domination, hasard et paresse

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domination, hasard et paresse
Livres & Idées
Why the West Rules – For Now
Ian Morris
Domination, hasard
et paresse
Cyrille Piatecki
Professeur et directeur de recherche à l’université d’Orléans
Pendant plus de deux cents ans, c’est-à-dire depuis la révolution industrielle, ce que
nous appelons encore le monde occidental – l’Ouest dans la terminologie de Ian
Morris – a dominé le monde, imposant une de ses langues, ses mœurs vestimentaires,
ses innovations, ses processus de production… Pourquoi ?
L’
Occident, c’est-à-dire, pour simplifier à l’extrême, la réunion de l’Amérique du Nord avec l’Europe, représente à l’heure actuelle deux tiers ou
plus de l’activité mondiale, que ce soit au niveau de la genèse de la valeur
ajoutée, de l’emploi des ressources, de la production, de l’accumulation
des richesses, des armes, de la recherche et du développement…
Avec l’émergence et la généralisation d’un bien-être en nul point comparable avec
ce qu’avaient connu les générations d’Occidentaux ayant vécu avant le XVIIIe siècle,
la question rémanente de savoir si cette situation allait perdurer ou si nous nous
dirigions vers un effondrement de notre civilisation à plus ou moins long terme a
conduit à l’élaboration de nombreuses théories.
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Toutes ces théories appartiennent à l’une ou l’autre des deux classes suivantes : la classe
des théories du lock-in de long terme, qui soutiennent qu’il s’est produit un événement dans le passé, que cet événement s’est ancré dans le quotidien des peuples et a
façonné de manière irréversible leur futur ; ou, par opposition, la classe des théories des
accidents de court terme, qui affirment que ce sont des événements accidentels qui
donnent momentanément un avantage comparatif à des êtres ou à des peuples.
Du rôle de la géographie
En scrutant 5 000 ans d’histoire, Morris s’est forgé la conviction que ni l’une ni l’autre
de ces deux approches n’est acceptable. Il est persuadé que des trois bases du développement – la biologie, la sociologie et la géographie – seule la dernière, si l’on accepte
que son sens profond puisse évoluer dans le temps, exerce un réel impact sur les différences de développement observées dans le passé. En effet, la biologie nous a révélé
que les êtres humains qui vivent sur cette planète sont
tous les mêmes et qu’ils partagent les mêmes caractérisSeule la
tiques en ce qui concerne la cupidité, les peurs, la
géographie exerce
un réel impact sur
paresse… Il en va de même pour la sociologie, en partiles différences
culier quand elle étudie comment, parfois, les sociétés
de développement
innovent en réponse à des crises graves. Pour Morris, la
observées dans le
passé.
conjugaison de ces deux bases donne une vision universalisante et unificatrice de l’histoire humaine.
Il ne reste que la géographie qui soit en mesure de répondre à la question posée.
Morris propose donc un renversement complet de perspective par rapport à notre
vision d’un monde dans lequel les différences passent au travers de la culture, de la
religion, des institutions politiques, des actions des grands hommes, etc. La thèse
principale défendue par Morris est que si la géographie détermine le développement
d’une société, c’est ce dernier qui détermine la signification de ce qu’est la géographie.
Au passage, qu’est-ce qui distingue géographiquement, sociologiquement, économiquement… le monde occidental du monde oriental ? Quand la distinction des deux
mondes a-t-elle commencé ? Dans les années 1940, l’archéologue américain Hallam
Movius avait noté que, en dessous d’une certaine ligne allant du pays de Galles à
l’est de l’Inde en passant par la Roumanie, l’Arménie et le nord du Pakistan, les
ossements des hominidés étaient accompagnés d’un ensemble de pierres façonnées
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symétriquement et conçues pour être utilisées directement avec la main et non pas
montées à l’extrémité d’un bâton, alors qu’au-dessus ce cette ligne, on n’en a pas
trouvé. L’absence de ces artefacts au nord de cette ligne peut s’expliquer par l’utilisation à des fins similaires de matières périssables (comme le bambou) qui, par
définition, ne laissent pas de trace. La distinction entre le monde occidental et le
monde oriental aurait débuté il y a 1,8 million d’années. Ainsi, pour Morris, définir
l’Occident et l’Orient par une ligne géographique puis lui rajouter les Amériques et
l’Australasie pour ce qui concerne les derniers siècles est plus porteur de compréhension de notre monde que de supposer que la ligne de démarcation est tracée par
des valeurs comme la liberté, la rationalité ou la tolérance. On notera que si l’existence d’une telle ligne stricto sensu a été contredite par la découverte de quelques
cas isolés, son existence est généralement acceptée lato sensu.
Lock-in
De 1750 à 1950, la domination occidentale a fait l’objet d’explications presque uniquement liées à des lock-in de long terme. Ainsi, osa-t-on avancer que l’avantage
culturel de l’Occident sur l’Orient aurait débuté avec le développement unique de la
culture grecque fondée sur la raison, l’inventivité et la liberté. Puis on émit l’idée que
c’était la politique qui expliquait cette situation : la centralisation excessive du monde
oriental aurait arrêté le flot de l’histoire.
Malencontreusement, certains faits refusaient d’entrer dans ce schéma. Par exemple,
l’expédition dirigée par l’amiral Zheng He de Nankin à Ceylan en 1405 avec des équipages et des moyens technologiques – boussoles, réservoirs d’eau douce, vaisseaux
équipés de gouvernails de haute technologie et de compartiments étanches, systèmes de communication entre
L’expédition
dirigée par
navires, etc. – très évolués qui, par contraste avec les trois
l’amiral Zheng
navires espagnols concédés à Christophe Colomb quatreHe de Nankin à
vingt sept ans plus tard, donnent une image d’un
Ceylan en 1405,
donne une image
Occident très arriéré par rapport à l’Orient.
d’un Occident
très arriéré par
En réaction à ces faits apparemment incompatibles
rapport à
avec la théorie du lock-in de long terme, de nouvelles
l’Orient.
versions de cette dernière sont apparues. Récemment,
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David Landes1 a soutenu que la centralisation des gouvernements orientaux avait
été facilitée par la densité des populations. Ainsi, les empereurs chinois, une fois
tous leurs rivaux potentiels éliminés, n’eurent aucune incitation à exploiter les
voyages de Zheng, leur problème étant plutôt d’empêcher la formation de contrepouvoirs économiques puissants que de s’enrichir eux-mêmes ; ce qui explique
que l’ère des explorations chinoises prit fin vers 1430. Pour Jared Diamond2, c’est
la fragmentation des États européens qui a favorisé la domination du continent.
En effet, ce qu’un souverain peu avisé pouvait interdire n’était pas définitivement
abandonné puisqu’un autre souverain pouvait débloquer des fonds, permettant
ainsi une nouvelle découverte ou à une innovation essentielle.
Hasard
À partir de la seconde partie du XXe siècle, les théories du lock-in de long terme
ont été concurrencées par des théories du « coup de chance » de court-terme. Plus
spécifiquement, dans les années 1990, Bin Wong3 et Kenneth Pommeranz4 ont
indépendamment avancé l’idée que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les similitudes
entre l’Occident et l’Orient étaient plus fortes que les dissemblances. L’économiste
André Frank5 prétendit même que l’Orient était mieux placé pour entamer une
révolution industrielle que l’Occident jusqu’à ce que des accidents imprévus apparaissent. Mais, quelle que soit la vision du rapport de force existant entre les deux
mondes, l’écart dans le niveau de développement amorcé au XVIIIe siècle ne peut
au final, selon les tenants de ce type d’argumentation, être expliqué que par un
coup de chance : la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et l’afflux
de métaux précieux qui manquaient cruellement dans les deux parties du monde,
la présence et l’exploitation de mines de charbon en Angleterre qui permirent
d’éviter la déforestation complète de l’Amazonie.
1. David Landes, The Wealth and Poverty of Nations : Why Some Are So Rich and Some So Poor, W. W. Norton &
Company, 1999. Traduction française : Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, 2001.
2. Jared Diamond, Guns, Germ, and Steel, W. W. Norton & Company, 1999. Traduction française : De l’inégalité
parmi les sociétés, Gallimard, 2007.
3. R. Bin Wong, China Transformed : Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University
Press, 1997.
4. Kenneth Pommeranz, The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy,
Princeton University Press, 2000.
5. Andre Gunder Frank, ReOrient : Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998.
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L’écart dans
le niveau de
développement
amorcé au xviiie
siècle ne peut
au final être
expliqué que
par un coup de
chance.
Comme le fait remarquer Morris, la variété des explications à propos de la divergence entre l’Orient et l’Occident suggère que le problème a été abordé de manière
inadéquate. En effet, quelle que soit la formation des
auteurs qui interviennent dans les deux camps6, soit ils
insistent majoritairement sur les 500 dernières années,
soit ils mettent l’accent, comme Alfred Crosby7, sur la
période courant de la préhistoire jusqu’à l’invention
de l’agriculture, puis sautent aux grandes découvertes
maritimes du XVe siècle.
Morris, archéologue et spécialiste de l’histoire ancienne, pense que ce n’est qu’en
adoptant une vision multidisciplinaire que l’on peut espérer apporter un début de
réponse à cette question – pourquoi l’ouest domine-t-il notre monde ? – qui n’est en
réalité qu’une question de développement social. Mais comment calculer un indice
de développement social qui soit relativement acceptable et qui couvre toute l’histoire humaine ?
On notera que, conscient qu’une description trop précise de la manière dont il calcule cet indice aurait pour conséquence de détourner le lecteur de l’essence de son
discours, Morris la réserve à une annexe de 23 pages. Il se contente de mentionner
dans le corps du texte que son indicateur composite agrège d’une part la consommation d’énergie par habitant et d’autre part la capacité d’organisation des sociétés
appréciée via la taille de la plus grande organisation à un moment donné, avec en
complément des données qualitatives sur la diffusion de l’information et la puissance militaire.
Morris propose de répondre à la question posée à l’aide de cet indice de développement social au travers de trois prismes fondamentaux : la biologie, parce que les êtres
humains font partie du monde animal qui lui-même fait partie de l’empire de la vie ;
la sociologie, ou plus généralement les sciences sociales, parce qu’elles concentrent
leur discours sur ce qui engendre le changement social et sur les conséquences de ce
changement social ; et enfin la géographie, parce que si la biologie et la sociologie
expliquent les similarités globales, la géographie explique les différences locales.
6. Économistes, sociologues, politologues, géographes ou spécialistes de l’histoire moderne.
7. Alfred Crosby, The Columbian Exchange : Biological and Cultural Consequences of 1492, Westview Press, 1972.
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Paresse
La culture encyclopédique de Morris et le fait qu’il soit un homme de son temps
nourri aussi bien de littérature classique, d’histoire et de sciences « dures » que de
sciences humaines, tout en reconnaissant ce qu’il doit aux vecteurs de la culture
contemporaine comme la science-fiction, lui a permis de discerner les grands changements de l’environnement humain ; et reprenant la formule du célèbre romancier
de science-fiction Robert Heinlein (« le progrès est apporté par des paresseux qui
cherchent des moyens plus faciles d’obtenir ce qu’ils désirent »), il propose ce qu’il
appelle par dérision le « théorème de Morris » : « le changement est engendré par
des gens paresseux cupides et apeurés qui recherchent des moyens plus faciles, plus
profitables et plus sûrs de faire les choses et qui, la plupart du temps, ne savent pas
ce qu’ils font. »
À l’aide de ces instruments, Morris montre que depuis
la fin de l’ère glaciaire, c’est-à-dire pendant les 15 000
dernières années, l’Occident et l’Orient sont passés par
les mêmes étapes de développement social qui se sont
succédé dans le même ordre parce qu’ils ont été peuplés par un unique type d’êtres humains qui ne pouvait
engendrer qu’un seul type d’histoire. Les deux seuls
points qui distinguent les deux plaques séparées par
la ligne de Movius sont liés aux temps dans lesquels
ces étapes se sont produites et au rythme avec lequel
elles se sont développées. Sur ce dernier point, la différence observée provient du fait que la domestication
des espèces endogènes s’est produite dans le monde
occidental 2 000 ans avant qu’elle n’apparaisse dans le
monde oriental.
L’Occident et
l’Orient sont
passés par les
mêmes étapes de
développement
social qui se sont
succédé dans
le même ordre
parce qu’ils ont
été peuplés par
un unique type
d’êtres humains
qui ne pouvait
engendrer
qu’un seul type
d’histoire.
Bien entendu, Morris reconnaît aisément que figer les deux pôles de cette manière
est un peu artificiel. En effet, si jusqu’à présent la géographie donne un avantage
initial au pôle occidental, cet avantage a toujours fini par se résorber dans la mesure
où, avec le développement social, le cœur des pôles s’est déplacé soit par migration,
soit par copie, soit par innovations simultanées ; et bien souvent, c’est parce que des
méthodes importées d’un cœur plus développé ne fonctionnaient pas très bien aux
marges géographiques que les êtres humains qui les peuplaient ont été obligés d’innover. Ainsi, quand le monde était centré sur la Méditerranée, les territoires
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C’est désormais
dans les zones
les plus arriérées
de notre planète
que l’on doit
rechercher
les sources de
développement
futur.
qui forment des pays comme le Portugal, la France
ou l’Angleterre étaient désavantagés par leur éloignement des centres où s’écrivait l’histoire comme la
Mésopotamie ou l’Égypte. Mais avec l’apparition de
nouveaux vaisseaux qui permirent de franchir l’obstacle océanique, le cœur de l’Occident s’est déplacé vers
l’ouest. Paradoxe de l’arriération : c’est désormais dans
les zones les plus arriérées de notre planète que l’on doit
rechercher les sources de développement futur.
Que nous réserve l’avenir ?
N’oublions pas cependant que le titre du livre laisse aussi une place à la prospective : comment se servir du passé pour pouvoir identifier notre futur ? Partant du
constat selon lequel la seule prédiction fiable est que notre avenir ne ressemblera pas
à notre présent, Morris identifie deux grands axes au travers desquels nous pouvons
tenter une projection : tout d’abord, il est impératif d’identifier les mouvements de
fond qui nous ont conduits dans l’état actuel afin de pouvoir en déduire où ils nous
conduisent dans le futur ; et il faut en même temps comprendre comment ces grands
mouvements ont suscité des forces autonomes qui peuvent les saper à leur base.
L’étude du premier axe nous permet d’envisager que l ’Orient et l’Occident soient
à parité avant la fin du siècle et qu’il y aura, dans les années à venir, encore plus de
changements qu’il n’y en a jamais eu jusqu’à présent. L’étude du second axe laisse
penser qu’il ne sera pas possible de contrôler les migrations, que les États ne pourront plus s’organiser de manière efficace, que selon toute probabilité de nombreux
problèmes épidémiologiques viendront frapper les êtres vivants et que la terre subira
un changement climatique majeur : tout cela viendra perturber les mouvements de
fond voire les annihiler si personne ne trouve ou n’a intérêt à trouver comment les
contrer ; ce qui ne pourra se réaliser que par une coopération entre trois éléments
disparates mais complémentaires : l’archéologie, l’information et une bonne connaissance de l’histoire.
En tant qu’économiste de formation et non pas historien, nous ne sommes pas le
mieux placé pour porter un jugement sur la destinée de ce livre, mais il fera sans
doute date. En tout état de cause, on ne peut que partager le commentaire de Jared
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Diamond selon lequel cet ouvrage regroupe trois livres en un : un roman excitant
qui s’avère décrire des événements réels, une recension distrayante de ce qui s’est
produit d’important dans notre monde depuis plus de 10 000 ans et une description
prospective et documentée de ce qui pourrait se produire dans le futur.
Le livre
Ian Morris, Why The West Rules – For Now. The Patterns of History and What They Reveal
About the Future, Profile Books, 2010, 768 pages.
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