Le LIEEN-n°11-décembre 2014-Dossier thématique EHPAD
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Le LIEEN-n°11-décembre 2014-Dossier thématique EHPAD
E Essppaaccee ddee rrééfflleexxiioonn éétthhiiqquuee ddee B Brreettaaggnnee Réseau de réflexion éthique en santé de Bretagne Le LIEEN Lettre d’Informations Ethiques Entre Nous N° 11 – Décembre 2014 Dossier thématique Projet de vie : La vie en EHPAD doit-elle être un projet consenti ? Sommaire - Editorial invité : Joëlle LE GALL p. 2 - Introduction : Elodie GLEMAREC et Jean-Michel BOLES p. 5 - Le point de vue d’une directrice d'EHPAD : Josiane BETTLER p. 8 - Le point de vue d’une association : Joël JAOUEN p. 18 - Le point de vue du philosophe : Jacqueline LAGREE p. 20 - Le point de vue d’une équipe socio-éducative : Caroline VAIREAUX, Caroline DY et Chrystelle MONOYEZ p. 26 - Le point de vue de l’équipe soignante : Vanina BRANQUET, Marina TOULARASTEL et Geneviève JACOPIN MARTIN p. 36 Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 1 Editorial invité Joëlle LE GALL Présidente d'honneur de la Fédération Nationale des Associations et Amis de Personnes Agées et de leurs Familles (FNAPAEF) Projet de vie : La vie en EHPAD doit être un projet consenti La première question à se poser porte sur le choix de rentrer dans un EHPAD : est-il un projet de vie consenti ? Peut-on parler de consentement éclairé et que signifie un consentement éclairé lorsqu'à 85 ans on a l'obligation de quitter son domicile, victime d'une maladie invalidante, d'un handicap, qui ne nous permet pas d'être accompagné « chez nous ». Qui a le pouvoir de décision, qui décide de l'établissement qui pourra m'accueillir ? La deuxième question porte sur la notion même de « projet de vie en établissement » : est-ce un titre vitrine ou une réalité ? Quel contenu revêt aujourd'hui cet outil de la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale ? A vingt ans je peux avoir un projet de vie, à 85 ans est-ce que je dois, est-ce que je peux, est-ce que j'ai envie de construire mon projet de vie. Que signifie exactement cette démarche et quels en sont les aboutissants ? Aujourd’hui la moyenne d’âge pour rentrer en EHPAD (Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) est de 85 ans. On y rentre avec une sérieuse perte d’autonomie. Petite parenthèse, cette appellation « EHPAD » mérite d'être répertorié au GUINESS des records du mauvais goût. Malheureusement l'appellation maison de retraite, encore employée aujourd'hui, ne correspond plus à la réalité d'un établissement qui accueille majoritairement des pathologies handicapantes : maladie d’Alzheimer ou assimilée, AVC, sclérose en plaques, maladie de Parkinson... Ce lieu de vie se rapproche d'une Unité de Soins Long Séjour dans lequel étaient dirigés les patients en perte d'autonomie lourde il y a une dizaine d'années. Entre les textes de loi, le rapport à l'humain, l'éthique, le bon sens, le respect de l'autre, comment créer à l'intérieur d'un établissement une réponse adaptée, permettant à chaque résident d'être unique au sein d'une collectivité ? Comment chaque résident peut-il s'approprier son parcours de vie et en être le pilote ? Pour éviter de traiter ces questions par l'absurde je vais tenter d'y apporter, non pas une réponse que je n'ai pas, mais des éléments qui éclaireront sur la réalité et les questionnements qui en découlent. Si l'on se réfère à l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) on peut y lire dans ses recommandations : - Un droit, pas une obligation – La participation de la personne à son propre projet n'est en aucune façon une obligation pour elle. Les dispositions de la loi du 2 janvier 2002 évoquent clairement qu'il s'agit d'un droit. Les professionnels encouragent les personnes à participer et facilitent leur expression, mais ils ne peuvent pas les obliger à participer. - Projet personnalisé et contrat de séjour – La loi du 2 janvier 2002 oblige les établissements et services à rédiger, selon le cas, un contrat de séjour ou un document individuel de prise en charge (DIPC). Elle donne obligation aux professionnels d'établir un projet d'accueil et d'accompagnement, mais elle n'en détaille pas le contenu ni ne précise s'il doit être écrit. Le projet personnalisé est une démarche dynamique, une co-construction qui tente de trouver un équilibre entre différentes sources de tension, par exemple : o les personnes et leur entourage, qui peuvent avoir des attentes contradictoires ou des analyses différentes, Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 2 o Les personnes, leur entourage et les professionnels, qui ne partagent pas automatiquement la même analyse de la situation ou les mêmes objectifs, o les professionnels d'établissements/services différents. C'est la raison pour laquelle cette démarche de co-construction aboutit souvent à un compromis. Philippe THOMAS pose la question essentielle : « Le comportement du résident est-il inadapté de par sa faute ou du fait d’une responsabilité de l’environnement dans lequel il évolue ? »1 Le résident même dans ses silences s’exprime « j’ai une empreinte digitale unique, j’ai ma vie, mon métier, et comme le dit la chanson « mes amours, mes emmerdes »…. « J’ai besoin de me sentir vivre et d'être reconnu jusqu’à mon dernier souffle, si ma vie ne m'appartient plus, si je suis soumis à un entourage qui ne m'entend pas ou ne peut répondre à mes attentes je n’ai plus rien à faire sur cette terre, et je suis déshumanisé, seule la mort sera libératrice ». Pour aborder cette dimension, il faut avoir pris le temps de connaître cette personne, connaître son histoire, ses centres d'intérêt, ses joies, ses peines. La famille connaît (ou pas, secrets de familles lourds à porter). Mais les professionnels qui l'entourent doivent aussi avoir un certain nombre d'informations sur le parcours de vie de celui ou celle qu'ils accompagnent et qu'ils accompagneront bien souvent jusqu'à son dernier souffle. Quand l'âme souffre, le corps souffre. Aujourd’hui nous savons, vous savez, les pouvoirs publics savent, que l’accompagnement d’une personne âgée affaiblie par la maladie ou le handicap passe d'une part par les moyens qui seront dégagés pour financer le soin et le prendre soin de cette personne, d'autre part par la volonté qu'auront les citoyens français à s'emparer de ce débat de société. Le parcours de vie de la personne âgée fragilisée est contraint par la surdité et l'impuissance des pouvoirs publics eux mêmes contraints par le bon vouloir de « Bercy ». Comment peut-on oser face à ce constat parler de projet de vie ? Depuis plusieurs années les financements accordés aux EHPAD stagnent et, pire, diminuent ; tant que nous continuerons à mettre des pansements sur une jambe de bois tous les efforts fournis par les professionnels resteront insuffisants. C'est l'ensemble du système qu'il faut repenser. Ce doit être un des grands défis de notre société actuelle. Malheureusement le débat se solde par une absence de réel débat pour se terminer à chaque fois en « peau de chagrin ». Le projet de loi d'adaptation de la société au vieillissement a fait la part belle à la « silver économie » et à l'accompagnement au domicile. C'est un beau tour de passe-passe. Une loi de programmation semblait aboutir à notre plus grande satisfaction, nous en sommes réduits à une simple loi ne réglant que peu de questions sur l'accompagnement à domicile et ne traitant pas du financement des EHPAD, reporté dans l’attente de jours meilleurs ; mais meilleurs pour qui ? Alors que professionnels, résidents et familles alertent sur les graves difficultés de fonctionnement depuis plusieurs années. Si la situation des établissements, du fait de l'aggravation du niveau de perte d'autonomie et de l'état médical des résidents est proche des situations observées dans les Unités de Soins de Longue Durée (USLD), nous n'avons toujours pas de moyens techniques et de ratios de personnel adaptés, tant sur le plan médical que social. Quant au domicile la conclusion est claire « familles, occupez vous de vos parents », quitte à sombrer dans 1 Psychogériatre et praticien hospitalier au CHU de Limoges ; intervention au 2ème colloque international « approche non médicamenteuses de la maladie d'Alzheimer, prendre soin et milieu de vie », 12-13 novembre 2009, Paris Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 3 la dépression et le burn-out et devenir maltraitant, ou pire, partir dans votre tombe avant le parent que vous accompagnez. Et si la silver économie peut apporter des réponses à l'environnement de la personne âgée, sachons être vigilant pour ne pas remplacer la présence de l'humain par de petits robots qui viendront vous caresser la main pour tout réconfort. Quel beau métier celui d’accompagner la vieillesse fragilisée, quel beau métier que celui de « veilleurs de dignité » ? Mais combien difficile à travers ces arcanes et ses contradictions. Quelle latitude entre éthique, morale et droit ? A-t-on le droit d'exclure ou de minimiser l'éthique au profit de valeurs marchandes ? A-t- on le droit de minimiser les moyens nécessaires à sa protection ? L'éthique libérale est la reconnaissance de l'autre comme son égal. Morale, droit et éthique sont des dimensions en tension. On l'observe dans plusieurs domaines en particulier dans le sujet qui nous anime aujourd'hui « le consentement de la personne âgée fragilisée par la perte d'autonomie, la maladie, le handicap ». Le droit en termes juridiques repose sur des lois et tout citoyen, toute organisation se doit de les respecter sous peine d'être juridiquement condamnable. L'éthique est une valeur perceptible, fuyante, et non formatée. Chaque être peut en avoir une perception différente selon son éducation, sa sensibilité, son origine. La loi du 2 janvier 2002 a pour vocation de placer les droits des usagers au cœur de l’action sociale et médico-sociale. En effet, le dispositif antérieur était quasiment muet sur la place de l’usager. L'un des principaux axes est l'affirmation et la promotion des droits des usagers et de leur entourage. Elle donne obligation de mettre en place des outils pour assurer un accompagnement bien traitant. Mais comment évaluer la qualité d'un accompagnement ? Comment évaluer le respect, l'attention, les valeurs éthiques ? Le concret de cette loi se heurte à l'abstrait des valeurs qu'elle sous tend. En conclusion, qu'est-ce qu'un projet de vie ? Être maître de ses choix et « accompagner sa vie » à travers sa maladie et son handicap, trouver encore l'énergie du « vouloir » rêver à tout ce que l'on voudrait faire et que l'on ne peut plus faire ? Ou au contraire confier sa vie à des personnes bienveillantes qui vont savoir anticiper nos demandes et rendre douces et sereines nos dernières années tout en préservant notre propre identité et notre autonomie ? « La médecine est un mélange soigneusement dosé de science et d’humanisme, mais nos institutions ne sont pas humanisantes. Chaque résident a ses habitudes, son mode de vie. Il faut prendre le temps de les repérer et d’être au plus prêt de ses besoins pour respecter son rythme de vie » (Philippe Thomas2). « Les hommes vieux vulnérables ont besoin de veilleurs de dignité, de personnes qui les assurent par leur regard qu’ils sont reconnus, quelles que puissent être les pertes de capacités ou de maîtrise. Toute attitude verbale ou non verbale a un sens, mon regard dirige son regard, plus je la vois comme une personne entière moins elle diminue » (Eric Fiat3). Contact: FNAPAEF - 220F La Charmille - 57560 SAINT QUIRIN Site Web : http://www.fnapaef.fr Il est possible de trouver la lettre ouverte concernant le projet de loi d'adaptation de la société au vieillissement, sur le site de la FNAPAEF 2 cf. note de bas de page 1 Philosophe, Université Paris Est Marne la Vallée ; intervention au 2ème colloque international « approche non médicamenteuses de la maladie d'Alzheimer, prendre soin et milieu de vie », 12-13 novembre 2009, Paris Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 4 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 3 Introduction Elodie GLEMAREC, directrice de l’EHPAD Ty Penn Ar Bed, Cléden-Cap-Sizun (Finistère) et Jean-Michel BOLES, directeur de l’EREB. Les structures accueillant des personnes âgées ont connu de nombreuses évolutions ces dernières décennies. Au temps de l'humanisation et de la disparition des hospices a succédé le temps de la médicalisation. Médicalisation parfois à outrance, qui a fait oublier que la personne âgée n'est pas réduite à un simple objet de soins, mais est dorénavant effectivement considérée comme un sujet acteur de sa vie et de son épanouissement en maison de retraite. Initialement stigmatisées comme des asiles et des mouroirs, les maisons de retraite ont décidé d'axer leur accompagnement sur l'individualisation avec pour objectif la recherche de l'amélioration de la qualité de vie et du bienêtre de chacun. Notre agir doit nous conduire ainsi à avoir pour objectif « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui dans des institutions justes » selon les mots de Paul Ricoeur. C'est ainsi que la question des valeurs et de la recherche du sens des actes réalisés en maison de retraite et dans toutes les structures et établissements médico-sociaux et sociaux accueillant des personnes âgées sur leur lieu de vie a fait émerger chez les professionnels le questionnement éthique. Les questions spécifiques soulevées dans ce contexte et les demandes des professionnels ont conduit l’Espace éthique de Bretagne Occidentale à créer le groupe ETYCOZ accompagnement des personnes âgées sur leur lieu de vie - au sein du réseau de réflexion éthique en santé de Bretagne Occidentale, en 2012. Le but de ce groupe est de promouvoir le développement du questionnement et d’une culture éthiques chez ces professionnels afin de les aider à répondre aux problèmes rencontrés dans leur pratique quotidienne. Pour sa troisième journée thématique annuelle, le comité de pilotage du groupe ETYCOZ, inscrit désormais dans l’Espace de réflexion éthique de Bretagne (EREB), a fait le choix de traiter du projet de vie ou projet personnalisé. Cette journée thématique était placée dans le cadre de « la semaine bleue », la semaine nationale des retraités et personnes âgées, marquant ainsi la volonté de l’EREB d’être partie prenante des manifestations organisées pendant cette semaine. Au total, 120 personnes provenant de plus de 40 établissements accueillant des personnes âgées des quatre départements de Bretagne ont participé à cette journée qui s’est déroulée à la faculté de Médecine et des Sciences de la santé de Brest le 10 octobre 2014. Parmi ces personnes figuraient de nombreux professionnels de santé, mais aussi des professionnels non soignants, des directeurs d’établissements et des personnels administratifs. Le nombre d’établissements représentés et la diversité des métiers exercés par les participants témoignent des questionnements que ce projet soulève en pratique et de l’implication des professionnels travaillant dans ces structures pour y répondre et accompagner au mieux ceux qui y résident. Nous avons voulu faire partager leurs réflexions en y consacrant le deuxième dossier thématique du LIEEN en 2014. « Projet de vie » Le projet de vie qui doit être signé par le résidant peu après son admission est l’élément qui matérialise l’accueil et les conditions de vie de celui-ci au sein de l’établissement dans lequel il va désormais vivre. Il a été institué par la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, parmi diverses dispositions ayant pour but de renforcer « les droits des usagers du secteur social et médico-social ». Il est inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 5 accueillie 4 . L’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) a publié plusieurs recommandations sur ce sujet depuis 2008 et d’autres sont en cours de finalisation5. Plutôt que de parler de projet de vie, l’ANESM précise dans sa recommandation sur les « Attentes de la personne et le projet personnalisé » que « Le terme de « projet personnalisé » a été retenu dans cette recommandation pour qualifier la démarche de coconstruction du projet entre la personne accueillie/accompagnée (et son représentant légal) et les équipes professionnelles »6. Ce projet fait émerger des notions majeures touchant au respect de la personne concernant tout autant les résidants et leur famille que les soignants : celles de consentement, de contractualisation, d’accompagnement et de représentation de la vie en institution. La vie en EHPAD doit-elle être un projet consenti ? Jules Renard écrivait dans son Journal en 1902 que « Le projet est le brouillon de l'avenir. Parfois, il faut à l'avenir des centaines de brouillons »7. Le mot projet implique de projeter mais aussi de se projeter, c'est-à-dire de se lancer en ou vers l’avant et d’envisager l’avenir. Quel projet ou quelle projection peut faire et peut-on demander à une personne souvent très âgée, dont l’état de santé est souvent altéré, qui rentre dans un EHPAD, pas toujours de son plein gré, souvent contrainte par sa situation et son état de dépendance, plus ou moins acceptés ? Les professionnels savent combien l’admission de nombre de personnes âgées dans un EHPAD se déroule dans un contexte douloureux pour celles-ci et leur famille. Le consentement est à la base de la reconnaissance de l’autonomie décisionnelle de la personne qui a ses capacités à exercer celle-ci. En ce qui concerne les décisions de santé, ce consentement doit être libre et éclairé ainsi que le précise la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité des soins. Le caractère éclairé suppose une information complète sur la réalité de la situation de la personne et les solutions possibles pour y répondre. Le caractère libre suppose qu’aucune contrainte, interne ou externe, ne pèse sur la personne. Aucune raison, hormis l’altération de l’état cognitif et psychique, ne vient invalider ces deux caractéristiques en matière de choix de vie. Est-ce bien le cas chez toutes les personnes âgées au moment de l’entrée dans un EHPAD ? La réponse est malheureusement négative dans un certain nombre de cas. Que veulent dire alors « consentir à » et « co-construire un projet » lorsqu’il n’est pas établi par soi-même mais imposé par les circonstances ou un membre de sa famille, voire une équipe hospitalière ? Le seul mot consentement mériterait une véritable analyse sémiologique de ses significations et représentations. Comment concevoir le consentement de la personne âgée, dans les circonstances souvent imprévues et impensées par elle d’une entrée en EHPAD ? On peut avancer qu’il se situe entre l’exercice d’une souveraineté absolue dont les capacités d’expression déclinent, et l’imposition d’une allégeance qui ne dirait pas son nom, inacceptable humainement, pour reprendre des termes d’un article récent8. Quelle forme alors ce consentement peut-il prendre ? Celle d’un simple assentiment, voire d’un simple acquiescement ? On doit exiger qu’il s’agisse d’une forme toujours singulière, respectant chaque personne dans ses propres capacités et son tempo particulier à accepter ou simplement entériner les conditions de sa nouvelle vie. L'accompagnement personnalisé en établissement doit se faire dans le respect des attentes et des besoins de la personne accueillie. Il doit alors prendre en compte toutes ses dimensions et non pas se cantonner au seul registre du soin. La valeur éthique de ce projet personnalisé repose sur la 4 Arrêté du 8 septembre 2003, http://www.legifrance.gouv.fr http://www.anesm.sante.gouv.fr/spip.php?article677&var_mode=calcul 6 http://www.anesm.sante.gouv.fr/spip.php?page=article&id_article=134 7 Renard J. Journal 1887-1910. http://www.ibibliotheque.fr/journal-1887-1910-jules-renard-ren_journal/lectureintegrale/page341 8 Ceccaldi J. Le consentement, entre souveraineté et allégeance. Laennec 2009, n°2, 31-42. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 6 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 5 manière dont il est véritablement « co-construit » avec la personne, cherchant à favoriser son expression et sa participation active, la reconnaissant pleinement dans sa singularité et son altérité. La contractualisation matérialise l’engagement de l’institution à respecter les choix de vie de la personne résidente dans le cadre d’une vie collective réglementée par nécessité, dans des conditions matérielles et organisationnelles contraintes. C’est le véritable sens de la signature prévue du contrat entre l’établissement et la personne ou sa famille lorsqu’elle n’est plus en état de le faire en toute connaissance de cause. Faire vivre ce sens repose nécessairement sur l’implication et l’engagement personnels de l’ensemble des professionnels d’un établissement, d’accompagner la personne au mieux dans ce qui est sa vie en respectant ses choix. Cet engagement et cette implication personnels supposent une réflexion collective préalable sur le sens de l’action des professionnels. Ils reposent sur des valeurs morales et professionnelles et sur le développement de vertus au premier rang desquelles se trouve la sollicitude, définie par la notion de soins affectueux que l’on a pour quelqu’un, les égards et soins attentifs dont on l’entoure. A condition que cette sollicitude réponde au « souci de l’Autre », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Marie de Hennezel 9 . Une sollicitude qui soit prévenante, permettant à la personne d’aller jusqu’au bout d’elle-même, non une sollicitude accaparante qui, dans son excès de compassion, réduit la personne à son état de dépendance10. L’expérience, l’habitus, et la réflexion en retour sur celle-ci sont les éléments déterminants de son développement individuel et institutionnel. Comment ces recommandations sont-elles appliquées en pratique ou plutôt comment les établissements se les sont-ils appropriés ? Ce dossier thématique rassemble les approches de différents professionnels vivant au contact quotidien de personnes âgées et cherchant à répondre au mieux à ce que doit sous-tendre le projet de vie : un « bien-vivre » individuel et collectif. Sont ainsi rassemblés des textes d’approche différente. Des expériences de professionnels, d’une part : ceux d’une directrice d’un centre hospitalier de proximité comprenant un EHPAD, de professionnels de différents métiers. Des réflexions et des analyses, d’autre part : celles d’un représentant d’une association de familles et d’une philosophe. Madame Joëlle Le Gall, présidente d’honneur de la Fédération Nationale des Associations et Amis de Personnes Agées Et de leurs Familles a accepté d’écrire l’éditorial invité. Nous remercions très vivement les uns et les autres de leur contribution à ce dossier et souhaitons qu’il apporte une contribution à la réflexion et l’action de tous les professionnels concernés. 9 De Hennezel M. Le souci de l’Autre. Paris, 2004 Heidegger M. Etre et temps, 1927. Paris, Gallimard, collection bibliothèque de philosophie, 1990. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 10 7 Le point de vue d’une directrice d'EHPAD Josiane BETTLER Directrice du Centre Hospitalier des Marches de Bretagne (Ille et Vilaine) La problématique existant autour du consentement de la personne âgée lorsqu’elle entre en EHPAD est le cœur du métier de directeur, qui est de bien accueillir, dans les meilleures conditions possibles, des personnes âgées en perte d’autonomie et dépendantes, atteintes de toutes sortes de problèmes de santé et qui ont de surcroît quitté leur domicile pour toujours. Néanmoins qu’en est-il du respect de l’autonomie de la volonté de la personne qui n’avait pas prévu de quitter son domicile pour venir séjourner en EHPAD ? Le sujet étudié montre que le simple mot de consentement, que nous prononçons au quotidien, pose question : Est-il bien adapté pour la personne âgée qui entre en établissement ? Est-ce bien naturel de finir sa vie en maison de retraite, surtout quand nous parlons de recevoir ou d’envoyer, ou encore de faire partir une personne âgée en établissement, contre son gré ? Comment prendre en charge la dépendance de ces personnes âgées lorsque leur état de santé se dégrade ? En France, cette question préoccupe tous les acteurs de la vie économique et sociale. Quant aux proches, le choix est difficile entre le maintien à domicile / le placement en institution / l’accueil à leur domicile d’un parent âgé. Introduction autour de l’entrée en EHPAD L’entrée en EHPAD est marquée par un inévitable travail de deuil de son ancien domicile, de sa vie passée auquel il faut ajouter tous les deuils inhérents à la vieillesse (proches, capacités, statut professionnel…). L’entrée en institution des personnes âgées s’inscrit dans un contexte complexe. Elle apparaît le plus souvent comme une contrainte, pour des raisons multiples qui ne tiennent pas seulement à un état mesurable de santé, mais aussi aux ressources mobilisables, à la perte des supports relationnels et, surtout, aux limites des solutions mises en œuvre. Un tiers des personnes âgées dépendantes vivant en institution n’a pas réellement consenti à son placement. La famille prend souvent l’initiative du départ vers l’institution. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 8 L’Organisation de l’EHPAD L’objectif de l’EHPAD est de répondre au mieux aux besoins de la personne accueillie au travers des sept outils suivants déclinés dans la loi du 2 janvier 2002 : le livret d’accueil et la procédure d’admission, la charte des droits et des libertés de la personne accueillie, le contrat de séjour, le conseil de la vie sociale (CVS), le règlement de fonctionnement, le projet d’établissement ou de service, l’évaluation de la qualité et des prestations. La Qualité en EHPAD Qualité de vie : o Ethique, droits des malades, entourage, dépendance o Projet de vie Qualité des soins : o Moyens donnés à l’EHPAD, PATHOS, AGGIR o Projet de soins Contraintes juridiques et plaintes Les instances institutionnelles : CLIN, CLUD, CLAN … Le Résident peut être : - fragile, au « 4ème âge », - dénutri, - déprimé, en crise existentielle, - dépendant, - resté jeune dans sa tête avec ses souvenirs, - n’a pas voulu être là, mais chez lui ! L’EHPAD est un lieu de Vie. Les droits des personnes âgées dépendantes en institution sont formalisés dans des textes réglementaires La charte des personnes âgées dépendantes en institution (Commission « Droits et Libertés » de la Fondation Nationale de Gérontologie11 en 1986) Le respect des droits et libertés des personnes âgées dépendantes concernent tous les lieux de vie : maisons de retraite, résidences, services hospitaliers, unités de long séjour … 1. 11 Tout résident doit bénéficier des dispositions de la charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes http://www.fng.fr/html/droit_liberte/charte_integral.htm Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 9 Nul ne peut être admis en institution sans une information et un dialogue préalables et sans son accord Comme pour tout citoyen adulte, la dignité, l’identité et la vie privée du résident doivent être respectées. Le résident a le droit d’exprimer ses choix et ses souhaits. L’institution devient le domicile du résident, il doit y disposer d’un espace personnel L’institution est au service du résident. Elle s’efforce de répondre à ses besoins et de satisfaire ses désirs. L’institution encourage les initiatives du résident. Elle favorise les activités individuelles et développe les activités collectives (intérieures et/ou extérieures) dans le cadre du projet de vie. L’institution doit assurer les soins infirmiers et médicaux les plus adaptés à l’état de santé du résident. S’il est nécessaire de donner des soins à l’extérieur de l’établissement, le résident doit en être préalablement informé. L’institution accueille la famille, les amis ainsi que les bénévoles et les associe à ses activités. Cette volonté d’ouverture doit se concrétiser par des lieux de rencontre, des horaires de visites souples, des possibilités d’accueil pour quelques jours et par des réunions périodiques avec tous les intervenants Le droit à la parole est fondamental pour les résidents. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. Mais qu’en est-il du vécu de la personne âgée? Une entrée en institution mal préparée et souvent mal consentie par la personne âgée peut avoir des conséquences désastreuses sur la santé du sujet et sur son degré de dépendance physique et psychique. Très souvent la liberté de la personne est compromise car on se passe de son consentement et même de son information. Une importante question éthique se pose alors : au nom de quoi, qui sommes-nous pour décider ce qui est le mieux pour la personne âgée, encore plus quand elle n’a plus toutes ses facultés mentales ? Familles et professionnels sont pris entre les limites de la non assistance et la mise en danger et le non respect de la liberté du sujet qui a le droit de choisir sa vie (quand il ne met pas en danger celle d’autrui) en continuant à vivre chez lui. Chez les proches, le placement entraîne un sentiment de culpabilité mais aussi de soulagement de plus avoir à prodiguer quantité de soins à leur parent. En tant que directrice ou directeur, nous devons tout mettre en œuvre pour préparer l’admission et ainsi obtenir le consentement de la personne accueillie. Le consentement Le cadre légal Un cadre juridique traite du consentement : - la loi du 2 janvier 2002 (rénovation de l’action sociale et médico-sociale) la loi du 4 mars 2002 (droit des malades) la loi du 22 avril 2005 (fin de vie) la loi du 5 mars 2007 (protection juridique des majeurs) Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 10 - des chartes visent à garantir son exercice : Charte des droits et des libertés de la personne accueillie (arrêté du 8 septembre 200312, en application de la loi du 2 janvier 2002) « Le consentement éclairé de la personne doit être recherché en l’informant, par tous les moyens adaptés à sa situation, des conditions et conséquences de la prise en charge et de l’accompagnement et en veillant à sa compréhension (…). Ce choix ou ce consentement est également effectué par le représentant légal lorsque l’état de santé de la personne ne lui permet pas de l’exercer directement. Pour ce qui concerne les prestations de soins délivrées par les établissements ou services médico-sociaux, la personne bénéficie des conditions d’expression et de représentation qui figurent au code de la santé publique. La personne peut être accompagnée de la personne de son choix lors des démarches nécessitées par la prise en charge ou l’accompagnement. » Charte des droits et des libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance (Fédération Nationale de Gérontologie, 200713) « Art. 1. – Choix de vie : Toute personne âge devenue handicapée ou dépendante est libre d’exercer ses choix dans la vie quotidienne et de déterminer son mode de vie. La famille est les intervenants doivent respecter le plus possible le désir profond et les choix de la personne, tout en tenant compte de ses capacités qui sont à réévaluer régulièrement (…). Art. 2. – Cadre de vie : Toute personne âgée en situation de handicap ou de dépendance doit pouvoir choisir un lieu de vie –domicile personnel ou collectif- adapté à ses attentes et à ses besoins (…). Lors de l’entrée en institution, les conditions de résidence doivent être garanties par un contrat explicite ; la personne concernée a recours au conseil de son choix et au moment de l’admission. » Définition Consentir suppose une double compétence : - l’aptitude à comprendre (discernement) - la capacité à se déterminer et à faire des choix (autonomie de la volonté) Une personne vulnérable peut conserver des capacités de compréhension suffisantes qui lui permettent d’exprimer personnellement des choix. 12 13 http://www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/EXE_A4_ACCUEIL.pdf http://www.fng.fr/html/droit_liberte/charte_integral.htm Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 11 Le consentement revêt deux dimensions : - consentir à quelque chose : accepter, adhérer ; - consentir quelque chose : permettre l’exécution d’une décision, supporter (TacnetAuzzino,14) Il y a une oscillation entre choix et contrainte. Le consentement renvoie pour les professionnels de santé à « une obligation d’informer(…) [qui] se transforme parfois en obligation de convaincre de la nécessité de l’acte [médical] », lorsque celui-ci paraît indispensable » (Devers15, en référence au Code de la Santé Publique, art. L1111-4). Le consentement est l’acte « par lequel quelqu’un donne à une décision dont un autre a eu l’initiative, l’adhésion personnelle nécessaire pour donner l’exécution (Fraisse16). Il renvoie à « une condition légale à l’accomplissement de certaines actions » et confère un « aspect contractuel » : la personne devient utilisatrice d’un lieu collectif (engagement financier, respect d’obligations liées à la vie en collectivité) (Tacnet-Auzzino, cf. note de bas de page n°11). Les Freins au Consentement : on peut en décrire trois : 1. L’entrée dans l’urgence : l’entrée est peu préparée, souvent précipitée, décidée rapidement (Riot17) : ainsi la gestion de l’offre de places repose sur : des critères explicites : fait suite à un décès de l’un des résidents et dépend souvent du temps d’attente après un premier contact ; des critères implicites : dépend du degré de dépendance (impératif gestionnaire), veiller à maintenir une dépendance moyenne dans l’établissement (ne pas dépasser le GMP autorisé dans la crainte de ne pas obtenir de crédits supplémentaires ; ne pas être trop « en dessous » pour ne pas perdre de dotations horaires) ; intégration des hommes (denrée rare pour contrebalancer la dominante féminine et favoriser la vie sociale) ; une certaine marge de manœuvre des responsables d’établissements pour parer à ces contraintes institutionnelles et écouter, malgré tout, les intérêts de la famille et des personnes âgées. Dans tous les cas, personnes âgées et familles paraissent peu préparées à la proposition inopinée des responsables d’établissements. Des orientations dans l’urgence, soumises à des impératifs de fonctionnement interne qui constituent « une routine illégale, inhumaine, coûteuse, sans sens. La personne est dirigée dans une institution non en raison de ses besoins mais de ceux du service hospitalier ou de soins à domicile » (Tacnet-Auzzino, cf. note de bas de page n°11). 14 TACNET AUZZINO D. La place du consentement de la personne âgée lors de l’entrée en EHPAD. Gérontologie et société, 2009/4 n° 131, p. 99-99. http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2009-4-page-99.htm 15 DEVERS A. L’usager du système de santé. Gérontologie et société, 2005/4 n° 115, p. 39-48. http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2005-4-p-39.htm 16 FRAISSE G. Du consentement. Paris, Seuil, 2007. 17 JAUJOU N, MINNAËRT E, RIOT L. L’EHPAD : Pour finir de vieillir Ethnologie comparée de la vie quotidienne en institution gériatrique. Centre d’analyse stratégique (Premier ministre), Paris, mars 2006. Chap 1 : Entrer en maison de retraite, p. 27-83. http://www.silverlife-institute.com/upload/logement/rapportethnomsh_1152187094.pdf Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 12 2. Le manque d’information pour un consentement « éclairé » : par les partenaires : l’information n’est le plus souvent pas faite ou faite seulement partiellement par les services des établissements hospitaliers » (Tacnet-Auzzino, ibidem). par la famille : « surtout je voudrais dire aux familles : informez et discutez avec vos parents. C’est leur vie que vous manipulez. Nous ne sommes pas des jouets. A notre âge nous prenons tout à cœur, un rien nous fait mal. Alors, s’il vous plaît, ne nous considérez pas comme des pantins dénués de sentiments dès que nous commençons à être encombrants. Parlez-nous, laissez-nous être encore acteur de notre vie » (Dorange18). par l’EHPAD : la délivrance de l’information se heurte à l’urgence de la situation et du choix. Les rencontres de pré-admission ne sont pas généralisées et souvent peu formalisées (Tacnet-Auzzino, cf. note de bas de page n°11). 3. Les représentations des professionnels : selon les résultats de l’enquête effectuée par le CCAS de Rouen en 2007 (in Tacnet-Auzzino, ibidem) : 79% des professionnels estiment que des circonstances rendaient possible ou exceptionnellement possible un placement sans consentement. 77% pensent que l’initialisation du projet d’admission doit être faite par le médecin. 4. L’âge, la dépendance, la perte d’autonomie : représentent-ils une limite à l’adhésion? « Comment une personne peut-elle manifester un quelconque consentement alors que sa maladie est tellement évoluée qu’elle ne reconnaît plus ses enfants? Qu’il lui est impossible de vivre seule à domicile et que sa famille n’arrive plus à faire face à la situation? » (TacnetAuzzino, ibidem) Au regard de ces freins : le consentement « éclairé » n’est-il pas une parodie pseudo-légale, qui ne protège plus la personne ? « L’évènement de s’installer en maison de retraite, d’y vivre jusqu’à la in de sa vie de façon irréversible, définitive est rarement le fait de la réalisation d’un projet, ou l’avènement du processus de la décision, mais la plupart du temps l’œuvre de la nécessité, la force de l’obligation. L’entrée en maison de retraite advient comme un non-choix. Elle est bien souvent prescrite, commandée par la décision de l’autre, qui peut-être le médecin, la famille. L’installation est alors brutale et soudaine. » (Déliot et Casagrande19) « Est-ce que vivre en maison de retraite peut résulter d’un choix et d’une décision personnels? N’est-ce pas plutôt la conjonction de plusieurs paramètres : circonstances, évènements (chute), état de santé, absence de solutions alternatives qui conduisent la personne à envisager puis à décider d’entrer en institution » (ibidem) 18 DORANGE M. Entrée en institution et paroles de vieux. Gérontologie et société, 2005/1 n° 112, p. 123-139. http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2005-1-page-123.htm 19 DELIOT C et CASAGRANDE A. Vieillir en institution. Paris, John Libbey Eurotext, 2006 Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 13 Il s’agit d’une orientation « par défaut » plutôt que « choix véritable » (Dorange, cf. note de bas de page n°15) Un consensus qui tient en grande partie au sentiment indicible qu’éprouvent les personnes âgées à devenir un «poids». C’est aussi la réponse à « l’épuisement de tous les recours possibles » (une cohabitation au domicile des proches problématique sur le long terme, un recours au service à domicile qui dépossède de sa vie privée, une aides des proches à domicile qui épuise…) Pour la personne âgée : alternative entre maintien à domicile et entrée en institution Avant l’entrée dans l’établissement actuel, près de huit résidents sur dix vivaient à leur domicile personnel. Quelques uns habitaient chez leurs enfants, chez des amis ou dans une famille d’accueil (8%) et les autres (13%) étaient dans une institution, établissement de soins, autre établissement pour personnes âgées ou communauté religieuse (enquête ORSDRASS Aquitaine, 200620) Les « risques » du domicile démesurés ? (sécurité-sécurisation) : leur évaluation relève de la « controverse » (différentes lectures selon les acteurs) : chute/droit au risque, isolement, troubles du comportement/normativité… Près d’un quart des résidents ont décidés d’entrer l’établissement pour personnes âgées alors qu’il leur était possible de vivre chez eux plus longtemps. Données statistiques ORS-DRASS Aquitaine, 2006 (cf. note de bas de page n°17) 20 http://www.ors-aquitaine.org/index.php/publications-orsa/item/l-opinion-des-residants-d-etablissements-pourpersonnes-agees-sur-leurs-conditions-de-vie Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 14 Certains ont fait cette démarche par anticipation afin d’éviter de rencontrer une situation à domicile qui se serait dégradée. D’autres, inscrits à l’avance dans un établissement, ont choisi d’y entrer lorsqu’une place leur a été proposée. Les autres sont entrés dans l’établissement « par nécessité » pour des raisons de santé à la suite d’une hospitalisation (40%) ou parce que la prise en charge à domicile ne convenait plus (36%). La disparition du conjoint et donc le fait d’être seul à domicile a empêché certains d’entre eux d’y rester. Enfin, quelques personnes (moins de 2%) ont dit entrer dans l’institution suite à des problèmes de logement ou de rapprochement familial. Choix de l’établissement D’après les données statistiques établies par l’Observatoire régional de la santé et la DRASS Aquitaine en 2006 (ibidem): Pour 31% des résidents, l’établissement d’accueil n’a pas été choisi. Les autres résidents ont donné une raison au choix de cet établissement là. Près d’un quart l’ont choisi car il se situait près du domicile des enfants et 5% près de celui du conjoint. Pour un autre quart des résidents, l’établissement a été par des personnes de la famille (10%), notamment le médecin. Enfin, 11% des résidents l’ont choisi pour son environnement, proximité du centre ville (10%) ou à la campagne (1%) « Ce choix va se faire essentiellement à partir du coût de la prestation et des moyens financiers » de la personne (Ennuyer21) et à partir de la proximité du domicile des enfants (même si la personne souhaiterait rester plutôt dans sa ville de résidence) (De Conto22). Modalités de recueil du consentement Traduction du consentement en une volonté : - « expresse » (écrit, déclaration orale) - ou « tacite » (absence de manifestation écrite). Le consentement « se dit, s’interprète, s’écrit ou se fait comprendre » (Tacnet-Auzzino, cf. note de bas de page n°11). 21 ENNUYER B. Le droit des usagers. Gérontologie et société, 2005/4 n° 115, p. 13-28. http://www.cairn.info/revuegerontologie-et-societe-2005-4-page-13.htm 22 DE CONTO C. Tu verras, tu seras bien. Placement et ambivalence dans le milieu familial. Gérontologie et société, 2005/1 n° 112, p. 115-122. http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2005-1-page-115.htm Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 15 Ainsi, selon une enquête menée par la Fondation Médéric Alzheimer en 2009 23 , le recueil du consentement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer se fait : - oralement dans 79% des EHPAD - par observation de l’expression non verbale (65%) - par la signature formelle du contrat de séjour (20%) - par d’autres modalités de recueil (13%) : avis d’un tiers (personne de confiance, autres professionnels) ; absence d’opposition manifeste. Coordination des professionnels Parce que la phase d’admission est un moment crucial dans la vie de la personne âgée et de son entourage, elle nécessite la coordination des professionnels. Les professionnels de santé, du domicile et de l’aide sociale représentent « un acteur social majeur dans le processus d’institutionnalisation » : ils interviennent dans 21 % des cas (Somme24). 23 http://www.fondation-mederic-alzheimer.org/Nos-Travaux/La-Lettre-de-l-Observatoire/Archives 24 SOMME D. Participation et choix dans le processus d’entrée en institution. Solidarité et santé, n° 1, 2003 Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 16 En conclusion, l’établissement doit s’ouvrir : En termes de stratégie d’ouverture : Il faut veiller à construire l’ancrage territorial de l’établissement (être attentif aux divers projets sur le territoire, sensibiliser l’environnement au projet d’établissement, à étudier l’intérêt d’opérer des rapprochements entres établissements), à analyser et mettre en œuvre les prestations et activités au regard de l’ouverture (opportunité d’ouverture et actions à développer sur le territoire), et à être attentif aux acteurs du territoire (apprendre à travailler avec les autres acteurs du territoire, associer opportunités et démarche volontariste, construire une réciprocité entre partenaires)… En termes de levier de l’ouverture : En interagissant avec le territoire qui doit être un lieu ressource pour l’environnement. Bibliographie - DELIOT C et CASAGRANDE A. Vieillir en institution. Paris, John Libbey Eurotext, 2006 FRAISSE G. Du consentement. Paris, Seuil, 2007. JAUJOU N, MINNAËRT E, RIOT L. L’EHPAD : Pour finir de vieillir Ethnologie comparée de la vie quotidienne en institution gériatrique. Centre d’analyse stratégique (Premier ministre), Paris, mars 2006. Chap 1 : Entrer en maison de retraite, p. 27-83. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 17 Le point de vue d’une association de patients Joël JAOUEN Président de France Alzheimer 29 et Vice-président du CISS Bretagne L’association France Alzheimer 29 représente de nombreuses familles concernées par la dépendance et dont une grande majorité doit envisager l’entrée en établissement du fait de la limite du domicile. Toutefois, en qualité de représentant des usagers dans quelques structures, pour certaines personnes, cette entrée en institution peut également être « choisie ». Il arrive alors souvent que l’on retrouve ces personnes dans les différentes activités proposées par l’établissement, que ce soit au niveau des animations ou au niveau des responsabilités (Conseil de vie Sociale ou Conseil d’Administration). Pouvoir établir un projet personnalisé avec ces personnes apporte une aide certaine aux responsables de l’établissement du projet de vie de l’établissement. La question que l’on est amené à se poser est la suivante : ces personnes constituent elles la majorité des entrants en établissement ? La réponse est bien entendu : non. L’entrée en établissement est-elle alors un projet consenti ? Les nombreux contacts que nous avons avec les familles concernées et avec les directeurs d’établissements nous permettent d’affirmer que l’entrée en institution est davantage la conséquence de l’évolution d’une situation, de l’aggravation d’une maladie. Tout au long de cette journée, l’importance d’avoir l’assentiment de la personne entrant en établissement a été soulignée. Cela est vrai dans le cas où la personne concernée peut encore communiquer et donner son avis mais dans de nombreux exemples, la personne n’a plus cette capacité, son aidant familial devant prendre la décision à sa place. Le message, important à faire passer, est de ne pas « ignorer » l’aidant familial. Dans le choix de vie au domicile, l’aidant familial a un rôle prépondérant et incontournable. En effet, c’est à lui d’organiser le quotidien et devra adapter la vie au domicile en fonction de l’évolution de la maladie avec le souhait de pouvoir garder la personne dans son lieu de vie le plus longtemps possible comme nous le souhaitons tous. Malheureusement, et surtout pour les malades ayant une pathologie neuro-dégénérative, ceci n’est pas toujours possible et beaucoup de ces malades sont sur une liste d’attente pour une entrée en établissement. Cette démarche de faire un dossier d’admission dans un établissement se fait aussi trop souvent dans l’urgence car l’obsession de vivre au domicile jusqu’au bout peut enlever de la lucidité par rapport à la maladie qui évolue inéluctablement et rend l’accompagnement au domicile trop difficile pour l’aidant. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 18 Préparer l’entrée en institution est une démarche qui se prépare. Au domicile, le couple aidant – aidé devient souvent indissociable, l’aidant étant devenu le « pilier » de la personne malade pour tous les actes de la vie quotidienne. Quand il faut préparer l’étape de l’entrée en institution, il est très important d’associer là aussi l’aidant à la démarche afin que ce passage se fasse le moins douloureusement possible…. L’association France Alzheimer a créé le concept de « Le Café Parenthèse » destiné à ces aidants familiaux qui vont franchir ou viennent de franchir cette étape de l’entrée en institution dans le parcours de la maladie. Cette idée a été suggérée par un médecin coordonnateur d’EHPAD qui a constaté beaucoup de détresse chez les aidants contraints à cette décision. Notre Café Parenthèse a été organisé, à l’image de nos cafés Mémoire, afin de permettre aux aidants familiaux concernées par l’entrée en établissement de leur proche, de se retrouver dans un café afin d’échanger ensemble, de pouvoir exprimer leurs difficultés pour mieux vivre la situation. En effet, les familles peuvent ressentir un sentiment d’échec de n’avoir pas pu garder le malade à son domicile, de la culpabilité aussi. Elles peuvent souffrir de la difficulté d’intégration du malade dans son nouveau lieu de vie. Tout cela peut générer parfois un conflit avec les professionnels de l’établissement. La libération de la parole aide souvent à mieux gérer des situations difficiles. Pourtant, l’association France Alzheimer le sait bien, de nombreuses améliorations sont apportées dans l’accompagnement des malades en établissement. Les PASA (Pôles d’Activités de Soins Adaptés) sont une bonne illustration de ces améliorations. Pour illustrer ce propos, l’histoire d’une personne atteinte par la maladie d’Alzheimer très enfermée dans sa maladie, ne sortant plus de sa chambre et ne communiquant plus est très instructive. Lors de la mise en place de la PASA dans l’établissement, la psychologue a souhaité qu’elle participe aux activités d’art thérapie de la PASA. La malade, qui avait un passé d’écrivain et d’auteur de pièces de théâtre bien connue du milieu bretonnant, s’est servie du pinceau pour commencer à écrire. Au fil du temps, grâce à un accompagnement personnalisé, c’est elle qui a donné la marche à suivre pour son projet de vie et un recueil de ses écrits a pu être édité……Elle pose souvent la question : « Quand commence-t-on le deuxième ? ». Comme elle l’a elle-même exprimé par écrit, on peut presque parler de résurrection la concernant. Cette histoire illustre aussi le fait que le regard de l’autre sur la personne malade est déterminant dans la manière dont la maladie sera vécue. Même dans la grande dépendance, la personne a encore des messages à faire passer, c’est à ses accompagnants proches et professionnels de prendre le temps de les décrypter. En conclusion, on ne peut répondre oui ou non de façon catégorique à la question : la vie en EHPAD doit-elle être un projet consenti ? puisque chaque situation est une situation unique. L’important est de tenter de répondre au mieux à la question « quel est aujourd’hui le meilleur projet de vie pour cette personne compte tenu de ses attentes et de ses difficultés ? » en choisissant la solution la plus humainement adaptée et en associant au projet de vie la famille, les proches et les professionnels pour le mieux être de la personne. Rappelons qu’il est important de « tenir compte du passé pour construire l’avenir ». Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 19 Le point de vue du philosophe Le chemin de vie Jacqueline LAGREE Professeur émérite de philosophie, Université de Rennes, membre du comité d’éthique du CHU de Rennes Quod vitae sectabor iter ? Quel chemin de vie suivrai-je25 ? En rappelant ce vers d’un poète latin, lu et interprété en songe26, le jeune Descartes qui s’interroge sur ce qu’il fera de sa vie, présente ce qui fut le principe de sa vie de philosophe (après avoir fait des études de droit et avoir été militaire), à savoir l’union de la science et de la sagesse. Mais la recherche d’un « chemin de vie », expression que je préfère à celle, plus administrative, de projet de vie, est en un sens toujours à refaire et pas seulement à l’aube de sa vie d’adulte. Chez Descartes, ce chemin de vie est aussi un chemin vers la vérité, puisque le projet énoncé dans le Discours de la méthode est bien d’ « employer toute ma vie à cultiver la raison et à m’avancer autant que je le pourrais en la connaissance de la vérité27 ». L’égarement, l’impossibilité de trouver sa route, de se repérer, sont bien aussi des métaphores de la folie, y compris sénile ; réciproquement, la méthode qui reprend le mot grec, odos, le chemin, désigne un chemin normé, encadré, borné. Peut-on construire méthodiquement un chemin de vie et s’y tenir la vie durant ? Mais les hasards de la vie se chargent souvent de le bousculer et Descartes lui-même est mort d’une grippe, attrapée à la cour de la reine Christine en Suède, où il était parti de mauvaise grâce, tant le mode de vie de la cour convenait mal à sa nature et à son tempérament. Un projet de vie ne saurait donc se construire et s’effectuer sur le modèle d’un montage de mécano lego où l’ordre d’agencement des pièces est fixé par la notice. Il est bien rare qu’un plan de vie se déroule sur le modèle imaginé et prévu. Que chacun songe à sa vie professionnelle, à sa vie amoureuse, à ses amitiés ou à sa famille, combien ont tenu, dans la durée, les promesses qu’il s’était faites dans leur jeunesse ? Et combien peu, nous semble-t-il souvent, avons nous été maîtres de notre destin. Reprenons la question par l’autre bout, non du début vers la fin, dans l’ordre du temps, mais à rebours, de la fin au début, selon l’ordre de la fiction. Je l’illustrerai par une fable philosophique : A la fin de La République28, Platon évoque, par le biais d’un mythe, l’entrelacs de nécessité et de liberté qui fait la condition de chacun de nous. Les âmes, en chemin vers une nouvelle vie terrestre, après un séjour dans le mode souterrain des Enfers, choisissent, parmi un très grand nombre de 25 Ausone, Idylles 15,1. Olympiques AT X181. 27 Discours de la méthode, AT 27. 28 Platon, République, X, 617d-621d. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 26 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 20 possibles, la vie qui sera désormais la leur. Une fois ce choix validé et scellé à jamais par Lachésis, Clotho et Atropos, les trois Moires qui symbolisent respectivement le passé, le présent et le futur, l’âme traverse la plaine de Léthé, dont le nom signifie l’oubli, et elle boit l’eau du fleuve Amélès, ce qui veut dire négligence. Elle oublie alors le destin qu’elle s’est choisi et dont elle est seule responsable, et s’apprête à vivre une vie dont les événements lui apparaîtront accidentels, alors même que leur enchaînement est réglé par une logique interne, celle d’un choix singulier commandé par un passé oublié et méconnu : le bouillant Ajax choisit en effet la vie d’un lion, le fier Agamnemnon, celle d’un aigle, tandis que le sage Ulysse, “soulagé de l’ambition par le souvenir de ses épreuves passées”, recherche une vie négligée de tous, celle d’un homme ordinaire mais juste, un simple laboureur, et y trouve son plein contentement. Que signifie le terme de « projet », en lui-même et précisé par le déterminant « de vie » ? Le projet, du latin pro-jectum, ce qui est lancé en avant, signifie « ce qu’on a l’intention de faire dans un avenir plus ou moins déterminé et éloigné29 ». Il désigne une anticipation d’action qui implique une orientation, des moyens disponibles et mis en œuvre, une organisation de l’action et parfois une évaluation postérieure. Mais qui dit projet ne dit pas pour autant réalisation effective. Comme le disait Molière : On n’exécute pas tout ce qui se propose / et le chemin est long du projet à la chose30. Mais qui dit projet dit parfois ébauche et il faut donc qu’au projet, à l’intention, s’ajoutent des moyens d’effectuation. J’ai accepté la proposition (pro-position) de venir vous parler ; j’ai anticipé ma venue en prenant des billets de train ; j’ai réfléchi à ce que je dirais ; je l’ai écrit et enfin j’ai réalisé ce projet en venant à Brest et en vous parlant ; en revenant ce soir dans le train, j’évaluerai ce projet en me demandant si ce que j’ai fait a comblé mes attentes (et les vôtres), si cela vaut la peine de continuer ou de recommencer, etc. Ce projet est minime et pour ainsi dire insignifiant mais, resitué dans un ensemble (je suis en retraite, je ne fais plus de cours mais je fais encore des conférences ou des interventions publiques), il prend un sens. Tout projet s’insère donc dans un ensemble d’anticipations et de mises en œuvre ; tout projet a une dimension holiste, globale, a fortiori si le projet est un projet de vie. Dans la notion de projet de vie, il y a au moins trois idées constituantes qu’il importe de préciser et d’élucider : l’orientation vers l’avenir, la fidélité à soi-même, la relation à autrui. Examinons-les rapidement puis essayons de préciser ce qui détermine et restreint ce projet dans le cas du projet de vie d’une personne âgée et, en focalisant davantage, d’une personne âgée vivant en EPHAD. L’orientation vers l’avenir Vivre, dès lors qu’on pense, c’est aspirer à mieux vivre, à vivre plus intensément, plus pleinement, beaucoup plus que chercher à vivre plus longtemps. L’enfant se dit : quand je serai grand, je ferai ceci ou cela ; le jeune : quand je serai autonome financièrement, je déciderai seul de mes choix ; l’adulte : quand j’aurai des enfants, ou quand ils seront partis de la maison, quand je serai en retraite et la proposition principale qui suit commence toujours par « je ferai ». Vivre, c’est vivre dans le temps et vivre le présent sous trois orientations, comme l’a bien montré Augustin : la présence au 29 30 Dictionnaire Littré. Molière, Tartuffe, III 1. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 21 présent qui est l’attention, la présence au passé qui est la remémoration et la présence au futur qui est l’attente ou l’anticipation. Or les deux relations au passé et au futur ne sont pas équivalentes, quoiqu’elles soient symétriques : la relation au futur signifie le primat de la liberté tandis que la relation au passé renvoie à la nécessité. « Même les dieux ne peuvent pas faire que la guerre de Troie [qui est passée] n’ait pas eu lieu » disait Aristote. On peut certes changer la signification du passé, amoindrir le malheur ou au contraire l’aggraver, comme dans le cas d’un deuil, embellir les souvenirs d’enfance ou de jeunesse, reste que le passé nous détermine. Il nous a faits ce que nous sommes, avec notre contribution certes, mais on ne pourra jamais remonter le temps pour en changer les bifurcations. On a un jour choisi tel métier, tel conjoint, ou on a accepté qu’on le choisisse pour nous, et cela nous a faits en partie ce que nous sommes devenus. Le cardiaque n’aurait pas eu besoin d’un pontage ou d’une opération au poumon s’il avait moins fumé ; avec le cœur et le poumon qui sont les siens aujourd’hui, avec l’âge aussi, il y a des choses qu’il ne peut plus faire. La question est de savoir s’il y a des choses qu’il n’a pas faites et qu’il peut découvrir désormais. En revanche, l’orientation vers le futur est signe de liberté : je ne peux sans doute plus exercer un autre métier mais je peux faire ceci ou cela, une conférence à Brest ou une marche dans la forêt de Rennes. Même lorsque le champ des possibles se rétrécit avec l’âge ou la maladie, le futur n’est jamais entièrement prédéterminé. Dans le cas d’une maladie chronique, il semble bien que les possibles rétrécissent terriblement mais la manière de vivre, le style de vie peut être bien différent : tonique ou alangui, créatif ou récriminant, chaleureux ou égoïste. Par exemple, si je suis obligé de suivre un régime alimentaire, il n’est pas nécessaire qu’il soit fade. On peut aussi apprendre à cuisiner, mettre sa créativité, son inventivité, son imagination accompagnée de raison dans l’élaboration d’une cuisine qui nous convienne et qui peut-être fera aussi envie à d’autres, donc qu’on pourra partager. Si je suis condamné à l’immobilité, il n’est pas obligé que je végète. Je ne voyagerai pas, sinon en imagination, mais je peux faire de ma chambre un lieu de rencontres comme le poète Joe Bousquet, paralysé à 21 ans par un obus, qui passa toute sa vie dans sa chambre à écrire des poèmes, fonda une revue et fut en lien avec tous les grands poètes de la première moitié du XXe siècle. Fut-il devenu ce poète là s’il avait été valide ? Pour qu’un projet de vie ait un sens quelconque, il ne faut donc pas qu’il soit la perpétuation pure et simple d’un mode de vie habituel passé ais qu’il s’ouvre sur l’avenir c'est-à-dire sur la nouveauté et la créativité qui est indissociable de la liberté. La fidélité On ne se projette pas sur l’avenir à partir de rien mais toujours à partir d’un héritage et d’une histoire. On ne peut pas se projeter si l’on est amnésique et l’on ne peut tendre vers quelque chose qu’à partir d’une assise, d’un appui solide. Le mot latin fides d’où provient notre fidélité, signifie la foi comme confiance en quelque chose ou en quelqu’un et, par là, le crédit, la loyauté, la droiture mais aussi la parole donnée, la promesse et réciproquement la protection, le patronage, l’assistance. On voit ainsi son sens osciller entre deux bornes : la confiance en autrui et l’assurance sur l’avenir. Mais à quoi ou à qui est-on fidèle? Peut-on de la même façon être fidèle à une idée ou à une croyance — dont la vérité est nécessairement douteuse car, sinon, on n’y croirait pas mais on la saurait — ou à une personne susceptible d’évoluer dans ses relations avec nous? La question de la Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 22 fidélité pose celle de notre identité dans le devenir, au sein d’une conception héraclitéenne du temps où rien, ni le sujet qui se baigne, ni le fleuve dans lequel il se baigne, ne demeure fixe ni identique à lui-même. La question de la fidélité, et avec elle de l’oubli, est celle de l’inscription du Moi dans la durée, mais dans une durée qui signifie changement, évolution, hasard de la rencontre. On doit ici s’interroger sur la fidélité à soi-même, c’est-à-dire au projet sur soi construit dans l’enfance ou dans l’adolescence : j’aurai tel métier, tant d’enfants, j’habiterai dans telle région, etc. S’agit-il seulement d’être resté le même, identique à soi-même, idem, à tout jamais figé dans une posture, ou d’être un ipse — « soi-même comme un autre », comme disait Ricœur — de pouvoir s’assumer dans une continuité qui sait découvrir la ligne droite, le cantus firmus, qui s’affirme au sein des variations mélodiques? Paradoxalement, on n’est vraiment fidèle à ce projet d’enfance ou d’adolescence qu’à condition de l’avoir réalisé tout à fait autrement que ce qu’on avait initialement imaginé et de pouvoir en revendiquer la responsabilité et l’authenticité en première personne : ego ipse, oui, c’est bien moi qui me reconnais en ces différentes figures de mon identité. Sinon on risque fort de s’être conformé à un modèle tout fait. On ne peut pas être fidèle à soi-même là où il n’y a pas de soi. La fidélité, “vertu du temps continu”31, n’est pas la raide et parfois sotte constance. La fidélité vraie n’est pas rigide mais souple, inventive comme la vie; elle n’est pas attachement scrupuleux ou superstitieux à la lettre mais respect de l’intention et de l’esprit. C’est pourquoi la fidélité doit savoir être oublieuse pour être attentive au présent, ouverte à l’avenir en sa dimension de liberté et de création et, à partir de là, réinventer et redécouvrir le passé, non comme passé pétrifié mais comme gerbe de possibles dont certains ne se sont réalisés que fort tard. Se projeter vers le futur certes mais à partir d’une fidélité inventive à soi-même. Le projet suppose à la fois invention, donc ruptures, et continuités. Pas de projet réaliste et fécond sans une attention aux circonstances, aux hasards de la vie qui imposent de modifier, de bifurquer, de faire un détour, de s’adapter aux difficultés du chemin. On ne saurait prévoir tout ce qui peut arriver et heureusement ! La relation à autrui Il n’y a pas de projet de vie sans relation à autrui, adjuvant ou opposant, aide ou obstacle. Cet autrui est multiple : famille, amis, relations, institutions. Je ne peux pas me projeter dans un travail ou dans des études sans des accompagnements multiples. Un humain est substantiellement un être de relation, parce qu’il naît prématuré, qu’il est incapable de subvenir seul à ses besoins dès la naissance, parce que la faiblesse de la jeune accouchée et du nouveau-né ont imposé la division d’abord sexuelle du travail, la technique, la culture et la civilisation. Nos héritages et nos apprentissages ne sont pas innés ou si peu, mais acquis. Par là même nous avons toujours besoin des autres et l’on peut à juste titre dire que l’homme n’est pas un être en soi et par soi mais un être par et pour autrui et construit par la relation : à la fois un être-dans (un milieu vital, culturel et social), un être-avec (ceux avec qui il vit, travaille, ceux qu’il aime), un être-pour (un objectif, une fin). Quelles sont les relations qui me font vraiment vivre ou vivre plus intensément, plus pleinement ? 31 V. Jankelevitch, Traité des vertus, p. 214. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 23 Pas de projet sans confiance en soi et en autrui. « Bien vivre » disait Freud, c’est « être capable d’aimer et de travailler ». Quelle place nos projets de vie font-ils au travail (ou à l’activité) et à l’amour ou à l’affectivité ? Etre vivant, c’est être capable de toujours s’étonner, d’être encore curieux et surtout d’être capable de nouer de nouvelles amitiés. Quand on dit d’une personne âgée « qu’est-ce qu’elle est jeune ! », cela ne signifie pas qu’elle paraît jeune, qu’elle n’a pas de rides, qu’elle ne fait pas son âge, qu’elle est toujours très active, mais bien qu’elle est toujours curieuse, admirative, qu’elle a envie de découvrir d’apprendre, de faire des choses. On a souvent et à juste titre souligné l’importance de l’amour et de l’amitié mais il ne faudrait pas oublier le travail en son essence, c'est-à-dire une activité créatrice. C’est particulièrement vrai quand on avance en âge. Quand on voit des retraités déprimés il y a fort à penser que leur vie se réduisait à ce qui était lié à leur travail, que, ne sachant plus quoi faire, ils ne sont plus, tout simplement. Mais à défaut du travail salarié, il est toujours possible de faire quelque chose avec et pour autrui : les ateliers cuisine, couture, jardinage. J’en prendrai pour exemple Juliette, 91 ans, envoyée en maison de retraite contre son gré par ses enfants, moins de 8 jours après la mort de son mari, privée de ses livres et redécouvrant la bibliothèque, multipliant les activités de couture et de broderie au bénéfice de la maison de retraite et des œuvres sociales de sa nouvelle commune, retrouvant une supériorité par sa maitrise du scrabble, n’ayant pas à proprement parler de « projet de vie » sans pour autant attendre ou craindre la mort mais qui a de multiples projets minuscules qui, comme les petits points et les fils de sa broderie, finissent par construire une belle nappe, une vie qui a un sens et qu’elle peut raconter quand on lui dit : qu’est-ce que tu fais ? Le cas du projet de vie de la personne âgée Parler de projet de vie dans le cas d’une personne âgée peut paraître bien artificiel. C’est sans doute un progrès dans la prise en compte de la personne dans son ensemble, dans son histoire, dans ses relations affectives, mais il serait plus adéquat de penser cela comme la continuation d’un chemin de vie, adapté aux obstacles et aux rétrécissements qui sont désormais les siens, ce qui suppose qu’on connaisse d’abord son histoire, ce qu’elle a fait de sa vie, les relations qui furent et sont les siennes (famille proche, vieux amis) . En relation avec ce que j’ai analysé plus haut, je soulignerai trois points négatifs auxquels il importe d’être attentif, pour les corriger ou les atténuer. • Primat de l’orientation vers le passé aux dépens du futur ; primat de la mémoire sur l’attente ; horizon de la mort, la sienne et celle de ceux avec qui on a vécu, qu’on a aimés. A l’inverse il faut favoriser un primat de l’avenir, même proche et créer des attentes. • Fidélité souvent réduite à la répétition ; déclin de la créativité. Il faut pouvoir explorer les potentialités latentes ou occultées, faciliter leur expression. • Relation appauvrie à autrui, incapacité à nouer de nouvelles relations affectives. D’où la difficile question de la vie sexuelle des vieillards. Mais il faut sans doute faciliter cette vie relationnelle en l’encourageant verbalement, en créant des activités qui impliquent la collaboration ou la solidarité. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 24 La particularité de l’EPHAD est d’être un milieu contraignant en même temps qu’aidant. D’où le danger d’imposer au résident le projet de l’institution. Plus que d’un projet de vie, je préférerais parler d’un chemin de vie en replaçant le mode de vie actuelle du résident dans la continuité avec sa vie passée. On a pu remarquer que les soins palliatifs se sont développés en cancérologie, notamment pédiatrique, quand les progrès de la médecine ont permis de guérir davantage de cancers et que, au lieu d’être obnubilé par la mort inéluctable et prochaine, on a fait davantage attention à la douleur et à la souffrance ; donc qu’on a conjoint le soin comme cure, traitement, qui vise la guérison au soin comme care qui vise l’accompagnement jusqu’au bout, avec le moins de souffrance possible. Le raisonnement peut se transposer à la prise en charge institutionnelle et médicale des personnes âgées : après l’hospice qui était moins un lieu d’hospitalité que de gardiennage, la maison de retraite qui évoque autant le retrait, la mise à l’écart, que le temps d’après le travail, le temps semble venu d’une institution véritablement hospitalière, qui ait le souci de personnes singulières considérées dans leur singularité, leur totalité, leur histoire personnelle, leur style de vie, leurs attentes, leurs désirs et leurs potentialités, et pas seulement le souci de leur nourriture, de leur sommeil et de leur bilan de santé. Au temps du soin doit donc se lier le temps de la sollicitude et, pourquoi pas, du partage. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 25 LE PROJET D’ACCOMPAGNEMENT PERSONNALISE : Un bilan de l’expérience au sein du Centre Hospitalier de la Presqu’île de Crozon. Le point de vue d’une équipe pluridisciplinaire. Caroline DY, cadre socio-éducatif, Chrystelle MONOYEZ, aide médico-psychologique, et Caroline VAIREAUX, psychologue, membres du comité de réflexion éthique, EHPAD du Centre Hospitalier de la Presqu’île de Crozon Introduction : « Le travail avec le public nouveau que constituent les personnes âgées et très âgées, les écarts entre l’utilisation de concepts par les professionnels et leur perception par les personnes âgées, génèrent des interrogations multiples.32 » Le « projet de vie » constitue l’un de ces concepts utilisés en EHPAD. S’il fait à présent partie à part entière du lexique utilisé par les professionnels des maisons de retraite. Comment est-il perçu et compris par les personnes âgées et leurs familles ? Le projet de vie constitue-t-il un protocole à suivre à la lettre ? Doit-il être considéré comme un contrat ? Est-il important de le signer ? Comment le faire vivre ? L’objectif de cet article est de rendre compte de la mise en place de projets au sein de notre EHPAD en nous appuyant sur des éléments théoriques illustrés par des exemples de situations rencontrées sur le terrain. Ce travail est issu d’une réflexion menée par le comité de réflexion éthique de notre centre hospitalier A) Projet de vie ou projet d’accompagnement ? 1) Définition Le terme « projet » fait référence « à une image de situation ou d’un état que l’on pense atteindre »33. Il peut également correspondre « à une première ébauche destinée à être modifiée » ce qui laisse entendre la possibilité d’une marge de manœuvre. Le mot « vie » quant à lui renvoie « au fait de vivre, à l’existence, en particulier humaine. » mais également à un « dynamisme, un élan, une vitalité qui caractérise quelqu’un, une action, une œuvre : animation dans un lieu ». 32 Vercautren R, Hervy B, Schaff JL. Le projet de vie personnalisé des personnes âgées. Enjeux et méthodes. Collection Pratiques gérontologiques. Editions Erès, Toulouse, 2012. 33 Rey A. Le Robert Micro, Dictionnaire d’apprentissage de la langue Française. Dictionnaires Robert, Paris, 1998, p 1022. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 26 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr D’un établissement à l’autre, les termes utilisés diffèrent. Ainsi, on peut entendre parler de Projet de vie individualisé (PVI), de projet de vie personnalisé (PVP) ou encore de projet d’accompagnement personnalisé (PAP). 2) Un risque de confusion Il existe un risque de confusion entre le projet de vie institutionnel et celui de la personne. En effet, « on retrouve le terme de projet de vie au sens institutionnel dans les lois et règlements relatifs aux personnes âgées, au sens de projet d’établissement, projet d’animation ou de projet architectural. » Le terme de « projet de vie individuel » désigne la démarche de co-construction du projet entre la personne accueillie (et son représentant légal) et les équipes professionnelles. « …très souvent l’expression « le projet de vie » dans les textes juridiques s’applique au sens de projet individuel. De sorte que dans la loi du 2 janvier 2002, il n’existe que deux sortes de projet, le projet d’établissement et le projet de service (…).» 34 Pour une question de terminologie, nous utilisons préférentiellement le terme « projet d’accompagnement ». Nous préférons parler de projet d’accompagnement car (nous le constatons) l’utilisation du terme « projet de vie » remporte un succès mitigé auprès résidents. Il est facile d’imaginer les réactions des personnes lorsque nous venons à leur rencontre en leur proposant de construire avec eux leurs « projets de vie » à 80 ans passé ! 3) Projet de vie : un terme défensif Il peut y avoir quelque chose de défensif dans l’utilisation de ce terme : on emploie le terme projet de vie pour ne pas parler de projet de mort. Le mot « vie » apparaît beaucoup en EHPAD comme pour préciser : lieux de vie, projet de vie, histoire de vie, unités de vie… Anne Diquelou fait le constat que « le terme « projet de vie » individuel est plus difficilement utilisé dans le secteur des personnes âgées tant le mot « vie » semble paradoxal à la prise en charge des personnes âgées. Certaines institutions utilisent d’autres sémantiques» 35 telles que projet d’accompagnement. Pour autant, sans occulter la mort, il semble essentiel de continuer à animer la vie au sein des EHPAD. En effet, le terme « vie » fait également référence à un certain élan, au fait de pouvoir encore profiter de moments, de découvrir et de connaître des expériences diverses. « Et puis, il y a « eux », ceux qui font encore de ces vies « un projet ». Eux qui soulagent, soignent, lavent, habillent, nourrissent, font rire et consolent nos chers naufragés (…) Point n’est besoin de 34 35 Diquelou A. Mémoire, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, Rennes, 2009. Id, p 1. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 27 leurs prénoms agrafés sur les blouses. On les reconnaît à leurs gestes, à leurs paroles. A l’attention toujours en éveil, sensible aux infimes moments de la vie quotidienne où tout peut basculer. »36 Au-delà de la question de terminologie, l’utilisation du terme «vie » dans les EHPAD peut-elle être également une façon de lutter contre des représentations négatives dans la société ? Le projet pourrait alors être considéré comme un vecteur contribuant à changer l’image des maisons de retraite. 4) Evolution du regard sur la personne et du lexique Actuellement, nous parlons davantage de Projet individuel d’accompagnement. Un terme qui est également amené à être modifié.37 d’animation et La mise en place des projets individuels nous a amené à réfléchir à l’accompagnement proposé. Ils s’appuient sur notre philosophie d’accompagnement inspirée de l’approche « Carpe Diem » (Québec). Elle mise sur les capacités et ressources des personnes et à la compréhension de leurs besoins spécifiques. Il s’agit d’une approche centrée sur la personne s’inspirant notamment de la psychologie humaniste, courant développé par Carl Rogers : « Chaque individu est unique. Il détient au plus profond de lui sa propre vérité, sa vie et le tracé potentiel de son chemin qu’aucune science du psychisme ne peut enfermer. Il peut accéder à ses ressources s’il se sent compris, accepté, non jugé. ». Etre acceptée telle qu’elle est et, ce de façon inconditionnelle, offre à la personne un climat de sécurité affective et favorise son bien-être. Les projets sont également l’opportunité d’aller à la rencontre de l’autre et de favoriser la création d’une relation de confiance. Avec le recul nous constatons qu’ils nous servent d’outils contribuant à faire vivre notre philosophie d’accompagnement. La mise en place des « projets d’accompagnement » basés sur notre philosophie d’accompagnement, nous amène progressivement à faire évoluer notre regard et par là-même notre lexique. Désormais, nous parlons davantage « d’accompagnement 38 » plutôt que de « prise en charge ». Nous utilisons moins les termes « fugues », « errance », « démence », « déambulation ». « C’est grâce au regard compréhensif porté sur elle et à la reconnaissance par autrui de ses mérites et de ses compétences que la personne pourra se sentir moins incapable, être plus en confiance avec les autre, donc moins agressive, moins exigeante ou moins dépressive et porter sur – elle-même un regard plus positif 39». 36 Huguenin C. Alzheimer mon amour. Editions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2011. Cf. ci-dessous, plus bas chapitre D 38 Accompagner : Marcher à côté. 39 Le Cœur M. Le mouvement Alzheimer du Québec. Philosophie et vision commune. Plate-forme politique. Vie et vieillissement 2003 ; vol 2 (n°3) : 5-12. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 28 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 37 Nous prêtons davantage attention au fait que Les mots peuvent devenir des « étiquettes » qui influencent notre manière de percevoir la personne et par là-même notre comportement avec elle. En effet « l’évolution de la personne dépend, en grande partie, de la façon dont on la regarde, l’envisage ou la perçoit. »40 Les mots employés influencent notre regard sur la personne et notre accompagnement. Ainsi, suivant le regard porté, une même situation pourra être perçue différemment. Prenons deux exemples de situations rencontrées sur le terrain. Mme B. est une femme âgée de 85 ans. Elle est atteinte d’une maladie d’Alzheimer. Elle est venue vivre en EHPAD il y a 3 ans. Régulièrement, lorsque le soir arrive, elle demande à partir et se met en quête de la sortie. Si l’équipe considère qu’elle « fugue », elle aura envie de freiner voire d’empêcher ce comportement et basculera dans « une relation de contrôle ». Elle envisagera peut-être d’avoir recours à des moyens pour « la contenir » physiquement ou chimiquement. Si l’équipe, au contraire, le comprend comme une envie, un besoin ou encore une habitude ancienne, l’équipe l’accompagnera de sorte à satisfaire son besoin. Monsieur D. est un homme âgé atteint de la maladie d’Alzheimer. Il vit en maison de retraite depuis un an. Il déménage des meubles en fin d’après-midi avant le repas. Comme Pour Mme B., si l’on considère qu’il s’agit là d’un trouble de comportement perturbateur ; on risque de se diriger vers des solutions visant à contrôler voire à stopper ce comportement. Il est également possible d’analyser ce qu’il se passe et d’essayer de comprendre le sens de ce comportement. En allant chercher du côté de son histoire, nous apprenons que Monsieur D. était cuisinier sur les bateaux et qu’il avait pour habitude de nettoyer et de ranger sa cuisine. Monsieur D. ne déménage donc pas les meubles : il poursuit une habitude qui fait partie de son identité. En lui laissant l’opportunité de ranger, l’équipe constate que tout se passe bien (en veillant évidemment à sa sécurité et à celle des autres). Après il semble apaisé. Il s’assoit et mange tranquillement. Percevoir un comportement comme un besoin et non comme un trouble donne une orientation différente à l’accompagnement. 40 Poirier N, Le Cœur M, Gagnon MC. Carpe Diem : Une maison, une approche, un combat contre la Maladie d’Alzheimer. Le gérontophile 1999, vol. 21 (n°2) : 1-3. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 29 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr B) Le sens d’un projet d’accompagnement : 1) Un mode d’emploi ? Suivre un projet d’accompagnement comme on respecte un protocole signifierait la négation de l’autre dans ce qu’il a de singulier. Il nous semble essentiel de conserver une flexibilité, pour éviter certains écueils comme : Le risque d’un accompagnement rigide qui enfermerait la personne et le professionnel dans un « programme d’activités » ne laissant plus de place à l’imprévu et à la spontanéité. Le risque de passer à côté de la personne en suivant un projet comme un programme à suivre à la lettre. Ce qui reviendrait à ne plus être attentif aux besoins et aux attentes qu’elle exprime à un moment T. Le risque de « protocoliser » la vie en EHPAD. Nous considérons le projet comme une base qui nous inspire tout en restant réceptif et à l’écoute de la personne. 2) Bousculer la pyramide de Maslow Les projets d’accompagnement ont également mis en lumière des besoins et des attentes qui auparavant l’étaient peut-être moins. Ils nous ont permis de nous interroger sur une certaine forme de hiérarchisations des besoins que l’on retrouve classiquement dans la littérature : la pyramide de Maslow. Le psychologue Abraham Maslow41 a établi, dans les années 1940, une liste des besoins qui a été figurée plus tard sous la forme d’une pyramide. L’individu doit satisfaire les besoins qui sont à la base (besoins physiologiques et de sécurité) afin de pouvoir réaliser ceux qui sont au niveau supérieur. Les plus hauts niveaux correspondant aux besoins d’estime et de pouvoir s’épanouir. Dans leur ouvrage « Accompagner sans s’épuiser », Michelle Arcand et Lorraine Brissette pose un regard critique sur cette « nomenclature » qui est souvent présentée comme base théorique incontournable dans la compréhension des besoins. Si les auteurs reconnaissent que d’un point de vue physiologique, « les besoins situés à la base de la pyramide de Maslow sont essentiels à la survie physique de tout individu », elles recommandent une prise de distance critique par rapport à ces ordres de besoin. Elles se demandent si le fait de considérer certains ordres de besoins comme fondamentaux n’amèneraient pas « subtilement à croire que les autres besoins sont moins importants »42. 41 42 Maslow, A. Motivation and personality. New York, NY: Harper, 1954. Arcand M, Brissette L. Accompagner sans s’épuiser. Collection ASH/Professionnels. Editions ASH, RueilMalmaison, 2002, p.55 Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 30 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr Les auteurs soulignent que la « La non satisfaction des besoins psychologiques peut être tout aussi douloureuse ou désastreuse pour la santé que la non-satisfaction des besoins physiologiques, qui sont pourtant les seuls à être qualifiés de besoins fondamentaux. » 43 « En fait chaque individu construit sa propre hiérarchie des besoins, en fonction de sa propre vision du monde et de sa façon unique d’affronter la vie. Il importe à chacun de nous de rester vigilant au regard de cette réalité (…) pour aider les usagers que nous accompagnons à mieux gérer les leurs (besoins). » Concernant la lecture des besoins fondamentaux, Les auteurs insistent sur le fait qu’en changeant d’optique, nous pouvons comprendre certains comportements autrement et ainsi éviter d’être dans le jugement. En réfléchissant de plus près au contenu des différents projets d’accompagnement élaborés, nous constatons qu’ils peuvent mettre en avant des besoins individuels tels que : - Le besoin d’estime de soi et de reconnaissance par autrui (donner à la personne le sentiment d’être utile et compétente).44 - Le besoin de sécurité pris en compte à plusieurs niveaux : le climat des lieux physiques et le climat relationnel.45 - Les besoins d’amour et d’appartenance.46 3) Savoir saisir le moment opportun Eric Fiat, philosophe, recommande de pratiquer la bonne vertu au bon moment. En d’autres termes : « Avant l’heure, ce n’est pas l’heure. Après l’heure, ce n’est plus l’heure. ». Dans ses travaux, il reprend Montaigne qui disait que pour bien agir, il faut agir à propos. Il se réapproprie un thème développé par Aristote : Le KAIROS c’est-à-dire le moment opportun, l’occasion propice. « Les Grecs anciens avaient deux mots pour nommer le temps : chronos et kairos. Chronos, le plus connu, exprime le temps chronologique ou séquentiel. Kairos, « l’occasion opportune », est un temps suspendu, entre deux, un moment indéterminé où il se passe quelque chose de particulier. En rhétorique, kairos est une fenêtre d’opportunité pendant laquelle il faut passer en force si l’on veut réussir. »47 Le Kairos a quelque chose de furtif, de difficile à saisir. Dans la mythologie : il « est souvent représenté comme un homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l'avant d'une tête chauve à l'arrière; il s'agissait de "saisir par les cheveux" lorsqu'il passait...toujours vite. Dans le dictionnaire, il est défini « comme une allégorie de l'occasion favorable souvent représenté sous forme d'un éphèbe aux talons et aux épaules ailés.» Plusieurs auteurs utilisent le 43 Id., p.57 Cf. note de bas de page n°21 45 Id. 46 Id. 47 Laboratoires Lilly France. Maladie d’Alzheimer. Regards croisés. Actes de la table ronde à la Maison de la recherche, Paris, 24 avril 2013. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 31 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 44 mot kairos comme substantif pour désigner l'aptitude à saisir l'occasion opportune. Ce terme est utilisé en philosophie, en théologie, en psychologie et en pédagogie. On l'emploie aussi dans les sciences de l'administration. »48 « Le problème, disait très bien Aristote, c’est qu’il faut saisir le kairos aux cheveux mais, comme il le disait, le kairos est un gros homme nu, enduit d’huile et presque chauve. Il a plutôt rassemblé tous ses cheveux sur le devant mais il n’en a pas derrière. JENKELEVITCH disait que le kairos est une apparition disparaissante ou une disparition apparaissante.49» Pour Eric Fiat, l’art de l’accompagnement est peut-être également un art de la KAIROLOGIE : « L’art du kairos est un art peu permis dans la médecine protocolisée, procédurisée, ritualisée qu’est la nôtre. Il est bien évident que, ce sens du tempo, ce respect du moment opportun – qui n’est pas le même pour tous les malades – est quelque chose de difficile à une époque où nous avons essayé de mécaniser le soin » (ibidem). L’idée de développer une « kairologie » de l’accompagnement au sein de notre EHPAD nous apparaît assez séduisante. D’un point de vue organisationnel, ce n’est pas toujours facile à mettre en place mais il ne faut pas perdre de vue, qu’une activité sera acceptée ou refusée en fonction du moment où elle est proposée. Il en est de même pour les soins, la prise de médicaments, la toilette… La vocation du projet n’est pas, à notre sens, de régler le quotidien d’une personne comme du papier à musique. Pour garder une spontanéité dans la relation avec les personnes que nous accompagnons : Il nous semble essentiel de conserver une flexibilité et de ne pas oublier de saisir le moment présent. Cela suppose d’être créatif et d’oser proposer d’autres choses qui ne sont peut-être pas inscrites dans le projet. Si l’on reste attentif et à l’écoute cela pourra également favoriser l’émergence de proposition de la part de la personne elle-même. Il est important de savoir mettre de côté les objectifs de départ : l’activité peut dévier vers autre chose suivant l’état d’esprit des personnes présentes ce jour-là. Prenons l’exemple de Mme C : Mme C. a reçu un jeu de scrabble offert par sa fille. Un jour, elle demande à une intervenante si elle souhaite faire une partie avec elle : un moment privilégié facilitant l’échange et propice aux confidences. La dame était visiblement ravie Et cerise sur le gâteau c’est elle qui a gagné la partie ! Dans cette situation, il est à noter qu’il n’y a pas d’objectifs préalablement établis lorsque l’intervenante accepte une partie. Elle accompagne la personne. La spontanéité dans la relation apporte du plaisir à la personne et à celle qui l’accompagne. Mme C. était presque surprise que l’intervenante laisse sa tâche en cours et accepte son invitation. 48 Encyclopédie de l’Agora : www.agora.qc.ca 49 Fiat E. De l’intime à l’extime, et retour. 14ème Journée de Psycho-oncologie de l’Association de psycho-oncologie du Haut Rhin, 14 juin 2013 : http://www.apohr.fr/index.php/les-journ-de-lapohr-mainmenu-36/14eme-journee-de-psychooncologie/144-de-lintime-a-lextime-et-retour Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 32 Les projets sont souvent élaborés un à deux mois après l’entrée. Il est essentiel de garder à l’esprit que le lien de confiance se construit de façon progressive et nécessite du temps. Ce lien entre l’intervenant et la personne, favorise un climat de sécurité affective qui pourra lui permettre de dévoiler d’autres facettes petit à petit. C) Le projet d’accompagnement : un contrat ? L’ANESM50 précise de ne pas transformer le projet en injonction pour qu’il ne devienne pas un outil de contrôle sur la personne. Une fois que le projet a été élaboré en concertation avec tous, il est proposé à la personne de le signer. Nous pouvons nous demander suivant la situation comment la personne comprend le fait de signer un document. Il ne faut pas perdre de vue que la représentation de la personne vis-à-vis de la signature peut être différente de la nôtre. Que représente le fait de signer un document pour elle sur le plan symbolique ? Est-ce que cela génère chez elle du stress ? Est-ce qu’elle le ressent comme une contrainte ? Ou au contraire, le perçoit-elle comme le fait d’être considérée? D’avoir son mot à dire et que celui-ci soit pris en compte ? Les ressentis peuvent varier d’une personne à l’autre en fonction de son vécu, de ses représentations mais dépendent également de notre manière de présenter notre démarche. A nous (les différents professionnels) d’être aussi attentifs, de nous montrer sensibles à ce qu’elle en comprend et de nous y adapter. Nous avons conscience que la notion de recherche de consentement peut aussi induire que l’on cherche à faire adhérer la personne à un projet sans réelle prise en compte de son avis. Il est important de rester à l’écoute et d’accepter que la personne refuse d’y participer : c’est aussi la reconnaître dans ce qu’elle est. Comment comprendre un refus ? Le non-vouloir, le refus, l’opposition, c’est s’affirmer et c’est vivre. Ce n’est pas quelque chose de négatif … Tant qu’il y a de l’opposition, il y a de la vie et de l’existence. Nous ne recherchons pas l’engagement de la personne, il ne s’agit ni d’un projet éducatif, ni d’un contrat. Il s’agirait plutôt d’une recherche de validation (ou non) liée à l’importance de prendre en compte la parole de la personne afin que notre approche reste centrée sur elle. L’élaboration du projet d’accompagnement en concertation avec la personne, sa famille et l’équipe permet une vigilance sur l’implication de uns et des autres et de ne pas basculer dans « une relation de contrôle ». D) Projet d’animation, projet de soins, habitudes de vie … et si on recollait les morceaux ? En vieillissant, la personne peut ne plus ressentir son corps comme une unité. On parle de morcellement de l’image du corps. En EHPAD, on s’occupe d’un côté de tout ce qui concerne la prise en charge médicale, les soins infirmiers d’une part, les habitudes quotidiennes et la vie sociale 50 Agence Nationale de l’Evaluation et de la qualité des Etablissements et Services sociaux et médico-sociaux. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 33 d’autre part. On peut se demander si ce fractionnement ne contribue pas au sentiment qu’éprouve parfois la personne de ne pas former un tout. L’accompagnement est lui-même morcelé. Nous sommes différents professionnels à graviter autour de la personne chacun ayant sa spécificité et s’occupant d’un aspect bien particulier dans l’accompagnement de la personne. Notre projet actuel est de rassembler l’équipe pluridisciplinaire autour d’un même outil qui reprendrait le volet médical, le projet d’animation et les habitudes quotidiennes. Cela afin de redonner une forme globale à l’accompagnement proposé. Le « Projet individuel d’animation et d’accompagnement » deviendra un « projet individualisé d’accompagnement ». Une réflexion est en cours actuellement et sera à l’ordre du jour du prochain comité de réflexion éthique de l’établissement. L’idée est que chacun peut importe son métier et sa fiche de poste participe au projet et de sorte, fasse ressentir à la personne que c’est elle la priorité. Conclusion Au travers des projets d’accompagnement, nous souhaitons faire vivre notre philosophie en misant sur les capacités et les ressources des personnes et en donnant priorité à la relation humaine, à l’écoute des personnes et à la compréhension de leurs besoins spécifiques. Pour nous, il s’agit, d’un moyen de donner corps à la philosophie élaborée en équipe avec l’aide et le soutien de Carpe Diem. Le projet d’accompagnement n’est pour nous en aucun cas quelque chose de figé. Il nous sert de base. Un projet type n’existe pas, ce n’est ni une recette magique, ni un mode d’emploi et encore moins un protocole ou une méthode. Il ne s’agit pas de « protocoliser » mais d’avoir une trame qui permette l’expression de chacun. A nous de le faire vivre en l’évaluant régulièrement. Sa finalité est de garantir une cohérence, une continuité de l’accompagnement et la participation des personnes dans le respect des droits fondamentaux définis par la loi du 2 janvier 2002. Il s’agit d’une démarche participative et collective. Pour nous, suivant l’utilisation qui en est faite cela peut constituer une opportunité d’apprécier la personne autrement qu’au travers de sa santé et de la remettre, elle, au premier plan. Le projet d’accompagnement peut constituer un trait d’union entre tous : Personne âgée - Professionnels – Familles - Bénévoles. « Tous les développements que l’on peut faire sur les projets partent d’un présupposé basique : la notion de personne. Il s’avère cependant indispensable de préciser que dans toute approche de construction, qu’elle soit collective, individuelle ou personnelle, la personne vivant chez elle ou en établissement, sera le centre des décisions, des pratiques, des comportements… »51 51 Vercautren R, Hervy B, Schaff JL. Le projet de vie personnalisé des personnes âgées. Enjeux et méthodes. Collection Pratiques gérontologiques. Ed. Erès, Toulouse, 2012, p 17. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN 34 Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr Bibliographie - ARCAND M, BRISSETTE L. Accompagner sans s’épuiser. Collection Editions ASH/professionnels. Editions ASH, Rueil-Malmaison, 2012 - DIQUELOU A. Mémoire, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, Rennes, 2009. - HUGUENIN C. Alzheimer mon amour. Editions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2011 - VERCAUTREN R, HERVY B, SCHAFF JL. Le projet de vie personnalisé des personnes âgées. Enjeux et méthodes. Collection Pratiques gérontologiques. Editions Erès, Toulouse, 2012. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 35 Le point de vue de l’équipe soignante Vanina BRANQUET, infirmière coordinatrice, Marina TOULARASTEL, aidesoignante, Geneviève JACOPIN MARTIN, cadre de santé, EHPAD de Ker Radeneg, Centre hospitalier intercommunal de Cornouaille (CHIC) - Quimper L’EHPAD de Ker Radeneg fait partie du Centre Hospitalier de Cornouaille à Quimper. Il accueille 109 résidents, répartis sur trois étages. La dépendance physique et psychique des résidants y est importante : recul de l’entrée en institution de personnes venant de leur domicile, accueil de tous publics dans le cadre de sa mission de service public, coordination avec les différents services de soins de suite de l’Union Hospitalière de Cornouaille. L’EHPAD est engagée dans une démarche de qualité s’inscrivant dans le cadre de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale et est attentif aux attentes et recommandations de l’ANESM (Agence nationale d’évaluation des établissements et services sociaux et médicosociaux)52. L’Axe 4 d’évaluation porte sur le projet de vie personnalisé, la personnalisation des activités individuelles et collectives, la possibilité du maintien des liens sociaux. Un groupe de réflexion éthique a été créé au sein de la résidence. Il a fait émerger plusieurs questions relatives à la notion de l’accompagnement de la personne âgée et du soin. La grande dépendance (physique et psychique) nous interpelle au quotidien dans notre façon d’accompagner la personne de la manière la plus respectueuse et digne : troubles cognitifs majeurs, fausses routes, gros handicap, déambulations, incontinence, respect du rythme du résident, préservation de la dignité et de l’intimité notamment lors des toilettes. Les soignants ont également le souci de maintenir la place de la famille dans la vie de la personne âgée au sein de l’EHPAD. Il nous a semblé alors important que toute l’équipe réfléchisse ensemble à la notion de projet, de projet de vie, de projet de vie et d’accompagnement, et de projet de vie et d’accompagnement personnalisé. Réfléchir quant au projet de vie personnalisé va largement au-delà de la contractualisation. Cela met en œuvre une dynamique réflexive quant au soin et à l’accompagnement. D’ailleurs, nous parlons maintenant de projet de vie personnalisé et d’accompagnement. Qu’est-ce accompagner ? Qu’estce que soigner ? Soigner et accompagner une personne vieillissante et fragile, ce n’est pas seulement s’occuper de son corps abîmé par l’âge. C’est permettre une rencontre entre un soignant et une personne et sa famille, c’est permettre la parole. Que représente le consentement pour la personne très dépendante ? Quel est le plus important pour elle au bout du compte ? 52 ANESM. Recommandations de bonnes pratiques professionnelles. 1) L’évaluation interne : repères pour les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. 2) Qualité de vie en EHPAD (volet 1) : De l’accueil de la personne à son accompagnement. http://www.anesm.sante.gouv.fr/ Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 36 Un projet non consenti pour les résidants La loi oblige à la contractualisation d’un projet consenti entre l’institution et le résident. La dépendance psychique de certains résidents est telle que la famille est souvent le seul interlocuteur lors de l’écriture du projet. En effet, la personne n’a pas toujours donné son accord pour rentrer en institution. Comment écrire un projet de vie consenti alors que le résident n’est pas en capacité de s’exprimer ? Nous faisons un point avec les familles un mois après l’admission : nous nous sommes rendu compte que le résident n’était pratiquement jamais convié à cet entretien qui le concernait au premier plan. A quel titre devons-nous décider (familles-soignants) du projet du résident ? Quelle place donnons-nous alors à sa parole, à ses besoins, à ses attentes ? Nous nous heurtons parfois à des demandes déraisonnables et non adaptées de la part des familles quant aux soins quotidiens : lever la personne alors qu’elle est très fatiguée, texture de repas non adaptée lorsqu’il y a un risque de fausses routes, demande de kinésithérapie chez une dame âgée de 98 ans très fatiguée... Toutefois, recueillir des données concernant la personne accompagnée permet de mieux la connaitre et l’appréhender ensuite au quotidien. L’entretien avec les familles apporte des éléments nouveaux et importants, par exemple concernant les événements importants qui ont marqué sa vie et qui nous permettent de mieux la comprendre. Ecrire un projet de vie personnalisé permet de fédérer l’accompagnement en s’entendant sur le soin au quotidien, en donnant une dynamique de travail cohérente et en posant un cadre de fonctionnement. D’autant que la perception de l’accompagnement du résident peut être différente : - - selon le métier exercé au sein de l’équipe ; selon la fonction : les aides-soignants « transversaux » et les aides médico-psychologiques qui ont une approche plus personnalisée ont des rapports plus étroits et plus intimes avec les résidants. Ils ont également plus le temps. Les personnes âgées se confient plus à eux ; selon la génération des soignants et l’ancienneté au sein de la résidence. L’écriture du projet de vie Toute l’équipe a bénéficié d’une formation de quatre jours sur le projet de vie personnalisé à laquelle ont été associés les intervenants dits transversaux, psychologue, kinésithérapeutes, ergothérapeute et secrétaire. Cela a permis de constituer une base de réflexion et de travail sur l’accompagnement des résidents et de fédérer les soignants. La première journée a été consacrée à des apports théoriques sur le vieillissement, le handicap, les troubles psychiques, notions essentielles dans la compréhension des attentes et des besoins de la personne âgée. Nous avons élaboré une trame d’écriture de projet et d’accompagnement de la personne basée sur la compréhension de sa vie, sans rentrer dans les détails intimes. La personne et sa famille sont libres de se raconter. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 37 Il nous semble important de confronter plusieurs regards et représentations. Le premier temps est celui d’un échange au sein de l’équipe lors du staff pluridisciplinaire hebdomadaire. Puis des rencontres avec les familles ont lieu un à trois mois après l’entrée dans l’établissement. Sont présents à cet entretien la famille, le résident parfois, l’infirmière coordinatrice, un aide soignant référent. Un bilan de la personne (ses habitudes antérieures, ses compétences actuelles, ses déficits, ses attentes) est fait afin de permettre une meilleure compréhension de celle-ci. Cet entretien met en avant la personnalité, l’identité de la personne âgée et surtout le champ du possible. Il permet en général de lever les malentendus existant entre les familles et les soignants, de relativiser et surtout de formaliser les attentes en lien avec les capacités du résident. L’entretien reste un temps formalisé de discussion et d’écoute au cours duquel l’équipe parle d’une manière objective avec beaucoup de sollicitude et de professionnalisme. La famille est souvent rassurée. Le projet a pour but de garantir la qualité dans la vie quotidienne du résident en tenant compte de ses aptitudes et ses manques. La signature du contrat à Ker Radeneg n’est pas vraiment effective. Le contenu de l’entretien est formalisé dans le dossier du résident sous formes d’attentes et de propositions. Il nous semble surtout important que ce moment reste un moment de partage, de chaleur, et d’écoute vis-à-vis des familles et des résidants pour une meilleure compréhension mutuelle. Conclusion Notre exercice professionnel auprès des personnes âgées nous apprend l’humilité. La patience, la tempérance, la prise de distance, faire et refaire, dire et redire, accepter que les résidents disent oui un jour et non le lendemain… Nous n’avons pas de solution, le consentement n’est pas toujours recherché et de mise pour les personnes présentant des troubles cognitifs majeurs. Le plus important nous semble de toujours se poser la question du meilleur possible pour un accompagnement de qualité et respectueux auprès des personnes et de leur entourage. Ce questionnement, qui se travaille continuellement, doit rester une dynamique d’équipe. Bibliographie - MARMILLOUD L. Soigner, un choix d’humanité. Collection Espace Ethique. Vuibert, Paris, 2007. VERCAUTEREN R, HERVY B, SCHAFF JL. Le projet de vie personnalisé des personnes âgées : enjeux et méthode. Collection Pratiques gérontologiques. Editions Erès, Toulouse, 2012. Lettre d’informations éthiques entre nous, le LIEEN Directeur de la publication : Pr. J-M. Boles, CHRU de Brest, directeur (provisoire) de l’EREB - [email protected] EREB : Hôpital de la Cavale Blanche - CHRU - 29609 Brest cedex - Site Web : www.espace-ethique-bretagne.fr 38