Laura Palmer, figure dormante
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Laura Palmer, figure dormante
Laura Palmer, figure dormante par Guy Astic “ Un coup de baguette a endormi toute chose ; il a suspendu la vie, il ne l’a pas supprimée. Le monde du sommeil, de l’art, opère seulement le “ sacrifice ” du réel […] ; il met à distance, parfois même de façon violente, mais il n’abolit rien car Hypnos n’est que le frère jumeau de Thanatos. ” Sarah Kofman, Mélancolie de l’art Prêtez à la baguette magique de Sarah Kofman la forme d’une caméra, le nom de David Lynch s’impose aussitôt. Qui, mieux que lui, sait suspendre les vies, les exposer à la mort, aux déréalisations virulentes, pour relancer ensuite la machine, pour libérer finalement la perception des entraves ordinaires ? Son cinéma nous rend réceptifs à ce qui sépare le vu du visible, semblable à l’écart entre la veille et le sommeil. Les belles endormies de Lynch sont là pour en témoigner. Quand Renee ou Alice (Lost Highway), Mary (Eraserhead), Lula (Wild at Heart) ou Dorothy Vallens (Blue Velvet) ferment les yeux, l’impact sensoriel des images s’intensifie au bord même de l’extinction. L’une comme l’autre sont des matrices intermittentes : trous noirs autant que corps révélateurs, elles allument des foyers de sensations pareils à des gouffres audessus desquels on se penche sans voir le fond. Chacune devient cette harpe décrite par Schopenhauer, qui “ fait écho aux sons étrangers, non pas lorsqu’elle joue elle-même, mais bien lorsqu’elle est en repos, suspendue au mur ”. Et la plus belle de ces harpes, poussant à leur paroxysme les tensions entre Hypnos et Thanatos, reste Laura Palmer. Twin Peaks, la série, s’ouvre sur une image d’inversion, le Léthé vaincu. Les eaux de Black Lake, charriant le linceul plastique de Laura, ne parviennent pas à liquider les contenus mnésiques. Au contraire : toute la communauté se retrouve suspendue à la présence absence de Laura, qui fait remonter du plus profond des êtres les larmes et les souvenirs. La nature ellemême est à l’unisson de cet éveil dans la mort – un fondu enchaîné transforme le corps à la morgue en vent soufflant dans les pins de Douglas. Sous son masque funèbre, Laura ne repose pas en paix – la série la montre échouée sur la rive rocheuse, le film la rend au mouvement de l’eau. Son corps gît là, mais les pensées ? les projections psychiques, imaginaires ? Elles palpitent autour d’elle, dans l’agitation des personnages électrons. De Twin Peaks à Lost Highway, la même convergence autour d’un noyau irréductible : la fameuse nuit manquante (celle de la substitution, celle du meurtre). Sur le visage de Laura donc, se lit l’absence visible de la dormeuse. Fille bénie ou déshonorée de la nuit, elle n’est ni l’une ni l’autre entièrement. Elle est une figure en sommeil ; au croisement fusionnant de la vie et de la mort, entre extinction et étincelle. Laura agit en somnambule – égarée dans les rues de Twin Peaks et dans les bois de Ghostwood – et vit sur un double plan de conscience. Elle avance le corps en feu, fire walk with me, l’esprit déjà ailleurs : l’ubiquité est son lot. Laura est embrasure de porte, l’une des images séminales des films de Lynch. Aussi ce dernier ne se résout-il pas à l’endormir définitivement. Il tourne un long métrage pour la ressusciter et la mettre à l’abri dans la Red Room. Sœur de Diana la somniloque, figée au bord du lit, parlant comme en rêve le temps d’une panne d’électricité qui éteint tout New York (l’épisode “Blackout” d’Hotel Room), Laura porte alors la même promesse d’embrasement après la traversée de l’obscur. Elle finit par irradier au contact de la lumière angélique. Son devenir lumière l’apparente au modèle endormi du tableau de Man Ray, Solarisation (1931). Son corps n’est pas lové en arabesques, mais l’aura est la même. Comme si la fascination exercée par la figure dormante venait à se matérialiser, en orbe éclatant autour d’elle – le halo du peintre est converti en matière plastique pour Laura. Fascination qui empêche le regard d’en jamais finir : elle ne le fige pas ; elle le pousse à voir en profondeur, dans une autre lumière… une lumière où le regard du spectateur s’abîme. L’incandescence de Laura Palmer souligne ainsi la vocation des films de Lynch à vaincre toute ankylose des sens, jusqu’au dernier souffle, jusqu’à l’ultime photogramme.