Texte de la pièce - Maison de la Culture

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Texte de la pièce - Maison de la Culture
THOMAS
QUELQUE CHOSE
THEATRE
Frédéric Chevaux
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Personnages
Thomas
Grégoire, son meilleur ami
La mère de Thomas
Madame Libhze, professeur de piano
Natacha, sœur de Grégoire.
Pièce en sept tableaux
Tableau 1 – Chez Thomas
Tableau 2 – Chez Madame Libhze
Tableau 3 – Le terrain vague
Tableau 4 – Chez Grégoire
Tableau 5 – Le terrain vague
Tableau 6 – Chez Madame Libhze
Tableau 7 – Chez Thomas
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TABLEAU 1 – CHEZ THOMAS
Scène 1
Une cuisine.
La mère est attablée en retrait et lit un livre. En avant-scène, Thomas porte un sac
à dos.
Thomas : Parfois, on ne sait pas. On ne sait pas ce qui va se passer. Ce jour-là,
nous étions samedi et, après m’avoir accompagné jusque chez moi, mon meilleur
ami courait sur le trottoir pour arriver plus vite chez lui. (appelant en direction
des coulisses jardin) : Grégoire ! Tu ne veux pas jouer ? (un temps) Il s’est arrêté à
l’angle de la rue, s’est retourné et m’a crié en haussant les épaules :
Grégoire (off) : Ah ben, d’accord, Thomas !
Dans les coulisses, quelqu’un court, des pas se rapprochent.
Thomas : Il est comme ça, Grégoire : il change d’avis toutes les minutes.
Grégoire apparaît avant-scène jardin, sac sur l’épaule.
Thomas : J’ai sorti ma clé, nous sommes entrés et je me suis penché en direction
de la cuisine. Ma mère était attablée, comme d’habitude, la tête dans son journal
ou dans un livre, je ne voyais pas de là où j’étais. J’ai dit (à sa mère) : C’est moi.
Elle a répondu :
La mère (sans lever la tête) : Je me doute bien.
Grégoire (se penchant à son tour pour l’apercevoir) : Bonjour, Madame.
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La mère (redressant la tête, criant à Grégoire) : Alors, TOI, je ne veux plus que
tu fasses des trous dans mes murs, c’est compris ?!
Thomas (observant Grégoire) : Grégoire a sursauté comme un lapin pris dans un
piège. J’ai aussitôt voulu m’excuser auprès de lui mais ma mère nous a scrutés
l’un après l’autre et ça m’a stoppé net.
D’un geste méthodique, la mère froisse les pages de son livre en fixant durement
Grégoire. Il est tétanisé.
Thomas : D’abord, sa main a froissé les pages de son livre – c’est à ça que j’ai vu
qu’il s’agissait d’un livre. Ensuite, sa bouche s’est étirée sur les côtés. C’était
signe de colère, alors j’ai poussé mon meilleur ami dans le couloir (à Grégoire) :
Va préparer les fléchettes.
Grégoire sort effrayé. La mère détourne les yeux et reprend sa lecture, mine de
rien. Thomas dépose son sac à dos au pied de la table.
Thomas (à sa mère) : Aujourd’hui, en classe, on a parlé de Sylvain.
La mère (sans entrain) : N’importe quoi.
Thomas : Si. On a parlé de lui.
La mère ne bouge pas.
Thomas (au public) : J’ai attendu une réaction parce que, quand même, j’étais
courageux de lui annoncer la nouvelle. Évoquer Sylvain à la maison relève de la
bravoure. Surtout, cela me faisait plaisir de mentionner son prénom. Mais elle n’a
pas levé la tête.
Fiche signalétique de ma mère.
Prénom : Hélène.
Métier : sans.
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Elle aime : son fils.
Elle n’aime pas : moi.
Cette fiche, ça m’évite de devoir trop parler d’elle et c’est bien.
Tous deux restent immobiles.
Thomas (pour lui, l’observant) : Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible de
rester immobile comme un légume. Ce n’est pas possible de rester là comme une
courgette. Dans sa fiche signalétique, j’ai oublié de noter cette ressemblance.
Ressemble à : une courgette.
Il sort. Son sac à dos reste au pied de la table de la cuisine.
Scène 2
Chambre de Thomas.
Des cartons de déménagement pleins, fermés et entassés, sur lesquels il est écrit :
« Sylvain ». Une cible fixée sur l’un d’eux, de nombreux trous de fléchettes
autour.
Grégoire tient des fléchettes à la main.
Grégoire : J’ai choisi mes fléchettes. (lui en tendant d’autres) On joue ?
Plutôt que de les prendre, Thomas s’empare d’un livre et l’ouvre.
Grégoire : Qu’est-ce que tu fais ?
Thomas : Je prends mon livre de géographie.
Grégoire : Pour quoi faire ?
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Thomas : Pour faire croire à ma mère qu’on travaille.
Grégoire : On ne joue pas ?
Thomas : Va falloir attendre un peu : elle va venir.
Paniqué à l’idée d’être vu avec les fléchettes, Grégoire les jette par terre. Il
s’immobilise, les mains sur les cuisses, raide comme un piquet.
Un temps durant lequel Thomas lit et Grégoire est figé. Ils attendent l’arrivée de
la mère qui tarde à se manifester.
Thomas (feuilletant) : J’aime la géographie parce que ça permet de savoir dans
quel pays je me trouverai quand je voyagerai.
Grégoire (à voix basse) : C’est nul.
Thomas (feuilletant) : Les couches de sédimentation ont des couleurs qui me
plaisent.
Grégoire (à voix basse) : La poussée des vents, la science des algues, les pistils de
fleurs, ça ne sert à rien… Moi, je préfère les championnats de judo et les farces et
attrapes. Je me fiche de connaître ce qui est au-dessus ou au-dessous de ma tête. Je
préfère ce qui vit à ma hauteur.
Thomas : C’est pour ça que tu fais des trous de fléchettes partout.
Grégoire (se détendant) : La cible est trop haute.
Thomas : Il y en a trente-sept.
Grégoire : Ben oui, je suis petit ! Ça m’énerve d’être petit !
Thomas : C’est surtout que tu ne sais pas viser.
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Grégoire : Et toi, tu refuses de traverser le terrain vague parce que tu as peur. Ta
mère dit que c’est un sable mouvant et quand ce qu’elle dit est effrayant, tu la
crois. Moule-pouillée !
La mère entre dans la chambre.
La mère (à Thomas, colérique) : C’est quoi, cette histoire ?
Grégoire s’immobile à nouveau, mains sur les cuisses, raide comme un piquet,
durant toute la discussion. La mère ne regardera que Thomas.
Thomas : Sylvain ?
La mère : Oui, Sylvain ! Je n’aime pas qu’on révèle des choses sans donner de
détails ! C’est quoi cette histoire de Sylvain dont vous avez parlé en classe ?
Thomas : En fait, on a parlé de mythologie. On a parlé d’Icare et du labyrinthe.
La mère : Icare ? C’est un nouveau copain à toi ? Tu lui as parlé de Sylvain ?
Thomas jette un coup d’œil à Grégoire.
Thomas (à sa mère, patient) : Icare, ce n’est pas un de mes copains. Icare, c’est
un mythe, une légende.
La mère : Je sais ce qu’est un mythe ! Tu as vu Sylvain à la sortie de l’école ?
Thomas : Ben non. Aujourd’hui, notre prof nous a raconté comment Icare est
sorti du labyrinthe et en apprenant qu’il avait pris son envol pour s’échapper, j’ai
pensé à Sylvain.
La mère : Ton frère ne s’est échappé de nulle part.
Thomas : Ben si : de la maison.
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La mère : Qu’est-ce que tu racontes, à la fin ?! C’est quoi cette foutue histoire de
Sylvain dont vous avez parlé ? Avec qui tu en as parlé ? Et de quoi tu as parlé ?
J’aimerais savoir !
Sa bouche s’étire sur les côtés, signe de colère.
Grégoire (osant intervenir) : Icare et son père se sont enfuis du labyrinthe, dans
lequel ils étaient prisonniers, grâce à des ailes fabriquées par Dédale, son père. Ils
se sont envolés, mais Icare s’est approché trop près du soleil et la cire qui
maintenait ses plumes a fondu et il est tombé dans l’eau. Il est mort noyé.
Thomas : Sauf que, Grégoire, mon frère n’est pas mort. Il a quitté la maison parce
qu’il a trouvé du travail dans le sud de la France.
Grégoire : Ah oui… (à la mère, cherchant à se rattraper) : Icare et son père ont
eu l’idée de s’échapper par les airs en regardant des aigles qui survolaient le
cadavre du Minotaure.
La mère (fixant soudain Grégoire) : Le cadavre du Minotaure ? Qui l’a tué ?
Mal à l’aise, il ne se souvient plus. Du regard, il appelle Thomas à l’aide.
Thomas : C’est Thésée, le chef guerrier.
Grégoire (à la mère, récapitulant ce qu’il sait) : Au tout début, le dieu Poséidon a
offert un taureau blanc au roi Minos qui, au lieu de le sacrifier, l’a gardé. Il le
trouvait trop beau. Pour se venger, Poséidon…
La mère le regarde intensément. Il perd ses moyens.
Grégoire : … Pour se venger, le dieu Poséidon a fait en sorte que la reine tombe
apoureuse du taureau blanc et elle a eu un enfant mi-homme pi-taureau qu’on a
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appelé le Minotaure. Le roi a alors ordonné à Dédale, le père d’Icare, de construire
un labyrinthe et il a mis le Pinotaure à l’intérieur pour le cacher.
La mère : Le quoi ?
Grégoire : Le Pinotaure.
Thomas : Sauf qu’un jour Thésée l’a voulu comme trophée.
La mère fixe son fils.
Thomas (poursuivant) : Dédale a aidé Thésée en demandant à Ariane, la fille du
roi, comment entrer et sortir du labyrinthe sans se perdre. Elle a répondu : « en
tenant le bout d’un long fil ». Grâce à eux, Thésée a traversé le labyrinthe en
déroulant le fil, il a trouvé le Minotaure, l’a tué, puis il a suivi le fil dans l’autre
sens et est ressorti. Pour punir Dédale d’avoir aidé Thésée, le roi l’a enfermé dans
le labyrinthe avec son fils Icare. Voilà.
Grégoire: Voilà.
(Un long temps.)
La mère (à Thomas) : Vous avez parlé de Sylvain, oui ou non ?
Thomas (désespéré) : Non ! Papa dit tellement souvent que Sylvain vole de ses
propres ailes maintenant qu’il est parti de la maison que j’ai pensé à lui, c’est
tout !
La mère : T’es bon qu’à des crétineries ! Ton père et toi, vous êtes des crétins ! Tu
crois que tu es le seul à penser à Sylvain ? Moi, je pense à lui toute la journée
pendant que tu apprends comment sortir d’un labyrinthe ! Moi, le labyrinthe, il est
dans ma tête, tu comprends ça ?! (à Grégoire) : ET TOI ! PAS UN TROU DE
PLUS DANS MON MUR !
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Elle sort. Grégoire se dandine de gauche à droite.
Grégoire : Je n’ai mlus envie de jouer aux fléchettes.
Thomas (cherchant à le rassurer) : Ma mère est une courgette dépressive. Elle
prend des médicaments et à cause d’eux, elle croit n’importe quoi mais, après, elle
oublie. T’inquiète, elle ne se souviendra pas de ce qu’elle vient de raconter.
Grégoire (très mal à l’aise) : Ton père est un crétin ?
Thomas : Non. Ma mère dit toujours « crétin » quand elle finit une conversation.
Elle ne connaît que : « crétin », « raté » et « mou comme un flan » comme
insultes.
Grégoire : Elle fait peur. Thopas, je rentre chez poi.
Thomas : Grégoire, pourquoi tu confonds les « m » et les « p » juste sur certains
mots ?
Grégoire : Je ne sais mas. Ça m’arrive quand je suis pal à l’aise ou énervé… (il
glousse) : Ta mère croit que Icare c’est un nouveau copain, oh la la, bon
courage !... Tu dis que ton frère vole de ses propres ailes, Ça veut dire quoi : voler
de ses mropres ailes ?
Thomas : C’est ne plus avoir besoin de ses parents pour payer le loyer. C’est
partir vivre ailleurs et gagner de l’argent à sa façon. Ma mère n’accepte pas qu’on
vive sans elle. Elle est terrifiée à l’idée que Sylvain ne soit plus sous son toit et
plus sous ses ordres. Depuis son départ, elle répète qu’il l’a abandonnée, qu’être
une mère c’est affreux, qu’il n’y a aucune reconnaissance. Je peux me vanter de
connaître une courgette qui parle en boucle de ses problèmes.
La mère (off) : Thomas ?!
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Vêtue d’un tablier, elle entre dans la chambre, une broche à découper la viande
dans une main, un plat avec un poulet cuit dans l’autre.
La mère (à Thomas, calme) : J’ai à te parler. Maintenant. Il sera trop tard ensuite.
Thomas (à lui-même, dépité) : Il ne sera jamais trop tard car je suis toujours à
l’heure. Je suis un garçon poli.
La mère (calme) : Au revoir, Grégoire.
Grégoire : Au revoir, padame.
Grégoire sort. La mère pose le plat sur un des cartons. Thomas reste muet.
Scène 3
Chambre.
La mère entreprend de découper le poulet cuit. Thomas la regarde et, durant la
scène, se parle à lui-même.
Thomas : D’habitude, à la maison, personne ne me parle vraiment. Je n’attire pas
l’attention. Je n’ai rien d’intéressant. Je me trouve fade comme les navets.
La mère (sans lever la tête du poulet) : Thomas…
Thomas : J’aime ce qu’on me prépare à manger, je regarde à la télévision ce que
les autres regardent, je reste muet le plus souvent possible pour qu’on me laisse
tranquille.
La mère (sans lever la tête du poulet) : Thomas…
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Thomas : Ce n’est pas que je cherche à ne pas exister aux yeux de mes parents :
c’est que mes parents, de toute façon, ne me voient pas.
La mère (découpant le poulet) : J’ai cru que tu te moquais de moi en me faisant
croire que ton frère était revenu en ville.
Thomas : Je passe inaperçu parce que je suis sans personnalité. Mais j’ai trouvé le
moyen d’y remédier. Dans les moments où je n’existe pas pour ma famille,
j’imagine que je suis un autre garçon pour me sentir plus fort quand je me trouve
seul. J’invente que je m’appelle Enzo pour ne plus être ordinaire et sans intérêt.
La mère (découpant le poulet) : Tu sais…
Thomas (prenant au fur et à mesure de l’assurance) : Parce que Enzo imaginaire
est champion de natation, roi des blagues, supra-vif. Il est capable de manger des
asperges même s’il déteste ça. Il se lance des défis pour les réussir : hier, il s’est
bandé les yeux pendant une demi-heure pour vivre comme un aveugle. Rien ne lui
résiste. Il devine tout.
La mère (découpant le poulet) : … le Minotaure…
Thomas (prenant au fur et à mesure de l’assurance) : Enzo est hypra-fort et
unique. Plus tard, il sera pilote de chasse au-dessus de l’océan. On l’admire et
c’est normal. Il n’est pas amoureux et c’est mieux car il a autre chose à faire. Il ne
craint rien ni personne. Il est coriace, vigoureux et tout le monde voudrait être lui.
Il est le meilleur. En tout. Il est parfait.
La mère (découpant le poulet) : C’est à cause du Minotaure que tout est arrivé.
Thomas n’a pas entendu, il ne relève pas.
Thomas : Alors quand je souhaite ne pas être invisible, quand je veux me sentir
héroïque et intrépide, je m’invente une autre vie et je suis Enzo terrifiant d’audace
et de génie.
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La mère (regardant Thomas) : Thomas, cette histoire de labyrinthe et de cire sur
les ailes… C’est à cause du Minotaure que tout est arrivé.
Thomas (à sa mère) : Pourquoi tu dis ça ? Le fautif, c’est le roi Minos qui a
préféré garder le taureau blanc plutôt que de le sacrifier.
La mère : Le taureau blanc était trop beau. Et le Minotaure était un monstre…
Elle dévisage son fils.
La mère : … Un accident. Tant pis pour lui.
Elle s’essuie les mains dans son tablier et s’approche.
La mère : Thomas…
Thomas : Ma mère est la reine de la création de moments étranges.
La mère : Thomas…
Thomas : J’ai tout de suite vu que, dans quelques secondes, j’allais en vivre un.
Elle aime mettre les gens dans l’embarras, c’est comme ça.
Elle tend la main et lui caresse la joue.
La mère : Thomas…
Thomas : Oui ?
La mère : Tu es comme le Minotaure.
Thomas : Quoi ?
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La mère : Toi aussi tu es un accident.
Thomas : Hein ?
La mère : Tu es un accident mais tu n’es pas un Monstre. Toi, on ne te cache pas.
La mère récupère le poulet et quitte la chambre.
Thomas (la regardant partir, pour lui-même) : Je suis un accident ?… J’aurais
préféré qu’elle me dise « Tu es une catastrophe » comme les matins où je renverse
mon bol de céréales ou « Sylvain était mon rayon de soleil ». J’aurais préféré. Au
lieu de cela, j’ai appris que j’étais un accident.
La mère (off, de la cuisine) : À table !
Thomas : Je suis un accident.
Scène 4
Chambre.
Thomas : Des accidents, il en arrive souvent : démonter les aspirateurs et avaler la
poussière sans faire exprès, sauter par-dessus les barrières et se planter une
écharde dans le doigt, courir derrière ma cousine Tiphaine et la pousser dans
l’escalier… Mais « être un accident » c’est autre chose. Être un accident veut dire
que ma mère est tombée enceinte de moi alors qu’elle ne voulait qu’un seul
enfant. Sylvain était déjà là depuis neuf ans et je n’aurais pas dû naître. Je suis né
et on ne m’a pas aimé.
Thomas vise la cible de ses fléchettes.
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Thomas : Ils m’ont mis de côté pour que je ne les dérange pas. Je suis un
accident… J’ai l’impression d’être mort. C’est comme si on m’a mangé le cerveau
et que seules mes oreilles bourdonnent encore. Faut que je me plonge entier dans
le flou. Je parviens facilement à plonger dans le flou : je ne ferme pas les yeux,
mais je me comporte comme si c’était le cas et je marche comme un zombie. Cela
force les autres à ne plus m’adresser la parole. Ça arrange mes parents.
Fiche signalétique de mon père :
Prénom : François
Métier : chef d’usine de boulons.
Il aime : manger des petits pois.
Il n’aime pas : sortir le soir.
Ressemble à : une courgette aussi. Mon père est le mari de la courgette. Parfois,
ceux qui se marient finissent par se ressembler.
Eux courgettes, moi navet : on est la famille des légumes.
La mère (off, de la cuisine) : À table !
Thomas : C’est comme si mon frère était vraiment Icare, l’homme aux ailes
d’aigle qui s’est envolé, et moi, le Minotaure, le Monstre qu’on a oublié dans un
coin.
Il se met à parler à son frère par le biais des cartons qui portent son nom.
Thomas : Sauf que je suis un accident. Je suis un accident, Sylvain, et pas toi. (Il
réfléchit) Tu n’en as jamais été un. (Il réfléchit) Ça fait de moi quelque chose de
différent. (Il réfléchit) J’ai quelque chose de plus que toi. Ce n’est pas parce que je
suis sans personnalité que je suis invisible à la maison, mais parce que je suis UN
ACCIDENT et que les parents n’ont jamais su comment me le dire ! Avant, j’étais
: fade et seul. Alors, qu’en réalité, je suis : à côté de tout, pas amusant, gourmand,
malade tout le temps, vexé pour un rien, malmené, hésitant et maladroit. Et aussi :
rigoureux, rêveur, curieux, gentil, honnête. (Il réfléchit) Être un accident n’est pas
une maladie ! (Souriant) Comment ai-je pu croire aussi longtemps que j’étais
inintéressant ? Que j’étais un navet ? (Heureux) JE SUIS UN ACCIDENT !
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La mère (off, de la cuisine, hurlant) : À table, Thomas ! À table !
Scène 5
La cuisine.
La mère est attablée. Visiblement sous l’effet des médicaments, elle scrute le vide
devant elle. Thomas l’observe avec compassion. Rien ne semble avoir changé
pour elle, la révélation de « l’accident » est déjà oubliée. Thomas rayonne. Il est
pressé. Son sac à dos n’est plus au pied de la table mais sur la chaise. Il l’ôte
pour s’asseoir.
La mère (excessivement calme, sans le regarder) : Mange.
Thomas : Tu veux du poulet ?
La mère (excessivement calme, sans le regarder) : Non. J’ai pris de nouveaux
médicaments et de la gelée-qui-m’aide-à-faire-passer-tout-ça.
Thomas : Tu fais peur à Grégoire.
La mère (idem) : Il fait des trous dans mes murs.
Thomas : C’est ma chambre.
La mère (idem) : C’est ma maison.
Thomas : Cet après-midi, je le rejoins à son cours de piano.
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La mère (idem) : Non, tu restes. Nous sommes samedi, le samedi je me prends
pour un tube de dentifrice. Si tu ne m’aides pas à retrouver tout de suite ma tête, si
je ne me referme pas du bouchon, je vais sécher de l’intérieur.
Il ne réagit pas. Il avale son poulet à une rapidité incroyable puis se lève.
La mère : Pourquoi tu manges si vite ? Tu es pressé ?
Thomas (répétant) : Je rejoins Grégoire à son cours de piano…
La mère (sans le regarder) : Non, tu restes. Nous sommes samedi, le samedi…
Thomas : J’ai un truc incroyable à lui dire. Je veux lui apprendre que je suis
devenu quelqu’un d’autre. Je suis nouveau. Même si je reste le Thomas qui est né
dans une famille qui ne veut pas de lui. Tu t’es contentée de dire : « Tu es un
accident », ça te soulage, ça soulagera papa, et la vie de famille de légumes
reprendra. Pour vous rien ne change, mais, pour moi, si. Et tant mieux. Parce qu’il
serait temps de m’aimer. Je ne vais pas te laisser me rendre malheureux alors que
je ne souhaite pas l’être.
Il verse de l’eau dans son verre. Il sourit.
Thomas (satisfait) : L’eau ne coule plus de la même manière que les autres
jours…
La mère (sans le regarder) : Qu’est-ce qui te rend joyeux ?
Thomas : Moi. Je me rends joyeux tout seul.
Il boit son verre. Il se ressert et boit plusieurs fois.
Thomas : Il est trop salé le poulet.
Puis il ouvre son sac à dos et en sort le livre « L’abordage de monsieur Belles ».
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Ma fiche signalétique :
Prénom : Thomas.
Métier : je veux être chercheur dans le noyau de l’atome. Peut-on, en même
temps, être un accident ET travailler sur une chose aussi difficile et secrète ?
J’aime : Lire « L’abordage de Monsieur Belles », mon livre préféré.
Je n’aime pas : manger des mûres parce qu’elles laissent des grains dans les dents.
Ressemble à : un Minotaure.
Il prend le livre avec lui et laisse le sac. La mère le regarde, légume. Il sort.
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TABLEAU 2 – CHEZ MADAME LIBHZE
Scène 6
Thomas arrive en courant devant chez la prof de piano. La façade n’est pas bien
entretenue. Le toit est recouvert de fientes.
Il attend que Grégoire quitte son cours. Il s’impatiente, son livre à la main.
Comme rien ne se passe, il décide de frapper à la porte. Plusieurs fois et fort.
Madame Libhze : Oui, ben, j’entends !
Une femme âgée lève le rideau de la fenêtre, colle son nez sur la vitre et dévisage
Thomas.
Madame Libhze : Qu’est-ce qu’il veut ?!
Thomas : Bonjour, Madame. Excusez-moi de vous déranger. Je suis Thomas, le
meilleur ami de Grégoire, et je voudrais…
Madame Libhze : Vais pas rester comme ça derrière mon carreau, j’arrive !
On entend ses pieds trainer sur le sol. Elle ouvre. Elle est en deux couleurs : grise
grâce à sa robe, rouge grâce à son gilet, ses lèvres et ses chaussures. Son visage
allongé ressemble à un ananas sauf que ses faux cheveux coiffés en pétard ne sont
pas verts, mais gris eux aussi. Elle semble désagréable et robuste pour son âge.
Madame Libhze : Qu’est-ce qu’il veut ?
Thomas : Je cherche Grégoire.
Madame Libhze : Grégoire Grégoire ? Il n’est pas là.
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Thomas : Il est déjà parti ?
Madame Libhze : J’ai dit « il n’est pas là », je n’ai pas dit « il n’est plus là ». Il
n’est pas là parce qu’il n’est pas venu aujourd’hui. L’est resté chez lui
exceptionnellement. Il viendra plus tard. C’est ton meilleur ami, tu devrais le
savoir. (Thomas se tait.) Qu’est-ce que tu lui veux, à Grégoire ?
Thomas (fier, tout de go) : Je veux lui dire que je suis un accident.
Madame Libhze : Tu es un accident ? Ça doit être rudement important pour que
tu viennes en causer jusqu’ici ! C’est la première fois que tu frappes à ma porte !
… Tu sais accorder les pianos ?
Thomas : Ben non.
Madame Libhze : Mince.
Thomas : J’ai surtout bu trop d’eau., j’ai envie d’aller aux toilettes.
Madame Libhze : Au bout du couloir.
Elle entre chez elle. Thomas hésite puis la suit.
À l’intérieur, tout est marron : fauteuil, table, chaises. De nombreux objets mais
ordonnés. Un chevalet et de nombreuses peintures de concombre et feuilles de
marronniers. Pas de piano.
Thomas : Au bout du couloir, là ?
Madame Libhze : Il n’y a qu’un couloir, alors oui, là.
Thomas va aux toilettes. Pendant ce temps, madame Libhze reprend son activité :
peindre des feuilles de marronnier sur une toile.
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Thomas revient. Impressionné, il tient son livre préféré contre son ventre et
Madame Libhze a discrètement suivi son geste des yeux.
Thomas : À quelle heure viendra-t-il ?
Madame Libhze : Qui ?
Thomas : Grégoire. Vous m’avez dit qu’il viendrait plus tard.
Madame Libhze : Dans une heure. Ou peut-être deux. Il sait que je n’aime pas les
gens en retard alors il sera à l’heure, même si moi je ne m’en souviens pas.
Thomas : Il dit aussi que vous écoutez de la musique classique avec un gros
casque sur les oreilles.
Madame Libhze : Et j’adore conduire ma voiture le plus souvent possible à
travers la ville juste pour rouler, sans m’arrêter dans un supermarché ou chez une
amie.
Thomas : Vous êtes vieille pourtant.
Madame Libhze : Pour avoir une amie ?
Thomas : Non. Pour le casque et la voiture. Les casques de musique et les
voitures c’est pour les gens plus jeunes que vous.
Madame Libhze : Comme la bêtise visiblement… Ma passion, c’est peindre des
concombres.
Thomas : Vous êtes prof de piano sans piano ?
Elle secoue la tête de dépit sans répondre.
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Thomas : Moi, je suis capable de courir huit fois de suite d’un bout à l’autre de
ma rue sans m’essouffler ni m’arrêter.
Madame Libhze : Et tu es donc, en plus, un accident... Qui t’a dit une chose
pareille ?
Thomas : Ma mère.
Madame Libhze : Déjà qu’elle se prend pour un autobus, ta mère, et qu’elle
stationne tous les deux mètres dans la rue pour attendre les voyageurs !... (Elle
remarque l’air surpris de Thomas) Elle le fait quand tu es à l’école… Tu vas bien
à l’école ?
Thomas (sans honte et Madame Libhze s’en rend compte) : Elle prend des
médicaments.
Madame Libhze : Qu’elle n’en prenne pas.
Thomas : Sans eux, c’est pire.
Madame Libhze se tait.
Thomas (reprenant) : Ce matin, j’ai appris que j’étais un accident, je suis devenu
quelque chose de nouveau et je trouve ça bien d’être nouveau. Je suis un accident
comme le Minotaure mais, moi, je ne suis pas un Monstre, on ne me cache pas.
Elle stoppe net de peindre les feuilles de marronniers et le fixe d’un œil mauvais.
Thomas (mal à l’aise) : Je vais y aller. Au revoir, madame.
Madame Libhze : Répète, pour voir.
Thomas : Quoi ?
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Madame Libhze : Répète ce que tu viens de dire.
Thomas (mal à l’aise) : Je vais y aller. Au revoir, madame.
Madame Libhze : Avant.
Thomas (balbutiant) : Ma mère m’a appris que j’étais un accident… comme le
Minotaure… mais pas un Monstre… Vous avez déjà entendu parler du
Minotaure ? C’est un mi-homme mi-taureau.
Madame Libhze : Qui te dit que je n’en ai jamais entendu parler ?
Thomas : Je ne dis pas ça… Je dis que ma mère me prend un peu pour lui.
Madame Libhze : Et tu viens me voir parce que je suis sa fille ?
Thomas : Quoi ?
Madame Libhze : Comment tu sais que je suis la fille de l’homme-taureau ?
Thomas : Vous… êtes… la fille de… qui ?
Madame Libhze se lève, hausse les épaules et ajuste son gilet.
Madame Libhze : Ça n’a rien à voir avec de la magie. Je ne suis pas sorcière.
Thomas semble penser qu’elle en est une.
Madame Libhze : Mon père était l’homme-taureau parce qu’il est né avec un nez
de buffle, un début de cornes sur le crâne et des poils partout. On ne sait pas
pourquoi certaines personnes naissent comme ça. Toute sa vie depuis tout petit, il
a travaillé dans un cirque comme Monstre de foire… Tu me rends visite parce que
tu as entendu parler de lui et que son histoire t’intrigue ? Tu fais comme les autres,
tu viens frapper à ma porte pour voir si moi aussi j’ai des poils partout ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas baisse les yeux et regarde ses jambes qui dépassent de sa robe.
Madame Libhze : J’en ai des poils ! Mais c’est parce que je suis vieille !
Il recule d’un pas, sans se rendre compte qu’il échappe son livre qui tombe à ses
pieds.
Thomas (marmonne en boucle pour lui même) : Vous êtes la fille de l’hommetaureau ?… Je viens de rencontrer la fille d’un monstre réel ? Je viens de
rencontrer la fille d’un monstre réel ?
Madame Libhze : Qu’est-ce que tu marmonnes ?
Thomas (comme ensorcelé, mélangeant ses idées, d’une traite) : Mais… heu…
Un Monstre de cirque… heu… avec un chapiteau et des cages à tigre ? Des
trapèzes et des éléphants ?... Mais quand vous étiez petite, vous vous promeniez
dans les rues avec lui ?... Vous saviez qu’il était un Monstre ? Vous aviez peur de
devenir un taureau aussi ?... Vous avez des frères et sœurs ? Vous vous êtes enfuie
de chez vous ? Qui est votre maman ? Comment a-t-elle supporté le nez de buffle
de son mari ?...
Il se reprend.
Thomas (argumentant) : Moi, je ressemble à ma mère. Nous avons des yeux de
lynx. Pour avoir des yeux de lynx, il suffit de croire que c’est possible.
Temps.
Madame Libhze : C’est quoi ce que tu lis ?
Thomas : Comment ?
Madame Libhze : Que lis-tu ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Il lui faut quelques secondes pour comprendre qu’elle change de sujet et qu’elle
le questionne sur son livre qu’il croit toujours tenir contre lui.
Thomas : « L’abordage de monsieur Belles »… Je le prends toujours avec moi…
Quand je le lis, je voudrais avoir la vie des aventuriers sur un bateau.
Madame Libhze : Tu aimes ?
Thomas : C’est mon livre préféré.
Madame Libhze : Alors ramasse-le, il est par terre.
Il baisse la tête et découvre le livre à ses pieds. Il ne le ramasse pas, obnubilé par
la révélation de la prof de piano.
Thomas : Fiche signalétique de Madame Libhze.
Prénom : LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Métier : LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Elle aime : LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Elle n’aime pas : LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Ressemble à : LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Il la fixe du regard, immobile, tétanisé, hypnotisé.
Thomas : Fiche signalétique de Madame Libhze.
Prénom : je ne sais pas.
Métier : donne des leçons de piano à Grégoire mais ce n’est pas un métier. Avant,
elle plumait des poules dans une usine et chauffait des cuves de chewing-gum
dans une autre.
Elle aime : manger au restaurant.
Elle n’aime pas : les cerises écrasées par terre.
Ressemble à : un ananas.
Surtout : EST LA FILLE DE L’HOMME-TAUREAU.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Madame Libhze se réinstalle à sa poterie.
Madame Libhze : Allez, file chez ton ami Grégoire et dis lui de ne pas oublier de
venir pour son cours.
Thomas : Ben… Je ne sais pas où il habite.
Madame Libhze : Tu ne sais pas ?
Thomas : Il vient jouer chez moi, mais jamais l’inverse. Il ne veut pas que je
l’accompagne chez lui après l’école. Il ne me l’a pas vraiment dit mais j’ai
compris qu’il préfère qu’on se quitte devant chez moi.
Madame Libhze : Et si tu y vas par surprise, tu crois qu’il sera heureux de te
recevoir ?
Thomas : Lui dire que je suis un accident est plus important que le reste.
Madame Libhze (souriante) : Vraiment ? Si tu le penses. (Complice) C’est
compliqué pour aller chez lui, c’est comme un labyrinthe. Je connais le chemin,
ses parents m’invitent souvent. En sortant à droite, là, il y a un terrain vague.
Thomas (peu assuré) : Je connais.
Madame Libhze : Traverse-le. Ensuite tu prends à gauche, à droite, à gauche, tu
descends, tu tournes, tu continues. Et après tu tournes encore et tu arrives près de
chez lui. Une façade blanche, des volets verts, un petit jardin.
Thomas : Merci, Madame. Au revoir, Madame.
Madame Libhze : Tu vas te souvenir du chemin ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Je traverse le terrain vague. Puis à gauche, à droite, à gauche, je
descends, je tourne, je continue. Après je tourne encore et j’arrive près de chez lui.
Madame Libhze : Tu donneras le bonjour à ses parents.
Thomas : Oui, Madame.
Madame Libhze : Et qu’il n’oublie pas de venir pour son cours.
Thomas : D’accord, Madame.
Elle ne l’accompagne pas. Il ferme la porte et se retrouve dehors.
Thomas (heureux) : Madame Libhze est la fille d’un Monstre ! Je suis devenu un
accident ET Madame Libhze est la fille d’un Monstre !
Il quitte le perron et cavale.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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TABLEAU 3 – LE TERRAIN VAGUE
Scène 7
Thomas arrive en courant devant le terrain vague, en friche. Il ralentit aussi sec.
Aux abords, un panneau indicateur peut éventuellement être planté : « Terrain
vague ».
Son excitation disparait.
On entend la voix de Grégoire entendue à la scène 2 : « Et toi, tu refuses de
traverser le terrain vague parce que tu as peur. »
Il serre ses mains contre son ventre et réalise qu’il ne tient plus son livre.
Thomas : Mon livre ! Oh non, mon livre ! Je l’ai laissé chez la prof de piano !
Il hésite à faire demi-tour pour le récupérer.
Thomas : Je suis un accident. Madame Libhze est la fille de l’homme-taureau. Je
suis un accident. Je dois avertir Grégoire. (Il hésite) Je dois avertir Grégoire.
Il se lance finalement le défi de traverser. Il s’approche.
On entend la voix de Grégoire entendue à la scène 2 : « Ta mère dit que c’est un
sable mouvant et quand ce qu’elle dit est effrayant, tu la crois. Moule-pouillée ! »
Thomas : Enzo est champion de natation, roi des blagues, supra-vif. Enzo est
hypra-fort et unique. Plus tard, il sera pilote de chasse au-dessus de l’océan. On
l’admire et c’est normal. Il n’est pas amoureux et c’est mieux car il a autre chose à
faire. Il ne craint rien ni personne. Il est coriace, vigoureux et tout le monde
voudrait être lui. Il est le meilleur. En tout. Il est parfait.
Il piétine à pas prudents.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Si je plonge entier dans le flou, rien ne m’atteindra. Je serai dans ma
bulle. Ne pas fermer les yeux, mais faire comme si. Marcher comme un zombie.
Il tente. Cela ne le satisfait pas. Il n’est pas tranquillisé. Il doit trouver un autre
moyen de se réconforter.
Thomas (en traversant, récitant pour se rassurer) : « L’abordage de monsieur
Belles » a été écrit en 1612 par monsieur Belles lui-même qui, après avoir vécu
sur une île à cause du naufrage de son bateau, a été retrouvé par des amis marins
qui passaient par là… Le héros s’appelle Pierre. Quand il se rebaptise Malaccalo,
j’ai peur qu’on ne le prive de sa joie en le tuant ou en l’enfermant dans une cage
en bambou. Parce que ça peut arriver. Tout peut exister… Quand je le lis, je
voudrais avoir la vie des aventuriers sur un bateau. Le claquement des voiles, le
vent soufflant, les vagues qui frappent la coque, la puissance du navire sur les
flots. Pêcher des poissons au filet pour se nourrir et des requins au harpon s’ils
m’attaquent. Je voudrais récurer le pont à la brosse et dormir comme un pirate.
Il sort du terrain vague, sain et sauf.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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TABLEAU 4 – CHEZ GRÉGOIRE
Scène 8
La façade d’une maison. Thomas la découvre pour la première fois. Un vélo bleu
abandonné, des géraniums en pots, des dalles dans l’herbe de l’entrée et une
niche renversée contre le mur à gauche.
De la musique, des rires, des voix s’élèvent en sourdine de la maison.
Thomas sonne à la porte, excité à l’idée de parler à Grégoire.
On entend en off les aboiements d’un chien provenant de l’intérieur, puis une voix
masculine (le père de Grégoire) dit : « Grégoire, va ouvrir. »
Grégoire ouvre et regarde Thomas d’un air ahuri, sans comprendre ce qu’il fait
ici.
Thomas (heureux de lui faire la surprise) : Salut.
Grégoire se fige puis il referme la porte sans parler.
Thomas sonne à nouveau. On entend en off les aboiements du chien provenant de
l’intérieur, puis la voix masculine dit : « Va ouvrir, Grégoire ! »
Grégoire ouvre.
Thomas : Salut.
Grégoire se penche légèrement dehors pour voir si Thomas est seul, ils se
regardent.
Grégoire (paniqué) : Je ne peux pas sortir.
On entend en off : « Joyeux anniversaire ! »
Grégoire (paniqué) : Il y a ma famille et…
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : C’est l’anniversaire de qui ?
La voix masculine, en off : « Grégoire, ta sœur ouvre ses cadeaux ! » Des voix et
des rires proviennent du couloir.
Grégoire (à Thomas, pris au piège) : L’anniversaire de ma sœur Natacha.
Thomas : Fiche signalétique de Grégoire.
Prénom : Grégoire.
Métier : veut être cascadeur pour les films qui se déroulent dans l’espace ou sur
les porte-avions.
Il aime : ses coudes et le jambon.
Il n’aime pas : les cours de piano.
Ressemble à : un faux ami puisqu’il ne m’avait jamais dit qu’il avait une sœur !
Grégoire referme la porte. Thomas sonne une troisième fois. Aboiements du chien,
voix du père : « Grégoire ! Enfin ! Ouvre ! »
Grégoire ouvre.
Grégoire (excessivement gêné) : Qu’est-ce que tu fais là, Thomas ?
Thomas : Je viens souhaiter un joyeux anniversaire à Natacha…
Grégoire panique.
Thomas : Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu avais une sœur ?... Arrête de baisser
les yeux. Tu te transformes en courgette, on dirait mon père… Alors quoi ?
Pourquoi tu ne m’as pas dit ? Ta sœur a des poux ? Ça fait un an que tu viens chez
moi et que je ne t’accompagne jamais chez toi. Un an de poux, c’est beaucoup,
non ? Tu es mon meilleur ami, tu habites ici, je n’ai pas mis les pieds chez toi et je
trouve ça anormal. C’est parce qu’à l’intérieur tout est moche et nul que tu ne
m’as jamais proposé d’entrer ? Grégoire ?! POURQUOI tu ne m’as pas dit que tu
avais une SŒUR ?!
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Grégoire : Mar…e…tu…e…l’a…a…ais…e…an…é.
Thomas : Quoi ?
Grégoire : Marce que tu ne l’as japais demandé.
Grégoire relève les yeux, très mal à l’aise.
Grégoire : Je ne meux pas sortir aujourd’hui, Thopas.
Thomas : Oui, j’ai compris, mais j’ai des choses hyper importantes à dire !
Grégoire se tourne en direction du couloir, écoute les bruits qui proviennent de sa
maison.
Grégoire : Quelques pinutes alors.
Il ferme la porte derrière lui et cela le rassure. Ils descendent dans le petit jardin,
près de la niche renversée, et Grégoire retrouve un peu de son calme.
Grégoire : Comment as-tu su où j’habite ? Qui t’a dit ?
Thomas : Ne change pas de sujet… C’est madame Libhze qui m’a dit.
Grégoire (estomaqué) : Tu parles à madame Libhze ?
Thomas : Oui.
Grégoire : Tu prends des cours de piano ?
Thomas : Non.
Grégoire (ahuri) : T’es devenu son ami ?!
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Je préfère être l’ami de quelqu’un qui me dit la vérité plutôt qu’être
celui de quelqu’un qui me ment. Tu sais, quand on ment une fois, on peut mentir
deux… J’ai vue madame Libhze parce que je t’attendais à la sortie de ton cours…
J’ai des choses à dire, Grégoire. Ma mère m’a appris que j’étais un accident !
Grégoire ne répond rien.
Thomas (excité, lui expliquant) : Être un accident, ça veut dire que mes parents ne
voulaient pas de moi et que je suis né quand même.
Grégoire (peu enthousiaste) : Ben, ce n’est pas grave.
Thomas (restant le plus enjoué possible, passant à l’autre nouvelle) : Ben dis
donc, si tu es aussi enthousiaste, ma journée qui s’annonçait incroyable va se
terminer ratée. Je gâche ton après-midi, c’est ça ? Bon. L’autre chose que je
voulais te dire, attention, accroche-toi, c’est que le père de ta prof de piano… c’est
l’homme-taureau !
Grégoire : Je sais.
Thomas : QUOI ?!
Grégoire : Je sais que c’est l’homme-taureau.
Thomas : Tu sais que son père c’est l’homme-taureau ?!
Grégoire : Elle m’en a parlé une fois.
Thomas : Tu savais que son père c’était un Monstre ?! TU SAVAIS ET TU NE
M’AS RIEN DIS ! Notre super amitié coule comme un caillou, Grégoire. Tu me
trahis deux fois !
Grégoire : Deux ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : 1) Tu me caches que tu as une sœur 2) tu me caches que tu sais pour
Libhze.
Grégoire : Je ne t’ai pas caché, je ne t’ai rien dit, ce n’est pas pareil !
Thomas : Un Monstre, Grégoire ! Le père de ta prof est un Monstre et tu ne me
dis rien ?!
Grégoire (doucement) : Thomas… un Monstre, ce n’est pas ça.
La porte d’entrée de la maison s’ouvre et Natacha passe la tête dehors. Grégoire
se décompose. Il tourne vers Thomas des yeux emplis d’angoisse et de détresse.
Thomas : Qu’est-ce qui se passe ?
Grégoire : A…est…un…on…tre.
Thomas : Quoi ?
Grégoire : A…est…un…on…tre.
Thomas (traduisant) : Ça, c’est un Monstre ?
Grégoire (acquiesçant) : Ça, c’est un Ponstre.
Thomas : Un Monstre comment ?
Natacha : Bonjour, c’est mon anniversaire ! Je suis Natacha.
Thomas (à Grégoire, soudainement peu rassuré, en sourdine) : Il y a trois
catégories de monstres, Grégoire : le monstre du tatami comme toi quand tu
gagnes chaque tournoi de judo, mon oncle Bertrand qui tape sa femme pour
l’empêcher de sortir et les Monstres mi-hommes mi-animaux comme le
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Minotaure. Tu veux dire qu’il existe une nouvelle catégorie : ta sœur ? Sa tête
n’est pas celle d’un taureau, alors qu’est-ce qu’elle a ? Des poils sur les mains et
trois estomacs ?
La tête dans l’encadrement de la porte, Natacha sourit :
Natacha : C’est mon anniversaire, tu veux du gâteau ?
Elle sort sur le perron.
Natacha : couettes de chaque côté de la tête, un collier en plastique argenté
autour du cou et une robe violette et blanche. Ou tout autre vêtement qui la
rendrait grande personne avant l’âge avec du toc, des bijoux de jour de fête :
collier, bracelets en plastique… Surtout : ses jambes sont cerclées d’armature
métallique, de broches, la contraignant à marcher lentement, à se déplacer
chaotiquement. Le métal s’entrechoque et fait du bruit à chaque pas.
Thomas (pour lui-même) : Alors, Natacha s’est avancée et j’ai vu de quoi mon
ami avait honte. J’ai vu la monstruosité de sa sœur.
Grégoire se met à trembler ; il la rejoint sur le perron. Thomas reste à l’écart.
Thomas : J’ai vu ses jambes. Noires. Tordues. Maintenues le plus droit possible
par des broches et des cercles métalliques et entourées de fil barbelé. Sa peau avait
l’air tout dur, comme un bouclier noirci. Elle ressemblait à une écrevisse bricolée.
C’était comme si un vélo cassé s’était coincé dans ses mollets et ses cuisses,
comme si des lames de couteaux avaient poussé en elle et sortaient de sa peau.
Scène 9
Seuil de la maison.
Natacha passe son doigt sur le verre de ses lunettes en louchant.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Natacha : Il y a un puceron. (Brusque, elle l’écrase par mégarde.) Naaaan ! Je
voulais le chasser, pas le tuer !… J’ai pourtant des petits doigts.
Elle enlève ses lunettes, sort un mouchoir de sa poche et les nettoie. Elle remet ses
lunettes sur son nez et range son mouchoir sans bouger de devant Grégoire et
Thomas. Elle est dynamique et enjouée malgré son handicap.
Natacha (à Thomas) : Bonjour.
Thomas : Bonjour.
La curiosité le tiraille mais il s’empêche de trop la regarder de crainte d’être
malpoli et indiscret. Doit-il lui parler de ses jambes ou faire semblant de ne rien
remarquer ?
Natacha : Tu es qui ?
Thomas : Thomas.
Natacha (étonnée mais réjouie) : C’est toi Thomas ? (soudainement) Tu me parles
aujourd’hui ?
Thomas : Quoi ?
Natacha : Tu ne viens jamais chez nous. Grégoire dit que tu as peur de moi.
Thomas : Ben... (il marmonne en regardant Grégoire) : Grégoire ne m’a jamais
parlé de toi.
Natacha (n’ayant pas entendu) : Qu’est-ce que tu dis ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Rien… (à Grégoire, très mal à l’aise) Arrête. On dirait que tu vas
décoller une tranche de béton et te cacher dessous comme un poussière sous un
tapis.
Natacha (à Thomas) : Tu as peur de moi ?
Thomas (incertain) : Non.
Natacha (énervée) : Tu vois, Grégoire, qu’il n’a pas peur de moi ! (à Thomas) Tu
sais comment je t’appelle ?
Thomas : Quoi ?
Natacha : Tu sais comment je t’appelle ?
Thomas : Non.
Natacha : Je t’appelle Thomas Quelque Chose. Thomas « Quelque Chose » parce
que je ne me souviens que de ça de toi et pas du tout de ton nom de famille. Je ne
te vois jamais alors j’oublie ce que Grégoire me raconte sur toi. J’ai parlé de toi à
ma copine Ellie parce que tu es le meilleur ami de mon frère.
Thomas regarde Grégoire.
Natacha : Ellie dit que si on ne se souvient pas de ton nom de famille, c’est parce
que tu n’es pas assez intéressant. Elle dit que si on n’a pas un vrai nom, on
n’existe pas. Et c’est vrai que tu n’existes pas beaucoup : tu es le meilleur ami de
Grégoire, c’est ce qu’il dit et tu ne viens jamais chez nous, tu ne parles jamais
avec moi… Moi, je te trouve intéressant.
Thomas : Pourquoi tu me trouves intéressant ?
Natacha : Parce que Ellie, elle pense le contraire. Je n’aime pas faire comme
elle… Tu veux du gâteau ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Oui.
Elle entre difficilement dans la maison se maintenant au mur de la main gauche.
Natacha (à Thomas) : Passe devant, si tu veux. Je suis lente. Ce sera plus facile.
Thomas reste derrière elle.
Grégoire : On le mangera là.
Natacha : D’accord. Je l’apporte. Mon gâteau d’anniversaire, c’est un fraisier.
Ils l’observent partir. Toujours la musique et des voix provenant de l’intérieur.
Thomas : Ses pattes d’écrevisses abimées font le bruit des fourchettes mal
rangées dans un tiroir.
Grégoire reste silencieux. Thomas s’approche de la porte ouverte et regarde à
l’intérieur.
Thomas : C’est qui avec tes parents ?
Grégoire : Ma tante et mes deux cousins.
Thomas : Autant ma famille ressemble à un panier de légumes, autant la tienne
ressemble à une barquette de frites : à part ta sœur et toi, ils sont tous longs, tous
minces et identiques.
Grégoire : On n’est pas jaunes.
Thomas : Heureusement… Ta mère, on dirait une présentatrice télé avec ses
lunettes ovales en forme de cornichons.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Grégoire : Ma mère, c’est la frite à lunettes, mon père, la frite à moustache, ma
tante, la frite à chapeau, et mes cousins, les frites aux cheveux courts enduits de
gel.
Ils rient. Thomas rejoint Grégoire.
Thomas : Je savais que tu avais un chien appelé Théodule, mais je ne savais pas
que tu avais une sœur ; je ne trouve pas ça malin.
Grégoire se tait.
Dans un concert de cliquetis métalliques, Natacha les rejoint, aidée d’une
béquille. D’une main, elle tient difficilement trois parts de fraisier dans une
assiette et deux autres assiettes superposées sous celle-ci. Sa bouche est
badigeonnée de reste de gâteau.
Natacha : J’en ai repris. Grégoire, tu peux m’aider ?
Il obéit, trop heureux de changer de sujet. Chacun se retrouve avec une assiette et
une part de fraisier. Ils s’assoient sur les marches, Natacha avec peine, mais sans
demander d’aide. Un temps durant lequel Thomas observe et Grégoire mange.
Natacha : Alors, Thomas Quelque Chose, je peux savoir ?
Thomas : Savoir quoi ?
Natacha : Pourquoi tu viens voir Grégoire cet après-midi ? Tu aurais pu le
louper : le samedi il joue du piano chez madame Libhze. Il ira plus tard,
aujourd’hui c’est mon anniversaire. Qu’est-ce que tu as de si important à lui dire
pour venir en parler jusqu’ici ?
Thomas (sans hésiter) : Je suis un accident. Et je voulais qu’il sache que c’est
important. Ce matin, je suis devenu quelqu’un de nouveau.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Grégoire (expliquant fièrement) : Être un accident, ça veut dire que ses parents ne
voulaient pas de lui et qu’il est né quand même.
Natacha (agitée et, heureuse, en riant) : Moi aussi, je suis un accident !
Elle montre ses jambes et le métal manipulé fait du bruit dans le silence total.
Natacha (ravie, enjouée, comique) : Mes parents ne me voulaient pas comme ça !
Je suis un accident !
Elle fait une grimace, Thomas rit, puis Grégoire.
Natacha imite le son de la trompette avec sa bouche et pioche des morceaux de
fraises dans l’assiette de son frère. Elle se lève, lui donne sa béquille. Elle danse.
Elle choisit de se débrouiller seule même si elle vacille, et, perdant l’équilibre,
elle se cogne le front contre la façade. Elle grimace, vérifie ses lunettes et rit.
Natacha : Mes lunettes se sont tordues, on dirait mes jambes.
Tous rient. Elle reprend sa béquille. Thomas et Grégoire l’observent.
Grégoire (faisant diversion) : Je dois me préparer pour mon cours de piano.
Natacha : Mon frère a peur que madame Libhze l’attaque par derrière ou lui
coupe deux doigts s’il lit mal les partitions.
Grégoire : Thomas, lui, a peur de traverser le terrain vague. Il croit aux sables
mouvants.
Natacha : Quel terrain vague ?
Grégoire : Tu n’y es jamais allée, il y a trop de bosses.
Thomas : Je l’ai traversé pour venir.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Grégoire : Menteur.
Thomas : Toi-même… Je t’accompagne parce que j’ai oublié mon livre.
Grégoire : Quel livre ?
Thomas : « L’abordage de Monsieur Belles ».
Grégoire : Chez qui ?
Thomas : Chez ta prof.
Grégoire : Tu as oublié ton livre préféré chez Madame Libhze ?!
Thomas : Oui. Si tu m’avais révélé plus tôt qui était son père, je n’aurais pas été
surpris de l’apprendre et je n’aurais pas été distrait.
Natacha : C’est qui le père de ta prof ?
Grégoire : Je te raconterai.
Ils se taisent. Puis se lèvent.
Thomas (tendant son assiette à Natacha) : Merci pour le fraisier.
Natacha : Ah oui, il était bon.
Grégoire (tendant son assiette à Natacha) : C’était du bon fraisier, ça.
Thomas (poli) : Ah ben oui.
Natacha (criant, réjouie) : Thomas Quelque Chose est venu à mon anniversaire !
Thomas Quelque Chose est venu à mon anniversaire !
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Fiche signalétique de Natacha.
Prénom : Natacha.
Elle aime : les chewing-gums roses.
Elle n’aime pas : les tirelires.
Ressemble à : de la laine. Ses cheveux noirs, on dirait de la laine.
Natacha et lui se regardent et sourient.
Natacha : À bientôt, Thomas Quelque Chose, parce que ça fait du bien de te
rencontrer.
Thomas : À bientôt, Natacha.
Il ne la regarde pas vraiment et Natacha rentre chez elle avec peine.
Grégoire : Allons-y. Madame Libhze n’aime pas les gens en retard.
Ils quittent le perron.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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TABLEAU 5 – LE TERRAIN VAGUE
Scène 10
Thomas et Grégoire arrivent aux abords du terrain vague. Panneau « Terrain
vague ».
Thomas la joue peur de rien et tous deux le traversent. Il piétine, il n’est pas
rassuré.
Thomas (levant la tête au ciel, faussement distrait) : Le Soleil est une boule de
feu dans l’Univers, et ça, tout de même, c’est mystérieux… J’ai mangé du fraisier
mais je n’ai pas aimé. Je suis un garçon poli. Personne ne m’a reproché de ne pas
aimer, même si vous avez tous les deux vu que j’avalais sans mâcher. Vous ne
m’avez pas proposé de ne pas me forcer… (Tout à coup sérieux) Ta sœur, ce n’est
pas un Monstre, c’est juste ta sœur.
Grégoire : C’est facile, pour toi. Moi, tous les jours, j’ai peur qu’un copain se
moque de moi parce que Natacha marche comme un crabe.
Thomas : Moi, tous les jours, j’ai peur que ma mère débarque à l’école et se
prenne pour le prof. Parce que c’est possible… Grégoire, tu es mon meilleur ami
parce que tu te moques de moi à cause du terrain vague et que je me moque de toi
quand tu lances les fléchettes, mais surtout parce que tu le seul avec qui je marche
côte à côte au même rythme.
Grégoire : C’est vrai qu’on marche au même rythme.
Thomas : Ma mère, madame Libhze, mon livre oublié chez elle, ta sœur : tout
bouillonne dans ma tête.
Grégoire : Comme quand je confonds les « m » et les « p ».
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Tout bouillonne comme des vagues et si j’étais sur le bateau de
monsieur Belles, je ferais naufrage avec lui. On fait naufrage pour ces raisons-là,
Grégoire, parce qu’il y a toujours des vagues et des choses à révéler. Après, il
suffit de trouver une île pour se reposer jusqu’à ce que des amis vous sauvent.
C’est ce qui est arrivé à monsieur Belles.
Grégoire : Tu m’as déjà raconté.
Thomas : Je ne pourrai pas me passer de toi, Grégoire, je ne jouerai pas aux
fléchettes avec quelqu’un d’autre.
Ils se sourient.
Grégoire : Tu parles beaucoup quand tu es effrayé par des sables mouvants…
Ils rient.
Grégoire : Thomas ? Qu’est-ce qu’elle a, ta mère ?
Thomas : Elle n’aime que mon frère et mon frère est parti. Je crois que ça suffit à
rendre quelqu’un malade.
Grégoire : En tout cas, elle fait peur.
Thomas : Et ta sœur, qu’est-ce qu’elle a ?
Grégoire : Elle est née avec des jambes de cow-boy rafistolées au fil de fer. Les
docteurs n’ont pas réussi à la soigner. Ils ont préféré lui mettre un appareil
dentaire pour jambes plutôt que de les lui couper.
Thomas : Ça la rend triste ?
Grégoire : Des fois, oui.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Elle a mal ?
Grégoire : Plus maintenant.
Thomas : Elle a des amies ?
Grégoire : Ben oui.
Thomas : Pourquoi elles n’étaient pas invitées à la fête aujourd’hui ?
Grégoire : Parce que quand ma tante et mes cousins sont là, on n’invite personne
d’autre, ils sont nuls…
Ils sortent du terrain vague. Thomas est soulagé.
Thomas : Elle a vu que je n’aimais pas le fraisier ?
Grégoire : Ben oui.
Thomas : Écoute-moi, Grégoire. Tu ne m’as jamais parlé d’elle, ok. Mais c’est
fait. Maintenant, tu vas arrêter de me cacher des choses. Tu vas arrêter, on
discutera et on décidera ensemble de ce qu’on dira ou pas. On décidera ensemble
de quoi il faut avoir peur et de quoi il ne faut pas. Parce qu’on a de la chance.
Grégoire : Tu trouves ?
Thomas : Je suis un accident, tu as une sœur qui a des jambes tordues, madame
Libhze est la fille de l’homme-taureau et ma mère se prend pour un tube de
dentifrice. Qui peut se vanter de connaître autant de gens différents ?
Ils se serrent la main fièrement, comme des super-héros qui signent un pacte.
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TABLEAU 6 – MADAME LIBHZE
Scène 11
Devant chez la prof de piano. Grégoire frappe plusieurs fois à la porte.
Madame Libhze (off) : J’entends !
Le visage de Libhze apparaît derrière les rideaux de la fenêtre.
Grégoire : Bonjour, madame. C’est Grégoire. Pour le piano…
Madame Libhze : J’arrive !
Des pieds trainent sur le sol de l’autre côté de la porte, puis elle ouvre. Sa tête
ressemble réellement à un ananas, avec ses cheveux en pétard.
Madame Libhze : Qu’est-ce qu’il veut, le p’tit Grégoire ?
Grégoire : Je viens pour le cours de tout à l’heure qu’on a décalé à maintenant.
Madame Libhze : Bien… (amusée) Et ton meilleur ami Thomas, que veut-il ?
Récupérer son livre abandonné dans mon salon ?
Thomas (souriant, penaud) : Oui.
Madame Libhze : Entrez. Grégoire, va dire bonjour au piano, j’arrive.
Grégoire sourit. Ils entrent.
Grégoire : À lundi, Thomas.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : À lundi, Grégoire.
Grégoire passe dans une autre pièce. On l’entend débuter ses gammes.
Difficilement.
Madame Libhze (à Thomas) : Ton livre est sur le fauteuil.
Il récupère « L’abordage de Monsieur Belles ».
Madame Libhze : Tu m’as dit qu’il s’agissait de ton livre préféré ?
Thomas : Oui.
Madame Libhze : Pourquoi ?
Thomas : Ben, heu… C’est mon préféré parce que… il me passionne… les voiles,
le vent, les navires, les harpons, les nouvelles terres, les peuples inconnus…
Heu… Surcharger les cales de fruits exotiques, vénérer la nature en se peignant
des troncs d’arbre sur le torse. La phrase « vénérer la nature en se peignant des
troncs d’arbre sur le torse » n’est pas de moi, mais presque. Elle est à demi de
moi. À la page trente-neuf, Pierre, qui s’est rebaptisé Malaccalo, dit : « vénérer la
nature en se badigeonnant le torse de sucs ». Moi, je pense que, d’une part, on ne
peut pas en tous lieux trouver des sucs, d’autre part cela doit être désagréable de
les étaler sur son torse. Et puis, je préfère peindre.
Madame Libhze : Moi aussi.
Thomas : Je préfère : « vénérer la nature en se peignant des troncs d’arbre sur le
torse ». À mon avis, la moitié du livre est inventée. Des orangs-outans blancs, par
exemple, ça n’existe pas.
Madame Libhze le dévisage en silence, comprenant qu’il n’a pas terminé.
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Thomas (avec fierté) : C’est mon préféré parce qu’il me rend libre.
Madame Libhze (tendant la main) Montre-moi ça.
Il lui tend le livre. Elle le tourne et retourne, fixe longuement la couverture sur
laquelle le naufrage d’un somptueux bateau ancien est peint, puis elle l’ouvre.
Madame Libhze : Dis, tu n’es pas soigneux, garçon !
Thomas tend le cou en direction des pages froissées qu’elle désigne.
Madame Libhze : C’est ta manière de retrouver le passage que tu lis ? C’est ta
façon d’aimer ton livre ? Tu froisses tes pages comme un torchon ?
Thomas : Je ne ferais jamais ça ! (constatant) Elles sont toutes abimées !
La matinée lui revient en mémoire. Sa mère est attablée dans la cuisine, elle hurle
« Et TOI, je ne veux plus que tu fasses des trous dans mes murs, c’est
compris ?! » comme lorsqu’elle s’adressait à Grégoire. Sa main se referme
lentement et froisse les pages du livre qu’elle lit. Il s’agit du livre de Thomas.
Thomas : C’est ma mère.
Madame Libhze : Ta mère saccage tes livres ? C’est son moyen de te punir ?
Thomas : Non. Elle le lit en cachette ! (il consulte les pages froissées) C’est le
passage où monsieur Belles grimpe dans un arbre pour se repérer. Il verra des
tortues géantes sur la plage. En tout cas, il ne tombera pas… Ce matin, ma mère
ne s’est pas rendue compte. Sa main s’est refermée dessus et elle a serré ses doigts
trop fort.
Madame Libhze : Au moins, elle le lit. À travers l’histoire de monsieur Belles,
elle découvre tes goûts.
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Thomas ne sait pas quoi ajouter. Il reprend son livre. Dans la pièce à côté,
Grégoire écrase ses doigts sur les touches du piano. Une soudaine complicité et
de la compassion unissent Thomas et la prof.
Madame Libhze : Voici le mien.
Thomas : Votre quoi ?
Madame Libhze : Mon livre préféré.
Elle le lui tend. Thomas le prend et le feuillette.
Thomas : C’est un album-photos.
Madame Libhze : Oui.
Thomas (désignant une photo) : C’est vous, petite ?
Madame Libhze : Oui.
Thomas (désignant une photo) : Là… c’est votre père ?
Madame Libhze : Et là, ma maman.
Thomas (constatant la vérité) : Il ressemble à un taureau.
Madame Libhze : Je sais. Lui non plus, on ne le cachait pas. Plutôt, on le
montrait. Les gens payaient pour le voir. Ça rapportait de l’argent au directeur du
cirque, il voulait remplir son chapiteau. « Vous verrez Gustave Minotaure, le
puissant homme-taureau ! » qu’il criait dans les rues. « Vous verrez Jean le trapus,
l’homme qui n’est qu’une tête ! » (désignant une photo) Il est là… Bien sûr, à ton
âge, tu es persuadé que personne ne peut être qu’une tête. Tu es persuadé que pour
qu’une tête tienne debout, il lui faut un cou et des épaules, des bras et des jambes.
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Thomas : Ben un petit peu quand même…
Madame Libhze : Un petit peu, c’est vrai… « Vous verrez La Malventrue, la
femme aux trois gosiers ! Christine la pistache, la femme à la peau verte ! »…
Il feuillette en silence.
Madame Libhze : Tu penses que tout ça, c’est n’importe quoi, non ?
Thomas : Non… Tous ces gens, ils étaient comme Natacha et moi – Natacha c’est
la sœur de Grégoire – ils étaient heureux d’être différents ?
Le regard de Thomas se perd en direction de la pièce d’à côté où Grégoire s’est
arrêté de jouer du piano.
Madame Libhze : Je connais Natacha. Leurs parents m’invitent souvent. (à
Grégoire, fort pour qu’il l’entende de la pièce à côté) Grégoire ? Tu lui as
souhaité un joyeux anniversaire de ma part ?
Un léger silence durant lequel Grégoire comprend que Libhze et Thomas
évoquent Natacha.
Grégoire (off) : Bien sûr.
Madame Libhze (à Grégoire) : En chantant ?
Grégoire (off, souriant) : Presque.
Thomas sourit à son tour.
Madame Libhze (à Grégoire) : Elle a rencontré Thomas ?
Grégoire (off) : Oui.
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Madame Libhze : Il était temps.
Thomas (désignant l’album-photos) : Tous ces gens, ils étaient heureux d’être
différents ?
Madame Libhze : Je crois. Certainement.
Thomas : Tant mieux. C’est mieux.
Grégoire joue faux. Thomas feuillette les dernières pages de l’album-photos.
Thomas : Pourquoi c’est votre livre préféré ?
Madame Libhze : Parce que moi aussi il me rend libre.
Il lui rend l’album.
Thomas : Il faut que je rentre.
Madame Libhze : Il faut que j’aide ton meilleur ami à devenir musicien.
Thomas : Au revoir, Madame.
Madame Libhze (désignant « L’abordage de monsieur Belles ») : Bonne lecture,
garçon.
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Thomas sort.
TABLEAU 7 – CHEZ THOMAS
Scène 12
Comme Tableau 1, scène 1 : la cuisine. La mère est attablée en retrait. En avantscène, Thomas tient son livre préféré à la main.
Durant toute la conversation, la mère est calme, amorphe à cause des
médicaments.
Thomas : Parfois, on ne sait pas. On ne sait pas ce qui va se passer. J’ai ouvert. Je
suis entré. J’ai refermé la porte sans la claquer et je me suis penché en direction de
la cuisine. Ma mère était attablée, comme d’habitude, la tête au plafond. (à sa
mère) : C’est moi.
La mère : Et alors ?
Elle ne bouge pas, la tête toujours levée.
Thomas (pour lui-même) : Même si sa maladie effraie Grégoire, ma mère reste
ma mère, comme Natacha reste sa sœur, avec ou sans jambes bizarres.
Il la rejoint. Sans un mot, il dépose doucement son livre sur la table, près de ses
mains. Sa mère baisse le menton et regarde longuement ce que son fils lui
présente.
La mère : Je ne l’avais pas terminé. Je l’avais commencé mais pas terminé.
Thomas : C’est mon livre préféré.
La mère : Tu fais bien : c’est une très belle histoire.
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La mère lui sourit.
Thomas (pour lui-même) : Mon cœur a sauté dans ma poitrine, son visage ne s’est
pas éclairé mais j’ai su que cela lui plaisait. Nous nous sommes regardés de nos
yeux de lynx, mais je ne me suis pas emballé : dès ce soir, les médicaments
prendraient le dessus et elle ne se souviendrait plus. (à sa mère) : J’ai traversé le
terrain vague.
La mère : Tu as évité les sables mouvants ?
Thomas : Oui.
La mère : Tu n’as pas eu peur ?
Thomas : J’étais accompagné.
La mère : De qui ?
Thomas : De monsieur Belles et de Grégoire.
La mère (souriant) : Tu as de bons amis.
Thomas : Monsieur Belles n’est pas mon ami, c’est mon héros.
La mère : Je sais ce qu’est un héros.
Elle le fixe tendrement du regard.
Thomas : J’aime les jeux de piste parce qu’ils nous entraînent là où on ne serait
jamais allé sans eux. Sans l’histoire d’Icare et du Minotaure, je n’aurais pas parlé
à madame Libhze qui ne m’aurait jamais guidé chez Grégoire qui ne m’aurait
jamais présenté sa sœur, mais il a finalement été obligé de le faire et c’est bien.
La mère : Grégoire a une sœur ?
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Oui.
La mère (affirmant) : Et un chien.
Thomas : Oui.
La mère : Alors c’est bien.
Thomas : Oui, c’est bien.
La mère : Ton père a poussé les meubles de ta chambre pour passer une seconde
couche de peinture blanche. La première a été passée il y a plusieurs mois, mais il
a manqué de temps pour la deuxième. On ne distingue plus le mur qu’on voyait
encore sous la première couche. C’est comme si la vie d’avant s’effaçait et
disparaissait. Les choses changent.
Thomas (pour lui-même) : Alors j’ai pensé à Grégoire qui ferait d’autres trous de
fléchettes… Puis j’ai pensé à Enzo. Je l’avais inventé pour exister, pour ne pas
être un garçon sans intérêt à la maison, pour me sentir plus fort et, finalement,
depuis ce matin, je n’avais pas eu besoin de son aide. Je suis un accident. Tout a
changé.
Lentement, la mère ouvre le livre, retrouve sa page et reprend sa lecture.
Thomas (à sa mère) : Aujourd’hui, j’ai rencontré des Monstres.
La mère (sans lever la tête du livre, douce) : N’importe quoi.
Thomas : Si. J’en ai rencontré.
La mère (riant) : Les Monstres, Thomas, ça n’existe pas.
Thomas (au public) : Et voilà. C’est simple, la vie.
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Thomas sourit et s’éloigne dans sa chambre.
Scène 13
Chambre de Thomas. Escabeau, pot de peinture, rouleau, etc. Cartons réunis
dans un coin.
Thomas : J’aurais cru que cela me rendrait triste, que ce serait difficile, mais non.
Pas de voir ma chambre se transformer, mais de quitter Enzo. Les choses n’étaient
plus pareilles et il était temps de m’en séparer. J’avais eu besoin de lui. Plus
maintenant.
Il s’approche d’un carton sur lequel aucun prénom n’est inscrit et l’ouvre.
Thomas : Enzo est champion de natation, roi des blagues, supra-vif. Il se lance
des défis pour les réussir. Rien ne lui résiste. Il est hypra-fort et unique. Il est
coriace et vigoureux. Il est un peu trop parfait… J’ai penché la tête et c’est comme
si son souvenir glissait de mon oreille et se rangeait dans un des cartons. (Il se
penche au-dessus d’un carton.) Je lui ai juste dit (En direction du carton) Adieu…
Et « merci ». (En direction du carton) Merci… J’ai souri parce que j’ai adoré cela.
Il ferme le carton. À l’aide d’un marqueur, il écrit : « Thomas ». Puis il déplace
dans le couloir les cartons sur lesquels est inscrit « Sylvain ».
Thomas (observant sa chambre) : Mon frère Sylvain, lui, est quelque part ; moi,
je suis là, et voilà.
Il lance une fléchette dans la cible.
Thomas Quelque Chose Théâtre – Frédéric Chevaux – Juin 2014
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Thomas : Après, j’ai cherché quel animal j’aurais aimé être si j’avais été, moi
aussi, comme le Minotaure, la moitié de quelque chose.
Un temps. On entend en off le rugissement d’un lion ou il inscrit sur le carton, à
la suite de son prénom : « le lion ».
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