Pourquoi l`ordinateur n`a-t-il pas de parole
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Pourquoi l`ordinateur n`a-t-il pas de parole
LNA#66 / cycle le corps Pourquoi l’ordinateur n’a-t-il pas de parole ? Par Philippe BRETON Professeur des Universités Centre Universitaire d’enseignement du journalisme, Université de Strasbourg En conférence le 15 avril P oser la question de savoir pourquoi l’ordinateur n’a pas de parole suppose qu’il puisse en avoir une. Le projet ultime de ce que l’on a longtemps appelé l’ « intelligence artificielle » est en effet de concevoir une machine capable de mettre en œuvre une parole chargée d’une identité propre et d’interagir de ce fait intelligemment avec son environnement. Le mathématicien anglais Alan Turing, principal concepteur de la notion de programmation moderne et donc co-inventeur à ce titre de l’ordinateur, est l’un de ceux qui, très tôt, dès 1936, ont conçu ce projet d’intelligence artificielle. Il avait, dans cet esprit, imaginé un dispositif expérimental, le test dit de Turing où, si ce projet aboutissait, il serait impossible à un observateur s’adressant aux deux entités, en aveugle, de déterminer si l’on s’adressait à un ordinateur ou un homme 1. Qu’en est-il aujourd’hui ? Cet article part d’un constat et d’une prédiction. Le constat est que tous les projets de transformer l’ordinateur en une machine douée d’une parole, au même titre que l’humain, ou même de façon supérieure à lui, n’ont pas connu jusqu’à présent le moindre commencement de réalisation. Ce fait n’est contesté par personne, même pas par ceux qui sont les acteurs de ce projet. La prédiction est que les paramètres de cet échec actuel ne sont pas modifiables et, donc, que ce projet est également voué à l’échec dans le futur. L’intelligence artificielle ne relève-t-elle pas en effet du champ de la croyance même si elle est actuellement logée dans un cadre scientifique ? Cette croyance, selon laquelle l’ordinateur est susceptible de parler comme l’humain, est d’ailleurs massivement relayée, voire initiée par des œuvres d’imagination, la science-fiction, la littérature et le cinéma par exemple 2 . Elle se réalise donc, mais uniquement dans le champ de la fiction, qui constitue son unique avenir. La rencontre de la science et de l’imaginaire On y assiste à la rencontre d’une très ancienne fiction, celle Curieusement (mais pas tant que ça pour qui connaît le milieu des concepteurs de robots et autres machines à penser), ce test devait, dans un premier temps, pour Turing, servir à déterminer, en aveugle, si l’on s’adressait à un homme ou à une femme… 1 Entre autres exemples de films : Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de l’espace, réalisé en 1968 ou celui du réalisateur hollandais Dick Maas, L’Ascenseur. de la créature artificielle à l’image de l’homme 3, avec une contingence technoscientifique, à un moment précis du développement des sciences où celles-ci imaginent pouvoir construire une machine au sein de laquelle seraient transférées toutes les propriétés humaines de l’intelligence et de la parole, transfert impliquant une disjonction totale entre le corps humain, surnuméraire dans cette opération, et le mind, terme générique utilisé dans les milieux technoscientifiques depuis Turing pour désigner cette instance supposée détachable du support biologique. L’inventeur de la cybernétique, ancêtre de l’informatique, de l’automatique et de l’intelligence artificielle, le mathématicien américain Norbert Wiener, se disait le descendant direct du créateur du Golem, à Prague, au XVIème siècle. De son côté, l’inventeur de l’ordinateur, le mathématicien John von Neumann, visait en fait, comme Alan Turing lui-même, à fabriquer un « cerveau artificiel » 4. Scientifiques et ingénieurs de ce domaine rêvent, depuis plus de cinquante ans, de construire un « robot intelligent » qui serait « à l’image de l’homme ». C’est ainsi toute la créativité d’une partie du monde scientifique qui est marquée de l’empreinte d’une fiction qui remonte loin dans le temps, celle des « créatures artificielles ». Le futur, ici, rejoint le passé, et la science se conjugue étroitement avec l’imaginaire. La question de la solitude humaine Le fait que le thème de l’être artificiel ait traversé les cultures, et qu’il soit passé de la théologie à la littérature et à la technoscience, nous met sur la piste d’un thème permanent sur le plan anthropologique. En même temps, le fait qu’il trouve son origine – outre quelques références dans la mythologie grecque – peu après les débuts de l’ère chrétienne, et surtout qu’il se soit développé à partir de la Renaissance, fournit peut-être un début de piste. Risquons ici une hypothèse : le thème de la créature artificielle entretient un lien étroit avec la problématique de la solitude de l’homme comme espèce. L’humanisme d’un Pic de la Mirandole, rappelons-le, organise cette nouvelle représentation autour de deux redéfinitions Philippe Breton, 1996. 3 2 8 Heims, 1982. 4 cycle le corps / LNA#66 cruciales. La première place l’homme au centre de l’univers et en fait le point d’aboutissement de l’évolution, la seconde pose la plasticité de l’humain comme formant sa nouvelle essence. Ce double mouvement accompagne une évolution sociale où l’individualisme, comme idéologie dominante 5, s’installe comme mode original d’organisation sociale et de distribution de la parole. C’est ainsi un double sentiment de solitude qui s’installe, solitude du sujet individuel qui voit la distance aux autres s’accroître chaque jour vertigineusement en même temps que ses espaces intérieurs lui offrent des replis toujours plus vastes, solitude du sujet de l’espèce qui découvre que, l’homme étant au centre du monde, il est le seul à le peupler à ce niveau. La découverte, par Giordano Bruno, de l’universalité de la notion de « lien » témoigne de la force de ce repositionnement de l’homme dans l’espace de la société. La conquête de la planète entière, même tempérée par la découverte d’exotismes intéressants (les Indiens dont on se demande s’ils ont une âme pour conclure que l’on peut malgré tout les convertir), renforce le sentiment que l’homme en est le seul habitant. La rupture avec certaines croyances primitives, qui avaient perduré jusque-là et qui ouvraient la possibilité d’un deuxième monde, celui de l’invisible, peuplé de non-humains, ainsi que les prémices d’une sécularisation généralisée closent cette série de révolutions qui laisse l’homme seul avec lui-même, dans une solitude peut-être plus insupportable qu’on ne se l’imagine. L’obstacle de la parole La part de croyance et de traditions fictionnelles est donc immense dans le projet initial de fabriquer une intelligence artificielle. Cela signifie-t-il pour autant qu’il ne peut aboutir ? L’intelligence artificielle bute sur deux obstacles qui, à y regarder de près, n’en forment qu’un. Le premier est l’impossibilité manifeste de tout ordinateur, quelque soit sa puissance, à avoir un comportement autre que celui pour lequel il a été programmé. L’espace formé par les instructions qu’il a reçues forme un horizon indépassable pour tout ordi- Dumont, 1983. 5 nateur. Cela ne l’empêche pas de réaliser des performances remarquables (battre l’homme aux échecs par exemple), mais en restant toujours à l’intérieur de cet espace. Le deuxième obstacle est l’incapacité récurrente de l’ordinateur à passer avec succès le test de Turing mentionné au début de cet article. En résumé, la machine est incapable de mettre en jeu une parole telle qu’on ne la distinguerait plus de celle d’un être humain. Pour reprendre la tripartition classique de la linguistique 6, l’ordinateur a un langage, il peut même avoir une langue, mais il n’a pas de parole. Ces deux obstacles n’en font qu’un, car l’ordinateur est incapable de sortir de l’horizon de son langage programmé là où la parole est une réinvention permanente et évolutive du langage. La différence est de taille et pourrait bien constituer une frontière indépassable. Cela nous renvoie à la question de savoir si la parole humaine ne doit pas sa spécificité et son altérité radicale au fait que, précisément, elle s’ancre dans une corporéité biologique, celle-là même dont l’intelligence artificielle entend justement se débarrasser. Ce faisant, elle se prive peut-être de la seule véritable condition de possibilité de son projet initial. Bibliographie - Philippe Breton, Histoire de l’ informatique, éd. Seuil, 1990. - Philippe Breton, À l’ image de l’ homme, éd. Seuil, 1996. - Philippe Breton, L’utopie de la communication, éd. La Découverte, 1997. - John Cohen, Les robots humains dans le mythe et dans la science, éd. Vrin, Paris, 1968. - Louis Dumont, Essai sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’ idéologie moderne, éd. Seuil, Paris, 1983. - Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres, enquête sur un nouveau paradigme, éd. Seuil, 1982. - Georges Gusdorf, La parole, éd. Puf, 1952. - Steve J. Heims, John Von Neumann and Norbert Wiener, MIT press, Cambridge, Mass, 1982. - Andrew Hodges, Alan Turing ou l’ énigme de l’ intelligence, Bibliothèque scientifique Payot, 1988. - John Von Neumann, L’ordinateur et le cerveau, éd. La Découverte, 1992. 6 Gusdorf, 1953. 9