Bull-soc-fr-hist-med-sci-vet-2013-06

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Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2013, 13 : 99-108
ORIGINES DE LA NOTION DE « RÉSERVOIR »
EN ÉPIDÉMIOLOGIE
DANS LES OUVRAGES EN FRANÇAIS ET EN ANGLAIS
par Nadine STEINFELD* et Bernard TOMA**
*Ingénieure de recherche de l’ATILF-CNRS/Université de Lorraine
44 avenue de la Libération, 54000 Nancy
[email protected]
**Directeur honoraire de l’École nationale vétérinaire d’Alfort
7 avenue du Général-de-Gaulle, 94700 Maisons-Alfort
[email protected]
Sommaire :
Cet article a pour objectif d’identifier l’origine de différents syntagmes se rapportant à la notion
de « réservoir » de maladie transmissible en français et en anglais.
Mots-clés : réservoir de virus, maladie transmissible, épidémiologie
Title: The origin of the reservoir concept in epidemiology in books written in French and English
Summary:
The purpose of this paper is to identify the origin of various syntagmata in English and in French relating to the concept of reservoir in transmissible diseases.
Keywords: reservoir of infection, reservoir host, infectious disease
animal cases or carriers. Plants may be the reservoir of infection in some of the mycoses2”.
Dans un article paru en 2003 sur la notion
de « réservoir », R.W. Ashford cite l’Oxford
English Dictionary (OED) comme source
d’information sur l’apparition la plus ancienne
du mot anglais “reservoir” dans un contexte
médical, en 1937, dans le syntagme1 “reservoir
of infection” :
Il ajoute que, toujours d’après l’OED, le
syntagme “reservoir host” a été utilisé plus tôt,
en 1913 : “The monkey is most probably the
normal reservoir host [for Physaloptera mordens]”.
“For the continuous existence of a disease there
must be some reservoir of infection…The most
important reservoirs of infection are human or
Cette double affirmation a été un facteur incitatif et déclenchant afin de voir ce qu’il en a
été en langue française. Une investigation a
donc été réalisée pour essayer de traquer
l’amont de l’utilisation du mot français « réservoir » dans différents syntagmes ayant un
rapport avec des maladies transmissibles.
1
Un syntagme est un groupe de deux ou de plusieurs mots dont la combinaison donne un sens
particulier, mais dont chaque constituant conserve
sa signification propre.
2
99
ASHFORD, 2003, p. 1495.
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Elle a permis de constater que la langue
française a utilisé des syntagmes comprenant le
mot « réservoir », dans ce type de contexte,
bien antérieurement. Ce faisant, un doute est
né quant à l’exactitude des dates de l’OED
citées par R.W. Ashford. Un travail complémentaire semblable a alors été mené pour les
syntagmes anglais correspondants.
Les résultats sont présentés par ordre chronologique de première apparition détectée pour
chacun des syntagmes.
Les lignes qui suivent rendent compte des
résultats de cette recherche.
« C’est la rate seule que je viens d’avoir en vue
comme réservoir de la matière miasmatique […].
Je conclus donc que d’ordinaire la rate est le réservoir miasmatique qui entretient la fièvre [paludéenne] intermittente3 ».
x 1847 : « réservoir miasmatique »
Ce syntagme est attesté dans la Gazette médicale de Paris :
Ressources numériques et requêtes
On le retrouve en 1872, dans la revue Lyon
médical :
La recherche a été faite essentiellement sur
internet, plus particulièrement, sur le site de
Gallica et avec Google Livres. Les interfaces
de Gallica et de Google Livres permettent les
mêmes requêtes, monocritères ou multicritères,
recherche simple ou recherche avancée, langue
et date, titre, texte et fourchette de dates, etc.
Les mots-clés utilisés ont été : « réservoir »,
« réservoir miasmatique », « réservoir de
germes », « réservoir d’infection », « réservoir
de virus », « réservoir de bacilles », « réservoir de bactéries », « réservoir de microbes »,
« réservoir de maladie », « hôte réservoir » et
« réservoir animal » ainsi que les syntagmes
anglais correspondants. Par ailleurs, le syntagme « réservoir de…. » a été employé avec
une dizaine de noms de maladies (par ordre
alphabétique) : arbovirose, dengue, fièvre aphteuse, fièvre jaune, lèpre, morve, paludisme,
péripneumonie, peste, rage, rouget, tuberculose, tularémie, variole.
« Ici que trouvons-nous ? une cour ; est-ce bien
une cour ? étroite et sombre, véritable réservoir
miasmatique4 ».
x
Auzias-Turenne présente une communication au Congrès médical international de Paris,
en août 1867, sur la prophylaxie des maladies
vénériennes et s’exprime en ces termes :
« Or, en admettant que les prostituées exercent
leur métier pendant quatre années, - ce que relate
certaine statistique, - la mercurialisation aurait
pour résultat de les constituer un réservoir de virus
pendant tout ce temps5 ».
On peut noter que dans cette même communication, il utilise le syntagme « réservoir
de vérole » qui est, de très loin, la première
parution trouvée du mot « réservoir » appliqué
à une maladie :
La recherche a porté également sur les dictionnaires du site Médic@.
« En moyenne approximative, avons-nous dit,
les prostituées vivent de leur métier pendant quatre
années, dont elles passent au moins une à l'hôpital,
pour être traitées, je ne dis pas guéries, de la syphilis par le mercure. Il leur resterait donc trois ans
d'une prostitution effective. Elles peuvent être,
pendant ces trois années, un réservoir de vérole
dans une proportion que vient de nous apprendre la
statistique de M. Fournier, et que la syphilisation
nous explique6 ».
Pour les livres en aperçu limité trouvés
grâce à Google Livres, nous avons contrôlé les
extraits affichés sur l’ouvrage imprimé.
Résultats
Le mot-clé « réservoir » a conduit à un très
grand nombre de réponses (25 826 réponses
sur Gallica), la très grande majorité étant en
dehors de tout contexte pathologique. Il a donc
été nécessaire de passer à la recherche des
syntagmes contenant ce mot, cités ci-dessus.
100
1867 : « réservoir de virus »
3
DURAND, 1847, p. 86.
4
ANONYME, 1872, p. 149.
5
AUZIAS-TURENNE, 1867, p. 376.
6
Ibid., p. 378.
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Roux. Il y a donc eu un consensus à ce sujet à l'Institut Pasteur13 ».
Les syntagmes « réservoir de virus » et
« réservoir de vérole » figurent dans l’ouvrage
posthume d’Auzias-Turenne, La syphilisation7,
publié par les soins de ses amis en 1878 et
visible sur le site de Gallica. On peut y lire
aussi :
Dans l’ouvrage de Laveran et Mesnil, il est
indiqué à propos du nagana :
« Ces animaux constituent donc un réservoir de
virus où la mouche va puiser14… ».
« C’est que n’ayant pas su puiser à la
source même ou dans les réservoirs du virus,
ils n’ont inoculé que des matières fort douteuses, que des produits mélangés ou
rés8 » et : « Mais le chancre mou s’éteindrait
dans le monde si chaque vérolé n’en était un
réservoir et comme l’atelier9 ».
En 1904, on relève ce syntagme dans
d’autres ouvrages ou périodiques :
ƒ En février, dans le tome 18 des Annales de l’Institut Pasteur, sous la plume
des frères Sergent, dans leur article traitant
de la « Campagne antipaludique en Algérie
(1903) » :
En 1879, à propos de cette même maladie,
Louis Jullien écrit dans son Traité pratique des
maladies vénériennes :
« …des personnes infectées qui ont conservé
l’hémamibe dans leur organisme ;… elles
constituent le réservoir de virus15… ».
« Je sais bien que Virchow croit donner la clef
de ces problèmes en assignant aux ganglions lymphatiques le rôle de réservoirs dans lesquels se
multiplie le virus [de la syphilis] de manière à déterminer une nouvelle explosion de symptômes qui,
d’abord critiques et dépuratoires, pourraient redevenir eux-mêmes infectants10 ».
Ce syntagme ne figure pas antérieurement dans les Annales de l’Institut Pasteur.
ƒ Dans l’ouvrage intitulé « Exposé de la
situation générale de l’Algérie par monsieur M. C. Jonnart », des extraits des rapports de Sergent sont cités à propos du paludisme :
Plus loin, il ajoute :
« L’agent nocif a pris droit de cité dans
l’organisme ; où s’est-il réfugié, où s’accumule-t-il
[…] ? Faut-il croire avec Virchow que les ganglions lui servent de réservoirs ?11 ».
À partir de 1904, on retrouve « réservoir de
virus » de manière fréquente. Une notice sur
l’Institut Pasteur d’Algérie, parue en 1955,
indique :
« Ce réservoir de virus, représenté par
les anciens affectés…16 ».
Ultérieurement, ce syntagme a continué
d’être largement employé, y compris appliqué à diverses maladies non dues à des virus (cf. ci-dessous).
« L’expression très utile de « réservoir de virus » a été proposée en 1904 par Laveran et Mesnil
dans leur étude sur les trypanosomiases12 ».
Cette information est confirmée et complétée par J.-P. Dedet qui précise que :
x
« Laveran et Mesnil ont défini cette expression
comme l'ensemble des porteurs de microbes pathogènes, en état d'infection aiguë ou d'infection latente et ont employé ce terme avec l'accord d'Émile
Un article du Journal of the Society of
Arts, consacré à la “Ventilation of hospitals”, contient ce syntagme :
“thus cause many regions or currents of air
not sufficiently ventilated, which become veritable reservoirs of infection17”.
7
AUZIAS-TURENNE, 1878, p. 270 et 272.
8
AUZIAS-TURENNE, 1878, p. 761.
9
Ibid., p. 861.
10
JULLIEN, 1879, p. 544.
11
Ibid., p. 783.
12
13
DEDET, 2013.
14
15
Notice sur l’Institut Pasteur d’Algérie, 19351949, 1955, p. 24.
LAVERAN, MESNIL, 1904, p. 161.
SERGENT et SERGENT, 1904, p. 92.
16
101
1870 : “reservoir of infection”
JONNART, 1904, p. 50, 51 et 52.
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ż En 1904, il est relevé dans le Manuel
pratique d’hygiène à l’usage des médecins
et des étudiants de Guiraud :
Il est retrouvé, en anglais, en 1877,
1902, etc.
Ɣ
« …le sol, ce grand et inépuisable réservoir de germes22 ».
1872 : « réservoir de germes »
o Google Livres permet de situer pour la
première fois ce concept dans La Lancette
française sous la plume du docteur Surmay
en référence aux travaux de Pasteur :
Ɣ
1875 : « réservoir d’infection»
ż Le syntagme est attesté pour la première fois
dans
une
parution
hebdomadaire,
L’Explorateur : journal géographique et commercial, sous la plume du docteur Saffray,
dans un article portant le titre : « Géographie
de l’hygiène. La fièvre jaune (suite et fin) » :
« Supposons, en effet, que l’ouate qui recouvre et enveloppe les plaies, agissant
comme celle qui remplit les appareils de M.
Pasteur, arrête au passage les germes et les
poussières que tient en suspension l’air qui
la traverse. Elle emmagasine ces germes et
ces poussières, elle sera comme un réservoir
avec lequel seront en contact intime et constant les humeurs sécrétées par la plaie et où
ces humeurs puiseront sans cesse les éléments qui doivent les corrompre18 ».
« …qu’une bouffée d’air chargé du
miasme tellurique pénètre dans ce réservoir
d’infection, et le germe spécifique, trouvant
un terrain admirablement préparé, s’y développera sans encombre23 ».
ż On le retrouve dans « La Lanterne : journal
politique quotidien » du 9 avril 1884 :
ż Dans Gallica, ce syntagme se rencontre pour la première fois en 1874 dans
un article de la Revue de France signé Jean
L’Ermite, de nouveau, à propos des travaux
de Pasteur :
« Cet énorme réservoir d’infection doit
disparaître24».
ż En 1897, il se lit dans deux périodiques :
« Pasteur devait naturellement se demander si ces organismes sont spontanément engendrés par une modification des
cellules de la levure, ou s’ils proviennent de
la poussière (réservoir de germes) des objets
avec lesquels la levure a été en contact19 ».
ƒ La Revue d’économie politique, dans
un article de Schwiedland, « La répression du
travail en chambre. IV Restriction de
l’industrie en chambre en particulier par voie
législative et administrative », à propos de la
petite vérole :
ż On le retrouve quelques années plus
tard, en 1891, dans un ouvrage de Louis de
Santi, traitant « De l’entérite chronique paludéenne ou diarrhée de Cochinchine » :
« Les chambres où travaillent ceux qui
cousent les boutonnières sont de vrais réservoirs d’infection…25» ;
ƒ La Dépêche tunisienne du 25 mai
1897 :
« …et que la salive est, comme on le sait, un
véritable réservoir de germes putrides ou
septiques20 ».
« Si jamais des galeries sont construites,
elles deviendront un dangereux réservoir
d’infection …26».
ż En 1895, il figure dans un livre de Hulot dédié aux « Infections d’origine cutanée
chez les enfants » :
Ɣ
« La peau est à l’état normal un réservoir de germes saprophytes et souvent pathogènes21 ».
1880 : « réservoir de …»
17
ANONYME, 1870, p. 742.
22
GUIRAUD, 1904, p. 183.
SURMAY, 1872, p. 380.
23
SAFFRAY, 1875, p. 259.
ANONYME, 1884, p. 2.
18
19
JEAN L’ERMITE, 1874, p. 210.
24
20
DE SANTI, 1891, p. 196.
25
SCHWIEDLAND, 1897, p. 684.
21
HULOT, 1895, p. 75.
26
ANONYME, 1897, p. 2.
102
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ż Par rapport à « réservoir de vérole », utilisé
dès 1867 par Auzias-Turenne, des syntagmes
composés du mot « réservoir » associé au nom
d’une maladie semblent n’apparaître que
quelques années plus tard, et parfois beaucoup
plus tard.
« L’homme représente le principal réservoir de la dengue30 ».
Pour les autres noms de maladies utilisés
(ainsi que pour le mot « maladie »), on
cherche en vain « réservoir de… » dans
Gallica, alors que, pour le charbon, mais au
sens de combustible du terme, le syntagme
est signalé 22 fois, et ce dès 1854.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle, le mot « réservoir » associé au nom
d’une maladie n’est attesté que sporadiquement. Pourtant, ce syntagme est utilisé pour la
morve dès 1880 par Friès dans un article paru
dans le Recueil de Médecine Vétérinaire du 15
avril intitulé « Statistiques des pertes éprouvées en Prusse à la suite de maladies contagieuses, d’après les comptes-rendus de la
Commission vétérinaire royale » :
x
1910 : « réservoir animal »
Ce syntagme est relevé pour la première
fois dans une analyse faite par F. Mesnil, dans
le Bulletin de l’institut Pasteur, en 1910, d’un
article de Bruce et al. paru l’année précédente.
Mesnil indique :
« La province de Posen et de la Prusse occidentale sont signalées comme des réservoirs de
morve27 ».
« Pour expliquer les faits, les auteurs écartent
l’hypothèse d’une origine humaine du virus ; ils
n’ont pu démontrer l’existence d’un réservoir animal ; on n’est pas encore fixé sur le maximum de la
durée de vie des Glossines31 ».
Au début du XXe siècle, on relève « réservoir de lèpre » (1902), « réservoir de paludisme » (1908) et « réservoir de la maladie du
sommeil » (1911). Quelques décennies plus
tard, on rencontre « réservoir de peste bovine »
(1930), « réservoir de peste » (1932) ainsi que
« réservoir de (la) tularémie » (1938).
Dans l’article de Bruce et al. analysé, on
trouve la phrase :
“Or, lastly, it is possible that the mammals and
birds along the Lake-shore have become infected,
and so act as a reservoir of the disease32”.
ż Il faut attendre encore plusieurs décennies
pour retrouver « réservoir de » associé à
d’autres maladies :
Le syntagme anglais “animal reservoir of
infection” se rencontre un peu plus tard, en
1913 dans The American Journal of the Medical Sciences :
ƒ 1982, pour la rage : pour Sureau et al. :
« Le renard est le principal réservoir de
rage parmi les animaux sauvages et les mustélidés sont fréquemment infectés28 » ;
“The presence of animal reservoirs of infection
would therefore seem to offer the only means by
which this disease could be transmitted by the
group of ticks mentioned and there is no indication
that such reservoirs exist33”.
ƒ 1997, pour la dengue : pour Tolou et
al. :
« Restant infectés toute leur vie et capables de transmettre le virus à leur descendance, les moustiques constituent aussi le
principal sinon l’unique réservoir de la dengue29 ».
x
1910 : “reservoir host”
Ce syntagme est présent dans le Medical
Times sous la plume de Huber :
Notons que pour Deparis et al., douze
ans plus tard :
30
DEPARIS et al., 2009, p. 351.
FRIÈS, 1880, p. 348.
31
28
SUREAU et al., 1982, p. 332.
32
29
TOLOU et al., 1997, p. 70.
33
27
103
MESNIL, 1910, p. 137.
BRUCE et al., 1909, p. 56.
ANONYME, 1913, p. 416.
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“The crocodile has recently played no little part
in the literature of trypanosomiasis, as being a
"reservoir host", but Minchin, whose researches
have been extensive, considers the fact that the
crocodile may be thus infected is not sufficient34”.
d’un « lieu aménagé pour conserver des provisions » (1547) et, plus généralement, de « ce
qui contient, ce qui garde en dépôt » (1601).
Appliquée au corps humain, cette notion a
conduit, dans le vocabulaire médical, à désigner une cavité dans laquelle s’accumule un
liquide organique :
On ne relève ce syntagme en langue française que quelques années plus tard.
x
« Le sac lacrymal est le réservoir des larmes ;
la vésicule biliaire ou du fiel est le réservoir de la
bile ; la vessie est le réservoir de l’urine…36 ».
1918 : « hôte(-)réservoir »
Cette notion semble être apparue dans les
années 1670.
Brumpt l’emploie en 1918 dans une communication à la Société de biologie :
Au cours de la première moitié du XIXe
siècle, une nouvelle étape a été franchie lorsqu’on a appliqué ce terme non plus à des liquides bien présents et matérialisés dans le
corps (larmes, bile, urine…) mais à des concepts comme les miasmes, « imaginés » pour
expliquer l’origine de maladies : « réservoir de
la matière miasmatique, réservoir miasmatique » (1847).
« D’ailleurs Wenyon a observé des oocystes de
coccidies dans un cas de dysenterie où aucun
germe n’a pu être décelé. L’ignorance où nous
sommes de l’hôte réservoir de virus rend les mesures prophylactiques difficiles à établir35».
x
Dictionnaires médicaux
Sur les 41 dictionnaires médicaux (397 volumes) présents sur le site internet Médic@,
publiés entre 1709 et 1924, à aucune définition du mot « réservoir » ne figure de signification correspondant à un contexte épidémiologique.
À partir de là, les travaux de Pasteur sur les
germes à l’origine des processus de fermentation et de putréfaction ainsi que des maladies
infectieuses ont ouvert la voie à un glissement
de la notion de miasmes à celle de virus et de
germes avec l’apparition en 1867 de « réservoir de virus » et en 1872 de « réservoir de
germes ».
Discussion
La paternité du syntagme « réservoir de virus » semble revenir au médecin français Joseph-Alexandre Auzias-Turenne [1812-1870].
Ce dernier soutenait la théorie de l’inoculation
du « virus » syphilitique comme moyen préventif de la syphilis. Son influence sur Pasteur
a été notée par René Dubos dans son ouvrage
Louis Pasteur, Free Lance of Science37. Ultérieurement, ce syntagme a été adopté par la
x
Ressources numériques et requêtes
Il n’est pas possible d’affirmer que les dates
de première citation des syntagmes français et
anglais indiquées dans ce texte sont parfaitement exactes et que les syntagmes correspondants n’ont pas été utilisés dans ces deux
langues auparavant. En effet, l’exactitude des
résultats dépend de l’étendue des champs couverts par les deux bases de données et ceux-ci
ne sont pas exhaustifs.
36
x Du réservoir en général au réservoir
en épidémiologie
D’après le Trésor de la Langue Française
(TLF), la signification initiale du mot réservoir
en langue française a été celle d’un « récipient,
bassin, cuve pour retenir un liquide » (1510),
34
HUBER, 1910, p. 42.
35
BRUMPT, 1918, p. 1049.
37
104
1670 reservoir de la bile / reservoir du chyle :
A. GOLLES, Abrégé de l’œconomie du grand et
petit monde, Rouen, Vaultier, p. 118 et 328 ; 1671
reservoir de l'urine : J. ROHAULT, Traité de Physique, P., Savreux, Quatrième Partie, p. 319 ;
1678 reservoir de Pecquet : DUNCAN, Explication
nouvelle et mechanique des actions animales, P.,
d’Houry, p. 81. Ces données permettent d’antidater le FEW 10, 295a, RESERVARE, qui relève la
première attestation de ce sémantisme dans le
Dictionnaire de l'Académie Françoise de 1694.
DUBOS, 1950, p. 324-326 et 354.
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dessous situe l’apparition pendant le XIXe
siècle de différents syntagmes portant sur la
notion de réservoir de maladies transmissibles
par rapport aux travaux de Pasteur, fondamentaux en matière d’élucidation de la cause de
ces maladies.
postérité sous l’impulsion des travaux de Pasteur.
Il est intéressant (et logique) de constater
également que les plus anciennes attestations
du syntagme « réservoir de germes », se réfèrent à l’œuvre de Pasteur. Le tableau ci-
Apparition des syntagmes
Travaux de Pasteur
1855-1860 : étude des fermentations
1860-1865 : génération spontanée
réservoir de virus (1867, Auzias-Turenne)
1865-1870 : maladies des vers à soie
réservoir de germes (1872)
réservoir d’infection (1875)
réservoir de… (1880)
1870-1875 : études sur la bière
1875-1880 : étude de la fièvre charbonneuse ; théorie des germes
(création du mot « microbe » par Sédillot)
1880-1885 : étude du choléra des poules ;
vaccination charbonneuse ;
rage
1885-1890 : vaccination antirabique
Chronologie comparée de l’apparition de syntagmes relatifs à la notion de réservoir de maladies transmissibles en langue française et des travaux pasteuriens.
jets, originalité de cette discipline qui correspond à « l’étude des maladies et des facteurs
de santé dans une population38 ». Tant que des
syntagmes fondés sur le mot « réservoir »,
appliqué à des agents transmissibles, avaient
pour objet un organe, un tissu, une sécrétion ou
une excrétion d’un sujet, on demeurait dans
l’approche initiale de « ce qui contient, ce qui
garde en dépôt ». Il en est ainsi, par exemple,
dans la phrase suivante empruntée au Précis de
pathologie générale de Courmont :
L’analyse des citations du syntagme « réservoir de germes », indiquées dans les résultats, révèle qu’il a été utilisé, à l’origine, pour
désigner des lieux plurimicrobiens : « …la
poussière… », « …germes putrides ou septiques… », « …germes saprophytes et souvent
pathogènes… », « …le sol… », à la différence
du syntagme « réservoir de virus » plutôt employé pour l’agent pathogène d’une maladie
donnée.
Le véritable saut sémantique vers la signification épidémiologique des syntagmes comprenant le mot « réservoir » s’est effectué à
différents moments pour les divers syntagmes,
voire pour un même syntagme.
« Nous avons vu le rôle de la rate, gros ganglion protecteur placé entre le foie et la circulation
Il est caractérisé par la prise en compte non
plus d’un sujet mais d’une population de su-
38
105
TOMA et al., 1991, p. 98.
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générale, mais qui peut aussi se conduire comme
un réservoir de poison et de virus39 ».
« Le porteur de germes est donc un réservoir de
bacilles typhiques44 ».
Dès lors qu’ils ont été employés dans
l’optique d’un ensemble de sujets, c’est-à-dire
d’une population, aussi bien en tant qu’origine
de l’agent pathogène (fonction d’émission)
qu’en tant que cible (fonction de réception), on
peut affirmer qu’ils étaient entrés dans le concept épidémiologique de la fonction de réservoir. Une définition de ce concept a été rappelée récemment par Toma et al. (2013) :
Il est également intéressant de constater que
le syntagme « réservoir de virus » semble
avoir été employé pendant des années au sens
très large de virus (en 1930, Calmette45 parlait
encore du « virus tuberculeux ») et non pas à
celui attribué au cours des dernières décennies : dès 1867, pour la syphilis, maladie due à
un tréponème ; en 1904, pour le nagana, maladie due à un trypanosome et pour le paludisme,
dû à un hématozoaire. Il a continué à être utilisé pendant des décennies pour des maladies
dues, en fait, à des bactéries ou à des parasites :
« entité assurant dans les conditions naturelles
la conservation d’un agent pathogène biologique en
tant qu’espèce et sa mise à disposition de sujets
réceptifs40 ».
1907 : « réservoir du virus paludéen »
Les écrits d’Auzias-Turenne montrent bien
que, dès 1867, cet auteur employait le syntagme « réservoir de virus » au plein sens épidémiologique du terme. Mais, 12 ans plus tard,
Jullien l’appliquait aux ganglions lymphatiques
avec le sens initial. D’autres exemples permettent d’illustrer cette différence de signification,
épidémiologique ou non, pour un même syntagme :
1912 : « réservoir du virus de la maladie du
sommeil »
1923 : « réservoir de virus dans la peste »
1949 : « réservoir de virus de la tularémie ».
C’est le syntagme « réservoir d’infection »
qui a été utilisé apparemment pour la première
fois pour une maladie virale, la fièvre jaune, en
1875, puis pour une autre maladie virale, la
variole humaine, en 1897.
* « réservoir de microbes » :
De façon surprenante, le mot « réservoir »
appliqué à une maladie transmissible, sauf
exceptions (celles citées pour la syphilis, en
1867, et pour la morve, en 1880), ne se rencontre que très tardivement.
au sens non épidémiologique : « On voit que
le placenta est un réservoir de microbes41 » ;
au sens épidémiologique : « Le sol est en effet
notre grand réservoir de microbes42 ».
* « réservoir de bacilles » :
Le retard de l’apparition du syntagme « réservoir de + nom de maladie » est
peut-être dû au trop grand succès du syntagme
« réservoir de virus » adapté au nom de
n’importe quel type de maladie (virale ou non)
comme suit : « réservoir de virus de (/dans,
mais rarement) + nom de maladie » ou « réservoir de virus + adj. relatif à la maladie ».
au sens non épidémiologique :
« Outre le rôle du bacille d’Eberth dans la lithiase biliaire (Gilbert) ces observations démontrent que les voies biliaire [sic] peuvent constituer
un réservoir de bacilles entretenant l’infection
latente et rendant dangereuses les matières fécales
du sujet43 » ;
Quant aux autres syntagmes français « réservoir animal », « hôte(-)réservoir » et leurs
correspondants en anglais, ils n’apparaissent
qu’au XXe siècle.
au sens épidémiologique :
x
Langues française et anglaise
39
COURMONT, 1908, p. 526.
40
TOMA et al., 2013, p. 126.
41
Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1897,
p. 817.
42
Bulletin de l’Association des chimistes et ingénieurs de sucreries, distilleries et industries agricoles de France et des colonies, 1905, p. 77.
COURMONT, 1908, p. 294.
45
43
Pour désigner le réservoir de maladies
transmissibles, des syntagmes sont apparus
dans ces deux langues à des périodes équivalentes mais sous des formes différentes. En
44
106
ANONYME, 1910, p. 120.
CALMETTE, 1930, p. 276.
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2013, 13 : 99-108
médecine et de chirurgie pratiques, 81, p. 118121.
langue française, ce sont les syntagmes « réservoir de virus » et « réservoir de germes »
qui sont apparus les premiers (1867 et 1872) et
qui ont été largement employés. En anglais, il
ne semble pas en être ainsi et c’est “reservoir
of infection” qui est apparu le premier (1870)
et qui a été souvent employé.
ASHFORD R.W. (2003), “When is a reservoir not a
reservoir?”, Emerg. Infect. Dis., 9 (11), p. 14951496.
AUZIAS-TURENNE J.-A. (1868), « Prophylaxie internationale des maladies vénériennes », Congrès
médical international de Paris, août 1867, P.,
Masson, p. 375-379.
Conclusion
— (1878), La syphilisation, P., Germer Baillière,
908 p.
Cette étude a permis de décrire l’apparition
successive en langue française de différents
syntagmes fondés sur le mot « réservoir » et se
rapportant à des maladies transmissibles, humaines et/ou animales.
BRUCE D., HAMERTON A. E., BATEMAN H. R. et al.
(1909), “Sleeping Sickness in Uganda. Duration
of the infectivity of the Glossina palpalis after the
removal of the Lake-shore population”, Proc.
Roy. Soc., B, 82, p. 56-63.
La transition de l’acception anatomique et
médicale, valable pour un sujet, à celle épidémiologique, relative à une population, s’est
étalée sur quelques décennies, pendant et à la
suite des travaux de Pasteur.
BRUMPT E. (1918), « Protozoaires et helminthes des
selles aux armées », C.R.Soc.Biol., 81, p. 10441052.
CALMETTE A. (1930), « Le virus tuberculeux (granulémie prébacillaire et bacillose) », Bulletin de
l’Académie de médecine, 103, p. 273-277.
Le syntagme « réservoir de virus » semble
avoir occupé une place prépondérante en
langue française. Il n’en est pas de même pour
l’expression correspondante en langue anglaise.
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revue critique des hypothèses », Médecine tropicale, 69 (4), p. 351-357.
Remerciements aux professeurs Jean-Pierre
Dedet et Christophe Degueurce, au docteurvétérinaire François Vallat ainsi qu’à Élisabeth
Grison, bibliothécaire de l’École nationale
vétérinaire d’Alfort, et à Myriam Benarroch,
maître de conférences à l'Université de ParisSorbonne, pour leurs informations, suggestions
ou aide à la recherche bibliographique.
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