{DVD. Fin interview Schwartz} La révolte… c-à-d la - Saint

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{DVD. Fin interview Schwartz} La révolte… c-à-d la - Saint
{DVD. Fin interview Schwartz}
La révolte… c-à-d la capacité d’humanité et la volonté d’agir qui s’opposent à l’habitude et à la résignation.
Pourquoi commencer ainsi ? Il y a 30 ans, la 1ère étude que je réalisais à la Réunion, pour le Conseil (à
l’époque) Général, s’appelait « Question de jeunesse, jeunesse en question ». 30 ans plus tard, ce même
titre pourrait exprimer une lassitude, celle de parler dans le vide. Je ne dis pas cela pour susciter la compassion, celle qu’on ressent par exemple en croisant un homme bien connu dans le quartier qui divague et
soliloque dans son monde étrange… Non, je le dis pour mettre en garde d’une tentation commune, celle
que tout bouge donc rien ne bouge, que finalement les cris de Cassandre ne sont qu’exagération, exaltation
et pessimisme, que les arêtes de l’urgence sociale qu’est la jeunesse sont finalement rongées, polies, par
la houle de la lenteur du métabolisme social : « Après tout, cela dure depuis des années, cela durera bien
quelques autres décennies. » Partant de là, faisons le minimum comme pour le reste : défilons pour Charlie,
laissons un petit temps l’émotion s’exprimer devant la photo d’un gamin noyé sur la plage… et retournons
à nos affaires ! Faisons somme toute comme les Grecs de l’antiquité qui, contrairement à ce que nous dit
l’enseignement académique, ne passaient pas leur temps à débattre de loi, philosophie et morale dans l’agora mais qui ripaillaient et forniquaient sans retenue. Leurs dieux, d’ailleurs, ne faisaient pas autre chose et
l’étude de la mythologie grecque justifierait largement nombre de mises en examen pour incestes et autres
atteintes aux bonnes mœurs face auxquelles nos serial pervers contemporains et autres Dutrou apparaitraient comme de bien braves gens. Sauf que les dieux étant des dieux, ils pouvaient tout se permettre
contrairement aux humains. D’où la crainte de ces derniers qu’excédés par leur comportement, les dieux
descendent de l’Olympe et viennent les punir. On connaît la suite : le vieux bouc qui paissait tranquillement
par là traîné sur l’autel puis égorgé, son sang s’écoulant entraînant avec lui tous les péchés de la cité, une
sorte de reset qui remettait les compteurs à zéro et, donc, permettait de re-forniquer de plus belle. La
catharsis ou le bouc émissaire.
Traiter la question de la jeunesse porte en lui le risque cathartique : on en parle, on s’en émeut… et l’ordinaire reprend le dessus : « struggle » non pas « for live » mais « for my live » avec une éthique soluble dans
les métastases de l’égo, dans le « après moi, le déluge ». Pourtant, à force de sacrifier l’essentiel à l’urgence,
on parvient à en oublier l’urgence de l’essentiel. Or la jeunesse est essentielle pour au moins deux raisons : tout d’abord, c’est nous qui l’avons invitée à vivre, nous en sommes donc responsables ; d’autre part,
comme les vieilles cellules sont remplacées par des nouvelles cellules, elle est déjà la vie puisqu’elle est là et
le sera exclusivement, sans nous, dans peu de temps.
La jeunesse est en question, c-à-d pose question… plus probablement problème sans d’ailleurs que l’on
précise habituellement s’il s’agit de problèmes posés par les jeunes ou aux jeunes. Toujours est-il que 3
adultes autour d’une voiture c’est une panne alors que 3 jeunes c’est un coup fourré. La jeunesse est
devenue la « question sociale » du XXIè siècle comme le fût le prolétariat au XIXè siècle. Ce phénomène
d’inversion d’une jeunesse synonyme de dynamisme, joyeuse voire turbulente, à une jeunesse dangereuse,
comme le fût en son temps la classe laborieuse, date des années 80, c’est-à-dire est imputable à la génération passée « du col Mao au Rotary », pour reprendre l’expression de Guy Hocquenghem.
Bien entendu, dès que l’on parle de jeunesse au singulier, l’objection de Pierre Bourdieu vous est retournée en boomerang séance tenante. Pour le sociologue, la jeunesse n’était qu’un mot et il fallait au moins en
distinguer deux en fonction des positions de classe… Certes, certes : il y a plus de points communs entre
un jeune Sciences Po Paris et un quinquagénaire administrateur civil qu’entre ce premier et un jeune qui
tient le mur dans un quartier sensible mais un invariant est là : le bizutage social nommé « insertion ». Sas
pour certains, nasse pour d’autres, l’insertion est plus ou moins longue selon le niveau d’études mais la
protection du diplôme est grignotée comme le sucre au fond de la tasse, les classes moyennes étant progressivement touchées par une sélection de plus en plus générale, y compris pour des niveaux IV ou V : il
fût un temps en effet où « prépa » voulait dire hypokhâgne-khâgne ou maths sup-maths spé… mais, désormais, il y a des prépas pour tout, y compris pour tenter des concours d’entrée en écoles préparant à des
BP… Somme toute, un certain nombre de dispositifs et programmes de la politique de l’emploi ou de la
formation – orientation, mobilisation, pré-qualification… - sont aussi des prépas dont le débouché est loin
de constituer une garantie d’intégration : 3 ans après leur arrivée sur le marché du travail, 50% des jeunes
de niveau V sont toujours au chômage.
Alors on me dit, pas plus tard qu’hier : « Mais, ici, des jeunes ont tapé du poing sur la table dans le bureau
du maire pour avoir du travail et cela a suffi pour qu’ils obtiennent des CDI. Est-ce normal, juste, vis-à-vis
des autres jeunes qui, eux, travaillent à l’école ou en apprentissage et qui n’ont pas la garantie de ce sésame
? » On connaît la métaphore du basculement paradigmatique, la chenille vieille société dans la chrysalide
dont elle s’extraira pour s’envoler en papillon nouvelle société. C’est une métaphore optimiste : certes, la
société qui bascule d’une forme à une autre est inquiétante mais, pas de panique, l’ADN reste le même,
l’instabilité de la mutation est compensée par la stabilité de l’ADN, entendons l’essentiel. Toutefois, être
dans la chrysalide c’est aussi être ligoté, entravé, surdéterminé, balloté de dispositifs en programmes. C’est
également, pour beaucoup de jeunes, vivre une dissociation entre des majorités : une majorité civile à 18
ans, pénale à 16 ans… économique à 28 ans. Bon, après tout pourrait-on se dire, ça ne durera que quelque
temps et ça finira bien par s’autoréguler… sauf qu’une des grandes différences entre 1981, année de naissance du concept d’insertion, et aujourd’hui est qu’auparavant l’insertion était un processus, avec un début
et une fin, celle-ci étant l’intégration, c’est-à-dire un état stabilisé, alors qu’à présent l’insertion débouche
sur l’instabilité : de tous côtés, les messages adressés à la jeunesse sont ceux de la fin du CDI, de l’exigence
de mobilité, de la nécessité d’être en perpétuelle tension pour être performant… discours épuisants mais,
surtout, peu crédibles car ils sont tenus par des adultes exonérés de contrats précaires, jouissant de stabilité, se suffisant d’efficacité sans devoir démontrer qu’ils sont performants.
Non, j’exagère : sont également soumis à cette pression, qu’en son temps un philosophe caractérisa comme
« perdre sa vie à la gagner », des adultes dont, particulièrement, ceux de l’autre pôle générationnel, les «
séniors ». Jeunes et vieux se retrouvent ainsi menacés, invalidés, les premiers au motif d’inexpérience, les
seconds en procès d’obsolescence.
Toujours est-il, pour en revenir aux CDI arrachés en tapant sur le bureau du maire, qu’ils ne sont qu’une
manifestation somme toute socialisée par rapport à d’autres qui pourraient l’être nettement moins. S’il y a
lieu de s’étonner c’est du caractère relativement exceptionnel de cette situation… sauf à considérer que
cette jeunesse délaissée se taise et fasse son bréviaire du traité de la servitude volontaire. « Mais pourquoi
le maire ? » me dit-on, « Ce n’est pas lui qui créée des emplois ! » Pour trois raisons. La 1ère est quand
même culturellement propre à La Réunion, plus largement aux DOM, avec l’usage aussi ancien qu’immodéré des emplois aidés, de préférence lorsque les horloges électorales résonnent. La 2ème est que, malgré
l’horizon de ce qu’on persiste à appeler les « FPE » - formes particulières d’emploi -, si particulières qu’elles
représentent 9 embauches sur 10, le besoin de sécurité est inhérent à la nature humaine : ce sont bien des
CDI qui sont réclamés. La 3ème renvoie à la représentation du maire en tant que personnage en responsabilité de l’intérêt général : le chômage est un cancer qui ronge la cohésion sociale, qui promeut l’économie
de la débrouille et de la magouille… symboliquement, à qui mieux qu’au maire s’adresser ? Quant à l’effet
sur les autres jeunes, ceux qui travaillent à l’école ou s’accrochent à leur apprentissage, oui cela peut les
démotiver… mais, d’une part, le découragement n’est-il pas permanent pour ceux qui piétinent dans la file
d’attente et, d’autre part, l’idéologie dominante ne ressasse-t-elle pas que la vie est un combat, que la solidarité est une vieille lune de « droitsdelhommistes » dépassés, sinon gâteux ?
Il est dit également « question de jeunesse », formule qui, dans le langage courant, signifie à peu près : ça
passera… et qui considère que, un jour ou l’autre, dans la roue du bizutage un autre hamster prendra la
place du précédent pour pédaler frénétiquement et que tout bougeant, rien ne bougera et tout rentrera
dans l’ordre. Ce qui offre l’immense avantage de ne faire que le minimum en postulant que, la patate chaude
de l’insupportabilité de la relégation changeant de mains, de nouvelles vies de jeunes prendront le relais, se
consumeront un peu jusqu’à ce que ceux qui suivent aillent brûler leurs ailes. Ne faire que le minimum…
je grossis le trait bien sûr ! Mais, globalement, on ne compte plus le nombre de rapports qui, depuis 30
ans, alertent : « Jeunesse, devoir d’avenir », « Jeunesse, un impératif national », etc. Tout cela, avec le recul,
n’est pas sans évoquer les discours électoraux, style 3ème République avec trémolos dans la voix et rouflaquettes aux tempes. Bref, il faut être un néophyte débarquant dans le champ de la politique jeunesse pour y
croire et, même avec la foi laïque de l’éducation populaire chevillée au corps, même à considérer qu’il vaut
mieux être naïf que cynique, même inspiré par le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté de
Gramcsi, le désenchantement ronge avec la tentation voltairienne de cultiver son jardin et à Dieu vat !
Mis en difficulté ?
J’entends ici et là parler de « jeunes en difficulté ». S’ils le sont, cela justifie qu’ils soient accompagnés mais
le problème avec cet accompagnement métastasé dans tous les domaines et à tous les âges, depuis l’accompagnement des jeunes en insertion jusqu’aux soins palliatifs des personnes en fin de vie, est qu’il semble
être devenu une finalité… alors que sa finalité est précisément qu’il s’interrompe. Il existe des sociétés
discrètes dans lesquelles on est admis après plusieurs tours de piste dits « voyages » : au 1er l’impétrant
est très soutenu, quasi-porté ; au 2ème, il l’est un peu moins et au 3ème à peine… l’impétrant pouvant
par la suite évoluer sans autres soutiens et béquilles que sa propre force. Belle métaphore de la solidarité
humaine et intergénérationnelle permettant d’atteindre l’émancipation ! Sauf que, désormais, l’accompagnement est aujourd’hui interminable, à perpétuité… ce n’est pas le moindre des paradoxes à l’heure de
l’exaltation de chacun « acteur et entrepreneur » de sa vie.
Cette expression, « en difficulté », me pose d’ailleurs problème car elle renvoie la responsabilité des difficultés à l’échelle de la personne. Or la jeunesse n’est pas en difficulté, elle n’est pas malade, il n’y a pas
à extirper à coups de diagnostics et de prescriptions une sorte de cancer qu’elle nourrirait en son sein.
C’est la société qui est malade. La 1ère cause de la désinsertion est à rechercher dans l’organisation de la
société, depuis la logique de sélection plutôt que d’émancipation du système de formation initiale jusqu’au
déséquilibre entre l’offre et la demande du marché du travail (avec le confort pour certains de disposer
d’une « armée de réserve »). Ainsi, plutôt que de dire « jeunes en difficulté », il faut immiscer trois lettres,
trois petites lettres – M.I.S. – et cela change tout : des « jeunes mis en difficulté ». Je me souviens de cette
courte période, 1998-2001, où l’emploi semblait repartir. A ce moment, nombre de jeunes que l’on qualifiait
d’ « éloignés du travail » sinon « inemployables » ont parfaitement trouvé le chemin des entreprises… sans
d’ailleurs être accompagnés.
Une boussole axiologique déboussolée…
S’agissant de jeunesse, la question est nécessairement celle de la socialisation. Il y a pour les enfants la
socialisation « primaire » - papa, maman et l’école – puis, pour les jeunes, la socialisation « secondaire »
qui mobilise prioritairement les copains puis l’école ou le travail pour ceux qui y sont encore ou déjà. Lors
de cette socialisation secondaire, les parents sont mis à distance : les parents savent bien que leur enfant
grandit lorsqu’il ferme la porte de la chambre. Mais toute socialisation s’appuie sur des modèles auxquels
on adhère ou que l’on conteste et force est de constater que ces modèles, que l’on appelle des grands
intégrateurs, sont sérieusement ébranlés… pour ne pas dire qu’ils se sont effondrés. Ceci est valable pour
toute la jeunesse française mais, évidemment, est beaucoup plus critique à La Réunion dans la mesure où
s’est produit ici une acculturation très rapide : une condition, nécessaire mais non suffisante, de la réussite
d’une acculturation (passer de la jeunesse à l’adultéité, d’un système communautaire à un système collectif,
de la ruralité à l’urbanité, de la case horizontale au logement vertical, des croyances à la rationalité…) est
de disposer de temps. A défaut de temps, on secrète de l’anomie, c’est-à-dire de la maladie sociale.
Quels sont ces modèles ? Pour aider, un procédé mnémotechnique, les « 9 P ». A savoir…
Le P de Prêtre… c-à-d la religion : phénomène de sécularisation, églises vides, fidèles âgés… Entre 1980 et
2012, le nombre de baptêmes en France a diminué de 36%, celui des mariages catholiques à l’église de 49%,
celui des prêtres ordonnés de 44%. Les Français se déclarant catholiques sont passés de 87 % de la population en 1972 à 64 % en 2009 et les pratiquants de 20 % à 4,5 % dans le même temps. Max Weber inscrit la
sécularisation dans le phénomène plus large de désenchantement du monde et de rationalisation. Compensation, essentiellement sous l’effet de l’immigration, la religion musulmane progresse en France ainsi que les
religions ou sectes évangélistes. La loi française interdisant de recenser les populations par religion, on ne
dispose pas d’un chiffrage précis mais les estimations de Français de religion musulmane oscillent entre 2
et 4 millions, soit 8% de la population. En tout état de cause, on est encore très loin de la thèse du « grand
remplacement » promue par l’extrême-droite dite « identitaire »…
Le P de Professeur… c-à-d l’école.Voilà ce qu’en termes journalistiques on nomme un « marronnier »
ou un sujet toujours disponible lorsque l’actualité est en panne de scoops. Du « malaise enseignant » à
« l’école irréformable » et au « mammouth à dégraisser », la crise de l’école, avec « le vrai pouvoir des
francs-maçons » ou « combien gagnent les cadres ? », permet aux hebdos de placer la publicité qui les fait
bien plus vivre que les lecteurs. Derrière cette crise il faut y lire l’invalidation de l’autorité dont Gérard
Mendel disait dans les années 70-80 qu’elle n’était que le masque de la violence et la nostalgie des « Choristes » ou la tentation du retour de la blouse grise n’y fera rien : l’autorité du statut d’enseignant est bel et
bien une histoire finie. Il s’agit d’une remise en cause de l’autorité statutaire, pas celle fondée sur la compétence. Les enseignants qui sont pédagogues et qui élèvent, au sens de faire monter sur les tables comme
dans Le cercle des poètes disparus, leurs élèves n’ont pas ou peu de problème d’autorité.
Le P de Parti… Se souvient-on du score de Marie-Georges Buffet aux présidentielles de 2007 lorsque, pour
la dernière fois, le PCF se présenta seul aux élections ? 1,93% des voix ! C’est tout dire. Souvenons-nous
qu’à la sortie de la seconde guerre mondiale le PCF représentait 30% des voix. Les Républicains ex-UMP et
le PS sont à la peine avec chacun 150 000 adhérents à jour de leur cotisation… en évitant de poser l’hypothèse de tripatouillages. Les partis, qui représentaient un cadre de formation et de socialisation offrant
même, comme le PCF, aux plus mal placés sur l’échelle sociale des motifs de fierté sont devenus des écuries
et des voies d’insertion professionnelle, sans aucune représentativité de la réalité sociologique de la France.
Le P de Patrie… c-à-d l’idée de Nation aujourd’hui reprise, on pourrait dire détournée, récupérée, par des
dits « souverainistes » dont l’essentiel de leur philosophie s’exprime en termes de frontières contre l’étranger, par essence étrange, différent donc dangereux. Si vous souhaitez entrer en politique et y échouer, créez
un parti par exemple « Mourir pour la patrie »… vous avez toutes les chances d’en être le seul adhérent
tant ce slogan paraît aujourd’hui incongru. Pourtant il y a quelques décennies à peine, une phrase de morale
écrite le matin à la craie sur le tableau noir aurait pu être celle-ci. Que s’est-il passé ? Et bien tout simplement un virage à 180° : il fût un temps où le groupe subordonnait l’individu qui, donc, pouvait et devait
même sacrifier sa vie pour que son groupe, la Patrie, la Nation, survive ; désormais, l’individu subordonne le
groupe tout juste toléré à condition qu’il n’entrave pas l’impérieuse nécessité de l’accomplissement personnel. Prenons un exemple : un soldat qui meurt au Mali fait l’ouverture du JT de 20 heure. Pourtant, «
mourir pour la patrie » fait partie des règles du jeu – oui, le mot est sans doute risqué – pour un militaire. Il
est mort, c’est regrettable mais possible lorsqu’on a embrassé la carrière des armes qui ne fait pas que des
morts chez les ennemis. Les morts par accident du travail, 552 en 2011, sont plus silencieux.
Le P de Prince… c-à-d le pouvoir, qu’il s’agisse de la sphère politique ou intellectuelle. S’agissant des élites
politiques, faut-il épiloguer sur le terrible discrédit, autoroute vers le populisme, qui pèse sur une classe
jugée oligarchique et déconnectée de la vie réelle ? Quant aux figures intellectuelles, à l’intellectuel engagé
Jean-Paul Sartre et aussi Raymond Aron, Michel Foucault, etc. a succédé le courtisan médiacratique, celui qui
échange avec ses complices les chaises sur les plateaux de télévision, qui cornaque Mitterrand avant de se
mettre au service de Sarkozy, etc…
Le P de Promotion… c’est-à-dire d’évolution, de mobilité sociale ascendante. L’ascenseur social est devenu
un descenseur social, les enfants ne peuvent plus dépasser leurs parents et un grand mythe républicain s’est
effondré, celui de la méritocratie : « Travaille bien à l’école et tu auras un bon métier » ne se vérifie plus.
Le P de Père… c-à-d la famille passée en quelques décennies de la famille élargie avec grands parents, cousins, oncles et tantes, à la famille mononucléaire – papa-maman-2 enfants un quart – puis à la famille dissociée (2 mariages = 1 divorce) enfin à la famille recomposée. Par analogie avec le monde du travail, on est
passé du CDI au CDD puis à l’intérim.
Le P de Papier… c-à-d la culture. Dans les années 80, un sociologue canadien, Mac Luhan, disait que l’on
passait de la « galaxie Gutenberg » , c-à-d de l’écrit, à la « galaxie Marconi », on dirait aujourd’hui « Google
», c-à-d des signaux électroniques. Or, lorsqu’on lit un livre, quel qu’il soit, on apprend inconsciemment le
raisonnement hypothético-déductif : on apprend à classer, ordonner, hiérarchiser. Quand on regarde la télévision, on reçoit des messages qui s’adressent aux émotions : on n’apprend plus à raisonner, tout juste peuton s’émouvoir. Nombre de travaux d’étudiants que je suis amené à corriger sont ainsi des agrégats issus de
wikipedia et d’extraits piochés au hasard d’une navigation aléatoire, le pire et le meilleur, ceci rappelant un
enfant qui joue avec une bille qui va heurter une chaise sur laquelle l’enfant va monter avant d’être attiré
par une mouche sur la table… On papillonne sur l’ordinateur tout en tchatant sur son smartphone, le minimum de concentration exigible étant aux abonnés absents pour cause de divertissement au sens pascalien,
divertire c-à-d délaisser l’essentiel.
Terminons par, sans doute, le P le plus important, celui du Patron, c-à-d le travail. A lui seul, ce thème du
travail justifierait bien plus de temps que nous en disposons… et j’avoue craindre en cette fin de journée
quelques assoupissements.
Observons tout d’abord que le discours sur le travail est fortement parasité par l’idéologie - j’entends «
idéologie » comme capacité à apporter des réponses à des questions que l’on n’a pas comprises, ni même
souvent entendues… Ainsi s’opposent le « travailler plus pour gagner plus » au « travailler mieux » ou à
« partager le travail ». Mais on pourrait également interroger l’expression d’« emploi durable » comme
représentation obsolète et mythique. Chacun l’a remarqué (ce n’est qu’un paradoxe de plus), on n’a jamais autant parlé de « durable » depuis, d’une part, que l’instabilité s’est développée et, d’autre part, que
le comptage du temps s’est accéléré. On vit désormais avec le « culte de la nanoseconde », le milliardième
de seconde... L’emploi désormais dit « durable » correspond à un emploi de six mois ou plus. Il est et n’est
qu’une construction administrative, utile pour les statistiques de la politique de l’emploi, dont on retiendra
deux caractéristiques :
L’emploi est devenu d’autant plus durable que le CDI du compromis fordiste, contrat passé entre l’employeur garantissant la sécurité et le salarié garantissant la productivité, s’évanouissait. Satisfaire le DEFM
(demandeur d’emploi fin de mois) « disponible immédiatement, à la recherche d’un CDI à temps complet
», s’apparente désormais à la quête du Graal puisque, comme je le disais, neuf embauches sur dix correspondent à des statuts précaires.
- La durabilité relative, ces « six mois ou plus », est une norme administrative édictée par des politiques,
dont on sait qu’ils sont plutôt friands de carrières longues à mandats renouvelés et multiples, et par des
fonctionnaires appartenant au cercle des inclus, c’est-à-dire protégés par le statut de la fonction publique.
Autrement formulé, la durabilité relative est bonne... but not in my backyard! Je dois vous l’avouer, cette remarque, que j’ai tenue publiquement lors d’un congrès des maires des très grandes villes de France, ne m’a
pas valu une salve d’applaudissements… S’agissant de normes administratives, un indicateur révèle l’écart
abyssal entre le niveau de la commande publique et celui de l’exécution : c’est l’indicateur d’ « accès rapide
à l’emploi durable » alors que les faits têtus parleraient d’ « accès lent à l’emploi précaire ». C’est ainsi…
Dernière observation liminaire. Notons qu’un des problèmes de la valeur travail est sa démonétarisation
: le travail est déconnecté du revenu ; il est beaucoup plus séduisant d’envisager gagner le jackpot en grattant des jeux aux noms aussi débilitants que désolants : grolo, morpion, tac-au-tac… On pourrait ajouter à
cette déréalisation du travail comme source de revenus, ce qu’écrivait Michel ROCARD dans une tribune,
« Comment je vois l’avenir », le 24 décembre 2009 dans Le Nouvel Observateur : « En 1970, quand circule
un dollar dans le monde pour les besoins de l’économie réelle, circule aussi un dollar pour les besoins de
l’économie financière. Trente ans plus tard, c’est 1 pour 120 ! Une folie intégrale, des marchés virtuels sur
lesquels on se met à faire fortune en toute déconnexion de l’économie réelle, quitte à la brutaliser. Les
émeutes de la faim en Afrique en 2008 résultent de l’irruption des produits dérivés sur les marchés du blé
ou du lait. Dans le même temps, ces produits permettent au système bancaire de ne plus se soucier de la
solvabilité des emprunteurs, ce qui gonfle encore les liquidités virtuelles et la bulle spéculative. On prête
absolument à tout-va au cri de : tout le monde propriétaire, tout le monde capitaliste, tout le monde boursicoteur et il n’y aura plus de lutte des classes. »
Bien sûr, le chef d’entreprise d’une PME considèrera à juste titre que ce n’est pas justice que de l’assimiler
aux patrons du CAC 40 mais, peut-on dire, « le mal est fait » dans les représentations et, pour peu que
son entreprise soit de taille suffisamment grande pour adhérer au Medef, il doit d’une façon ou d’une autre
assumer des déclarations de son ex-présidente aux yeux bleus pour laquelle « La vie, la santé, l’amour sont
précaires. Pourquoi le travail ne le serait- il pas ? »
Or, pourquoi travaille-t-on ?
En fait, le rapport au travail répond à un adage et se conçoit selon trois perspectives.
- L’adage – amoureux - est « Fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis ». Ou, autrement formulé, le travail est
d’autant plus important qu’on en est privé et d’autant plus secondarisé qu’on en dispose. Chômeur, on
aspire au travail ; actif occupé, on y transpire.
- Les trois perspectives sont complémentaires et même indissociables : on travaille pour gagner sa vie et
c’est la dimension instrumentale ; on travaille pour appartenir à la communauté humaine, pour « être producteur et reproducteur de la société » aurait dit Pierre Bourdieu, et c’est la dimension sociale ; enfin on
travaille pour s’accomplir, du moins dans l’idéal, c’est-à-dire en recherchant une cohérence entre « projet
de vie » et « projet professionnel », un compromis entre souhaitable et possible, et c’est la dimension symbolique. Dès lors que les critères de recrutement des employeurs privilégient, comme c’est le cas, les savoirs comportementaux qui renvoient aux dimensions sociale et symbolique, n’y a-t-il pas une contradiction
intrinsèque à n’offrir que des contrats de travail minimalistes qui contraignent à se limiter, sauf déception
garantie, à la dimension instrumentale ? La notion de métier a glissé vers celle d’emploi et, pour les jeunes,
sombre bien souvent dans celle de job. Si certains réussissent à vivre professionnellement leur passion, on
observe, particulièrement pour les jeunes peu qualifiés, cette dérive.
Une enquête d’avril 2011 de la JOC, auprès de plus de 6 000 jeunes, révèle qu’à la question « Qu’est-ce que
réussir ta vie ? », le domaine professionnel n’arrive qu’en 5ème rang après « Avoir des vrais amis », « Disposer de temps libre », « Avoir une famille » et « Vivre un grand amour »… Il y a donc, indubitablement, une
secondarisation de la valeur travail et un repli – refuge sur les sphères de l’individuation et de la sociabilité.
Ainsi une partie de l’oeuvre de réhabilitation de la « valeur travail » que l’on entend à gauche comme à
droite participe d’un illusionnisme ou de la méthode Coué. Car, au regard de ces données d’enquêtes, qu’en
est-il de cette valeur travail supposée être absolument centrale… d’autant plus si nous avons en mémoire
que, si au début du XXème siècle on passait 70% de sa vie éveillée au-delà de quinze ans au travail, cette
proportion n’est plus aujourd’hui que de 15%. Je veux bien qu’on s’attache à défendre le travail mais peuton sérieusement penser qu’une telle évolution est sans incidence sur la centralité accordée au travail ?
Lorsque c’est 70%, comment faire autrement que d’accorder la place centrale au travail mais, lorsque ce
n’est que 15%, comment ne pas considérer que le travail ne sera pas mécaniquement secondarisé ?
En relativisant la valeur travail, en la reléguant au statut d’emploi pour un motif seulement économique, les
jeunes évitent de trop souffrir car, si le travail occupait la même importance pour eux qu’il le fût pour leurs
ascendants, ils auraient toutes les raisons d’être malheureux. Ils font, en fait, de nécessité vertu.
A défaut de passer la nuit ensemble, il me faut conclure ce portrait qui, par certains aspects, apparaîtra bien
sombre mais dont l’objectif est de réorienter les responsabilités, de ne pas s’en tenir aux effets mais de
remonter aux causes. Je propose quatre chantiers à portée de mains.
Défendre l’Etat social.
On peut s’étonner, cela ne fera qu’une fois de plus, de la capacité des thuriféraires néolibéraux à maintenir
sans une once de décence les mêmes postulats, en particulier la finance libéralisée, la contre-révolution fiscale et la réduction maximale du rôle de l’Etat, à peine quelques mois après que ces mêmes Etats aient été
appelés à recapitaliser les banques et à débarrasser celles-ci de leurs créances pourries. Ils dansent sur ce
qu’ils aimeraient être un cadavre encore tiède qu’ils viennent de dépouiller et qu’ils accusent d’être endetté.
De fait, il faut rappeler – même si cela tombe sous le sens, que les salaires versés aux fonctionnaires, outre
qu’ils rémunèrent un service dont chacun bénéficie (aspirerait-on à une société sans école, sans hôpitaux,
sans routes, sans équipements, sans pompiers, etc. ?), ne sont pas entassés sous des piles de linge ou dans
des chaussettes mais immédiatement réinjectés dans l’économie marchande. Aussi bizarre que cela puisse
paraître, les fonctionnaires aussi poussent des caddies le samedi dans les supermarchés.
Certains crient à l’irresponsabilité en constatant que les dépenses de santé ont augmenté de 26% en France
entre 1997 et 2007… oubliant de préciser que cette croissance a été très inférieure à la moyenne de l’OCDE sur la même période (+ 52%), à celle des Etats-Unis (+ 45%), à celle du Royaume-Uni (+ 66%). Ceux qui
parlent de « charges », évidemment à « alléger », et qui contraignent les budgets publics sont les mêmes
que ceux qui protestent dès lors que la commande publique s’infléchit.
L’Etat social est également un réducteur d’inégalités : en 2010, le seuil minimal de niveau de vie des 20%
plus aisés était près de sept fois plus élevé que le seuil maximal des 20% les plus modestes. Après redistribution, cet écart se situait aux alentours de 3,8.
Cette défense de l’Etat social inclut une conception de l’Etat en tant qu’ « employeur en dernier ressort
». Peut-on demeurer hypnotisés face au marché qui, comme Kaa, susurre « Aie confiance » en éliminant
chaque mois du marché du travail l’équivalent d’une ville entière comme Biarritz ? Outre le coût économique car, même en étant pingre, il faut bien accorder un minimum pour survivre, quel est et quel sera le
coût social de ces surnuméraires qui, inévitablement, comme un plongeur après une trop longue apnée,
jailliront en spasmes de là où on les cache et où ils se cachent ?
Revivifier la démocratie.
Force est de constater que notre système de démocratie représentative est sérieusement ébranlé. Le
modèle de Hobbes, exposé dans le Léviathan, d’un pacte où tous cèdent au souverain, désormais parlementaires, leur droit de se gouverner eux-mêmes et leur liberté afin que tous soient soumis à une seule et
unique volonté, ne tient plus. Ceci sous l’effet de trois principaux facteurs : d’une part, la montée tendancielle, longue, de l’individualisme, d’autre part, l’élévation du niveau de compétence et de connaissance des
citoyens désormais moins crédules et plus critiques, enfin la non-exemplarité voire la contre-exemplarité
d’une partie des élites sur laquelle il n’est pas nécessaire de trop gloser.
Qu’a-t-on à côté de la démocratie représentative ? La démocratie des experts et la démocratie participative. Parler de démocratie des experts, d’oligarchie technocratique ou d’ « épistocratie » est un quasi-oxymore, une contradiction. Ce qui nous laisse la démocratie participative.
De celle-ci on se souviendra qu’elle n’est pas toute nouvelle en France puisqu’en 1962 Pierre Mendès
France proposait de « réaliser la démocratie de participation », jugeant que « La démocratie ne consiste pas
à mettre épisodiquement un bulletin dans une case, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus, puis à se
désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. » Il serait bien trop long, ici, de développer et d’approfondir à la fois l’intérêt mais également les controverses au sujet de la démocratie participative, en particulier
l’option consensuelle, défendue par exemple par Habermas avec ce qu’il appelle la « politique délibérative »,
et l’option conflictuelle où la démocratie participative recouvre ce qu’Oscar Negy nomme « l’espace public
oppositionnel ». C’est un peu le combat des Horaces réformistes contre des Curiaces révolutionnaires de
la Charte d’Amiens.
Si, sur le principe, assez peu d’oppositions s’expriment à l’encontre de la démocratie participative – qui,
hormis les dictateurs, serait contre la participation ? – il faut être conscient que, dans un système politique
comme le nôtre, c’est-à-dire de démocratie représentative, elle n’est pas donnée sans combattre pour une
simple raison : celles et ceux qui peuvent la favoriser n’y ont objectivement que peu d’intérêt. Demande-ton à un crocodile d’entrer dans une maroquinerie et de s’extasier devant les sacs ? Ainsi, renouant d’ailleurs
avec ce que l’on a appelé « les luttes urbaines » dans les années 60-70 (Alma-Gare…), l’expression des
citoyens est une conquête, pas un donné. Toutefois le combat n’est pas qu’à mener contre celles et ceux
qui ne voudraient pas partager le pouvoir, beaucoup d’élus d’ailleurs promeuvent la participation… mais
d’abord contre nous-mêmes ou, plus précisément, contre le désengagement : en dépit de l’exceptionnelle
réussite du « Budget participatif » à Porto Alegre, ville brésilienne d’1,3 million d’habitants, cette expérience
de quinze ans n’a mobilisé que 10% de la population qui ont participé aux réunions. Ce qui renvoie à l’éducation du citoyen.
Promouvoir l’éducation populaire politique.
Tout un travail pédagogique est à poursuivre, renforcer, ici et partout. A La Réunion, l’éducation populaire
est dynamique, engagée : il suffit de relire la « Déclaration de Saint-André » des 5 et § octobre 2012 qui
commence ainsi : « … l’éducation populaire est, au même titre que l’Education nationale, une école de la
République. Elle apprend, tout au long de la vie, à lire et à comprendre la réalité du monde, à écrire et à
favoriser le vivre ensemble, à compter les uns sur les autres et à unir les hommes dans un destin partagé,
en-dehors de tout obscurantisme. »
Contrairement à l’assommoir des médias qui ne parlent que de « compétitivité » et de « croissance »,
la réponse à l’urgence sociale n’est pas qu’économique mais est prioritairement éthique : réinventer, en
particulier avec la jeunesse car est posée une question critique de transmission intergénérationnelle, l’éducation populaire, réinscrire dans le projet politique le constat de Condorcet : éduquer pour édifier l’idéal
républicain. Non que les gens soient analphabètes, comme en 1789, mais ils sont en addiction à la société
du spectacle : de TF1 à Koh Lanta, de « people » à « tous pourris ». Rappelons que le Français s’hypnotise
quotidiennement trois heures quarante-sept minutes devant l’étrange lucarne. Les Américains, une heure
de plus. Et que, il y a peu, France-Culture se félicitait d’une progression de son audience, soit désormais 2%
contre 1,9% précédemment. « Toute action de l’homme, tout savoir, toute expérience n’a de sens que dans
la mesure où l’on en peut parler. », nous dit Hannah Arendt. Parler, pas bavarder. Et, s’il est question d’éducation populaire politique, ce qui pourrait être traduit comme un pléonasme, c’est pour mettre l’accent sur
l’édification politique car force est de constater qu’une partie des mouvements d’éducation populaire s’est
institutionnalisée, avec une fonction de vivier ou d’antichambre des partis officiels, quand ils ne consacrent
pas l’essentiel de leur activité à des prestations de type BAFA. Autrement dit, bien loin de la critique sociale.
Promouvoir une éducation populaire politique doit aussi constater que pullulent des quantités d’innovations
sociales, d’expérimentations pour une très large part conçues et développées par des jeunes. Mais le tout
est inférieur à la somme des parties, ça n’émulsionne pas : il manque sur les territoires des laboratoires
de mutualisation d’innovations sociales, des incubateurs sociétaux, de la R&D autre que technologique ou
à visée marchande, de valeur d’échange. On se prend à rêver : et si seulement 1% des budgets associatifs
étaient mutualisés et investis dans une telle dynamique de création sociale et sociétale ?
Donner corps à la responsabilité sociale de l’entreprise.
Le terrain permet de rencontrer nombre d’acteurs économiques comparables à celles et ceux que Jules
Romain appelait « les hommes de bonne volonté » : des chefs d’entreprise déjà convaincus et mobilisés,
parfois un club d’entreprises, un groupement d’employeurs ou une chambre consulaire dynamique. Mais,
une nouvelle fois, le tout n’est pas la somme des parties et force est de constater que, chacun dans son entreprise, l’impératif de l’intérêt général peine à être entendu et cède devant des contingences toujours perçues comme particulières. Derrière le bonzaï des bonnes pratiques, on trouve une forêt de réalités moins
exemplaires dont on connaît les justifications : productivité, concurrence, nécessité d’un volant de contrats
précaires pour absorber les variations de charge, intérimaires – variables d’ajustement, quand ce n’est pas,
inavoué mais bien réel, les effets d’aubaine des emplois subventionnés par les pouvoirs publics, les plannings
remplis de stagiaires. Il ne s’agit pas de nier ces contraintes et ces intérêts qui, effectivement, conduisent à
délaisser le « capital humain » mais posons l’hypothèse que, s’il y a une conscience parfois éclairée, parfois
diffuse, le plus souvent individuelle et épisodique, des risques sociétaux que fait courir une telle injustice, la
somme de ces consciences ne suffit pas à faire le tout d’un changement radical.
La responsabilité sociale ou sociétale de l’entreprise (RSE), dont il est fait grand cas dans nombre de revues
et d’ouvrages, n’est d’ailleurs pas que sociale et environnementale : elle est aussi économique, constituant
avec cette dimension les trois branches du développement durable. Il s’agit de « concilier démocratie sociale, écologie et compétitivité ». Autrement dit, l’intérêt des entreprises est également et même prioritairement économique : s’inscrire dans une politique de juste rémunération, de démarche de reconnaissance
de leur utilité sociale, de participation au développement du territoire… dont les habitants sont, souvent
pour une très large part, leurs clients, ce que d’ailleurs pensait Henry Ford qui disait « un ouvrier bien payé
est un excellent client. » Je me souviens d’une expérience de label « restaurant responsable socialement »
dont l’effet sur le chiffre d’affaires des restaurateurs qui s’y étaient engagés n’avait pas été virtuel. Nombre
d’expériences pourraient ainsi être relatées, correspondant à une réelle « politique de civilisation » où
économie et social ne s’opposent pas, ne sont pas dissociés car l’économie sans le social est inhumaine et
le social sans l’économie est exsangue.
Cette responsabilité sociale des entreprises est d’autant moins un gadget que nombre d’entre elles, aux
pyramides inversées, sont confrontées à des problèmes de transmission des savoir-faire, parfois de disparition pure et simple. Elle est aussi une responsabilité générationnelle puisque les adultes ne peuvent laisser
à vau-l’eau s’amplifier une situation critique pour la jeunesse (mais pas qu’elle) qui, inévitablement, produira
des explosions sociales qui diffuseront en répliques. La quasi-totalité des sociologues, politologues et observateurs s’accorde a minima pour constater une période de « pré-conflictualité ». Le seul avantage de ces
explosions est l’émergence de besoins de main-d’oeuvre pour les emplois de vigiles et des entreprises de
video-surveillance.
Enfin s’agissant des ressources humaines, la responsabilité sociale des entreprises ne peut considérer cellesci avec le seul critère d’égalité mais doit se fonder sur celui d’équité : faire plus pour celles et ceux qui ont
moins. « La solidité d’une chaîne se mesure à son maillon le plus faible », dit-on justement. Laisser de côté
des jeunes peu qualifiés et vulnérables sous couvert d’employabilité insuffisante, médiocre, revient à couper
le bon vin de l’éthique avec l’eau trouble des petits calculs. Et puis, regardant autour de nous, nous regardant, chacun constatera qu’il a été vulnérable : la vulnérabilité, issue des hasards de la naissance ou d’un
accident de vie, n’épargne quiconque. Il faut donc, à l’opposé de l’hyper-sélectivité qui produit des masses
de surnuméraires pesant sur les comptes publics, recruter ces jeunes vulnérables, parier sur eux : des petits
vins de pays dépassent souvent de grandes appellations. Il faut également s’extraire d’une injonction paradoxale : « Lorsque les entreprises respectent l’adage fameux de Milton Friedman « the business of business
is business », c’est-à-dire l’entreprise doit avoir comme objectif la maximisation de la valeur créée pour les
actionnaires, on les vilipende pour leur égoïsme acharné. Lorsqu’elles s’essayent à des initiatives plus sociales, la peur de l’instrumentalisation et du social washing dominent les esprits. Damned if you do, damned
if you don’t comme disent les Anglo-Saxons.
Il y a eu un « Grenelle de l’insertion » et c’est bien. Cependant, au stade critique où l’on est, il en faut plus.
Et cela renvoie à une question centrale pour l’avenir de nos sociétés : de quelle monde, donc aussi économie, voulons-nous ? Je vous laisse le soin de la réponse… mais la rapidité et, plus, l’accélération de la «
question sociale » n’accorde guère de temps. Il reste cependant au moins une raison d’espérer et d’agir
avec la RSE… celle-ci fait l’unanimité. Cela peut sembler banal… toutefois, dans une société fragmentée, le
consensus n’est pas aisé mais, dès lors qu’il est acquis au moins à l’échelle des principes, une bonne partie
du chemin est engagée. Autrement dit, on peut se parler et agir. Le rapport du Conseil économique, social
et environnemental de juin 2013, La RSE : une voie pour la transition économique, sociale et environnementale, illustre particulièrement cette convergence avec la déclaration des différents groupes. Ainsi, à titre
d’exemple…
- La CFDT déclare « s’engager résolument sur cette voie ».
- Le groupe des associations « soutient le parti pris de l’avis consistant à favoriser une approche incitative
de la RSE… »
- Pour la CFE-CGC, « La RSE et le développement durable doivent être intégrés dans le champ du dialogue
social. »
- La CFTC « appuie particulièrement les préconisations » de l’Avis.
- La CGT « partage cette analyse et les préconisations qui en découlent » et est « convaincue de la nécessité de sortir d’une conception en silos {…} pour se diriger vers un modèle de développement inclusif. »
- « Globalement, l’UNSA se retrouve tant dans l’analyse que dans les recommandations. »
- Le groupe des entreprises, où siègent le MEDEF, la CGPME, le CJD et l’Assemblée des chambres françaises
de commerce et d’industrie, déclare « réaffirmer la volonté des entreprises de s’impliquer dans le développement de la RSE. »
Aux acteurs économiques et aux acteurs sociaux, avec les pouvoirs publics, de donner corps, réalité, à la
RSE. D’abord par un Pacte territorial pour l’emploi des jeunes, puis par un cahier des charges co-construit
permettant aux entreprises signataires de bénéficier d’un label d’ « entreprise socialement responsable
pour l’emploi des jeunes réunionnais ». Le reste suivra… y compris le retour économique sur investissement pour les entreprises car qui, entre deux offres ou produits comparables mais une seule entreprise
affichant ce label, ne choisira pas plutôt cette dernière ?
Epilogue
Il reste donc de l’espoir que, pour ma part, j’ai puisé pour mon analyse du Rapport Schwartz chez Edgar
Morin dans ses « trois principes d’espérance dans la désespérance » qu’il propose pour « une ère écologique ».
« Le premier principe est celui de l’improbable. Qui sait si la dictature économique sur les finalités hu-
maines ne franchira pas un seuil et ne bifurquera pas raisonnablement vers plus d’humanité. {…} Le deuxième principe est celui des « potentialités humaines non encore actualisées » qui repose sur la capacité
des acteurs à s’organiser, non dans une perspective corporatiste mais dans celle d’une mutualisation et
d’une émergence d’innovations sociales et d’argumentaires convaincants, robustes, transmissibles, communicables. Le troisième principe est celui de la métamorphose selon lequel « un système qui n’arrive pas à
traiter ses problèmes vitaux, ou bien se désintègre, ou bien arrive à se métamorphoser en un métasystème
plus riche, plus complexe, capable de traiter ses problèmes. » La chenille devient papillon. Nous sommes
actuellement dans cette chrysalide évoquée précédemment.
Autrement dit, certes la marge est étroite… mais il y a une marge. Et on ne peut que parier.
Le pari sur la jeunesse mise en difficulté repose sur cette aussi minuscule qu’essentielle indication : rien
n’est joué, rien n’est immuablement tracé. Pascaliens, il nous faut parier car « le pari, c’est l’intégration de
l’incertitude dans la foi ou dans l’espoir. » Et, si l’ambition paraît démesurée, utopique, ré-écoutons Bertrand
Schwartz concluant son ouvrage Moderniser sans exclure : « … je suis, je l’avoue, de plus en plus révolté
à la vue de tant d’existences qui se consument. Je ne me résigne pas à la résignation collective. D’où mon
utopie ; mais est-ce une utopie ? Certainement, mais quel beau rêve ! »
Conclusion de ma conclusion… Une courte histoire, racontée à nouveau par Bertrand Schwartz, un monsieur de 96 ans aujourd’hui dont toute la vie fût consacrée à lutter contre l’injustice faite à la jeunesse.
Bertrand Schwartz m’a fait l’honneur d’un long entretien pour la préface de mon premier livre publié il y a
douze ans. Durant la seconde guerre mondiale, Schwartz rejoignit en Algérie le maréchal Leclerc et participa au débarquement de Normandie avec la fameuse 2èmeD.B. Progressant vers Paris, les troupes françaises
et alliées buttèrent sur une résistance allemande. Leclerc eût l’idée de faire passer sur les ondes radio le
message suivant : « La route est libre ! ». Et Schwartz de raconter : « Elle n’était pas libre, évidemment. Mais
nous y sommes allés. Et nous sommes arrivés à Paris. »
La route est donc libre pour des jours heureux.
Bonne route !

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