DOSSIer marchés émergents

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DOSSIer marchés émergents
DOSSIER
marchés émergents
Le défi de
la dette en
monnaie locale
Les marchés obligataires en monnaie locale aident les
émergents à endurer la volatilité des flux de capitaux.
www.agefi.fr/actualite-eclairages
par
Jérémie Marais
L
e directeur général de l’agence de la dette indonésienne
indiquait mi-avril au Jakarta Post que le gouvernement
indonésien comptait ramener la part de sa dette libellée en devises à 40 % cette année et à 38 % en 2015,
contre 43 % en 2013. Depuis les crises des années 1990, et
plus encore depuis celle de 2008, les pays émergents souhaitent
réduire leur dépendance à la dette en monnaie étrangère. Après
le G8 en 2007, le G20 a adopté en 2011 un plan d’action
pour « soutenir le développement des marchés obligataires en
monnaie locale », qui prévoit notamment le
renforcement de l’assistance technique apporLe marché de la
tée par les institutions internationales, Banque
dette locale des
mondiale en tête. L’objectif est de réduire les
pays émergents
asymétries de devises et de maturités (lire l’enest-asiatiques
tretien), mais aussi d’élargir la palette d’actifs
s’élève à
domestiques à la disposition des investisseurs
7.355 milliards
et de prévenir le risque d’inflation des actifs,
de dollars à fin
ou encore de permettre aux autorités d’utiliser
2013 (+ 11,7 %
davantage le taux de change comme outil de
en un an), selon
AsianBondsOnline.
stabilisation macro-économique.
24 L’agefi hebdo / du 15 au 21 mai 2014
Ces efforts commencent à payer. Les marchés obligataires
en monnaie locale des pays émergents s’élèvent à 9.200 milliards de dollars à fin septembre 2013, soit plus de 80 %
de leur dette totale, contre 4.900 milliards en 2008, selon
la Banque mondiale. Plusieurs pays ont réussi à allonger
leurs courbes de taux jusqu’à au moins 10 ans, comme la
Colombie, la Turquie, l’Afrique du Sud, la Roumanie, etc.
Et de plus en plus d’indices (JPMorgan, Barclays, Citigroup,
Markit, Bank of America Merrill Lynch…) et de fonds d’investissement sont consacrés à ces marchés. « Cette croissance
a été alimentée par les meilleurs fondamentaux économiques,
les politiques proactives des gouvernements pour réduire
leur exposition à la dette en devises et les flux importants
des investisseurs internationaux à la recherche de meilleurs
rendements que dans les économies avancées », note l’institution de Washington.
Certes, une poignée de pays (Chine, Brésil, Inde) représentent encore près de 70 % de la dette émergente en monnaie
locale, et les marchés d’obligations d’entreprises restent peu
liquides. Les défis varient d’un pays à l’autre : liquidité du
marché secondaire, base d’investisseurs, outils de couverture,
infrastructures de marché, etc. Toutefois, en dépit de la récente
volatilité liée à la réduction des achats d’actifs de la Réserve
fédérale américaine, l’intérêt des investisseurs internationaux,
D’un
Bourse de Jakarta.
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Les émergents ouvrent leurs marchés
aux investisseurs étrangers
Détention par les non-résidents des obligations gouvernementales en monnaie locale
60
30
20
10
toujours sous-investis dans
cette classe d’actifs, devrait
perdurer.
0
Bloomberg
44 %
37 %
36 %
34 %
31 %
24 %
22 %
22 %
18 %
15 %
40
Source : JP Morgan
52 %
50
cite le Mexique en exemple.
Ils doivent construire une
Pologne
Afrique du Sud
Turquie
Thaïlande
courbe de taux d’intérêt de
Mexique
Indonésie
Roumanie
Brésil
référence afin que les entreUn cadre de diagnostic
prises puissent émettre avec
La Banque mondiale, le FMI, la Berd et l’OCDE ont dévoilé
un ’spread’ au-dessus de cette courbe. Mais cela ne suffit pas,
en juillet 2013 un « cadre de diagnostic » pour permettre aux
il faut aussi s’assurer qu’il y ait un marché secondaire liquide,
pays intéressés d’analyser l’état de leurs marchés et de définir
ce qui nécessite des politiques macro-financières prudentes,
une stratégie de développement. Celui-ci passe au crible le
des infrastructures efficaces (système de paiement, échange,
cadre de politique macro-économique et plusieurs marchés
règlement et compensation), un flux d’informations adéquat
(monétaire, souverain, obligations d’entreprises, dérivés) en
et une base d’investisseurs diversifiée. » Cela dit, le « cadre de
termes de besoins des émetteurs et des investisseurs, de strucdiagnostic » précise que tous les pays n’auront pas comme
ture des marchés primaire et secondaire, de cadre réglemenpriorité de développer leurs marchés, étant donné le coût des
taire et d’infrastructures. De là, les gouvernements peuvent
infrastructures et le fait que les éventuels bénéfices dépendent
élaborer une stratégie par étapes : en général d’abord le dévede la taille de leurs économies.
loppement du marché souverain, puis l’approfondissement du
Les banques de développement jouent aussi un rôle de
marché secondaire, et enfin les obligations d’entreprises et les
premier plan. La Banque mondiale a fait du développement
instruments plus sophistiqués.
des marchés obligataires en monnaie locale un objectif straté« Les gouvernements ont un rôle central à jouer, sougique depuis la crise asiatique de 1997. Elle conseille 18 pays
ligne Eliot R. Kalter, coresponsable du Fletcher Network
à travers son programme Gemloc (Global Emerging Markets
for Sovereign Wealth and Global Capital et ancien directeur
Local Currency Bond), contre 7 en 2011, et une trentaine
adjoint du département des marchés de capitaux du FMI, qui
en tout avec d’autres programmes. La Banque mondiale
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
Pérou
Malaisie
Hongrie
u
du 15 au 21 mai 2014 / L’agefi hebdo
25
DOSSIER marchés émergents
et IFC (International
Financial Corporation,
membre du groupe de
la Banque mondiale
qui se consacre au secteur privé) émettent et
prêtent en monnaie
locale afin de jouer un « rôle introductif ». De la sorte, l’institution
permet aux investisseurs internationaux de gagner en expérience
avec les obligations en monnaie locale sans prendre de risque
de crédit et avec des titres émis avec le format des eurobonds.
La Banque mondiale a émis dans 19 monnaies émergentes pour
8,5 milliards de dollars depuis début 2011 (offshore), et IFC dans
14 monnaies (onshore et offshore).
En Europe, la Berd a lancé en 2010 l’initiative LC2 (Local
Currency and Capital Markets). « Dans 20 des 34 pays que
nous couvrons, nous avons évalué l’état des marchés de capitaux
locaux et formulé des recommandations pour les promouvoir
plus avant, explique Andre Kuusvek, responsable de l’initiative.
L’une des raisons de leur développement ces dernières années est
le retrait relatif des banques, notamment étrangères, qui laisse
Les titres de dette locale les plus échangés en 2013
800
700
Volumes d'échanges en milliards de dollars
705
594
600
500
400
321
300
264
255
200
248
216
100
0
Brésil
Mexique
Inde
Russie
Turquie Pologne Afrique
du Sud
Source : Emerging Markets Trade
Association (EMTA)
Les banques
de développement
donnent l’exemple
de la place au marché obligataire. » La Berd se finance et prête
aussi en monnaie locale afin de montrer l’exemple. Elle investit
notamment dans des obligations émises par des entreprises en
monnaie locale (26 % de son portefeuille en 2013, contre 18 %
en 2012). « Nous avons par exemple investi en Roumanie dans
des titres émis par les banques Raiffeisen et UniCredit, ainsi que
par l’entreprise Transelectrica, indique Andre Kuusvek. Cela a
créé un véritable élan dans le développement des marchés dans
ce pays, en le poussant à améliorer son cadre
réglementaire. En novembre, le producteur
avis de
de gaz naturel Romgaz a procédé à son introLuis Oganes, responsable de la recherche sur les marchés émergents
duction en Bourse, qui a attiré de nombreux
chez JPMorgan
investisseurs internationaux, dont la Berd. » Il
reste des obstacles à ce développement, selon
Andre Kuusvek, notamment le fait que certaines banques centrales se concentrent encore
sur le taux de change plutôt que sur la stabilité
des prix, ce qui rend les taux d’intérêt en monQuels sont les bénéfices du développement
Comment les pays émergents ont-ils réussi à
naie locale plus élevés qu’en devises.
L’
…
« Si le ‘tapering’ avait eu lieu il y a quinze
ans, des émergents auraient fait défaut »
des marchés obligataires en monnaie locale
dans les pays émergents ?
Le développement de ces marchés rend
les pays émergents plus intégrés au
système financier mondial et permet aux
gouvernements et aux entreprises de se
financer à des maturités plus longues
et à des taux moins élevés. Emettre
de la dette en monnaie locale réduit le
« péché originel ». Par le passé, quand
un pays émergent émettait de la dette
principalement en devises, le poids de sa
dette augmentait dès que sa monnaie se
dépréciait. L’an dernier, la perspective de la
réduction des achats d’actifs de la Réserve
fédérale américaine a mis sous pression les
monnaies émergentes, qui ont chuté de près
de 10 % en moyenne, et de bien plus dans
certains cas. Si quelque chose de similaire
avait eu lieu il y a quinze ans, certains pays
auraient été amenés à faire défaut ou à
une restructuration, ce qui n’est pas arrivé
cette fois-ci. Cela dit, il est toujours bon
pour un pays émergent de garder un accès
au marché de la dette en devises. Cela lui
permet de diversifier ses financements, ses
engagements sont parfois en devises, les
rendements sont en général moins élevés, et
les maturités plus longues.
26 L’agefi hebdo / du 15 au 21 mai 2014
développer ces marchés ?
D’abord, de nombreux pays ont réussi
à accroître leur épargne domestique en
réformant leurs systèmes de retraites et en
assurant une stabilité macro-économique.
Nous avons vu le développement de réserves
d’épargne détenues par des fonds de pension,
des assureurs et des banques, qui sont
devenus les acheteurs naturels de la dette
libellée en monnaie locale. Ensuite, les pays
émergents ont bien voulu ouvrir leurs marchés
obligataires domestiques aux investisseurs
étrangers, qui ont de meilleures capacités
de gestion du risque et sont donc en mesure
d’accorder des maturités plus longues et des
taux moins élevés. On peut toujours débattre
de la part optimale de détention de la dette par
les non-résidents, mais, en réalité, malgré une
vulnérabilité aux sorties de capitaux, l’impact
net est positif pour un gouvernement. Par
exemple, la Colombie a abaissé sa taxe sur
les gains des étrangers sur les titres à revenu
fixe de 33 % à 14 % en mars l’an dernier, et a
facilité les procédures d’investissement pour
eux. Par conséquent, plus d’investisseurs
étrangers sont prêts à acheter des obligations
du gouvernement colombien libellées en
pesos, et les coûts d’emprunt ont été réduits
significativement.
Un fonds panafricain
En Afrique, où les marchés obligataires en
monnaie locale sont surtout développés en
Afrique du Sud et au Nigeria, la Banque africaine de développement (BAD) a lancé en
2008 l’Initiative des marchés financiers africains (IMFA). « Ces dernières années, surtout
depuis la crise de 2008, de nombreux pays
africains se sont mis à développer leurs marchés locaux, affirme Cédric Mbeng, coordinateur de l’initiative. La BAD a par exemple
un programme avec le Maroc qui a abouti à
des réformes du secteur financier, des marchés de capitaux et de l’inclusion financière.
Aujourd’hui, une courbe de taux se dessine
progressivement et les maturités peuvent aller
jusqu’à 20 ans. » Un point crucial est d’adopter une stratégie cohérente de gestion de la
dette. « La plupart des pays africains ne respectent pas les programmes d’émission qu’ils
annoncent », déplore Cédric Mbeng. Comme
d’autres banques de développement, la BAD se
finance et prête aussi en monnaie locale. Enfin,
l'IMFA compte lancer un fonds d’investissement dans des obligations souveraines libellées
en monnaie locale fin 2015-début 2016, après
avoir créé un indice, l’ADBI (African Domestic
Bond Index), représentant ces marchés. n