soucieux des assonances en français,
suggère de remplacer anfratti par antri et macigni par morene.
28
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comme le premier homme, dans un air d’écume et de
bonheur ? — Une telle volonté de vivre qu’on désire être
déjà mort.
Pardonnez-moi cette petite divagation. Voilà deux
semaines que je suis emprisonnée entre quatre murs, et
je ne reçois depuis le début du printemps que des messages clandestins qui viennent ruiner mon calme (un
chandail blanc de marin, par exemple, cadeau imprévu de
ma mère…).
Je ne sais comment vous remercier de vos traductions.
Je les ai seulement parcourues, mais elles me semblent
toutes parfaites désormais. D’Adonis Tod, je vous dirai que
je préfère l’esquisse au clair-obscur : avec quelques inversions, c’est déjà dans une lumière parfaite. Mais je dois
d’abord revoir le texte allemand, et je vous écrirai à nouveau sur tout cela avec plus de calme. Dans ces jours-ci,
j’essaie de jouir au maximum d’une certaine veine
(bizarre) pour transcrire, avec un peu de « romance », les
poésies d’Emily Dickinson.
Touche sans peser la douce
guitare de la Nature
si tu ne connais pas encore
la chanson…………………
………………………………
Nous parlons à l’aventure et presque au vent
comme des plumes fiévreuses……
…………………………………
la mort est le souple amant29…
29
Nous traduisons ici la version que donne Cristina Campo des poèmes
d’Emily Dickinson (vers extraits des poèmes nº 1403 et 1470).Vittoria Guerrini (Campo) fera paraître la traduction de quatre poèmes d’Emily Dickinson (dont ceux-là) dans le Corriere dell’Ada du 2 mai 1953.
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Et comme je ne peux sortir dans le monde réel, je vis
deux fois plus intensément dans cet ardent monde créé.
Mais je ne vois pas le moment de me remettre à mes carnets.
Je vous laisse. Mais je veux encore vous remercier
pour vos notes sur l’éternité-poésie (les avez-vous retrouvées dans mon printemps ?) et les merveilleuses citations
de Dante : un lancer de poignards d’or (« Et rien n’est si
précieux… »)30.
À bientôt, cher ami.
Très affectueusement,
Vittoria.
Jeudi soir, la radio diffusera la musique de Ara vos
prec31. La chanson de la Lauzeta32, ainsi, sans accompagnement, était vraiment un diamant solitaire sans chaton.
P. S. Les Cahiers de Simone Weil (titre exact) sont édités chez Plon.
— Dans mes Rime (Contini33), le ciel n’est pas orné de
gemmes mais géminé (Constellation des Gémeaux =
30
Cf. Remo Fasani, « Della poesia, del ritmo e dell’eternità », Cenobio,
III, 7, 1954, pp. 488-499.
31
« Or, je vous prie… » : vers tiré des mots de provençal que Dante met
dans la bouche d’Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du Purgatoire.
32
La chanson dite « de l’Alouette », de Bernard de Ventadorn
(XIIe siècle).
33
Gianfranco Contini (1912-1990) : auteur notamment d’une édition critique des Rime de Dante et du Canzoniere de Pétrarque, et spécialiste
des « variantes » (cf. Varianti e altra linguistica, copieux recueil d’articles
sur Dante ou Pétrarque, mais aussi sur Proust, Gadda, etc., Turin,
Einaudi, 1970, rééd. 1993). On imagine aisément la réserve de Cristina
Campo à l’égard de la sécheresse critique de Contini. Même si le portrait est à nuancer, Contini s’est toujours tenu à distance de toute
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Dante34). J’espère vivement que Contini se trompe — pardessus le marché, il m’est prodigieusement antipathique.
— Avez-vous ou n’avez-vous pas brûlé cette photographie ?
— Et votre Grande Occasion, ne me sera-t-elle jamais
offerte35 ?
— J’ai terminé Richard II — je voulais vous en envoyer
la seconde partie ce soir, mais une terrible névralgie au
bras gauche m’empêche de la recopier à la machine.
*
28. 2. 52.
Cher R.,
On est en train de recueillir à Florence les signatures
de protestation de tous ceux qui veulent sauver la ville et
ses jardins36 des défigurations municipales (commencées
appréciation émotionnelle ou « humaine » des textes. Il lui est arrivé
d’écrire des poèmes, mais avec une conscience très particulière de ce
qu’il y poursuivait : « Leur éventuelle “valeur-poésie” m’intéresse peu,
ils sont une allusion à la lave qui se tient sous la croûte Exercices + philologie romane » (lettre à Montale du 26 novembre 1939). Voir l’introduction que donne Domenico De Martino à la correspondance de
Contini avec Luigi Russo (« Una lettura », dans “Il paesaggio d’un presentista”. Corrispondenza tra Gianfranco Contini e Luigi Russo (1936-1961),
Firenze, Edizioni del Galluzzo, 2009, part. pp. X-XII).
34
Dans la première des quatre canzoni petrose (Rime, C, v. 3) de Dante ;
la constellation des Gémeaux est la constellation natale de Dante (pour
le mot incriminé, voir par ex. Paradis, XVIII, 117, ou XX, 17).
35
Voir note 17.
36
Nous lisons giardini, et non gradini, mot de l’éd. italienne.
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l’an dernier avec la reconstruction, de Por Santa Maria au
Ponte Vecchio). Je ne me suis pas trompée, je le sais, en
ajoutant votre signature aux nôtres, ainsi que celle de Villanova37 et d’autres amis étrangers de Florence. Tous les
jours, les artistes florentins font une manifestation, décidés à défaire de nuit tout ce que les spéculateurs parviendront à faire de jour (comme c’est arrivé — vous en souvenez-vous ? — pour les pompes à essence sur la Piazza
Donatello). Je voulais seulement vous en informer. Vous
m’approuvez, n’est-ce pas ?
De Simone Weil, un nouveau livre vient de paraître :
Intuitions pré-chrétiennes (Colombe). Mais je vous en prie,
ne lisez pas, s’il tombe entre vos mains, le volume ridicule
de Thibon et Perrin, Simone Weil telle que nous l’avons
connue38. Ne le lisez pas, de grâce !
Je n’ai pas de vos nouvelles depuis longtemps. Comment allez-vous ? Qu’y a-t-il de neuf pour le concours ?
Et la Grande Occasion ? Et Dante ?
Je voudrais, en ces pures journées de Vorfrühling, commencer à écrire sur Masaccio. Richard II sera diffusé à la
radio d’ici environ deux semaines — mais mutilé au point
que j’espère que vous ne l’écouterez pas. On l’imprimera
ensuite intégralement (si Dieu le veut). Jeudi dernier, on a
lu remarquablement bien, à la radio, les traductions
d’Emily Dickinson. — À bientôt, plus longuement.
Avec toute mon affection,
V. G.
Rafael Lasso de la Vega, marquis de Villanova (1890-1959), auteur de
différents recueils de poèmes, Prestigios (1911-1916), Presencias (1912-1918),
Constancias (1925-1938).
38
Gustave Thibon, Joseph-Marie Perrin (o. p.), Simone Weil telle que nous
l’avons connue, Paris, La Colombe, 1952.
37
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Avez-vous entendu Ungaretti parler des Hymnes sacrés 39 ?
Magnifique !
*
23. 3. 1952.
Cher R.,
C’est aujourd’hui le troisième jour du printemps. Et
après trois vaines tentatives au moins, le pêcher et le
mimosa ont donné le jour à leurs petits boutons. Comment, aujourd’hui, ne pas être doublement heureux de
ces feuilles sorties chez vous à l’improviste, elles aussi,
d’un hiver si long ? Plus que de boutons, on peut parler
d’une branche déjà en fleurs. À présent je n’attends plus
que l’arbre entier.
Je vous renvoie vos deux pages avec quelques suggestions (qui ne visent que la clarté, et non une autre forme !),
et, en les soulignant, les phrases qui ont touché mon
cœur. J’espérais de votre part quelque chose d’analogue
pour mon pauvre Richard — à présent, du reste, nettoyé
et rhabillé —, mais malheureusement ce n’est que de vive
voix que j’ai reçu de tels privilèges, et non de votre
plume.
Ce printemps me rend le travail très difficile. J’ai passé
à Rome une très belle semaine : les rues comme de
grands tapis roulants* d’or bleu, et la nuit une pluie
pourpre sur le pavé noir des places. Je marchais seule (en
39
De Manzoni.
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ignorant les musées) et tous m’offraient des fleurs. Je suis
entrée presque par hasard dans la salle Modigliani à la
quadriennale, et j’ai vu les têtes pâles et légères « qu’inclinait toutes un même vent ». La nuit, je ne pouvais pas
dormir, et le grondement sourd du trafic sur la via del Tritone me faisait croire que j’avais ma chambre au sommet
de la grande fontaine. (Dans le couloir, les pas d’un autre
insomniaque, mon voisin de chambre, comme des gouttes
plus pesantes.)
J’ai signé, aussi, le contrat pour l’Anthologie, sans
recevoir d’argent, évidemment. Le temps passe — mais
comme il est difficile de le sentir également passer sous
la plume !
D’ici quelques jours, sauf imprévu, mes parents iront à
Lausanne. Je les accompagnerai peut-être jusqu’à Milan
pour voir, après Modigliani, Van Gogh. Il y a le Café de
nuit, celui avec les étoiles qui explosent, et le jardin des
Alyscamps où les arbres ressemblent à des stalagmites.
Mais cet été, pourrai-je retourner à Paris ? Je pense au 14
juillet, les gens qui dansent toute la nuit dans les rues où
éclatent fanfares et girandoles. C’est de cela que j’aurais
besoin, depuis bien des mois. Mais je devrais avoir travaillé tout le printemps.
Écrivez-moi vite, si possible. Je vous remercie encore
pour tout.
Mille affectueux messages de
V.
Leone a fait quelques objections aux citations de votre
essai, mais je ne l’ai pas bien compris. Peut-être vous
écrira-t-il.
*
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[13. 4. 1952.]
Cher R.,
Ce n’est qu’un message de joyeuses Pâques et la promesse d’une lettre, si Dieu le veut, printanière. Et merci
pour la Bible merveilleuse, trésor inépuisable de ces jours
de Passion. « Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur, où en est
la nuit ? » (Isaïe 21, 11.)
Mille affections de
V.
*
13 mai [1952]
Très cher R.,
Je vous renvoie vos belles pages40 avec quelques
petites observations en marge — je voudrais les réavoir
au plus vite. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous écrire
plus longuement ce soir, comme je le désire depuis si
longtemps. Que parle pour moi, si elle le peut encore, la
dernière version de l’essai sur Richard II, parue dans la
Cronaca teatrale (!) de la Fiera letteraria41. Pour le déchirer
« L’acquisto del ritmo », notes dactylographiées.
Vittoria Guerrini, « La gravità e la grazia nel “Riccardo II” (il vero dio
muta la violenza in sofferenza) », La Fiera Letteraria, 11 mai 1952, p. 8 (« le
vrai dieu change la violence en souffrance » est une phrase de Simone Weil).
40
41
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et le redéchirer de toutes les façons possibles, j’ai dû lire
ce texte au moins dix fois — et à présent il n’y a plus le
moindre espace entre nous deux. Mais je jure que je
n’avais pas l’intention d’écrire certaines choses. Je vous le
jure, à vous qui êtes mon seul témoin spirituel. « Cette
zone… que j’ai dû appeler la nuit obscure » ?! Comment
peut-on écrire une chose pareille ? Je veux penser qu’il
s’agit d’une invention du prote, cette petite voix ridicule
qui s’insinue entre deux grands silences : celui de la poésie et celui de la vérité !…
Aujourd’hui, c’est ici le premier jour de printemps
après deux semaines d’été. Des cyprès dorés et de longs
nuages violets : comme en septembre, sur les pentes de la
côte tyrrhénienne… Mais je profite peu de tout parce que
maman n’est pas encore rétablie et que le reste n’est
qu’une « longue suite de tracas ». Mais le livre avance
bien, il a désormais plus de 200 pages qui en donneront
peut-être 250 à l’impression. Je voudrais parler avec vous
(de vive voix !) de deux ou trois petits détails sur Günderode. Et Marianne von Willemer42 ? Je donnerais n’importe quoi, mon cher, pour n’avoir pas à vous importuner ;
mais ce n’est qu’en vous, pour l’heure, que je mets ma
confiance. Les quatre autres ne m’ont pas livré la
moindre ligne.
À une vraie lettre, cher R. — Mais en attendant, écrivez-moi, si vous pouvez. Au printemps, votre présence me
donne un courage particulier.
Mille choses de notre part à tous.
Vittoria.
42
Marianne von Willemer (1784-1860) : danseuse, fille adoptive du banquier
ami de Goethe Jean-Jacob de Willemer, elle devient sa femme en 1814.
Elle sera la Souleika du Divan Occidental-Oriental de Goethe, avec lequel elle
entretiendra une correspondance jusqu’à la mort de celui-ci ; deux poèmes
au moins du Divan sont de sa main (« Vent d’est » et « Vent d’ouest »).
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Excusez les ratures : il est deux heures du matin, les
yeux se ferment.
Je me demande si vous avez écouté à la radio Pietra
oscura de Luzi43. Un drame immobile — dans le sens ici le
plus manzonien. Un chœur qui parle en vers se rappelle
son enfance. (« Où me tourner pour avoir la paix ? — Les
piles du pont que ronge l’eau — du fleuve… »)
Je vous parlerai bientôt — je l’espère — de toutes
sortes de choses.
*
30 mai 52.
Cher R.,
Depuis six semaines nous nous courons après, le
temps et moi, sans trêve et sans succès. Aujourd’hui non
plus, je ne peux vous écrire comme je le voudrais ni
autant que je le voudrais. Mais je dois vous envoyer le
dernier texte de Simone Weil, paru dans les Cahiers du
Sud de ce mois-ci44. Je l’ai fait copier pour vous et pour
moi. Il m’a frappée de ce poignard lumineux qui nous
ouvre le cœur pour en tirer le suc le plus pur. Doréna43
Mario Luzi, Pietra oscura, œuvre dramatique de 1947, restée inédite
jusqu’à l’édition de Stefano Verdino, « I quaderni del battello ebbro »,
Bologna, 1994. Mario Luzi et Cristina Campo se connaissaient fort bien ;
le poète a écrit de belles pages sur elle : « A guisa di congedo. Una religione dell’armonia del mondo », dans Per Cristina Campo, a cura di
Monica Farnetti e Giovanna Fozzer, Milano, Vanni Scheiwiller, 1998.
44
« Lettre aux Cahiers du Sud sur les responsabilités de la littérature ».
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vant ces quelques mots seront inscrits dans notre esprit
près de ceux de Dante : « Il faut savoir que les choses
doivent être nommées d’après la plus haute noblesse de
leur forme »45.
Si j’ai un moment de calme, je vous transcrirai des
extraits de Simone Weil rapportés par Gustave Thibon
dans son livre. L’un sur la nuit obscure de l’écrivain,
l’autre sur le style.
Pour ce soir, je vous salue affectueusement. Je voudrais des nouvelles de votre travail (sur le papier et dans
les champs). L’anthologie avance très rapidement, à présent avec l’aide, aussi, de Luzi et de Gabriella46.
Mais je pense passionnément à Masaccio…
Votre
Vittoria.
*
8. 8. 52.
Très cher R.,
Je suis heureuse de votre départ pour Paris. Tâchez d’y
rester au moins deux semaines, car huit jours ne sont pas
assez pour saisir le caractère de la ville, qui compte pourtant parmi celles dont la rencontre est la plus immédiate.
Dante, Convivio II, VII, 3 (Banquet, trad. Christian Bec, in Dante,
Œuvres complètes, Paris, Le livre de poche, 1999, p. 228).
46
Gabriella Bemporad (1904-1999), de la famille du célèbre éditeur florentin, traductrice d’auteurs allemands et autrichiens, et tout particulièrement de Hugo von Hofmannsthal.
45
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Je vous indique ici des choses que je voudrais beaucoup
que vous puissiez voir.
Chartres, à une heure de train de la ville, laissez Versailles qui est sur la route et restez-y toute la journée
(départ de la Gare Montparnasse).
Les Îles de nuit, et particulièrement le quai de Bourbon, le quai d’Anjou, le Pont des Célestins, le quai des
Célestins, l’Hôtel de Sens (s’asseoir la nuit dans le jardin
face à lui est une expérience).
Le Musée Jacquemart-André sur le boulevard Haussmann (téléphonez pour les horaires). Au rez-de-chaussée,
Les Disciples d’Emmaüs de Rembrandt, au premier étage
Saint Georges et le Dragon de Paolo Uccello. Le musée le
plus exquis que je connaisse, avec celui de
Cluny, près du boulevard Saint-Michel. (J’espère que les
fameuses tapisseries de la Dame à la Licorne seront exposées,
mais vous verrez certainement celles de la Vie Seigneuriale).
L’église Saint-Julien-le-Pauvre, de rite grec, dans le
Quartier latin (face au café Momo). Aux jours de fête, des
chants merveilleux.
Les églises Saint-Séverin, Saint-Médard (près de la
belle rue Mouffetard), Saint-Germain-l’Auxerrois.
La Rue Hautefeuille, près du carrefour de l’Odéon, et la
cour de l’Hôtel de Rohan.
Les jardins du Palais-Royal.
Le Parc Monceau au coucher du soleil, avec toutes les
rues exquises qui l’entourent (XVIIe arrondissement,
métro Wagram).
Les Champs-Élysées le dimanche soir, avec la grande
illumination de la Concorde à l’Arc de Triomphe (je vous
jure, ce n’est pas banal).
La place des Vosges, avec les arcades, et l’Hôtel de
Sévigné. La place Ravignan à Montmartre avec les vieux
ateliers du Bateau-Lavoir.
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Le Monument funèbre de Charles Baudelaire au Cimetière du Montparnasse (on peut aller le voir quand on va à
Chartres). Très important, le monument au ras du sol, et,
dans une autre partie du cimetière, la vraie tombe de
Baudelaire, minuscule, bourrée de parents, généralement
sans une fleur.
Pour la visite au Louvre, je vous rappelle Saint-François recevant les stigmates de Giotto, les petites salles hollandaises avec les Vermeer de Delft et les Rembrandt, et la
petite Joconde toute en noir et blanc comme un négatif.
Au Jeu de Paume, vous ne trouverez pas les meilleurs
Van Gogh, mais en revanche vous verrez une salle de
Cézanne émouvants (La Maison du Pendu*), et les hivers
de Sisley et certains Manet (La Famille Bellelli47) vous plairont beaucoup.
Si vous le pouvez, allez voir aussi l’exposition d’Art
italien du Moyen Âge au Petit-Palais et celle d’Art mexicain. (Je ne les ai pas vues, mais on me dit des choses
merveilleuses sur elles.)
Enfin, puisqu’on ne peut parler du véritable Paris, je
vous dirai que les quartiers les plus authentiques, les plus
émouvants, les plus imprévus et naturels sont le VIe (où je
vous conseille de vous loger, parce qu’on y trouve aussi
toutes les librairies, les antiquaires, les cafés d’artistes —
qui n’ont guère d’importance, mais qui sont parfois
utiles), le Ve et le XVIIe. Ah, j’oubliais : plus importante
peut-être que toutes les autres, la
rue de Furstemberg, petite place ronde fermée par des
arbres en ombrelle avec au milieu un bouquet de réverbères, et l’atelier de Delacroix à gauche ; entre la rue
Jacob et… ? bref, derrière l’église Saint-Germain-desPrés, tout à côté de la rue Bonaparte.
47
Tableau de Degas,et non de Manet, actuellement au Musée d’Orsay.
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Votre idée de vous établir en province me plaît beaucoup ; mais ne dites pas que vous voulez respirer l’air
moderne à Paris. D’abord, l’air n’y est certes pas plus
moderne qu’à Zurich par exemple, et même beaucoup
moins, parce qu’alourdi par un passé qui est tout son
amour et projeté dans un avenir parfaitement irréel (celui
de l’art moderne). Ensuite, vous possédez déjà, en matière
de moderne, ce qui compte le plus (le langage, purement,
et le regard), et pour tout le reste il n’y a rien à apprendre
à Paris — sauf peut-être une certaine qualité secrète que
je ne saurais définir et qui permet par exemple de danser
au milieu des rues le 14 juillet ou de promener sur les
boulevards dix chats dans un landau sans la moindre
intention d’excentricité.
Enfin, restez vous-même, sans quoi je vous renierai
(mais si vous revenez en sachant promener des chats et
danser dans les rues, j’en serai très contente).
Cher Fasani, j’espère que ce Bon voyage* que je vous
adresse vous parviendra à temps. Donnez-moi votre
adresse à Paris, que je vous y envoie les vers de Marianne
von Willemer. Je ne sais si vous allez à Paris avec des
idées arrêtées sur votre hébergement, mais dans le cas
contraire, je vous conseillerais l’Hôtel Acropolis, 160,
boulevard Saint-Germain, à l’angle de la rue de Buci, où
vous pouvez vous recommander du Marquis de Villanova
qui y habite toute l’année, et qui est un ami très cher.
Dans le VIe arrondissement, où se trouve l’hôtel, il y a
aussi un restaurant oriental pour étudiants où l’on mange
pour presque rien. (Je vous préviens que la cuisine est
partout épouvantable en France, sauf dans les restaurants
italiens qui sont généralement très chers.)
Mille attentions et autant de vœux.
Vittoria.
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Relisant cette lettre, je me trouve un peu envahissante :
excusez-moi. Le Pont d’Arles48, mon tableau préféré de
Van Gogh, ne se trouve malheureusement pas à Paris.
Je vous enverrai une autre fois (si Dieu le veut)
quelques petites Notes sur la peinture où vous retrouverez
des visites que nous avons faites aux Offices.
Écrivez à Leone que vous allez à Paris. Il peut vous
fournir des adresses utiles.
*
[août 1952]
Mon cher ami,
Votre voix pure et lointaine — comme l’appel de la
sirène d’un phare — a fait fondre cette journée, dure
comme le sel le plus amer.
Ne voyez jamais mon visage parmi ces lumières qui se
détournent49. Retrouvez-le plutôt dans la lampe inquiète
d’une petite barque au large50.
V.
*
48
Le Pont de Langlois (Amsterdam), le Pont de Trinquetaille (dessin ; New
York), le Pont du chemin de fer (Zurich) ? Ce dernier, sans doute.
49
Remo Fasani écrira ce quatrain, beaucoup plus tard, intitulé « Lettre
à Cristina » (« Lettera a Cristina », Altre quaranta quartine, dans Le poesie,
Bellinzona, Casagrande, p. 344) :
Seul pour quelques jours à Paramé.
Mer agitée, fortes marées.
Au large les phares intermittents sur les écueils.
Comme des visages qui surgissent et se détournent.
50
Ces deux dernières phrases sont écrites en français.
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Remo Fasani, note bibliographique.
Poèmes :
Senso dell’esilio, Poschiavo, Edizioni di Poschiavo, 1945.
Un altro segno, Mailand, Scheiwiller, 1965.
Qui e ora, Lugano, Edizioni Pantarei, 1971.
Senso dell’esilio, Orme del vivere, Un altro segno, Lugano, Edizioni
Pantarei, 1974.
Oggi come oggi, Firenze, Il Fauno Editore, 1976.
La guerra e l’anno nuovo, Firenze, Nuovedizioni Enrico Vallecchi,
1982.
Quarantina quartine, Lugano, Edizioni Pantarei, 1983.
Pian San Giacomo, Lugano, Edizioni Pantarei, 1983.
Dediche, Foggia, Bastogi, 1983.
Le poesie 1941-1986, Bellinzona, Casagrande, 1992.
Un luogo sulla terra, Bellinzona, Casagrande, 1992.
Giornale minimo, Locarno, Dadò, 1993.
Sonetti morali, Bellinzona, Casagrande, 1997.
Il vento del Maloggia, Bellinzona, Casagrande, 1998.
A Sils Maria nel mondo, Castel Maggiore, Book Editore, 2000.
Sogni, Castel Maggiore, Book Editore, 2008.
Traductions françaises :
L’éternité dans l’instant (anthologie ; trad. Christian Viredaz),
Genève, Samizdat, 2008).
Rêves (trad. Christian Viredaz), Genève, Samizdat, 2010.
Traduction allemande :
Der reine Blick auf die Dinge (anthologie ; trad. Christoph Ferber),
Zurich, Limmat Verlag, 2006.
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CONFÉRENCE
Essais et critique littéraire :
La Grande Occasione. Saggio sui « Promessi Sposi », Firenze, Le Monnier, 1952.
Il poema sacro, Firenze, Olschki, 1964.
La lezione del « Fiore », Mailand, Scheiwiller, 1967.
Il poeta del « Fiore », Mailand, Scheiwiller, 1971.
De vulgari ineloquentia, Padua, Livinia, 1978.
La Svizzera plurilingue, Lugano, Edizioni di Cenobio, 1982.
Sul testo della « Divina Commedia ». « Inferno », Firenze, Sansoni,
1986.
La metrica delle « Divina Commedia » et altri saggi di metrica italiana,
Ravenna, Longo, 1992.
Le parole che si chiamano. I metodi dell’officina dantesca, Ravenna,
Longo, 1994.
Felice Menghini. Poeta, prosatore e uomo di cultura, Locarno, Dadò,
1995.
Non solo « quel ramo… ». Cinque saggi su « I promessi sposi » e uno sul
canto V dell’« Eneide », Firenze, Cesati, 2002.
Metrica, lingua e stile del « Fiore », Firenze, Cesati, 2004.
Un libello sulla Svizzera plurilingue, Locarno, Dadò, 2004.