Chapitre 1 - Editions Dricot

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Chapitre 1 - Editions Dricot
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Chapitre 1
Pour les Liégeois, l’Institut Médico-Légal de la rue Dos-Fanchon, c’était tout
simplement “la morgue” ou “Dos-Fanchon”. Ces mots avaient la connotation effrayante et
fantasmatique de tout endroit interdit et mystérieux pour le commun des mortels.
Le peuple n’était pas loin d’imaginer qu’il s’y passait des scènes indescriptibles et des
actes barbares que seuls quelques initiés, les légistes, pouvaient et savaient pratiquer.
Le “boucher en chef” était le Docteur Pierre Moulin. Quand il officiait, ses collègues,
par dérision, disaient que les cadavres devaient passer “à la moulinette”.
Au risque de choquer, ce pragmatiste aimait à dire que les cadavres étaient comme
des “outils de travail”, qu’aucun affect ne devait le perturber dans sa tâche, mais qu’il avait
un grand respect pour ce que ces corps représentaient pour les gens qui les avaient connus
et les aimaient.
Pierre Moulin était un homme d’une quarantaine d’années, serein mais concentré.
Cette concentration, où certains voulaient voir de la distance, ne lui venait-elle pas de sa
longue coexistence avec la mort dans ce qu’elle peut avoir de plus horrible ?
C’est lui qui fut requis pour s’occuper du cadavre retiré de la Dérivation. Un bracelet
en or porté par la victime était gravé du prénom “Madeleine”. Outre cet élément tangible,
ses conclusions ne pouvaient être qu’approximatives dans la mesure où la victime avait
séjourné un laps de temps relativement long dans l’eau, probablement une semaine selon
lui. Toutefois, le corps devait être celui d’une femme assez jeune. Apparemment, il n’y
avait pas de traces de violence particulière. La mort était vraisemblablement survenue par
noyade, mais s’agissait-il d’un accident, d’un suicide ou d’un homicide, impossible à dire
pour l’instant. Il en saurait peut-être plus après l’autopsie.
Il la pratiqua le jour même. Ensuite, il prépara minutieusement son rapport qu’il
transmit au Parquet.
***
Après plusieurs mois passés à Manhay, où il avait assez brillamment contribué à
l’arrestation de l’assassin de Fosse1, l’inspecteur Alexandre Convers avait été muté à Liège,
à la VIIème division. Ses chefs avaient décidé de lui confier l’affaire de la noyée de la
Dérivation.
Il venait de recevoir du Parquet la copie du rapport du docteur Moulin :
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Voir Fosse commune du même auteur publié aux Éditions Dricot.
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UNIVERSITE DE LIEGE INSTITUT MEDICOLEGAL
39, rue Dos-Fanchon 4020 Liège COPIE Liège, le 19.10.74
N° d’ordre Docteur P. MOULIN: 5235
Rapport médico-légal concernant :
Madame X
Je soussigné MOULIN Pierre, Docteur en Médecine, Docteur en Médecine
d’Expertise, Licencié en Criminologie, Chargé de cours à l’Université de
Liège, requis le 19.10.74 par Monsieur le Substitut du Procureur du Roi
BIEMART, aux fins de :
– me rendre quai d’Amercœur à Liège afin d’y examiner le corps sans vie de
Madame X,
– décrire les lésions qu’elle présente,
– en déterminer la nature, l’origine et la cause probables,
– faire tous prélèvements utiles à titre conservatoire,
– réaliser un prélèvement osseux sur la personne afin de rechercher la
présence de diatomées,
– déterminer la cause du décès,
– du tout faire rapport écrit et motivé.
Ai accompli ma mission comme suit :
FAITS DIRECTOIRES :
Le corps sans vie de Madame X est découvert le 19.10.74, et repêché à
l’endroit où des enfants l’ont vu flotter.
Les services de secours n’ont pu que constater le décès.
MISSION :
Je me suis rendu le 19.10.74 quai d’Amercœur à Liège où j’ai examiné le
corps sans vie de Madame X.
EXAMEN DE MADAME X:
Il s’agit du corps d’une femme de 20 ans, de grande taille (environ 1,70 m) et
de corpulence moyenne.
Elle est correctement vêtue.
Ses vêtements ne présentent pas de dégâts particuliers hormis ceux liés au
séjour dans l’eau.
J’ai recueilli une gourmette portant le prénom “Madeleine” qui peut aider à
l’identification de la personne, puisque aucun document d’identité n’a été
retrouvé.
P. 2<R>T°: à l’équilibre.
Lividités: absentes.
Rigidités: complètes et fixées.
Autres constatations thanatologiques : des mains et des pieds “de
blanchisseuse”.
Lésions :
On note la présence :
d’un bouchon muqueux,
d’une cyanose modérée du visage,
de déchirures tégumentaires au niveau des phalanges des deux mains,
d’une ecchymose de 4 cm de long sur le relief de tendon du grand palmaire,
à la face antérieure du tiers inférieur de l’avant-bras droit,
d’une érosion cutanée de 2 cm de long du genou droit.
PRELEVEMENTS :
J’ai réalisé, à titre conservatoire, une prise de sang par ponction inguinale
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que j’ai déposée au laboratoire de l’institut médico-légal.
La durée de cette conservation ne peut excéder 6 mois.
La vessie est vide d’urine.
J’ai réalisé le prélèvement d’un fémur et ai recherché la présence de
diatomées dans la moelle osseuse qui s’est révélée en contenir.
J’ai noté la présence de cocaïne à faible dose dans le sang
CONCLUSIONS :
Examen du corps de madame X.
L’examen extérieur du corps de Madame X nous permet de déterminer que
le décès est dû à une asphyxie par noyade, ainsi que le démontre la
présence de diatomées au sein de la moelle du fémur.
De nombreuses autres lésions à caractère abrasif et des déchirures
tégumentaires sont retrouvées sur le corps de madame X.
Aucune n’est susceptible d’expliquer le décès.
Dans l’état actuel des constatations médico-légales et des éléments de
l’enquête policière, nous pouvons penser qu’il s’agit donc d’une mort violente
par noyade, toutefois, l’écrasement au niveau des phalanges peut supposer
l’intervention d’un tiers.
Les constatations thanatologiques nous permettent de situer le décès aux
environs du 12.10.74 sans pouvoir être plus précis étant donné le quasi
équilibre thermique du corps avec l’ambiance.
Je jure avoir accompli ma mission en honneur et conscience, avec exactitude
et probité.
Docteur Pierre MOULIN.
Outre le fait que Convers était assez rébarbatif à toute terminologie technique, les
conclusions du docteur Moulin ne l’aideraient pas beaucoup. De plus, à ce jour, on n’avait
encore aucune idée de l’identité de la victime.
Convers commença par vérifier les déclarations de disparition depuis une dizaine de
jours, mais, comme elles ne donnaient rien, il décida de faire passer un entrefilet dans les
journaux de la région.
Toute personne susceptible de fournir des renseignements sur la jeune femme
retrouvée dans la Dérivation le 19 octobre dernier est priée de contacter la VII<D>ème<D>
Division (Inspecteur Convers). <D>Suivaient quelques rares renseignements signalétiques :
taille : 1,70 m.; âge : environ vingt ans; cheveux châtains<D>. La victime portait un bracelet
en or portant gravé le prénom “Madeleine”.
***
“Saint-Gilles” à Liège est un quartier populeux, balafré en son milieu par une longue
rue rectiligne qui monte du centre de la ville vers les hauteurs. On y trouve non seulement
des petits commerces, mais aussi des restaurants aux prix abordables et surtout des
chambres garnies qui permettent d’accueillir les nombreux étudiants inscrits à l’université
ou dans les écoles supérieures.
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Éva Martinez, une jeune Espagnole très typée originaire de Burgos, avait loué un
“kot” dans ce quartier. Non sans difficulté d’ailleurs, car bon nombre de propriétaires
rechignaient à accepter des allochtones. Dans les années 70, il n’était pas rare de trouver
l’inscription “Pas d’étrangers” en bas des affiches “A louer”. Il fallait montrer patte blanche.
A cette époque, l’Espagne était encore ressentie comme un pays étranger, et pas encore
comme une entité de l’Union européenne.
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Toutefois, la bonne présentation d’Éva et sa politesse de bon aloi avaient convaincu la
propriétaire, madame Allard, une veuve qui arrondissait ses maigres revenus en proposant
des chambres d’étudiants à l’année.
Ce matin-là, Éva s’apprêtait à se rendre aux cours qu’elle suivait à la section de
philologie romane. Comme d’habitude, elle alla saluer madame Allard en partant. C’était
l’occasion d’une petite conversation qui donnait, à l’une comme à l’autre, le sentiment de
commencer la journée dans une solitude plus acceptable.
Après avoir pris un déjeuner rapide, madame Allard lisait son journal devant sa
deuxième tasse de café, qu’elle sirotait. Comme d’habitude aussi, elle en proposa une à Éva
qui accepta volontiers. Éva ne prenait pas le temps de déjeuner et cette tasse, bien sucrée,
lui permettait de tenir jusqu’à midi.
Madame Allard commentait les nouvelles, privilégiant les scandales ou les faits
divers. L’entrefilet publié par la police ne lui avait pas échappé. “Pauvre fille ! Si jeune ! Elle
devait avoir votre âge”.
Éva avait pâli.
Elle n’avait plus eu de nouvelles de sa meilleure amie depuis au moins une semaine.
Au début, elle ne s’était pas trop inquiétée, car Madeleine était assez spéciale, et pour le
moins fantasque.
De plus, cette nuit, elle avait fait des rêves bizarres, ceux dont on ne se souvient pas
totalement, mais qui vous laissent un goût étrange dans la bouche et une drôle
d’impression au réveil. Tout ce dont elle se souvenait, c’était que Madeleine courait,
courait et qu’elle ne parvenait pas à la rejoindre.
Elle avait un mauvais pressentiment.
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Le “kot” est le mot utilisé par les étudiants liégeois pour désigner la chambre qu’ils
louent à l’année.
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