Mobilités et politique à Sidi Ifni, ville isolée du Sud marocain

Transcription

Mobilités et politique à Sidi Ifni, ville isolée du Sud marocain
 ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2010.2-3
Karine BENNAFLA
251
pp. 251-265
Laboratoire GREMMO/MOM
Institut d’Études Politiques
14, avenue Berthelot
69365 Lyon cedex 07
[email protected]
Mobilités et politique à Sidi Ifni,
ville isolée du Sud marocain
Les recherches actuelles sur les mobilités
marocaines privilégient certains mouvements, en général communs aux autres pays
de la rive Sud de la Méditerranée : migrations vers l'Europe [Arab, 2009 ; Charef,
2003] ; exode rural [ONM, 2003] ; migrations de transit subsahariennes [Timera,
2009 ; Peraldi, 2008 ; Bensaad, 2009] ;
tourisme [Kurzac-Souali, 2007] et flux de
réfugiés sahraouis vers l’Algérie [Caratini,
2003]. Les médias et instances politico-institutionnelles se focalisent, quant à eux, sur
des profils particuliers de migrants (Marocains Résidents à l’Étranger - MRE -, clandestins, touristes), minorant souvent les flux
de jeunes actifs européens ou l'intensité et
la diversité des mobilités intérieures : tourisme domestique ; mobilité estudiantine ;
pèlerinages (moussem) ou visites auprès de
mausolées-sanctuaires de saints [Aufauvre,
2009] ; migrations de travail temporaires ;
mobilités liées à l'organisation de manifestations, caravanes de solidarité ou forums
associatifs, en recrudescence depuis la fin
des « années de plomb »1 et le processus
de libéralisation politique [Hibou, 2006 ;
Hammoudi, 2008]. Notre intention n’est pas
d’étudier l’un de ces flux « oubliés » mais
d’aborder la complexité du lien entre mobilités et politique à travers l’exemple d’une
petite ville marquée par une dynamique protestataire durable entre 2005 et 2009 : Sidi
Ifni, sise aux confins de la région SoussMassa Drâa, à environ deux heures de route
d'Agadir. À l’instar d’autres bourgs et villes
moyennes du Maroc ou des Suds [Alternatives Sud, 2009], cette cité portuaire de
20 000 habitants a été le siège de mobilisations collectives (marches, sit-in, grèves)2,
surtout portées par des associations (diplômés chômeurs, associations culturelles, de
quartier, etc.)3. Exprimant une exaspération
face à la médiocrité des conditions de vie et
au chômage, les protestataires réclament une
intervention de l’État pour garantir des emplois, un meilleur accès aux services de base
(surtout en matière de santé et d’assainissement), l’achèvement des travaux portuaires
et un désenclavement routier. Après une répression policière et militaire disproportionnée le 7 juin 2008 pour lever le blocus du
port décidé par des jeunes et des chômeurs
1 Période du règne de Hassan II (1961-1999), notamment
marginalisation de Sidi Ifni et de sa région.
3 C’est le « Secrétariat Sidi Ifni Aït Baamrane », né en
2005 et fédérant associations, syndicats et quelques partis, qui a appelé aux manifestations et relayé, devant les
autorités, les revendications d’ordre socio-économique
et administratif. Miné par des rivalités idéologiques et
personnelles, cet organe a implosé à l’été 2005.
les années 1970 et 1980. Toute critique ou contestation
était sévèrement réprimée et les violations des droits humains fréquentes (procès arbitraires, emprisonnements,
disparitions et tortures des opposants politiques).
2 Les premières marches massives ont eu lieu en mai
et août 2005. Des milliers de personnes ont dénoncé la
252
non encadrés4, le gouvernement a annoncé,
en janvier 2009, un plan spécial de développement et l’octroi d’un statut de préfecture
pour la ville [Kadiri, 2009 ; Sierra, 2009].
Dans le cas du mouvement revendicatif
ifnaoui, les mobilités sont non seulement la
conséquence d’un état de marginalisation
socio-économique (ici voulue par le pouvoir central) mais aussi un instrument utilisé
par les protestataires et les pouvoirs publics
dans leur confrontation, soit comme moyen
de pression, soit comme outil de gestion. Par
« politique », nous entendons mobilisations
populaires et leur traitement par le pouvoir
central ainsi que développement local, luimême conditionné par une géopolitique originale. Sidi Ifni est située à proximité des
îles Canaries et du Sahara Occidental5, une
région administrée de fait par l’État marocain mais revendiquée par le Front Polisario
depuis la proclamation en 1975 de la République arabe sahraouie démocratique. Par sa
trajectoire historico-politique singulière et
sa situation stratégique (I), Sidi Ifni est un
poste privilégié pour observer l’enchevêtrement des mobilités et mettre au jour leur
dimension politique (II) comme leur impact
sur le développement local (III). Directement recueillis au cours de séjours répétés
sur le terrain entre novembre 2007 et juillet
2009, les extraits d’entretiens biographiques
permettront de pointer la variété des déplacements à différentes échelles, spatiales et
temporelles.
Cliché 1 :Rassemblement de protestation à Sidi Ifni le 10 juillet 2008 (quartier Bou’lalem).
Les forces anti-émeutes sont en bas de la rue
Source : Karine Bennafla.
4 Après des tentatives de négociations pour lever ce
blocus qui portait atteinte aux intérêts de hauts dignitaires du régime dans le secteur de la pêche, plusieurs
milliers d'hommes issus de divers corps répressifs ont
bouclé les accès de la ville par la route, la mer et les airs
puis pourchassé les jeunes et les militants jusque dans
les maisons. Arrestations, tortures, passage à tabac, vols
et saccages matériels, la violence du « samedi noir »
n'a pas épargné les femmes et suscité trois commissions
d'enquête (parlementaire et associatives) après une
polémique au sujet de morts et de viols.
5 La formule est celle de l’ONU. Les autorités marocaines parlent exclusivement des « Provinces du sud du
royaume ».
253
1. LE PROCESSUS DE MARGINALISATION SOCIO-ÉCONOMIQUE D’UNE
MARCHE DU ROYAUME
Logée sur la côte atlantique, là où s'abaissent les ultimes chaînons de l'Anti-Atlas
avant le Sahara, Sidi Ifni s’inscrit dans
un environnement présaharien et domine
un espace rural relativement pauvre. Une
montagne sèche et pierreuse, parsemée de
figuiers de barbarie, constitue l'arrière-pays
immédiat. Celui-ci correspond au territoire des Aït Baamrane, une confédération
de sept tribus, en majorité berbérophone
(chleuh) et sédentaire. Les activités agropastorales prédominent à l’intérieur des
terres et sont complétées, à Sidi Ifni, par
la pêche maritime, pilier de l’économie
urbaine avec le tourisme. La ville est à la
fois une enclave naturelle et une périphérie
spatiale au regard de sa position excentrée,
hier par rapport aux villes impériales, aujourd’hui par rapport aux centres politiques
et économiques de la conurbation littorale
(Casablanca-Mohammedia-Rabat-Salé).
Cette marche du royaume marocain pâtit,
de surcroît, d’une politique de marginalisation socioéconomique, qui tranche avec la
période de gloire espagnole (1934-1969).
Les indicateurs socioéconomiques actuels
(chômage, pauvreté, taux de couverture
médicale, solde migratoire) la classent parmi les régions marginales du Maroc.
1.1. Une enclave naturelle et une région
marche
Prise en étau entre océan, désert et montagne, la région de Sidi Ifni dessine une
sorte d’enclave naturelle. Cet isolement est
accentué par une mauvaise desserte routière qui la positionne à l'écart des axes majeurs qui structurent le pays. Son accès depuis la capitale régionale par « grand-taxi »
(Mercedes) ou bus est long et laborieux,
car la route côtière nationale reliant Agadir
aux villes du Sahara (Tan Tan, Laayoune,
Dakhla) contourne la bourgade, au profit
de Guelmim et Tiznit, deux préfectures situées dans l'intérieur des terres. Les seuls
moyens pour se rendre à Sidi Ifni sont des
voies secondaires qui partent des deux
préfectures. La route étroite et sinueuse
6
Désignation de la maison royale et de son appareil
qui conduit de Tiznit à Sidi Ifni (65 km)
semble mener au bout-du-monde en raison
d’une configuration en cul-de-sac : au-delà,
la voie méridionale vers Tan Tan n'est pas
asphaltée jusqu'au bout. Le bitumage de cet
axe fait partie du cahier revendicatif local,
présenté à l'issue des manifestations de
2005 et 2006.
Historiquement, la région de Sidi Ifni fait
partie des marches du royaume, tardivement et faiblement contrôlées par le pouvoir royal (Makhzen6). C'est seulement en
1886 qu’une expédition militaire royale
(haraka), lancée par le souverain Hassan
1er, atteint le pays Aït Baamrane. Toutefois, selon les rapports d'officiers militaires
français, au début du 20ème siècle, la région
échappe à l'autorité des caïds royaux [Justinard, 1929]. Création urbaine récente (années 1930), Sidi Ifni est désignée comme la
capitale du pays Aït Baamrane car elle est
la seule ville du territoire de cette confédération tribale. Le peuplement local résulte
de configurations dynamiques ayant mêlé
populations sédentaire et nomade avec, au
16ème siècle, un brassage entre fonds sanhadjien (berbère) et populations arabes
sahariennes, les Tekna [Naimi, 2004]. Si
la plupart des tribus Aït Baamrane parlent
tachelhit (berbère), celles situées au sud
du territoire sont arabophones et le bilinguisme arabe/berbère est fréquent. Les
liens familiaux et économiques entre les Aït
Baamrane et les populations sahraouies sont
étroits, générant des mobilités familiales
et des migrations professionnelles entre la
région de Sidi Ifni et les villes du Sahara
Occidental pourvoyeuses d'emplois dans
l’administration ou le secteur de la pêche.
La tenue vestimentaire des femmes est un
indice de l’influence sahraouie. À Sidi Ifni,
les femmes s’enroulent d’un voile caractéristique du Sahara, le melahfa. Le carrefour
culturel ifnaoui prend une dimension triple
avec l’ouverture sur l’océan et la proximité
des îles Canaries, à l’origine d’une pénétration coloniale et d’une influence espagnole
prégnante.
politico-administratif. Cf. Tozy, 1991.
254
1.2. Une période d’occupation espagnole
(1934-1969) qui bouleverse durablement
les mobilités
Au 17ème siècle, les Espagnols établissent
une pêcherie sur la côte Aït Baamrane, à
l’emplacement de la future ville de Sidi Ifni.
Dans un contexte d'exacerbation des rivalités impérialistes européennes, ce comptoir
et sa proche région (sur 1500 km²) sont cédés à la couronne d’Espagne par le sultan du
Maroc, lors du traité de Tétouan, en 1860.
Dénommé Santa Cruz de la Mar Pequeña,
ce territoire espagnol est réellement investi
en 1934, avec l’expédition militaire du colonel Capaz qui en fait une enclave politique
au sein du Maroc placé sous Protectorat
français depuis 1912 (carte 1). La phase de
souveraineté espagnole s’accompagne de
l'installation de militaires et de familles espagnols dans la cité-garnison de Santa Cruz
(Sidi Ifni). Selon P. Oliva (1971), environ
5000 civils européens résident dans l’enclave en 1961, auxquels s’ajoutent près de
8000 civils marocains. Les militaires composent l’autre moitié de la population urbaine, une présence renforcée après le siège
de l'enclave, en 1957, par des nationalistes
marocains de l'Armée de Libération Nationale du Sud. En 1969, veille de son retour
dans le giron marocain, Sidi Ifni abrite près
de 30 000 habitants.
À l'époque espagnole, l'attractivité de Sidi
Ifni tient à sa promotion, entre 1946 et 1958,
comme capitale de l'Afrique Occidentale
Espagnole, laquelle inclut les régions du
Sahara (Rio de Oro), du Rif et le Rio Muni
(Guinée équatoriale actuelle). Ce statut et
l'accueil de la résidence du Gouverneur général d'Espagne entraînent une série d'aménagements et d'équipements urbains, prestigieux et avant-gardistes : hôpital, école des
beaux-arts, théâtre, cinémas, zoo, jardins
publics, imprimerie, station de radio, etc.
De gros investissements sont réalisés dans le
domaine des transports afin de faciliter les
liaisons avec la métropole, les Canaries et
les autres possessions espagnoles d'Afrique :
un aéroport international, desservi par les
caravelles de la compagnie Iberia (jusqu'en
1972), est aménagé ainsi qu’un port artificiel pourvu d’un spectaculaire téléphérique.
L’aéroport est abandonné en 1972 et le téléphérique en 1978. Les efforts d'équipement
déployés pour l'enclave et ses liens politico-
administratifs avec le Rio de Oro accélèrent
l'exode rural et engendrent des mobilités
inédites : par exemple, poursuite de la scolarité secondaire des élèves de Santa Cruz
dans les villes espagnoles du Nord (Tanger
ou Tétouan), transfert des malades du Sahara
vers l'hôpital de Santa Cruz, réputé disposer
d'un personnel compétent et d'un matériel
de pointe. À une échelle locale, le statut de
zone franche douanière accordé à l'enclave
crée d’intenses circulations marchandes et
une contrebande vers les localités situées
en dehors. Enfin, le développement d’une
garnison attire vers l'enclave des Marocains
originaires du Rif et du Sahara espagnols,
employés comme auxiliaires de l'armée et
de l'administration coloniale. Comme dans
le reste du Maghreb, l'un des changements
initiés par la colonisation est l'amorce de migrations de main-d'œuvre vers l'Europe et le
recrutement de soldats par la métropole. En
1936, lors de la guerre civile d'Espagne, le
gouvernement franquiste fait appel aux Aït
Baamrane dont le stéréotype de guerriers
montagnards, fiers et valeureux au combat,
est colporté par les administrateurs coloniaux. Si les migrations de main-d'œuvre
vers l'Espagne sont ténues jusqu'aux années
1960, celles à destination de la France ou des
chantiers de l'Algérie française drainent des
populations du Sud marocain. Mais à Sidi
Ifni, c'est surtout le déclin socio-économique
commencé dès la rétrocession au Maroc qui
accélère l’émigration vers l’Europe.
1.3. Une obstruction au développement
depuis les années 1970 : stratégie politique d’encouragement au départ ?
La réintégration de l’enclave de Sidi Ifni au
territoire marocain le 30 juin 1969 est synonyme de régression et paupérisation. Le
déclassement administratif de la ville, devenue simple chef-lieu de cercle, entraîne un
abandon des équipements ou leur transfert
vers la préfecture de Tiznit, qui capte l'essentiel des recettes portuaires ifnaouies. La
fin de la franchise douanière met fin aux activités marchandes. Véritable perfusion, les
pensions versées par l’Espagne contribuent,
de concert avec les transferts d'émigrés, à
brider les initiatives entrepreneuriales et à
créer une posture attentiste et rentière. En
témoigne le nombre actuel d’ouvriers ou
de manutentionnaires, originaires d’autres
255
Carte 1. Carte de situation
ESPAGNE
ANDALOUSIE
détroit de Gibraltar
Ceuta
Tanger
Tétouan
Océan Atlantique
RIF
Rabat
Fès
Casablanca
Safi
mer Méditerranée
Melilla
Nador
Oujda
Meknès
Marrakech
Essaouira
S
LA
TI
Agadir
Iles Canaries
(Esp.)
Mirleft
Sidi Ifni
Lanzarote
AN
4
Sidi Bouarzik
Fuerteventura
Guelmim
Tan Tan
Tarfaya
Las Palmas
Tiznit
AT
ALGÉRIE
3
Laayoune
frontière internationale actuelle
frontière non fixée
frontière controversée du "Sahara Occidental"
2
Dakhla
1
limite de région (dans la partie sud du pays)
"Provinces
du Sud"
Tropique du Cancer
MAURITANIE
Lagouira
Nouadhibou
0
200 km
4
3
2
1
Souss - Massa - Drâa
Guelmim - Es-Smara
Laayoune - Boujdour - Sakia el Hamra
Oued Ed-Dahab
Laayoune chef-lieu de région
ville
altitude > 1000 m
principale route N-S
capitale
ville
port de pêche méridional
pôle touristique
international
enclave espagnole
migrants internationaux
ex-territoire espagnol de
Santa Cruz deMar pequena
plaque tournante
migrations clandestines
ligne maritime
aéroport
Conception et réalisation Karine Bennafla, d'après l'Atlas de l'Afrique, éd. du Jaguar, 2000.
régions, qui travaillent temporairement au
port ou sur les chantiers de construction locaux. Le rattachement du cercle de Sidi Ifni
à la province d'Agadir en 1971, étonnant au
regard des liens historiques et familiaux tissés avec les provinces sahariennes, prive la
ville du panel d’aides7 et d’investissements
publics injectés dans les « Provinces du sud
du royaume » dont la limite administrative
débute à une dizaine de kilomètres plus au
sud. Pour des raisons politiques et straté-
giques, le pouvoir central marocain n’a pas
voulu perpétuer le dynamisme insufflé par
l’Espagne. Les investissements publics ont
été stoppés et les projets privés de développement bloqués. Un événement clé joue un
rôle dans le processus de gel du développement : l’attentat manqué contre le roi Hassan
II, en 1972, à Sidi Ifni. L’épisode entraîne en
rétorsion un embargo sur la ville et accentue la stigmatisation du pays Aït Baamrane
comme zone historique rebelle, terre de siba
7 Il s’agit, entre autres, d'emplois (payés double), de sub-
d'aides au transport et au logement.
ventions sur les produits alimentaires ou le carburant,
256
(anarchie). L’accès au trône de Mohamed VI
ne change pas l'attitude de Rabat en dépit du
déplacement historique du jeune monarque
dans la ville en 2000 (la première visite
royale depuis 1972), qui laisse espérer la fin
de l'abandon par les pouvoirs publics. En
vain : les dispositifs d’aides publiques au développement et les grands chantiers d'équipement lancés par le nouveau roi contournent Sidi Ifni, qu’il s’agisse des projets
touristiques ou de ceux pilotés par l'Agence
pour la Promotion et le Développement des
provinces du Sud, créée en 2002 (Bennafla
et Emperador, 2010].
Au fil des ans, Sidi Ifni, l’ancienne « perle »
espagnole sombre. Le taux de chômage dépasse aujourd'hui 30%, le désœuvrement des
jeunes prévaut et l'alcoolisme est un problème réel mais tabou. À défaut d'activités
et d'emplois, la ville se déleste de ses habitants depuis les années 1970, des départs
qui seraient, selon certains militants locaux,
souhaités par l’État pour mieux contrôler la
région. Celle-ci est une zone-tampon stratégique avec le territoire disputé du Sahara
Occidental. Bien que les Aït Baamrane et les
Ifnaouis ne soient pas sensibles aux thèses
séparatistes du Front Polisario8, leurs liens
personnels, familiaux, économiques avec
l’Espagne (cf. infra) et avec les populations
sahraouies alimentent la méfiance du Makhzen. Certains Ifnaouis évoquent la lourdeur
des contrôles auxquels ils furent soumis aux
barrages routiers après 1969, comme si leur
nationalisme était douteux, ou le couvre-feu
imposé à 21 h dans la ville durant les années
1980. Les autorités marocaines instrumentaliseraient-elles les mobilités à Sidi Ifni pour
conforter un dessein d'intégration nationale
et gérer les turbulences protestataires récentes ? Sidi Ifni n'étant pas intégrée aux provinces du Sud, elle n'est pas concernée par la
politique de peuplement déployée au Sahara
en vue du referendum d'auto-détermination
décidé depuis 1991. Mais l'hypothèse d'une
stratégie de renouvellement ou de remplacement de la population locale conduite par
l'État depuis les années 1970 est avancée par
des Ifnaouis qui évoquent l'arrivée, dès la
rétrocession et le départ des Espagnols, de
nouveaux venus marocains, fonctionnaires
ou chemker (terme péjoratif désignant une
population flottante d’aventuriers, de vagabonds), attirés par la prospérité économique
et l'ouverture de l'ancienne ville-frontière.
Selon eux, la politique de gel du développement s'inscrirait dans la même logique
en poussant les locaux au départ. En juillet
2008, dans le cadre de la réorganisation institutionnelle des flux de main-d'œuvre émigrée vers l'Europe [Berriane, Cohen, 2009],
la diffusion à Sidi Ifni, par voie officielle,
d'une offre de 74 contrats de travail temporaires dans les exploitations agricoles du sud
de l’Espagne a nourri cette analyse. La proposition constitue une première à Sidi Ifni
qui, contrairement aux communes voisines,
n'avait jusqu'alors jamais bénéficié d'une
telle initiative d'émigration encadrée. Le calendrier de l'offre (un mois après la répression du 7 juin 2008), le profil de candidature exigé - homme, âgé de moins de 40 ans,
père d'au moins 2 enfants - et l'ampleur des
déperditions ou non-retours observés lors
de ces migrations, amènent à appréhender
l’offre comme une manœuvre politique pour
neutraliser les derniers agitateurs ifnaouis en
leur offrant une voie d'émigration.
2. LES MULTIPLES MODALITÉS D’UNE ÉMIGRATION DE CRISE : LA DISPERSION COMME RESSOURCE POLITIQUE
À Sidi Ifni, la marginalisation socio-économique et l’absence de perspectives ont stimulé une émigration de crise vers le reste du
Maroc (Agadir, Casablanca, Rabat) et vers
l’Europe, puis vers le continent américain
dans les années 1980 (États-Unis, Canada).
Si les canaux de départ sont variés, l'originalité tient à la relative facilité des procédures
d'émigration légale, du fait d'un statut spécial
reconnu par l'Espagne aux habitants de son
8 La marocanité de Sidi Ifni est même revendiquée et
mise en scène à travers le déploiement de drapeaux nationaux lors des sit-in et manifestations organisés depuis
2005 car elle sert d'argumentaire aux protestataires.
Ceux-ci considèrent la politique d'abandon de la ville
par les autorités comme un manque de gratitude face au
combat des Aït Baamrane pour l'indépendance du pays.
257
ex-enclave. Aujourd'hui, les Aït Baamrane
et les ressortissants de Sidi Ifni forment
une communauté transnationale dispersée.
L'agitation sociale des années 2000 montre
comment cet éparpillement a été exploité
par les protestataires pour mobiliser, informer et faire pression sur le gouvernement
marocain.
2.1. L’émigration légale vers l’Espagne et
l’Europe liée à une situation administrative d’exception
Santa Cruz de la Mar Pequeña n'ayant pas
été colonie mais territoire espagnol, le statut
de « sujets espagnols musulmans » fut accordé aux habitants marocains de l'enclave.
Les divers papiers d'identité espagnols qu'ils
reçurent jusqu'en 1969 sont à l'origine de
facilités de circulation vers l'Espagne et
l'Europe, y compris après le durcissement
en 1974 des formalités européennes d'immigration et l’introduction en 1991, par le
gouvernement espagnol, d’un visa pour les
ressortissants marocains. La distinction tribalo-régionale effectuée par les autorités espagnoles à l’égard des habitants de l’enclave
s'accompagne d’un traitement différencié en
matière de mobilités : les Ifnaouis baamranis
et sahraouis bénéficient d’un visa permanent
pour l’Espagne, valable pour le conjoint et les
enfants mineurs, contrairement aux Ifnaouis
d'origine rifaine (sans visa et affectés d’une
pension moindre). Avec la décadence de Sidi
Ifni, le raidissement politique au Maroc et la
fermeture progressive des frontières européennes, les opportunités de migration vers
l’Espagne pour les habitants de l’ex-enclave
sont devenus un privilège et les migrations
légales vers l'Europe se sont intensifiées au
cours des années 1980 et 1990. Aujourd’hui,
quasiment chaque famille ifnaouie a un ou
plusieurs membres installé(s) en Espagne ou
en Europe (France, Pays-Bas, Allemagne,
Suède, etc.), en général détenteurs de la nationalité du pays d’accueil. Les va-et-vient
vers l'Europe sont intenses, qu’il s’agisse de
visites familiales (à un parent), de mobilités
scolaires (études universitaires en Espagne)
ou de séjours de loisirs. Dans le sens inverse,
les retours d’émigrés originaires de Sidi Ifni
(« les ça-fait-rien »), à l’occasion des vacances estivales, sont nombreux.
En juin 2008, l'emploi de la force pour briser la dynamique contestataire à Sidi Ifni a
été un aiguillon pour ceux qui, jusqu’alors,
n’envisageaient pas de quitter le Maroc mais
qui, depuis, se sont lancés dans des procédures de naturalisation espagnole, choqués
par les violations des droits humains et désillusionnés par les perspectives de changement politique. Le témoignage suivant est
éclairant.
Hassan a 45 ans et est inspecteur de l'éducation nationale. Sa mère est de Dakhla
(Sahara) et son père est un Rifain qui migre
au début des années 1940 à Sidi Ifni où il
travaille pendant 37 ans dans l'armée espagnole. En août 2007, Hassan obtient une
carte de résident espagnol de cinq ans grâce
à son extrait d'acte de naissance. Membre
du parti islamiste PJD (Parti de la Justice et
du Développement), impliqué dans une association socioculturelle et sportive, il prend
part aux manifestations de 2005 et 2006
en scandant les mots Aït Baamrane. Mais
« l'intervention policière sauvage » du 7 juin
le choque. À cause du « poids des lobbies
militaro-économiques » et du manque de
pressions internationales sur le Maroc, il ne
croit plus au processus démocratique. Pire,
il se sent dans l'insécurité. Un sentiment qui
l'a conduit à entamer une procédure de naturalisation en Espagne pour garantir un
avenir à ses quatre enfants (entre 3 et 21
ans). Sa nationalité espagnole acquise, Hassan compte demander sa retraite anticipée
pour aller s'établir en Espagne (Sidi, Ifni,
entretien, juillet 2008). Jusqu'à présent, les
procédures d’obtention de visa, de permis
de séjour et de naturalisation sont plus rapides et plus souples pour les Ifnaouis qui
disposent des papiers d'identité espagnols de
leurs parents. Demandée sur le sol espagnol,
la carte de résident est délivrée moyennant
la fourniture de justificatifs d’emploi et de
domicile (des attestations monnayables),
pour une durée d’un an (Marocains nés
après 1969) ou de cinq ans (pour ceux nés
avant 1969). En 2004, un décret royal espagnol permet aux habitants des anciens
territoires espagnols de « consolider leur
nationalité espagnole », une option déjà
proposée en 1969 mais écartée par les habitants dans un contexte d'effervescence
nationaliste. Cette reconnaissance de facto
par les autorités espagnoles d’une spécificité
ifnaouie favorise un trafic intense de fauxpapiers, surtout à destination des provinces
258
sahariennes, mais aussi des stratégies matrimoniales, des tentatives de passage illégales
vers l'Espagne (pour rejoindre un membre de
la famille ou ami et régulariser après coup
la situation) et, fréquemment, des tensions
familiales à propos de la rétention des papiers. L’ouverture sur l’Europe et les liaisons
transnationales déployées depuis Sidi Ifni
sont regardées avec envie ou jalousie par les
autres Marocains et alimentent un soupçon
de trahison nationale de la part des autorités marocaines. En mai 2008, les démarches
de la cellule ATTAC9 de Sidi Ifni auprès
du consulat d’Agadir, afin de défendre le
dossier des ayants droit à la nationalité espagnole et émettre diverses réclamations10,
n’ont pas été perçues d’un bon œil, ni par les
représentants du siège ATTAC à Rabat, surpris par ces revendications localistes, ni par
le pouvoir marocain. Les injures lâchées par
les représentants des forces de l’ordre lors
du samedi noir en disent long : « fils d’Espagnols », « Vous ne voulez plus être Marocains mais Espagnols ? », « Vous voulez
faire revenir les Espagnols chez nous ? »11.
2.2. L’intensification des migrations
illégales vers les îles Canaries : le phénomène de « hereg »12
Comme dans le reste du Maroc, les restrictions de la politique migratoire européenne et la fermeture de l'espace Schengen
ont entraîné le développement des filières
illégales, en particulier par le détroit de
Gibraltar, traversé à bord de pateras ou de
camions [Peraldi et Rahmi, 2007]. Les voies
de passage meuvent au gré des contrôles. Au
milieu des années 1990, la surveillance renforcée au nord du Maroc a érigé les côtes sahariennes du Maroc et la région de Sidi Ifni
en zone de départ clandestine vers les îles
Canaries pour les Marocains et les Africains
du sud du Sahara, surtout après la répression des franchissements massifs de la frontière à Ceuta et à Melilla en octobre 2005.
Qu'ils soient originaires de la région, venus
d'autres contrées du Maroc ou bien des Africains entrés au Maroc par Oujda (frontière
algérienne), les candidats au hereg empruntent des embarcations de pêche motorisées
(felouka), conduites par des pêcheurs locaux
pour une traversée qui dure en moyenne
entre 28 et 35h. À Sidi Ifni, la faiblesse des
revenus procurés par la pêche incite les pêcheurs à se reconvertir en raïs (conducteur).
Certains, tel Ahmed, tentent parfois de migrer en même temps que les autres candidats
qui composent par barque un groupe de 25 à
30 personnes.
Issu d'une famille de 10 enfants, Ahmed
habite à 30 ans la maison familiale. Après
avoir travaillé adolescent dans la réparation de mobylettes, il devient pêcheur, un
métier dangereux (son frère est mort noyé),
saisonnier et peu rémunérateur. Son employeur, propriétaire de la barque, lui verse
20 % des recettes de la vente de poissons,
soit entre 50 et 100 dirhams par jour (4 à
10 euros). Aussi rêve-t-il de rejoindre son
frère à Lanzarote, qui travaille clandestinement dans l'agriculture et le BTP depuis un
an et demi, et qui a, une fois, envoyé 2500
dirhams à la famille. Celle-ci disposait de
papiers espagnols mais un oncle les a brûlés en 1969 dans un élan nationaliste. Le
but d'Ahmed est d'atteindre les Canaries,
pour obtenir après 3 ans une carte de résident en achetant un contrat de travail annuel (30 000 dirhams, soit 2700 euros). À
six reprises depuis 2000, Ahmed a tenté de
partir à bord d'une barque achetée 75 000
dirhams à Agadir (6800 euros). Raïs, il
transporte avec lui une vingtaine de personnes qui, chacune, lui verse, entre 5000 et
6000 dirhams (de 440 à 530 euros). Six fois,
il est arrêté par la Guardia civile et rapatrié. Bien traité en Espagne, Ahmed évoque
la violence au commissariat central de
Nador. Certains de ses passagers, mineurs
de 16 ans, ont échappé à l'expulsion et ont
été placés dans un orphelinat à Lanzarote
(Sidi Ifni, entretien personnel, mars 2008).
9
11
Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne. La section Ifni ouvre
en 2006.
10 Entretien des 11 bâtiments encore détenus par l'Espagne, clarification de la validité des anciens actes de
propriété espagnols, maintien des pensions pour les
veuves de militaire après le décès de celui-ci, etc.
Source : entretiens personnels à Sidi Ifni, juillet-août
2007 et 2008. Cf. aussi la presse de Casablanca : Khalid
Jamaï, « L’innommable et les mère-courage », Le journal hebdomadaire, n° 356, p. 40.
12 Littéralement « brûler » en arabe, une allusion aux
papiers d'identité brûlés par les clandestins pour ne pas
être expulsés.
259
À Sidi Ifni, le hereg est une entreprise banale et banalisée car nombreux sont ceux qui
tentent ou ont tenté de nuit l’aventure maritime entre juin et septembre (marée basse),
depuis la plage de Sidi Ouarzik située 18 km
plus au sud. A cause de l'ampleur des départs
jusqu'au début de l’année 2000, la plage est
surnommée « gare routière ». Les candidats
à l'immigration sont des jeunes hommes en
détresse, mais aussi des mères de familles,
des adolescents ou des diplômés chômeurs.
À Sidi Ifni, l’organisation des migrations
illégales est singulière par son caractère artisanal et familial. Le conducteur est connu
de tous, le départ bénéficie d'un soutien
collectif, familles et amis s'étant groupés
pour acheter une barque ou approvisionner
régulièrement sur la plage les candidats en
attente de conditions maritimes clémentes.
Cette interconnaissance favorise les comportements d'entraide et de solidarité, absents du côté des filières mafieuses qui supervisent les départs via Gibraltar ou depuis
les abords de Laayoune. Depuis 2005 et le
bouclage de Ceuta et Melilla, avec l'arrivée
croissante de Subsahariens contraints au détour, des passeurs professionnels, étrangers
à la région, s'installent à Sidi Ifni et dans
ses environs pour organiser des filières de
passage se mêlant à des activités mafieuses
(trafic de drogues et d’armes). En 2008, Sidi
Ifni n'abrite pas encore de communauté subsaharienne, contrairement à d'autres places
marocaines (Rabat, Casa, Tanger), mais
elle est pour eux un lieu de transit et de départ. Trop surveillée par la police, la plage
de Sidi Ouarzik est désormais délaissée au
profit d'autres sites situés plus au nord, vers
Mirleft. En 2008, trois intermédiaires (munadhim ou organisateurs), chargés de rassembler des candidats au hereg, sont basés
à Sidi Ifni, un autre officie dans le village
voisin de Sbouya où un atelier fabrique clandestinement des barques13. Signe d'un taux
d'échec élevé, les candidats multirécidivistes
abondent et les drames sont fréquents. Le
1er décembre 2007, jour de la visite du roi
à Sidi Ifni, un tract militant distribué en ville
évoquait le reflux sur la plage de dizaines de
corps noyés, révélant une réalité crue, cachée par les autorités locales, trop absorbées
13
Celles-ci étaient, jusqu'au milieu des années 2000,
par la réfection hâtive des façades et des rues
le long du passage royal. Ces tentatives inabouties, ces mobilités entravées cristallisent
déception et frustration. Elles expliquent
en partie la radicalisation d'une partie de la
jeunesse contestataire ifnaouie, impossible à
raisonner en 2008 lors du blocage portuaire.
2.3. Le mariage pour partir ?
Si le mariage avec un Ifnaoui de nationalité européenne ou un(e) Européen(ne)
constitue de longue date une option dans
la stratégie migratoire, cette solution de
rechange semble de plus en plus prisée depuis quelques années, y compris chez les
hommes, car jugée moins dangereuse que la
traversée maritime. Ainsi, Ahmed, recroisé
un an après l'entretien, s'est marié avec une
Ifnaouie installée en Espagne ; son meilleur
ami « concubine » à Sidi Ifni avec une Française, après un départ raté par Laayoune. Le
phénomène de mariage mixte à Sidi Ifni a
pris une telle ampleur que le centre culturel
ouvert par la Fondation Si Hmed Derham a
mis en place des cours de langues étrangères
(français, espagnol, anglais), destinés aux
Ifnaoui(e)s dont le conjoint(e) est à l'étranger. Le développement d'internet, avec
ses sites de rencontre ou ses programmes
de communication directe et gratuite (du
type skype ou msn), contribuent à élargir le champ des possibles matrimoniaux
pour ceux ou celles qui sont coincé(e)s sur
place ou qui ne veulent pas se lancer dans
des démarches fastidieuses et onéreuses de
récupération de la nationalité espagnole.
Ainsi, Fatima, 40 ans, militante dans les
sections ifnaouies de l'Association nationale des diplômés-chômeurs et d'ATTAC,
est en passe de rejoindre son futur mari,
un chiite irakien, réfugié (depuis 1991) en
Suède ; « trop vieille » selon elle pour le
marché matrimonial marocain et désireuse
d'épouser un musulman, elle a rencontré son
fiancé grâce à un ami commun syrien, lui
aussi uniquement rencontré par internet et
habitant Stockholm. Depuis deux ans, elle
entretient à distance une relation régulière
avec son futur époux mécanicien et vient
d'obtenir l'assentiment de ses quatre frères
(au Maroc, en France, en Belgique) pour se
exclusivement acquises à Agadir, Essaouira ou Safi.
260
marier. La mort de son père (ancien pensionné de l'armée espagnole), dont elle s'occupait depuis le décès de sa mère, l'autorise
désormais à envisager de quitter Sidi Ifni.
Suivant des modalités multiples, les norias
de Marocains entre Sidi Ifni et l’Europe sont
multiples : immigrés installés à l'étranger,
qui reviennent en vacances pour des raisons
affectives et familiales, retraités désireux de
résider dans la maison construite après plusieurs décennies de travail en Europe (un
phénomène qui parfois occasionne des séparations conjugales, les femmes étant moins
enthousiastes à l'idée de déménager à Sidi
Ifni), actifs employés contractuellement à
l'étranger et revenant régulièrement à Sidi
Ifni. Ces mouvements comme la dispersion spatiale des Ifnaouis s’opèrent en gardant un lien affectif avec l'espace d'origine,
ce qui amène à questionner les ressources
politiques de cette extraversion.
2.4. Les émigrés, source de pressions
politiques sur l’État marocain
La particularité de Sidi Ifni tient à l'existence
de nombreuses associations Aït Baamrane à
l'étranger (France, Canaries, Espagne, Belgique, Hollande, Canada, etc.) dont l'action
de soutien, de lobbying et la stratégie de
communication furent remarquées lors des
derniers mouvements de mobilisation collective. En effet, à l'issue de la répression du
7 juin 2008, ces associations ont organisé des
rassemblements de solidarité dans plusieurs
capitales européennes (Paris, Bruxelles,
Barcelone) pour exiger une enquête juste et
indépendante devant les médias et des structures militantes (ATTAC, FIDH, etc.). Avec
la fin des « années de plomb », les émigrés
ont créé des associations indépendantes à
l'étranger, sans crainte d'être harcelés par les
autorités lors de leur retour au pays. Beaucoup de ces structures, comme l'Union Ait
Baamrane pour la Solidarité (active depuis
2006), ont été fondées à des fins socioéconomiques afin de coordonner et appuyer
des initiatives d'aide au développement.
Les épisodes protestataires à Sidi Ifni, puis
14 Ancien instituteur de Sidi Ifni et enfant du pays, Sbaa
el-lil, haut responsable du Centre Marocain des Droits
de l'Homme (CMDH), a été jugé et condamné pour
« divulgation de fausses informations » auprès d’Al
Jazeera. L'accréditation la chaîne qatarie au Maroc a
la répression de 2008, ont transformé certaines d'entre elles en structures militantes
de défense des droits de l'homme.
À l'échelle nationale, le relais d'Ifnaouis
résidents dans d'autres villes du royaume,
prompts à mobiliser télévision (Al Jazeera)
et journaux14, donne un écho national et international aux violences commises à Sidi
Ifni en contournant le dispositif officiel de
contrôle de l'information. La bourgade est
ainsi devenue un emblème (martyr) des
mouvements de protestation populaire marocains, ralliant le soutien de militants issus
de la gauche politique ou des associations
de défense des droits de l'homme. Durant
l'été 2008, des caravanes de solidarité ont
été déployées depuis plusieurs villes (dont
Rabat) par des militants associatifs (comme
ceux d'Attac) pour manifester leur solidarité
avec les Ifnaouis, demander la libération des
prisonniers et exiger la lumière sur les violations des droits de l'homme. Cette mobilité
militante (se dirigeant vers Sidi Ifni) a été
complétée par des flux inverses. En effet,
parce qu'ils incarnent « un exemple de démocratie locale en action »15, les militants
de Sidi Ifni membres d'Attac, de l'Association Nationale des Diplômes chômeurs
(ANDCM) ou du Secrétariat local, ont été
invités à Rabat et dans d'autres places pour
participer à des réunions ou des forums organisés par le siège de structures militantes
ou associatives.
Forte de son éparpillement, la communauté
ifnaouie et baamranie dispose d'une capacité de mobilisation nationale et internationale. Celle-ci est agitée comme un chiffon
rouge par les leaders du mouvement revendicatif local, conscients de pouvoir écorner
à l'étranger l'image de changement et d'ouverture démocratique que les autorités marocaines s'évertuent à construire depuis l’arrivée sur le trône de Mohamed VI. À Sidi Ifni,
la dispersion migratoire est ressentie comme
une force collective et instrumentalisée par
le Secrétariat local comme un moyen de
pression susceptible de contrarier les autorités marocaines. Le fait que certains migrants
été supprimée après l’annonce à l’antenne de viols et
de morts lors de la répression du 7 juin 2008.
15 Selon l'expression de l'hebdomadaire Le Journal,
18-24 avril 2009, n° 392.
261
originaires du pays Aït Baamrane occupent
dans d'autres villes du Maroc des fonctions
de responsabilité politico-administrative ou
des charges électives (maire, député) assure
également un canal de négociations avec
les autorités centrales et le Palais, que ce
soit au moment de l'effervescence contestataire en 2005-2006 ou après les arrestations
et condamnations qui suivirent. À plusieurs
reprises, des notabilités baamranies résidant à l'extérieur de Sidi Ifni sont intervenues discrètement dans le conflit pour
tenter de contenir les actions de protestation, influencer le contenu des revendications (cf. la demande de préfecture, rattachée aux « Provinces du sud ») ou négocier
la libération de prisonniers. Si le rôle politique des émigrés s'avère déterminant pour
appuyer les revendications locales, qu'en
est-il de leur impact sur le développement ?
De façon plus globale, l'installation d'étrangers, en particulier européens, convie à
questionner leur place dans l'environnement socio-économique local.
3. L’ISOLEMENT DE SIDI IFNI ATTRACTIF POUR LES TOURISTES ET LES
RÉSIDENTS EUROPÉENS : AVEC QUELS IMPACTS ?
Malgré une faible capacité hôtelière et une
desserte malaisée, Sidi Ifni cristallise des
mobilités touristiques. Sa plage est pourtant
classée comme dangereuse par le Département de l'environnement marocain, en raison du déversement direct des égouts dans la
mer. Par ailleurs, le phénomène de barre ne
permet pas la pratique des sports nautiques.
Le charme que la ville dégage tient à son
atmosphère langoureuse, à son patrimoine
architectural hérité de l'Espagne et à une
longue plage centrale, propice au jogging,
au surf ou à la pêche sportive. L'humidité
littorale, provoquée par la présence récurrente du brouillard côtier, est appréciée l'été
par les visiteurs et vacanciers marocains résidant dans les plaines sèches de l'intérieur
(Tiznit, Guelmim, Marrakech). Sidi Ifni accueille alors des dizaines de milliers de touristes nationaux (parfois envoyés par les comités d'entreprise), qui séjournent le temps
d'un week-end ou d'une semaine à l'hôtel,
dans des bungalows de bord de mer, dans
des maisons louées, dans la famille ou chez
des amis. Cette fréquentation touristique
nationale croise celle d'Européens qui sont,
depuis la fin des années 2000, de plus en
plus nombreux à s'installer. Ils sont séduits
par la situation reculée, la torpeur ambiante,
le site balnéaire encadré de montagnes et le
mélange d'influences culturelles (arabe, berbère, espagnol). Que le pays Aït Baamrane
ait une fonction ancienne d’accueil pour les
opposants politiques et les bannis et que sa
société, renouvelée par l’intégration permanente d'étrangers, valorise l’allochtonie
[Simenel, 2006], prédispose à une attitude
d'ouverture et d'hospitalité face aux étrangers. Mais jusqu’où ?
3.1. Des profils européens variés
L'accélération de la politique de libéralisation économique [Catusse, 2008] et le
programme de développement touristique
entrepris depuis l’accession au trône de Mohamed VI ont favorisé la migration saisonnière de retraités européens et une hausse
des arrivées touristiques internationales (huit
millions en 2009). Les impacts sont visibles
et ont pour nom spéculation immobilière,
aménagement de marinas, gentrification des
médinas. Les touristes internationaux qui
fréquentent Sidi Ifni présentent des profils
originaux, que l'on peut croiser dans l'hôtel-restaurant Suerte Loca, un établissement
familial mythique de la ville. Il y a ceux,
routards ou amateurs d'un tourisme d'aventure, qui effectuent une halte sur la route de
Mauritanie et de Dakar : ceux-là côtoient des
habitués en vacances ou en mission, comme
Catherine, travailleuse sociale française âgée
de 50 ans, qui vient deux fois par an à Sidi
Ifni pour accompagner, pendant plusieurs
mois, une poignée d'adolescents français
délinquants en « séjour de rupture » dans le
cadre d'un dispositif d'aide à la réinsertion
sociale. Les résidents de moyenne ou longue
durée sont des retraités européens (Italiens,
Français, Espagnols, Belges...) qui, rejetés
par l'énorme station touristique d'Agadir, séjournent, plusieurs semaines ou mois, dans
des camping-cars alignés le long de la plage.
262
Reclus dans leurs caravanes, fréquentant peu
les boutiques de la ville (beaucoup apportant
des provisions de leur pays), ces retraités ne
dynamisent pas l'économie locale et observent avec détachement le mouvement populaire revendicatif, du moins quand ils sont au
courant. Une autre figure de touriste est celle
du pied-noir espagnol ayant vécu et grandi à
Sidi Ifni. Beaucoup des rapatriés espagnols
(en général militaires, parfois commerçants
ou tenanciers de bars) se sont installés aux
Canaries ou en Andalousie ; certains, nostalgiques, ont constitué des associations qui
disposent d’un site internet, rassemblent des
photos, publient des ouvrages sur Ifni. Le
collectif Los Amigos de Sidi Ifni est l’un des
plus actifs et ses membres reviennent chaque
année, un peu comme des pèlerins.
Depuis 2005, les achats par des Européens
de maisonnettes espagnoles se multiplient,
en particulier dans le centre-ville et le long
de la plage, entre l'ancienne maison de commerce Dar Sahara et la place Hassan II.
Organisées autour d'un patio central, parfois
bordées d'un jardin, ces petites villas bleues
et blanches, bâties de plain-pied ou surplombées d'une terrasse, disposent d'un cachet
indéniable et sont prisées des touristes étrangers. Si on y ajoute les réaménagements par
les MRE des demeures familiales ou de biens
achetés pour les louer à temps partiel ou les
transformer en chambres d'hôtes, Sidi Ifni
connaît une spéculation immobilière intense.
L'envolée des prix sur Essaouira, assaillie
par la jet-set et des Marrakchis aisés, n'est
pas étrangère à cet engouement, Sidi Ifni
correspondant à un front touristique littoral
dont le principal centre est Agadir. Le prix
bas des villas (entre 30 000 et 50 000 euros
en 2007), en comparaison de ceux pratiqués à
Essaouira, Ibiza ou des standards européens,
met à la portée de classes moyennes européennes un accès à la propriété. On trouve
parmi les nouveaux acquéreurs de maisons
des représentants du troisième âge doré, des
anticonformistes vieillissants (anciens squatteurs de maisons occupées en Espagne), des
couples homosexuel(le)s et des actifs ayant
la possibilité de travailler à domicile (architecte, décorateur, journaliste). Tous mettent
à profit le faible coût de la vie et la desserte
d'Agadir en lignes low cost pour s'installer à
temps plein ou mi-temps à Sidi Ifni ; certains
d'entre eux acquièrent deux ou trois maisons
à des fins de location touristiques ou dans la
perspective d'ouvrir des chambres d'hôtes.
Le cas d’Emma illustre une manière particulière de travailler et de résider sur deux pays,
en même temps qu'elle incarne une de ces
figures européennes atypiques rencontrées à
Sidi Ifni :
La cinquantaine, Emma est professeur de
danse orientale en Angleterre. Elle ne parle
ni français, ni arabe et ne conduit pas. Depuis 13 ans, elle vit et travaille entre Nottingham, Sidi Ifni, Essaouira et Marrakech.
Après 4 mois de cours dispensés à Nottingham, elle part vivre et travailler au Maroc
deux à trois mois, avec un visa touristique.
Au Maroc, elle assure des formations intensives de danse à des groupes d’Allemandes,
d'Anglaises et dispose d’une clientèle dans
les hôtels. Son aventure avec le Maroc commence jeune, après un coup de foudre pour
un ouvrier marocain faisant les vendanges
avec elle en France. Elle le suit dans le Rif
puis retourne en Angleterre où, selon ses
propos, elle vit de petits métiers et mène une
vie « sex, drug and rock'n roll ». À 30 ans,
elle commence des thérapies autour de la
danse. À 37 ans, elle suit à l’université de
Nottingham des cours de psycho-sociologie. Elle obtient un diplôme de professeur
de danse et une qualification de thérapeute.
En 2007, Emma a acquis une demeure à Sidi
Ifni grâce à la vente de sa maison d'Essaouira à un Japonais. Elle est la seule résidente
européenne de Colomina, un quartier excentré, et s'apprête à ouvrir une école de danse
à domicile. Si les soirées alcoolisées avec
les ouvriers qui réhabilitent sa maison font
jaser, le fait d’avoir témoigné dans les media des violences policières du 7 juin 2008
qu'elle a subies et partagées avec ses voisins
lui vaut l'égard de la population locale (entretiens personnels, 2007 et 2008).
Un second exemple montre que Sidi Ifni
attire aussi en résidence des couples européens avec enfants, venus en dehors des
procédures d'expatriation professionnelle
classiques et rémunératrices :
Isabelle et Patrick sont un couple belge âgé
d’une trentaine d’années. Avec leurs deux
jeunes enfants, ils ont décidé de s’accorder
une année de coupure à Sidi Ifni où ils viennent d’acquérir une maison. Directeur artistique à la télévision belge, Patrick effectue
des allers-retours à Bruxelles ; architecte
263
d’intérieur, travaillant en free lance, Isabelle a supervisé les travaux de réhabilitation de la maison, sur quatre niveaux. Une
partie a d'ailleurs été louée à une équipe de
tournage belge en juillet 2008. Soucieux de
maintenir de bonnes relations avec leurs voisins, le couple a pris soin de ne pas ouvrir de
perspectives sur les terrasses voisines lors
de la surélévation de leur demeure. Ils ont
observé sans ciller la vague protestataire de
2007-2008 (entretien personnel, 2008).
3.2. Des étrangers et des MRE, leviers de
développement ?
Sidi Ifni semble promis à un développement
appuyé sur une fonction de villégiature et de
résidence alternée ou à temps partiel pour actifs ou retraités européens. Ceux-ci sont dans
une relation de va-et-vient très souple avec
leur pays d’origine, s’y rendant pour des
soins, des formalités administratives, parfois
des obligations professionnelles. Certains
ont fait de Sidi Ifni leur résidence principale,
à l’instar de cette pédiatre allemande qui,
bloquée par les autorités marocaines pour
ouvrir un cabinet médical, assure des permanences gratuites à l’hôpital et développe une
ferme de plantes médicinales aux abords de
la ville. Jusqu’à présent, les tentatives d’activités économiques ou les projets de réhabilitation d’infrastructures proposées par des
Européens n’ont pu aboutir pour des raisons
administratives. Souvent, les associations ou
les structures officielles espagnoles, qui mènent des actions caritatives ou œuvrent pour
une coopération socioéconomique entre
l’Espagne et Sidi Ifni16, sont pilotées par un
rapatrié ou un enfant de rapatrié. Destiné
à mobiliser de nouvelles ressources d'eau
douce, le projet d'installation de filets capteurs de brouillards, financé depuis 2005 par
la Fondation Si H'med Dirham, s'appuie par
exemple sur un partenariat avec l'université
de Laguna (Canaries) où travaille une enseignante-chercheuse espagnole, née à Sidi
Ifni. Certains rapatriés ou enfants de rapatriés, qui ont investi des postes de responsabilité dans l’appareil politico-administratif
16
En 2005, un centre de santé a ouvert ses portes grâce
à l'association Medicus Mundi Andalousia et l'agence
espagnole de la Coopération internationale (AECI) qui a
construit et équipé le bâtiment. L'ambassade d'Espagne a
fait don de deux ambulances à la circonscription sanitaire
de la région Andalousie, contribuent à l’assouplissement des formalités d’accueil des
ressortissants marocains issus de l’ancien
territoire de Santa Cruz.
L’installation d'une population européenne,
sans relations de parenté avec les Ifnaouis
(mariages mixtes) ou sans association professionnelle avec un local, ne va pas de soi.
La hausse des prix immobiliers et la spéculation rendent de plus en plus difficile l’accès à la propriété pour les locaux (le salaire
moyen mensuel dans une téléboutique est de
600 dirhams). L’élévation du bâti des maisons rachetées est une source fréquente de
tensions car, effectuée sans autorisation ou
concertation, elle conduit à masquer la vue
sur la mer ou la montagne des logements
voisins. Le repli sur soi des Européens
installés à Sidi Ifni est un grief récurrent :
une fois leur maison réhabilitée, la plupart
des nouveaux venus semblent peu enclins
à s’inscrire dans des réseaux de sociabilité
et d’entraide locaux, se contentant du décor
carte postale de la cité. La pratique fréquente
de sous-location ou la location informelle à
d’autres étrangers de passage est également
peu appréciée des hôteliers, agacés par cette
concurrence inédite. L’arrivée de couples
homosexuels, vite repérés dans une si petite ville, provoque des raidissements, car
l'amalgame prévaut avec les pédophiles, au
demeurant présents sur Marrakech et Agadir.
En 2009, un Européen, soupçonné de pédophilie, a été violemment pris à parti dans les
rues de la ville. Un incident isolé. Jusqu'ici,
les frictions entre Marocains et nouveaux résidents étrangers restent feutrées.
En ce qui concerne les MRE et autres Marocains travaillant à l'étranger, une politique
courtisane à leur égard17 est déployée depuis
les années 1990 par l'État marocain pour
les encourager à investir dans le royaume
[De Hass, 2005]. Signes d'un attachement
fort envers la région d'origine mais aussi
d'une certaine méfiance devant l'annonce
de changements politiques et de transparence, les investissements dans l'immobilier
constituent la forme quasi exclusive d'interde Sidi Ifni et une association espagnole a envoyé du matériel d'aide aux handicapés.
17 Cf. la création en 1990 d'un ministère et d'une fondation (Hassan II) pour les MRE.
264
vention à Sidi Ifni. Soit ils revêtent la forme
d'un achat de terrain destiné à accueillir
une construction nouvelle (comme dans le
quartier bordant l'aéroport), soit ils visent le
rachat de vieilles maisons espagnoles. L'ouverture d'une agence de location de voiture,
de restaurants ont bien été tentés par des
MRE mais le caractère saisonnier du tourisme et la faiblesse du pouvoir d'achat local
rendent ces activités fragiles. L'absence d'investissements productifs à Sidi Ifni étonne
certains responsables du Centre Régional
d'Investissement (CRI) à Agadir dont le
rôle est, depuis 2002, d'aider à la création
d'entreprise en informant et centralisant les
démarches administratives (guichet unique)
des porteurs de projets. Hormis un campingrestaurant, ouvert en 2004 à l'initiative d'un
émigré de retour de Hollande, les entreprises
montées à Sidi Ifni avec le soutien du CRI
sont rares sur la période 2003-2008. L'insécurité foncière, en raison de l’absence d’immatriculation des terrains auprès de l'agence
de conservation foncière, constitue l'un des
éléments d'explication.
C'est finalement au travers d'associations ou
de fondations que la plupart des migrants
ifnaouis s'activent en faveur de leur région
d'origine, mettant à profit leur réseau relationnel pour solliciter le soutien, l'aide ou
l'intervention d'individus ou de structures
étrangères (ambassades, établissements
scolaires, médecins, ONG telle qu’Oxfam
Québec). L'élargissement des libertés civiles au cours de la décennie 1990 a favorisé
la multiplication des associations locales.
Le vivier et la disponibilité de jeunes chômeurs ifnaouis, de retour des universités de
Marrakech et d'Agadir, et l'extraversion de
Sidi Ifni par la dispersion de ses habitants
ne sont pas étrangers à cette effervescence
associative. Fondée en 1993, l'association
Aït Baamrane pour le développement regroupe plus de 900 adhérents dont les deux
tiers résident hors de la ville. Controversée
car contrôlée par des notabilités politiques et
économiques, cette association s'est signalée
jusqu'en 2005 par de multiples microprojets :
bitumage de pistes rurales (conjointement
avec le ministère de l'Équipement), financement de coopératives agricoles dans l'arrière-pays (valorisant l'arganier ou les figuiers de barbarie), création d'un atelier de
couture urbain, organisation d'une caravane
ophtalmologique animée par des médecins
canadiens. D'autres projets sont menés à
titre individuel par des émigrés, telle que
l'imposante Fondation Si H'med Derham,
créée en 2000 par A. Derham (de retour du
Canada) et dont l'une des réalisations est un
centre culturel avec bibliothèque. La cité
de Sidi Ifni et le pays Aït Baamrane sont la
cible d'une série de micro-actions éparses,
en général appuyées par un ou des émigrés assurant l'interface avec des instances
de coopération internationale. D'une durée
souvent éphémère, les projets de développement sont fonction de l'entregent et des appuis politiques aux niveaux local, régional et
national [Lacroix, 2005].
L'exemple de Sidi Ifni est révélateur de
l'extraordinaire gamme de mobilités qui affectent les pays du Sud, y compris les bourgades reculées, où s'inventent des modes
de travailler et de résider de plus en plus
labiles. La petite ville montre une situation
paradoxale, conciliant enclavement et multi-mobilités, en particulier internationales,
ce qui revient à battre en brèche l'opposition
schématique entre grande ville, siège de dynamiques circulatoires tous azimuts, et campagnes en marge de la mondialisation car
modérément insérées dans des circulations
internationales.
Pas plus que les migrations marocaines internationales ne sauraient se réduire à la figure du travailleur immigré, MRE ou harraga, ou à celle de boat-people subsahariens,
les déplacements pendulaires ne sont plus
uniquement le fait des Maghrébins, tour à
tour décrits comme des hommes-passerelles
[Charef, op. cit., 2003], des fourmis de la
mondialisation [Tarrius, 2007] ou des entrepreneurs migrants [Peraldi, 2002]. Les différences de niveau de vie, la chute des prix
des transports aériens et la recherche d'un
cadre de vie exotique et tranquille incitent de
multiples catégories d'Européens à s'installer
au sud de la Méditerranée pour devenir des
pendulaires transnationaux.
Le cas ifnaoui met aussi en lumière toute la
complexité des liens entre mobilités et politique : aux départs impulsés par un contexte
politique autoritariste, se superposent des
migrations encouragées par les pouvoirs
publics pour phagocyter une population
locale turbulente, faisant des mobilités un
recours politique à la fois pour l'État et
265
pour les habitants engagés dans un mouvement protestataire. Amplement étudiée
comme ressource pour le développement,
la dispersion transnationale des émigrés
marocains l'est moins comme ressource politique permettant de faire pression sur le
gouvernement et initiant de nouveaux comportements. Bouleversé par le processus de
libéralisation politique et l'essor des mouvements associatifs, le champ des mobilités
militantes, ici à peine entrevu, mérite de
plus amples investigations.
BIBLIOGRAPHIE
Alternatives Sud (2009), État des résistances au Sud
2010, Monde arabe, vol. XVI, 4.
ARAB C. (2009), Les Aït Ayad : la circulation migratoire des Marocains entre la France, l’Espagne et l’Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 358 p.
AUFAUVRE C. (2009), Des procès en chair et en
songe, Altérité, (octobre), vol. 6, n° 2, pp. 93-114.
BENNAFLA K. et EMPERADOR BADIMON M.
(2010), Le « Maroc inutile » redécouvert par l’action
publique: exemples de Sidi Ifni et Bouarfa, Politique
africaine, n°118 (à paraître).
BENSAAD A. [dir.] (2009), Le Maghreb à l'épreuve
des migrations transsahariennes. Immigration sur émigration, Paris, Karthala, 448 p.
renseignements de la Direction générale des Affaires
indigènes (section sociologie), Casablanca, Éditions
Frontispice.
KADIRI N. (2009), À l’orée du Sahara : les turbulences
de l’ancienne enclave espagnole de Sidi Ifni, OutreTerre, n° 23, pp. 111-116.
KURZAC-SOUALI A.-C. (2007), Rumeurs et cohabitation en médina de Marrakech : l’étranger où on ne
l’attendait pas, Hérodote, n° 27, pp. 69-88.
LACROIX T. (2005), Les réseaux marocains du développement, géographie du transnational et politiques
du territorial, Paris, Les Presses de Sciences Po, 257 p.
NAIMI M. (2004), La dynamique des alliances ouestsahariennes, Paris, Éditions de la Maison des Sciences
de l’Homme, 335 p.
BERRIANE M. et COHEN A. (2009), Regards croisés sur la migration marocaine en Andalousie à travers
ses origines géographiques, ses profils sociodémographiques et ses expériences migratoires, Méditerranée,
n° 113, pp. 55-70.
OLIVA P. (1971), Notes sur Ifni, Revue de Géographie
du Maroc, n° 19, pp. 85-96.
CATUSSE M. (2008), Le temps des entrepreneurs ?
Politique et transformation du capitalisme au Maroc,
Paris, Maisonneuve et Larose, 350 p.
PERALDI M. et RAHMI A. (2007), Des pateras au
transnationalisme. Formes sociales et image politique
des mouvements migratoires au Maroc, Hommes et migrations, n° 1266, pp. 66-80.
CARATINI S. (2003), La République des sables. Anthropologie d'une révolution, Paris, L'Harmattan, 213 p.
CHAREF M. (2003), Des hommes passerelles entre
l'Europe et le Maghreb, Hommes et migrations, n° 1242,
(mars-avril), pp. 6-17.
DE HAAS H. (2005), « Maroc : de pays d'émigration
vers un passage migratoire africain vers l'Europe »,
Consortium Euro-Méditerranée pour la Recherche Appliquée sur les migrations internationales, Migration
Policy Institute, 9 p.
HAMMOUDI A. (2008), « Sortie d'autoritarisme ? Le
Maroc à la recherche d'une voie » in P. Gandolfi, Le
Maroc aujourd'hui, Bologne, Casa Editrice il Ponte,
pp. 101-122.
HIBOU B. (2006), « Maroc, d’un conservatisme à l’autre »
in J.-F. Bayart, R. Banégas, R. Bertrand, B. Hibou,
F. Mengin, Legs colonial et gouvernance contemporaine, volume 2, Paris, FASOPO, multigr., pp.123-186.
JUSTINARD Lieutenant-Colonel (1929), Tribus berbères. Tome 1. Les Aït Ba’amran, Villes et tribus du
Maroc, (1915-1926), volume VIII, Documents et
PERALDI M. [dir.] (2002), La fin des norias ? Réseaux
migrants dans les économies marchandes, Paris, Maisonneuve & Larose.
RIVET D. (2002), Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 460 p.
SIERRA Ph. (2009), « Le mouvement social d’Ifni : le
développement vu d’en bas » in C. Mager, Développement territorial : jeux d’échelles et enjeux méthodologiques, UNIL, Lausanne, pp. 199- 207.
SIMENEL R. (2006), L’origine est aux frontières,
Transcontinentales, n° 3, pp. 129-143.
TARRIUS A. (2007), La remontée des Sud. Afghans et Marocains en Europe méridionale, La Tour d’Aigues, l’Aube.
TIMERA M. (2009), Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ? Nouveaux et anciens migrants
« subsahariens » au Maroc, Politique africaine, n° 115,
pp. 175-195.
TOZY M. (1991), « Représentation, intercession : les
enjeux du pouvoir dans les 'champs politiques désamorcés' du Maroc » in M. Camau (dir.), Changements politiques au Maghreb, Paris, Éditions du CNRS.

Documents pareils