Qui a écrit Dom Juan ? Molière ou Corneille ?

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Qui a écrit Dom Juan ?
Molière ... ou Corneille ?
Paul Jolissaint, d’après D. Labbé
IJS,L+A, 30 mai 2010
Qui a écrit Dom Juan ?Molière ... ou Corneille ?
(Jean-Léon Gérôme : Une collaboration Corneille et Molière - 1874)
But : Apporter l’éclairage des travaux de D. Labbé (Institut
d’Études Politiques de Grenoble) à la controverse sur la paternité
des comédies de Molière.
Statistique et attribution d’auteur
Inspirés par des travaux d’origine anglo-saxone, C. et D. Labbé
(décembre 2001) ont défini la distance intertextuelle qui permet
de mesurer la différence entre deux textes.
La distance entre deux textes mesure grosso modo les différences
entre les textes. L’unité de mesure est ici le mot.
Soient deux textes A et B.
La distance intertexuelle s’obtient en "superposant" les deux textes
puis en comptant le nombre de mots différents (zones grisées dans
le schéma ci-dessous).
Plus formellement, désignons par :
NA (resp. NB ) le nombre de mots dans le texte A (resp. B)
VA (resp. VB ) l’ensemble des vocables différents dans A (resp.
B) (entrées du dictionnaire)
Fi,A (resp. Fi,B ) la fréquence absolue du vocable i dans A
(resp. B), i.e. le nombre de fois que i apparaît dans A (resp.
B).
En supposant en premier lieu que NA = NB , la distance absolue
entre A et B est
D(A, B) =
X
|Fi,A − Fi,B |
i∈VA ∪VB
et leur distance intertextuelle est la distance relative
correspondante
D(A, B)
.
Drel (A, B) =
2NA
N. B. 2NA = NA + NB .
Exemple.
Soient les textes :
A : Le policier murmura : « Je suis le président. »
B : Le président déclara : « Je suis le président ! »
On a NA = NB = 7.
VA
le
policier
murmurer
je
suivre
président
Fi,A
2
1
1
1
1
1
0
0
VB
le
je
président
déclarer
être
Fi,B
2
0
0
1
0
2
1
1
|Fi,A − Fi,B |
0
1
1
0
1
1
1
1
Cela donne D(A, B) = 6 puis Drel (A, B) = 6/14 = 0.43.
Lorsque les textes ont des tailles différentes, disons NA < NB , on
conserve la même définition de Fi,A , et on remplace Fi,B par
Ei,B = Fi,B ·
NA
.
NB
Cela "réduit" B à une image B 0 de même taille que A comme dans
la figure ci-dessous.
On pose enfin :
D(A, B) =
X
|Fi,A − Ei,B |
i∈VA ∪VB
et
Drel (A, B) =
D(A, B)
.
2NA
C’est un nombre compris entre 0 et 1.
Remarques.
(1) Le calcul exige une standardisation stricte des graphies
(suppression des majuscules, distinction des homographies, ...)
(2) Les textes doivent être assez longs : au moins 1 000 mots
pour le plus court. De plus, le rapport NA /NB ne doit pas être
inférieur à 1/10. Le plus petit texte analysé, Mélicerte,
contient au moins 5 000 mots, et la plus longue pièce de
Molière, L’Avare, contient environ 21 000 mots. Les conditions
de calcul sont donc idéales.
La distance intertextuelle enregistre l’influence de quatre
facteurs, soit par ordre d’importance décroissante :
I
le genre (comédie en vers, par exemple)
I
l’époque
I
l’écrivain
I
le thème.
Ainsi, la comparaison de textes de même genre et de la même
époque permet de neutraliser l’influence des premiers facteurs
et d’identifier l’écrivain.
La valeur Drel (A, B) = 0 signifie que A et B contiennent le
même vocabulaire avec les mêmes fréquences d’emploi ;
toutefois les mots peuvent être placés dans des ordres
différents, les verbes peuvent être conjugués dans des temps
différents, etc.
Autrement dit, deux textes dont la distance est petite
partagent le même univers intellectuel et sont écrits dans
un style semblable, même s’ils ne disent pas la même chose.
À l’opposé, si Drel (A, B) est proche de 1, les textes ont très
peu de vocabulaire commun, sont de genres différents et
développent des thèmes éloignés.
Après avoir analysé plus de 1 000 textes, D. Labbé étalonne
l’échelle ainsi :
I
Si Drel ≤ 0.20, les textes appartiennent aux mêmes registre
(comique, épique,...) et genre (poésie, théâtre,...) et ont été
écrits par un même auteur.
I
Si Drel ≈ 0.25, les textes appartiennent au même registre, et
s’ils sont du même auteur, les thèmes peuvent être différents
ou avoir été écrits à des périodes différentes. S’ils sont
d’auteurs différents, on peut soupçonner le plagiat ou de
sérieuses "réminiscences" !
I
Si Drel > 0.35, les auteurs ou les registres sont différents ;
pour un même auteur, dans un même registre : les thèmes ou
les époques de rédaction sont éloignés.
Un premier test
À la demande de G. Ledger et Th. Merriam, C. et D. Labbé
ont testé en 2004 le « corpus Oxquary » : 52 textes anglais de
la seconde moitié du XIXesiècle rendus anonymes dans le but
de les grouper par auteur.
Les « titres » des textes anonymés sont désignés par : 1A, 1B,
. . . , 1Z, 2A, . . . , 2Z.
52 · 51
C. et D. Labbé ont donc testé
= 1 326 paires de
2
textes. Ils ont obtenu le résultat suivant :
L’histogramme contient deux anomalies : la première près de
0.3 et la seconde, près de 0.5. Elles leur ont permis de
formuler deux hypothèses :
I
si les textes de mêmes auteurs sont séparés par les distances
les plus courtes, elles constituent la population à gauche du
diagramme ; cela représente 70 paires de textes.
I
si les textes d’auteurs différents sont séparés par les
distances les plus longues, elles se trouvent à droite du
diagramme ; cela conduit à la sélection de 26 autres paires.
Ces 96 paires (7 % du total) permettent d’attribuer, dans un
premier temps, 47 textes sur les 52, à 12 auteurs, sans erreur !
Textes
1D , 2W, 1K, 2R, 1N, 2E, 1F
1S, 2M, 2I, 1C
1E, 1Q, 1B, 2A
2L, 2T, 2J, 2X, 1L, 2D, 1X, 2F
1H, 2Z, 2S
2O, 2P, 2V
1Z, 2C, 1Y
1P, 2U, 1R
2H, 1G, 1O
2N, 2Q, 2K
1M, 2Y, 1W, 2G
1J, 2B
Auteurs
Stevenson
Morris
Butler
Hardy
Hardy
Forster
Tressel
Chesterton
Conrad
Conrad
Orczy
Morris
Après cette première étape, il restait à classer : 1A, 1I, 1T, 1U, 1V.
Une analyse plus fine et utilisant d’autres techniques permit de les
classer sans erreur :
1I, 1U
1V, 1T
1A
→
→
→
Orczy
Conrad
Hardy
La distance intertextuelle a été testée sur de très nombreuses paires
de textes français (poètes français, discours d’hommes politiques,
etc.) sans jamais rencontrer de tels croisements entre deux œuvres
d’auteurs différents, sauf ... quand les deux auteurs supposés ne
font qu’un, comme dans le cas de Gary et Ajar, ou quand la même
plume de l’ombre a travaillé pour deux employeurs différents !
Le cas Molière-Corneille
Appliquée au corpus Corneille-Molière, cette même méthode
classe correctement la plupart des textes, mais elle apporte
deux surprises :
I
deux comédies en alexandrins de P. Corneille - le Menteur
(1642) et La suite du Menteur (1643) - sont classées avec 14
comédies présentées par Molière entre 1659 et 1673 : douze
comédies en alexandrins et deux comédies en prose (Dom
Juan et l’Avare),
I
deux comédies "sérieuses" de Molière, également en
alexandrins, (Dom Garcie et Psyché) sont classées avec les
tragédies et les comédies héroïques contemporaines de P.
Corneille.
Quelques distances explicites d’œuvres de Molière avec Le Menteur
(1642) et La suite du Menteur (1643) :
Pièces
L’étourdi (1658)
Dépit amoureux (1658)
L’école des femmes (1662)
Dom Juan (1665)
Le Misanthrope (1666)
L’Avare (1668)
Le Menteur
0.205
0.215
0.226
0.259
0.252
0.256
Suite du Menteur
0.206
0.212
0.217
0.248
0.234
0.244
Le calcul des distances des six œuvres précédentes avec Les
Plaideurs (Racine, 1668) produit des valeurs systématiquement
supérieures, dont la moyenne est égale à 0.272.
Une contre-épreuve intéressante :
La distance intertextuelle entre Tite et Bérénice (Corneille,
1670) et Bérénice (Racine, 1670) vaut 0.256, qui est une
valeur supérieure à toutes les distances intertextuelles des
comédies de Molière et La Suite du Menteur.
Pourtant, les deux œuvres traitent du même sujet (amour
impossible entre un empereur romain et une princesse
orientale), elles ont été écrites la même année, en
alexandrins, et en respectant les fameuses règles drastiques
imposées aux tragédies.
De surcroît, tous deux avaient en tête la même référence : la
liaison entre Louis XIV et Henriette d’Angleterre !
Deux autres indices :
(1) La fréquence (pour 100 000 mots) de trois syntagmes de
la forme "pseudo-auxiliaire + infinitif" chez Corneille, Molière
et Racine :
Syntagmes
pouvoir être
pouvoir faire
pouvoir voir
Fréquence (C)
18.8
18.4
13.4
(M)
25.5
25.5
12.3
(R)
7.8
8.4
9.6
Le seul cas comparable connu de ces quatre derniers siècles se
trouve chez Gary et Ajar (fréquence pour 10 000 mots) :
Syntagmes
vouloir dire
pouvoir être
pouvoir faire
devoir être
aller faire
devoir avoir
Fréquence Ajar
7.20
4.90
4.40
3.10
2.90
2.10
Gary
5.80
3.62
2.97
2.39
2.20
2.13
(2) L’étude des réseaux sémantiques, c’est-à-dire le sens
spécifique qu’un auteur donne aux principaux mots qu’il
emploie et les vocables associés :
I
Les vocables principaux employés par Molière forment un
sous-ensemble de ceux utilisés par Corneille.
I
Le mot "amour" est le substantif le plus fréquent chez les
deux auteurs, et le mot "haine" est le mot le plus fortement
associé à l’amour dans les deux œuvres :
I
la haine détruit l’amour, l’amour se transforme en haine, . . .
I
Chez les deux auteurs, les vocables les plus éloignés à l’amour
sont : Dieu, père, frère, fils, gendre.
Un peu d’histoire
Une clef est fournie par l’examen de la production théâtrale
du XVIIe siècle :
I
Durant la seconde moitié de ce siècle, 6 pièces sur 10 ont été
présentées par des comédiens et non pas par les écrivains qui
les ont composées.
I
C’est le cas de 9 comédies sur 10.
I
Par exemple, Thomas Corneille, le frère cadet de Pierre,
présentait des pièces sérieuses sous son propre nom, et des
comédies sous le nom de Montfleury puis de Hauteroche.
I
L’essai de D. Labbé donne d’autres exemples avérés de
collaborations semblables : Boursault avec le comédien
Poisson ou La Fontaine avec Champmeslé.
Les raisons principales sont les suivantes :
I
Les comédies satiriques, comme celles de Molière, plaisaient
au public parisien - qui était assez frondeur - elles étaient
nécessaires à l’équilibre économique des troupes mais elles
étaient condamnées par l’Eglise, par une partie de la Cour et
par l’Académie. Les écrivains célèbres qui composaient ces
comédies préféraient donc rester dans l’ombre.
I
Il n’y avait pas de propriété intellectuelle et les troupes
n’avaient pas la personnalité juridique. Pour garder le contrôle
sur ces textes, il fallait donc qu’un comédien achète la pièce à
l’écrivain et assure son exploitation.
I
Enfin, il s’agissait d’un véritable système (le comédien
prête-nom d’un écrivain) qui s’expliquait par l’organisation du
théâtre, le fonctionnement des troupes, etc.
Rôle du comédien poète :
I
il présentait la pièce à l’assemblée de la troupe,
I
il avançait une partie des sommes nécessaires (décors,
costumes, musique, etc),
I
il surveillait la distribution des rôles,
I
il veillait à ce que la pièce ne soit pas retirée trop vite de
l’affiche,
I
il surveillait le partage de la recette (qui avait lieu chaque
soir),
I
enfin ... il encaissait les moqueries et les critiques à la place de
l’écrivain.
Et Molière ?
Les documents de l’époque montrent que Molière était un
riche financier qui se faisait passer pour noble et serviteur du
roi.
Il n’y avait ni bibliothèque ni bureau dans ses deux maisons. Il
n’y avait que très peu de livres.
Molière ne laisse aucun manuscrit, aucune correspondance.
Personne ne l’a vu écrire.
Son emploi du temps ne lui laissait pas le loisir nécessaire
pour écrire l’œuvre qu’on lui attribue (registre de La Grange).
Les deux principaux critiques de l’époque ont clairement
indiqué qu’il n’était pas l’auteur des pièces qu’il présentait :
Robinet du Laurens, 1663 : « On ne peut pas dire que
Molière soit une source vive mais seulement un bassin qui
reçoit ses eaux d’ailleurs (. . . ) »
Donneau de Visé, 1663 : « Ses enfants ont plus d’un père
(. . . ) Tout le Parnasse s’assemble quand il veut faire quelque
chose. »
À trois reprises P. Corneille a été explicitement désigné comme
étant l’auteur de trois pièces présentées par Molière :
I
En 1662, l’éditeur Quinet indique que le Dépit amoureux est
de P. Corneille.
I
En 1670, Robinet écrit dans Gazette rimée du 22 novembre :
« On donne de Corneille sa Bérénice sans pareille sur le théâtre
de Molière (. . . ) et son charmant Bourgeois gentilhomme. »
I
En 1671, l’éditeur de Psyché indique que cette pièce a été
versifiée au trois quarts par P. Corneille.
Encore quelques faits étonnants :
I
En 1658, à 35 ans, Molière n’avait encore à son actif que trois
méchantes farces. Il séjourne quelque temps à Rouen, ville de
résidence des frères Corneille qui l’introduisent à la cour de
Louis XIV.
I
Dès 1662, date de l’installation des Corneille à Paris, Molière
se met à produire des chefs d’œuvre !
I
Quant aux frères Corneille, ils semblent avoir fait face
aisément, au moins jusqu’en 1673, aux charges énormes
nécessaires pour établir leurs dix enfants alors que leurs
revenus connus ne pouvaient y suffire.
D’autres personnes partagent l’avis de D. Labbé :
I
Pierre Louÿs, poète du début du XXesiècle
I
Henry Poulaille, romancier, dans les années 1950
I
Hippolite Wouters et Christine de Ville de Goyet publient
Molière, l’auteur imaginaire en 1990
I
Denis Boissier publie L’Affaire Molière, la grande supercherie
littéraire en 2004.
Pour en savoir davantage :
I
Si deux et deux sont quatre Molière n’a pas écrit Dom Juan,
par D. Labbé, éd. Max Milo, Paris, 2009
I
Page personnelle de D. Labbé :
http ://www.pacte.cnrs.fr/spip.php ?article54
I
L’Affaire Corneille-Molière, le site officiel (D. Boissier) :
http ://www.corneille-moliere.org

Qui a écrit Dom Juan ? Molière ou Corneille ?

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