it must have been a happy time
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it must have been a happy time
it must have been a happy time daniel johnston et la fin de l’innocence Austin, milieu des années . Un jeune homme distribue gratuitement des cassettes audio dans la rue en annonçant : « Bonjour, je suis Daniel Johnston, et je vais être célèbre. » Il vient de s’installer au Texas après avoir voyagé plusieurs mois avec des forains, à vendre des hot-dogs, et a décidé de partager sa musique avec le plus grand nombre. Aujourd’hui, avec une vingtaine de cassettes et d’albums enregistrés (sans compter les nombreux projets en collaboration, avec Jad Fair ou Ron English), plusieurs expositions personnelles à son actif et un documentaire sur sa vie largement diffusé (après un lancement à Sundance en ), Daniel Johnston est (relativement) célèbre. C’est surtout un artiste protéiforme qui se plaît à tracer son chemin en marge des modes et des étiquettes. Depuis son adolescence, il bâtit patiemment un œuvre-univers à la fois multi-support (musique, illustration, film) et cohérent. Sans chercher à affirmer la volonté de se placer en dehors de l’art établi, sa création n’en oublie pas pour autant un hypothétique public, surtout lorsqu’il s’agit de ses chansons. Johnston lui-même se préoccupe apparemment peu des définitions liées à son travail. Si le terme d’outsider est fréquemment évoqué, il a été remis en question par certains de ses proches, qui craignaient sans doute une stigmatisation de sa personnalité et de ses problèmes de santé mentale (Johnston souffre de troubles maniaco-dépressifs). D’autres y ont vu une manière utile de créer une grille de lecture pour que public et galeries puissent appréhender son travail. Par ailleurs, il a reçu une éducation artistique, ce qui l’exclut de facto de la définition de l’art brut voulue par Dubuffet. À mon sens, les dénominations importent peu. La démarche, en tout cas, est singulière pour ses pratiques hors des circuits de diffusion traditionnels (malgré un intérêt pour la reconnaissance). L’œuvre de Johnston a été élaboré sans véritables contraintes commerciales, avec une belle mais souvent précaire autonomie. Tout comme il accordait peu de valeur marchande à sa musique, l’artiste échange fréquemment ses images contre des comics, ou accepte de s’en séparer pour quelques dollars. 60 303 / Nº 119 / 11 Rarement les visions personnelles ont été exprimées de manière aussi constante qu’ici. Daniel Johnston récupère et référence la culture populaire, la détourne de son sens premier, répète à l’envi ses obsessions et les batailles toujours renouvelées contre ses démons intérieurs. Cette réappropriation est destinée à réinterpréter et transformer le quotidien de l’artiste : il reconstruit son monde comme un démiurge de l’ordinaire. L’univers de Johnston forme ainsi le centre d’une contrée dont il est le concepteur et le maître, et où il se réinvente par des avatars. Tandis que l’artiste combat sa maladie, Joe le boxeur s’attaque à Satan et parvient, pendant les phases de rémission, à le vaincre. Ses personnages récurrents sont des héros de comics comme Captain America et son némésis Red Skull, ou encore Casper le fantôme. Ce sont également des créatures de son invention : Jeremiah la Grenouille de l’Innocence, Vile Corrupt la figure maléfique, des canards astronautes, des femmes-troncs hypersexuées... Tous participent à la guerre éternelle entre le Bien et le Mal, dans un espace sublimé, dépourvu de substance et de décor. La cosmologie de Johnston est complexe, imprégnée d’un étrange mélange de christianisme et de culture pop, marquée par le thème de l’amour sans réciproque. Son travail exsude une atmosphère quasi religieuse ou ésotérique. Ses cathédrales personnelles (musicales ou picturales) sont peuplées de panthéons nouveaux où les mêmes motifs sont extériorisés et récurrents. Son œuvre fonctionne comme un lien subtil et ténu avec des endroits d’habitude invisibles, cachés mais essentiels. Il bâtit avec chaque morceau, chaque image, un passage vers un au-delà qui serait à l’image d’un « en-dedans ». Ce « monde miroir » (terme à mon sens préférable à celui de « monde imaginaire », puisqu’il retranspose sans retenue ni barrière, dans une forme d’expression « libre », la vision de son créateur) est fragile, à l’image de son concepteur. Les paysages intérieurs que Johnston peint sont marqués par un sentiment doux-amer. Par son style (apparemment enfantin et naïf ) tout comme par les sujets qu’il aborde, Johnston parvient à insuffler ce sentiment de perte qui accompagne l’âge adulte. L’exploration intime à laquelle il nous convie, ce n’est pas uniquement celle de ses propres névroses, elle a une portée plus vaste. Super-héros, monstres à combattre, aventures épiques, amours adolescentes, vie domestique, grandes vacances à l’odeur de mercurochrome : Johnston nous emmène à la recherche de nos propres reliques, sur la route de nos souvenirs. Chantre d’un passé qui n’a – peutêtre – jamais existé ailleurs que dans nos rêves d’Amérique, l’artiste distille précieusement la sourde nostalgie d’une ère révolue, comme l’est notre enfance. Et si ce monde-là a bel et bien été englouti pour toujours dans l’abîme du temps, pour Johnston il n’est jamais bien loin. Il nous le rend presque accessible. It must have been a happy time / The sun would shine / The candy bars / Kool-Aid flowing like wine / The comic books / The TV shows / The bubble gum / The kitty cat / I was a time traveler / Listening to the heavenly laughter… Daniel Johnston, Happy Time, [C’était le bon temps / Le soleil brillait / Les barres chocolatées / Le Kool-Aid coulant à flot comme du vin / Les bandes dessinées / Les émissions à la télé / Le chewing gum / Le petit chaton / Je voyageais dans le temps / A l’écoute des rires célestes] Patrick Gyger Note 1. Tarssa Yazdani et Don Goede, The Life, Art & Music of Daniel Johnston, Last Gasp & Smokemuse, 2006, p. 92. Le lieu unique, scène nationale de Nantes, présente l’exposition Welcome to my World ! de Daniel Johnston, du 7 avril au 20 mai 2012, en coproduction avec Arts Factory [galerie nomade]. 61 3 Daniel Johnston a notamment participé à la Biennale du Whitney Museum à New York en 2006. Au printemps 2012, Le lieu unique à Nantes lui consacre une exposition monographique intitulée «Welcome to My World! ». L’ARTISANAT MUSICO-GRAPHIQUE DE DANIEL JOHNSTON Dans la catégorie des musiciens-portraitistes, le chanteurpianiste-guitariste-dessinateur américain Daniel Johnston mérite un traitement particulier. Présenté par quelques exaltés comme le plus grand songwritter de tous les temps, il est l’auteur d’une saga compacte de plus de cinq cent chansons, dont la plupart ont été enregistrées chez lui sur son magnétophone. Depuis ses débuts à l’aube des années 1980, sa boulimie musicale est indissociable de sa production visuelle : des dessins compulsifs et régressifs qu’il réalise au feutre et au stylo bille. Cette créativité bipolaire se nourrit de l’énergie inapaisée de ses désirs infantiles. Ses références entortillent super-héros de bandes dessinées, créatures de films d’horreur, épisodes de la Bible et tubes des Beatles. Des chansons comme The Monster Inside of Me, King Kong, Casper the Friendly Ghost trouvent leurs ascendants visuels dans les freak-shows à la James Ensor qu’il gribouille sur ses cahiers. Ses représentations font défiler des parades obsessionnelles de personnages hybrides comme autant d’alter ego aux prises avec des forces maléfiques et des bimbos tentatrices : Jeremiah la grenouille, Joe le boxer trépané, Captain America le super-héros. Cette candide exploration de la monstruosité est hantée par des traumatismes personnels que Daniel Johnston cherche à carnavaliser vaille que vaille. C’est que notre homme souffre de dépression et de schizophrénie. Malgré une carrière en dents de scie, voici une trentaine d’années qu’il confectionne des mythologies personnelles dont l’impact dépasse largement le cadre thérapeutique. Son œuvre peut être observée comme un miroir grossissant qui se promène sur la grande route de l’American Way of Life. « Tantôt il reflète l’azur des cieux, tantôt la fange des fossés. » Éternel outsider, il exhibe à l’état vif les contradictions de nos sociétés, à la fois violentes et fun, puritaines et hyper sexualisées. Sur ce front, l’apparente naïveté de Daniel Johnston fait des ravages. Au croisement de l’art brut et de la pop music, son artisanat musico-graphique bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance bien au-delà des milieux underground qui l’ont porté aux nues, des rock stars (Kurt Cobain a plusieurs fois été photographié avec un t-shirt reprenant le dessin de la pochette de son album Hi, How Are You ?) aux institutions d’art contemporain de premier plan3. DANIEL JOHNSTON’S MUSICAL-CUM-GRAPHIC CRAFTSMANSHIP In the category of musicians who make portraits, the American singer-pianist-guitarist-draughtsman Daniel Johnston deserves special treatment. Introduced by one or two hotheads as the greatest songwriter of all time, he is the author of a compact saga of more than 500 songs, most of them recorded in his own home on his tape recorder. Since his earliest days at the dawn of the 1980s, it has been impossible to dissociate his unquenchable musical output from his visual production: compulsive and throwback drawings made with felt-tip pens and biros. This bipolar creativity is fuelled by the unsatiated energy of his childlike desires. His references unravel comic strip super-heroes, horror film creatures, biblical episodes, and Beatles’ hits. Songs like The Monster Inside of Mr, King Kong, and Caspar the Friendly Ghost are all visual heirs to James Ensor-like freak-shows which he scribbles and doodles in his sketchbooks. His depictions bring out obsessive processions of hybrid characters like so many alter egos grappling with malevolent forces and temptress bimbos: Jeremiah the frog, Joe the trepanned boxer, and Captain America, the super-hero. Daniel Johnston & Jad Fair It’s Spooky | 1989 Photographie couleur Courtesy Le lieu unique (Nantes) Crédits: Jad Fair This unabashed exploration of things monstrous is haunted by personal traumas which Daniel Johnston tries, as best he can, to render in a party-like spirit. The fact remains that our man suffers from depression and schizophrenia. In spite of a very uneven career, he has been concocting personal mythologies for some thirty years now, mythologies whose impact goes way beyond any therapeutic framework. His body of work can be seen as a magnifying mirror moving along the great highway of the American Way of Life. “At times it reflects the azure blue of skies, at others the mire of ditches.” As an eternal outsider, he exhibits the live state of the contradictions of our societies, at once violent and fun, puritan and over-sexed. On this front, Daniel Johnston’s seeming naivety wreaks havoc. Situated where Art Brut meets Pop Music, his musical-cum-graphic craftsmanship nowadays enjoys a recognition that extends well beyond the underground circles that once praised him to the skies, from rock stars (several times Kurt Cobain was photographed with a T-shirt borrowing the drawing on the cover of his album Hi, How Are You?) to top-notch contemporary art institutions.3 3 Daniel Johnston participated notably to the Whitney Museum's Biennial in New York in 2006. This spring, in 2012, Le lieu unique in Nantes is devoting a solo show to him titled "Welcome to My World!".