La Guadeloupe submergée de clandestins haïtiens

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La Guadeloupe submergée de clandestins haïtiens
La Guadeloupe submergée de clandestins haïtiens
De notre envoyé spécial en Guadeloupe CYRILLE LOUIS .
Publié le 06 juillet 2006
(AP Photo/United States Coast Guard).
Acheminés par des passeurs, ces sans-papiers fournissent une main-d’oeuvre bon marché aux exploitations de canne à sucre. Mais
alimentent aussi la xénophobie.
Une importante vague d’immigration clandestine sévit en Guadeloupe depuis 2003. Selon les estimations, entre 10 000 et 80 000
Haïtiens en situation irrégulière séjourneraient ainsi sur l’archipel, pour une population totale de 420 000 habitants. Résultat : malgré
une récente baisse de ce flux, le président socialiste du conseil régional, Victorin Lurel, dénonce aujourd’hui « un véritable risque de
pogrom entre communautés ».
NICHÉE dans l’anfractuosité d’un rocher, à l’abri de la mangrove qui borde la plage Saint-Felix, près de Gosier, une flamme vacille entre les sacs
poubelles éventrés et les sandales encore imbibées d’eau. « Dans le culte vaudou, on brûle ainsi une bougie lorsqu’on veut conjurer le mauvais sort
», explique le capitaine de police Christian Deumié. Quelques heures plus tôt, selon toute vraisemblance, une poignée d’immigrants haïtiens ou
dominicains ont foulé ici le sol français – pour être aussitôt acheminés vers des cases de fortune, à l’abri des regards. Comme une petite dizaine
d’autres plages choisies pour leur situation isolée, tout au long du rivage sud de la Guadeloupe, Saint-Felix attire, depuis trois ans environ, un flux
régulier d’embarcations diverses chargées de clandestins. « Jusqu’à la relative accalmie observée depuis le début de l’année, ils arrivaient ici au
terme d’un trajet immuable, décrit Marie- Christine Goubie, directrice départementale adjointe de la police aux frontières (PAF). Départ en bus
d’Haïti, direction Saint- Domingue, d’où ils pouvaient encore récemment se rendre sans visa en Dominique. Là, ils sont pris en charge par des
passeurs qui les hébergent quelques jours dans des hôtels, avant d’assurer la fin du voyage en bateau. Le tout pour un coût facturé 2 000 à 3 000
dollars. » Les policiers estiment qu’entre 2003 et 2005, deux à trois bateaux surmotorisés débarquaient ainsi chaque semaine une centaine de
clandestins sur les plages de Guadeloupe, le plus souvent la nuit et au terme de traversées périlleuses. « En décembre dernier, 14 personnes ont
perdu la vie lorsqu’une de ces embarcations a fait naufrage », raconte Jean-Michel Prêtre, procureur de Pointe-à-Pitre. De temps à autre, ces
bateaux transportent aussi de la cocaïne. Parfois, ils rapatrient vers la Dominique le produit de braquages perpétrés sur le sol guadeloupéen. «
Lorsque ces trafics ont débuté, les services de l’État ont d’abord été pris de cours », concède Yvon Alain, secrétaire général de la préfecture de
Basse-Terre. En un peu plus de deux ans, selon lui, 10 000 à 20 000 clandestins se sont en effet installés en Guadeloupe. Dans le même temps, le
nombre de demandes d’asile formulées par des ressortissants haïtiens est passé de 135 à 3 682 par an – pour un taux de réponses positives qui ne
dépasse pas 9 %.
Des passeurs « dénués de scrupule »
« Tous ces gens viennent ici sur les conseils de passeurs qui les encouragent à fuir la situation politique et la misère, en leur promettant qu’ils
trouveront facilement une carte de séjour, un travail et une école pour leurs enfants », assure Leonard Joinil, président de l’association haïtienne Tet
Kolé. Sur place, les migrants sont logés par des parents déjà installés. La plupart d’entre eux sont des « jobeurs » employés à la journée, moyennant
30 à 50 euros, dans les champs de canne à sucre et les plantations de bananes – tandis que l’immigration dominicaine, essentiellement féminine,
alimente les filières de prostitution. Inquiets de l’émergence, il y a environ deux ans, de sentiments xénophobes au sein de la population
guadeloupéenne (lire ci-dessous), les pouvoirs publics agissent sur différents leviers pour freiner cet afflux d’étrangers. Grâce à des pressions
diplomatiques, les autorités de la Dominique ont ainsi accepté, le 1er février dernier, d’imposer un visa avant d’admettre des ressortissants haïtiens.
De la sorte, le nombre de « faux touristes » comptabilisés à l’aéroport de Roseau est passé de 6 354, entre janvier et novembre 2005, à 700 depuis
janvier 2006. Malgré cette « baisse tendancielle », la préfecture de Basse- Terre, qui persiste à vouloir stopper les barques dominicaines avant
qu’elles ne touchent terre, envisage d’installer un radar aux Saintes. À terme, les forces de l’ordre pourraient aussi être dotées d’embarcations
capables de procéder à des interceptions en mer. « Mais cela ne se fera pas sans difficulté, nuance le procureur Jean-Michel Prêtre. Les passeurs, qui
sont armés et totalement dénués de scrupule, n’hésiteront pas à tirer ou à jeter leurs passagers à l’eau pour prendre la fuite. » En attendant, la PAF
concentre ses efforts sur le démantèlement des filières d’aide au séjour et l’interpellation des clandestins. Presque toujours sans heurts, mais non
sans difficultés.
Services de police sous pression
Ce mardi, sur les hauteurs de Gosier, une dizaine de fonctionnaires de la Brigade mobile de recherche (BMR) ont ainsi pris position avant l’aube
autour de trois maisonnettes blanches censées abriter des clandestins. À 6 heures précises, conformément à ce que prévoit la réquisition judiciaire,
les policiers frappent aux portes tandis que le quartier s’éveille. Tour à tour, t rois femmes âgées d’une trentaine d’années se laissent convaincre de
sortir, le visage ensommeillé. Sans-papiers, elles seront transférées au siège de la BMR – tandis que leurs colocataires, sans doute partis dans la
nuit, se promènent dans la nature. « Nous avions ciblé ces maisons sur la base de renseignements nous signalant une quinzaine de clandestins,
précise le capitaine Christian Deumié. Hélas, les Haïtiens, qui se savent recherchés, ont tendance à beaucoup se déplacer. » Sous pression, les
services de police ont reçu pour mission d’effectuer 2 000 reconduites à la frontière d’ici à la fin 2006, contre 1 244 en 2005. Un durcissement qui, à
la longue, décourage certains Haïtiens. La jambe traînante, visiblement épuisé, Joseph, 51 ans, raconte ainsi pourquoi il s’est récemment présenté à
la police dans l’espoir d’être renvoyé vers Port-au-Prince : « Je suis ici depuis février 2005. À Haïti, j’ai laissé ma maison, ma femme et mes enfants
pour échapper aux problèmes. Mais contrairement à ce qu’on m’avait promis, je n’ai jamais trouvé de travail et je vis sans argent, hébergé par un
ami. Il y a plusieurs mois, j’ai commencé à souffrir beaucoup de la jambe mais je n’ai pas pu me faire soigner parce que je n’avais pas de papiers.
Alors, aujourd’hui, j’ai décidé de rentrer chez moi. » Pour combien de temps ? Joseph le jure devant Dieu : « Je ne reviendrai pas. »