EXTRlPiIT - Amherst College

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EXTRlPiIT - Amherst College
-T1
NO4
EXTRlPiIT
Table Ronde tenue A Lyon les 4 et 5 mai 1982
Acres recueillis et publib par A. BAZZANA, P. GUICHARD et J.M. POISSON
Pub& avec le concours du Centre National a& la Recherche Scientifique
GE - Maison de 1’Orient
1983
ORGANISATION D’UN TERROIR ET D’UN HABITAT CONCENTRE :
UN EXEMPLE LANGUEDOCIEN
Fredrich CHEYETTE
Claudie DUHAMEL-AMADO
Dans les etudes sur l’habitat fortifie, une question a ete parfois negligee,
c’est celle du terroir qui entoure cet habitat, qui a sa propre histoire - souvent decalee par rapport a celle de l’habitat concentre lui-meme - et qu’il nous faut done
ttudier separtment pour la reintegrer ensuite dans l’histoire plus gtnerale de l’occupation du sol.
Par une heureuse coincidence de la documentation &rite qui remonte au
X&me sitcle, et d’un paysage qui presente certaines particularites, l’exemple de la
plaine d’inondation de 1’Orb au sud de BCziers, offre un cadre exceptionnel B
I’etude de I’histoire des terroirs et de l’habitat qui s’y constituent.
Six villages partagent aujourd’hui la plaine d’inondation de 1’Orb entre
BCziers et la MCditerranCe : Cers et Portiragnes se perchent sur la rive de sa terrasse orientale, Sauvian et Serignan sur la rive de sa terrasse occidentale, VilleneuveLes-Beziers s’est implant& dans la plaine elle-meme. A l’embouchure de l’Orb,
la station balneaire de Valras s’est detachee de la commune de Serignan vers le debut du sitcle, pour s’etendre le long de la plage. Ce sont la les survivants. Aux
XItme et XII&me sitcles, il y avait encore d’autres zones de peuplement et terroirs
ruraux maintenant disparus : Divisanum sur la rive droite de l’Orb, en face de
Beziers, Campanianum dont une grande partie doit se trouver sous la gare de triage, Saint-Pierredu-Bois, maintenant rtduit B une ferme du nom de Saint-Pierre.
E. Magnou-Nortier et M. Bourin-Derruau ont decrit la structure parcellaire
des terroirs proches des cites meridionales au X&me siecle, ou les ((pieces de vigne
confrontent d’autres pieces de vigne, les terres d’autres terresa et qui contraste
avec le systtme polycultural de l’arriere-pays montagneux oti le manse se maintient jusqu’au coeur du XII&me siitcle (1).
Comme le montre M. Bourin-Derruau, cette reorganisation des terroirs de
la basse-plaine par le regime parcellaire, precede et soutient le processus d’incastellamento bitterois amorce aux alentours des an&es 1060-1080. La capacite
productive des terroirs avoisinants la cite explique la forte densite d’exploitations
rurales dans la zone que nous avons Ctudite ici et que le cartulaire de l’eglise cathedrale appelle suburb&n. Huit d’entre elles constituent entre ville et castra
1.
Abrkvations : L.N. - Livre Noir du chapitre de Saint-Nazaire-de-BCziers, Cd. Rouquette, 1918.
A.S.N. - Cartulaire de Saint-Sauveur-d’Aniane, Cd. Cassan, Meynial, 1900.
H.G.L. - Histoire g&&ale du Languedoc, Dom Vaissette, t. V.
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F. CHEYETTE, C. DUHAMEL-AMADO
une sorte de glacis protecteur : terroirs de vignes, de champs et de pres complantes
le long de la rivitre la ou sont construits de nombreux moulins. Elles sont l’enjeu
de negotiations patientes et fructueuses engagees au XI&me par Saint-Nazaire de
Beziers et qui se poursuit jusqu’a la fin du XII&me siecle au terme duquel de larges portions territoriales ont ainsi et6 gagnees sur le patrimoine aristocratique.
A la fin du XIIeme siecle, outre la civitas elle-meme et ses developpements urbains, cinq cash-a semblent regrouper la plus grande partie de la population comprise entre Beziers et la MCditerranCe, de part et d’autre du tours de 1’Orb (qui ne
sont autres, a l’exception de Valras, que les villages actuels) :
. Sauvian (premieres mentions du castrzcm er 1097 et des fortifications en 1123)
. Serignan (mentions tardives du castrum puis de l’enceinte a partir de 1183)
. Cers (mention du castrum vers 1170)
. Villeneuve-les-BCziers (debut du XIIeme sitcle)
. Portiragnes ( 1152)
11s sont group& a l’extremite sud-est du suburbium, a environ six kilometres du centre urbain et ne sont eux-memes separes que de deux a quatre kilomttres les uns des autres. L’essai de concentration de l’habitat en deux autres points
fortifies, situ& a trois et quatre kilomttres a l’ouest de Sauvian et de Serignan
tchoua. 11 s’agit de Castelnau-de-Vendres au coeur d’un marais littoral et surtout
de Scaltianum un peu plus au nord.
Le terroir.
Comme tous les fleuves qui se jettent dans la Mtditerranee, 1’Orb a traverse
sa plaine en y decrivant de larges meandres. La vase et les detritus se sont
i accumu16s derriere les barrages des moulins qui proliferaient le long de son tours inferieur
aux XIeme et XII&me siecles ad angulos, au c(GuC Franqaiw (Guado Francisco),
ad Ampara, oti le fleuve separait Divisanum et Campanianum, et surtout a
Saint-Pierre-du-Bois et Villeneuve (2). Les trues entraintrent du bois des collines
tres loin en amont : il fallut le repartir quand on loua les proprittes riveraines (3).
Les trues endommagtrent aussi les moulins et detruisirent la terre arable, qui dut
alors Gtre a nouveau essartte. Les meandres changerent de place et de temps en
temps le fleuve changeait subitement de tours : alors le proprietaire soucieux de
ses rentes louait le lit du fleuve ainsi abandon& a un paysan de l’endroit pour le
faire mettre en valeur (4). Afin de contr6ler l’erosion prts des moulins de SaintPierre - sources importantes de profits - l’tv6que de Beziers s’assura que la berge
restait bien plantee d’arbres. Cette pratique de plantation se perpetua jusqu’g la
fin de 1’Ancien Regime (5 ).
2.
3.
4.
5.
Moulins ad angulos : L.N. 154 (1145) ; angulk et variantes, nom de quartier de Divisanum : L.N. 283.
Moulins au &ado Francisco : L.N. 201 (1162) et 269 k Divisan. Moulins B Saint-Pierre ddjh quand le
lieu parait en 933 (Histoire g&&ale du Languedoc, Cd. Privat, t.V, p. 58). Moulins ad arenas, un quartier de Villeneuve : L.N. 153 (1142).
L.N. 153 (1142), 298 (1184).
RCparation de moulins : L.N. 304 (1167/84). Terre arable dCtruite pax une inondation : L.N. 269
(1179). Mise en valeur d’un mCandre abandonnk : L.N. 99 (circa 1095).
L.N. 269 (1179). Wne carte datke de 1654, dam la liasse G 771, Archives dipartementales de l’He+ault,
park de egravier plantC d’arbresl juste en amont des moulins (modemes) de Saint-Pierre.
TERROIR ET HABITAT CONCENTRE
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Ce paysage done est une creation B la fois humaine et naturelle, le resultat
passager de la confrontation des hommes et du fleuve pendant des millenaires.
Son histoire se lit dans les vestiges de l’ancienne hydrographie et l’agencement des
chemins et des champs.
Sur les photos verticales aeriennes, Sauvian apparait aureole de champs qui
s’etirent le long de ses chemins d’exploitation. Serignan posstde une aureole
equivalente dans la plaine d’inondation au nord et B l’est du village. De l’autre cotC du fleuve, Villeneuve, bien que construit dans la plaine, semble y avoir peu de
champs ; ses chemins ;‘exploitation s’etirent vers le nord et l’est, traversant le Canal du Midi, le chemin de fer, et la route nationale. A Portiragnes Cgalement les
chemins d’exploitation s’en vont vers le nord, tandis que, entre les deux, Cers
tourne le visage vers la plaine d’inondation et envoie ses chemins a la rencontre de
ceux de Serignan.
Dans ce dessin complexe de champs et de chemins il y a une anomalie : 1’Orb
lui-meme. I1 coupe a travers le reseau de champs et de chemins qui entoure
Sauvian et divise Serignan de ses champs dans la plaine d’inondation. I1 existe
maintenant un pont g Serignan, mais il est moderne et aucun des chemins d’exploitation n’y conduit directement. Le point d’arrivee de l’ancien bat est encore
visible en aval. En amont, il n’y a pas d’autre pont avant Btziers. Ntanmoins chemins et champs ignorent completement le fleuve. C’est surtout au nord de
Sauvian que ce fait t&s frappant est le plus visible : les principaux chemins d’exploitation y traversent le fleuve sans la moindre deviation et sans pont. Sur les
deux rives, les champs ont la m@me orientation. On pourrait presque r&er que le
fleuve coule sur un pont et que depuis des siircles les paysans avec leurs charrues
et leurs animaux passent endessous sans y pr$ter la moindre attention.
La realite fut bien differente. Avant qu’on y construise des digues au
XIX&me siitcle, le fleuve fut toujours un danger, inondant les champs, faisant couler les bats ou les entrainant a la mer. En 175 5, apres un desastre de ce genre, les
paysans de Serignan ne purent arriver & passer pour faire leurs semailles (6). 11s
supportaient ces difficult& parce que la terre de l’autre c8te du fleuve Ctait riche,
alors que celle du plateau vers l’ouest etait caillouteuse, s&he et siliceuse, cccrasterre . . . complantee de mtchantes vignes)) (7). Et surtout, !a terre de la plaine Ctait
la leur : la moitie de la terre arable de Strignan se trouvait de l’autre c&e du
fleuve .
Pourquoi appartenait-elle a Serignan et non a Villeneuve ? Pourquoi le terroir de Cers n’englobe-t-i1 pas une plus grande partie de la plaine d’inondation ?
Comment les chemins d’exploitation pouvaient-ils preter aussi peu d’attention au
fleuve qui les traverse ? La reponse est que le fleuve n’a pas toujours coule la ou il
se trouve maintenant. Les champs et les chemins qui les desservent furent traces
alors qu’il coulait dans un autre lit.
La mission photographique I.G.N. de 1968 a rev& les anciens meandres avec
nettete. La figure 1 presente ces vestiges, le tours actuel de 1’Orb et les chemins
d’exploitation de quatre villages. On y voit un fleuve sans cesse en train de changer, construisant des barritres, pour les ronger ou contre-tailler ensuite, des mean6.
7.
Cf. MOLINIER (A.), c[IJne paroisse du Bas Languedoc, Wignan, 1650-1792n, in M&n&es de la
Socikte’ Arche’ologique de Montpellier, 12, 1968, pp. 2745.
Ibid, p. 28.
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dres qui se deplacent lentement en aval, le tout comJosant l’ancien lit avant son
deplacement dans le lit actuel. La relation intime entre la structure des champs
des villages et le tours abandonne est Cvidente. Tous les chemins d’exploitation et
les champs de Sauvian, au moins, etaient done bien en place avant que le fleuve ne
quit& cet ancien lit. Grsce g une enqu&e royale de 1270 concernant le transfert
des leudes royales de Portiragnes a Vendres, on sait que le changement du tours
du fleuve intervint dans les annees 123 S-1258 (8). En amont de Serignan le changement commenga assez tot au XIII&me sitcle. 11 y avait un marecage B CosteSeque en 1274 oh le fleuve avait coule au XII&me siircle, alimentant en energie
les moulins d’Ampara (9). Des 1216, toutefois, le fleuve s’etait divise en plusieurs
lits entre BCziers et Saint-Pierre : il avait commence, a travers la plaine d’inondation, sa migration vers le sud-ouest (10).
L’armature des terroirs de ces villages entre Beziers et la mer etait done bien
en place dts le debut du XIIItme sitcle. Elle Ctait la creation des hommes du
Moyen Age, car les Romains avaient centurie ce paysage, et dans les chemins
rayonnants autour des villages se trouvent incorpores de nombreux fragments
nord-sud du quadrillage antique. A l’est de Beziers, avant la construction de la
Z .U.P., le quadrillage Ctait en grande partie intact.
Le paysage lui-meme nous ouvre done la possibilite d’entrevoir sa date de
creation : apres la fin de 1’Antiquite (III&me ou Verne sitcle ?> et avant le XIIIeme
siecle. Les documents contenus dans le Livre Noir de Beziers nous permettent de
faire reculer cette dernitre date jusqu’au debut du Xeme sitcle. En 946 un abbe
du nom de Gregoire donna a Saint-Nazaire-de-BCziers un certain nombre de parcelles de terre sit&es h Sclatianum (un terroir et zone d’habitat au nord de
Vendres deja abandon&s au XII&me sitcle) (11). La terre don&e se &ouvait dispersee dans differents secteurs d’un terroir agricole deja organise. Gregoire n’enum&era pas moins de onze quartiers differents, et parmi ces quartiers, deux portaient des noms qui suggeraient une utilisation agricole andrieure, transformee et
banalisee en noms de lieu. Deux vignobles se trouvtrent ubi vacant Armentarias
(terre de pfturage), et deux champs de terre arable se trouverent ubi vacant Oliveto. Les parcelles d’Armentarius, de plus, longeait un chemin allant de Sclatianum
a Sauvian, chemin dont ii est fait mention dans un autre document de 969 et qui
existe encore (12). Deux autres documents du Livre Noir anterieur a l’an mille
par-lent de chemins qui font partie de ce systtme complexe (et que l’on peut identifier avec des chemins actuels) : le chemin de Cers B Portiragnes en 955 (13), de
Cabrials a Villeneuve et de Cabrials a Saint-Victor en 993 (14). Ailleurs, dans le
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
L’enquete fut publiee par A. BLANC, Livre de comptes de Jacme Olivier, Paris, 18951902, p. xxvii,
pp. 400 et suiv.
E. SABATIER, Histoire de la ville et des e%gues de Bhiers, BCziers, 1858, p. 269. Le document
n’existe plus aux archives de la ville.
Vente de 1’Ile de Saint-Pierre, L.N. 359. La parcelle se trouvait entre 1’Orb et une parcelle du nom
d’Aqua Mortua. Des le XVII&me siecle, 1’Ile elle-meme portait le nom de acondamine de aqua mortas :
Archv. Dept. HCrault G 768.
L.N. 23.
L.N. 31.
L.N. 24.
L.N. 52.
TERROIR ET HABITAT CONCENTRE
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Biterrois des chartes parlent de chemins identifiables a Boujon-sur-Libron en 972
(15) et a Colombiers en 978 et 990 (16). Une charte fragmentaire, ?I laquelle il
manque la clause de datation, mais qui est certainement anterieure a 1050, decrit
un co. -.;lexe de quartier rural et chemins limitrophes :
((...ego Verecundus... trado...infra terminios de villa Circio alodem meum
Licinianum...; de parte circi affrontat in strata qui discurrit ad villa Circio ;
de aquilone inlaterat in ipsa carraria que discurrit per loca multa ; de altano affrontat in strata publica que discurrit a jhvio Orbe ; de meridie alaterat
in terra Gualcherio. N ( 17).
Le lit de 1’Orb dans les environs de Cers etait connu, il est facile de voir que Licinianum et le quartier rural de Lezignan & Cers ne font qu’un. Les limites de
Lezignan sont toujours deux chemins venant de Cers, dont un conduit au lit abandonnt du fleuve, et la Nationale 112 de Beziers B Agde, qui suit ou est parallele
au trace de cette ancienne carraria que discurrit per loca multa (18).
Tout cela, bien sur, est fragmentaire. Mais on ne peut g&r-e esperer mieux,
&ant donne la rarete des documents de l’epoque. Cela suffit pour affirmer que la
structure de ces terrois villageois, la mise en place des chemins d’exploitation et
des quartiers ruraux, Ctaient accomplies d&s le debut du X&me sitcle.
Le long de la plaine d’inondation, ces chemins rayonnaient Q partir de centres qui donnaient leurs noms aux terroirs entiers. On ne voit pas encore paraitre dans les documents un habitat concentre au centre. Mais il nous est difficile
d’imaginer une telle disposition de champs et chemins sans des paysans habitant
au centre. Quelle Ctait la forme d’habitat ? On ne saurait le dire. 11 se peut que les
maisons ne possedaient pas encore de murs mitoyens. Mais elles n’etaient certainement pas Cparpillees au hasard de la campagne. Des fortifications d’avant l’an
mille, on n’en connait qu’une ici : une tour A Sclatianum (19). Seule l’archeologie est capable de nous montrer oti se trouvait cette tour et quelle forme avait
l’habitat autour. L&he, peut-etre, mais cent& sinon concentre’.
Comment ce paysage a-t-i1 vu le jour ? La question est double. Comment la
centuriation a-t-elle disparue ? Qui a amenage le nouveau paysage ?
Comme nous l’avons vu, la centuriation antique ne disparut pas complttement. Mais il n’y a ici rien de comparable aux beaux restes de centuriation de la
vallee du P6 ou du territoire de Pise. Seuls les fragments de chemins ont subsisd,
leur orientation ici et la reprise par les limites de champs medievaux ou modernes.
Si la plupart des voies ont disparu, la meme chose a dfi arriver aux champs qu’elles
desservaient. L’agriculture intensive a dG etre abandon&e assez longtemps pour
que la vegetation naturelle en efface la trace. De simples rigoles d’ecoulement aurait pfi maintenir l’orientation du systtme. La terre, cependant, ne fut pas abandon&e. Des noms de fundi romains ont subsiste. A Licinianum/L&gnan, cepen15.
16.
17.
18.
19.
L.N. 35.
L.N. 42, 47.
L.N. 57. Les formules utiliskes par le scribe et l’anthroponymie indiquent une date anttkieure 21 1050.
Un nom seulement de cette charte parait ailleurs dam le Livre Noir : fuco/fuZco, qui parait en 1019 :
L.N. 60.
LCzignan se trouve indiquk sur la carte I.G.N. au 25.000e.
L.N. 31.
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dant, le nom a subsist6 B l’interieur de limites qui n’ont rien a voir avec la centuriation romaine. Seul le vaste domaine d’tlurelianum (Saint-Jean-d’Aureilhan)
semble avoir conserve l’ossature du paysage antique a peu pres intacte. A quelle
Cpoque la centuriation a-t-elle disparue ? Etait-ce le III&me sitcle qui en a vu le
debut ? Le Verne ou le VIeme ? Nous ne pouvons que conjecturer. L’abandon, en
tout cas, fut plus considerable et plus profond que celui que connurent les deux
derniers sitcles du Moyen Age : car les structures du paysage medieval survCcurent, celles de I’AntiquitC non.
Qui a organise le nouveau paysage ? Pour repondre a cette question il nous
faut quitter le paysage et nous tourner vers l’histoire des communautes villageoises
et des familles seigneuriales.
Les promoteurs.
Peut-on identifier les promoteurs d’une telle transformation du paysage ?
1. Du tote des paysans la rkolte est maigre ; un indice est peut-etre fourni par la
formation au XIeme sitcle d’une elite rurale aux caracteristiques differentes de
celles que l’on peut reperer dans le cadre du village un siecle plus tard. Dans la
rememoratio des decimes dQes a Saint-Cypriende-Sauvian (qui relevait de l’abbaye d’Aniane) datee de la fin du XI&me, Pierre-Ladmir, un homme qui demeure
sur son manse dont depend une borde habitee, cultive des parcelles particulitrement precieuses et productives : des ferrages et des jardins. Son sort parait meilleur que celui de ses autres compagnons et moins favorable que celui de deux rejetons appauvris de nobles lignees du X&me siecle, petits alleutiers a Sauvian. Ce
Pierre-Ladmir est sans doute fils ou petit-fils d’un Ladmir, laboureur a Sauvian
avant 1067. On peut grdce a cet acte avoir une idee de la concentrationdes pagenses
dans un terroir comme celui de Sauvian g la fin du sitcle ; trente-six chefs de famille y sont recenses dont trente paysans parmi lesquels cinq seulement apparaissent comme install& dans des manses et des bordes. Les autres demeurent sans
doute au castrzlm (dont on a vu une premiere mention en 1097 mais dont tout
Porte g croire qu’il existait plus tot (20).
2. Aux origines des lignees castrales. En cette fin du XIIeme sitcle, les seigneurs
des cinq castra sont membres de lignages prestigieux, notamment ceux de Sauvian
et de Villeneuve, tous apparent& et occupant dans la ville elle-meme une position
dominante : ils y tiennent les rares tours vicomtales et episcopales ; des bourgs
leur ont etC infeodes ainsi que certains des offices urbains (dont la sentchaussee
et les justices). Ce sont ces lignages qui fournissent l’aristocratie urbaine, avantage
qu’ils partagent avec ceux des autres castra qui couronnent le cercle suburbain au
nord et a l’ouest de la cite (Corneilhan et Maureilhan).
On ne sait pas grand chose de l’organisation mattrielle du castrum de
Sauvian. Villeneuve presente un terroir qui parait structure dts le Xtme sitcle :
cultures diversifites en systeme parcellaire, reseau de chemins, Cglise. C’est une seigneurie dont les Rainardi sont dits les seniores en 1080 mais dont l’ancetre,
20.
Sauvian : 1067, An. no 44.
pp. 182-183. Fin XIkme siPcle (rememoratio decimes), An. no 47, pp. 186189. 1097, An. no 46,
pp. 185-186.
TERROIR ET HABITAT CONCENTRE
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Amblard, avait et6 quarante-cinq ans auparavant, l’un des premiers parmi l’aristocratie languedocienne a porter le nom-toponyme : ((Amblard de Villeneuven. Du
castrum, on apprend que peu aprts 1110, peut-&re plus tot, il posside une Porte,
que des maisons y sont mitoyennes et qu’en 1123 une des co-seigneuresses y a,
comme c’est l’usage, sa demeure propre. 11 y a la deux eglises dont une au moins
est sit&e infra-muros (21).
Jusqu’oti peut-on remonter les lignees chatelaines ? Est-ce la continuite ou
les ruptures qui marquent I’histoire de cette aristocratic du X&me siecle au XIIeme
sitcle ? Telles sont les questions que l’on peut se poser. Le fil conducteur des pieces du patrimoine, l’ttude du stock patronymique, les quelques mentions de parend (et en ce qui concerne Sauvian l’ebauche d’une memoire genealogique entretenue par les moines d’Aniane), les recoupements que permet l’examen des listes
de souscripteurs, certaines strategies qui obeissent B des rtgles de comportement aristocratique permettent d’aboutir ?I des conclusions relativement assurees
(22) :
. la continuite semble remarquable entre le tout petit groupe de nobiliores qui digent le Bed&-es au Xeme sitcle et les seniores, maitres des castra au XIIeme siecle.
. a l’origine des lignages sont des hommes apparent& aux familles vicomtales de
Beziers, de Lodtve et de Narbonne (avec une origine commune rouergate d’ascendance vraisemblablement comtale au IX&me siecle).
. le cadre biterrois est trop etroit pour les strategies de ces hommes, et c’est la lecture des textes concernant les pagi voisins qui permet de mieux les reptrer. Cette
structure &lade du patrimoine s’efface au XI&me sitcle par la fixation en quelques points forts, selon le processus de resserement lignager decrit par Georges
Duby pour d’autres regions.
certains des lignages conservent au dela du Xtme siecle cette aptitude ?I. la large
strategic qu’ils entretiennent par une politique matrimoniale qui reactualise d’anciennes alliances et en fonde de nouvelles et qui les placent au premier rang de
l’aristocratie languedocienne.
Un exemple pour le suburbium meridional de Beziers :
1, Un Walcheron (ou Galcheron) apparent6 Q la famille vicomtale de Narbonne est
un des premiers hommes rep&% (des 897) d’un groupe puissant install6 en divers
lieux a l’ouest de Beziers aux front&es du Narbonais. 11 est parent des Ricuini et
des Matfredi de Cazouls-les-Beziers (lesquels auront a Narbonne une maison avec
tour dans la partie vicomtale de la cite). 11s sont aussi apparent& aux vicomtes de
Beziers et deux d’entre eux deviendront CvGque et abbt dans la ville m6me au
XIeme siecle. C’est au Xeme siecle qu’on les voit install& dans de nombreux terminii des villae de l’espace suburbain meridional : & Colombiers, li Bayssan, a
Saint-Pierre a Pull0 pres de l’Orb, a Serignan et surtout a Sauvian (23).
21.
22.
23.
Villeneuve-les-Bkiers : vers 1035, H.G.L. no 206, c. 415. 1080, L.N., n0 84,p.109. Apr&s 1110, L.N.
no 122,pp.
170-171. 1123, L.N. no 123,p. 172.
Que viennent renforcer I’bude des &ages ailleurs dam le Languedoc, en pays d’Ag& 0~ das re sudest du LodCvois par exemple.
Voir notamment : 897, L.N. no 9,pp.
7-8. Vers 898,11,L.N. no
pp. 9-10, H.G.L. no 58, C. 161-163.
9 6 9 , L . N . n o pp.
3 2 , 2 9 - 3 0 . 41,
978, L.N. n
o 41-42.
pp.
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F. CHEYETTE, C. DUHAMEL-AMADO
Des deux lignees co-seigneuresses du castrum et qui rendent alternativement
hommage a Aniane Q partir de iO97, la premiere descend des Ricuini et des
Matfredi dont ils conservent les patronymes.
A ce groupe d’origine il faut rattacher d’autres hommes qui feront souche a
Serignan (Riculfi) et plus au nord de BCziers.
2. Un second groupe , alleutier dans cette partie du pays de Beziers, est constitue
par des hommes originaires du Lodevois. 11 faut, pour suivre sa fortune, consulter
les documents issus des scriptoria monastiques de Saint-Sauveur-d’Aniane et de
Gellone (Saint-Guillem-du-Desert).
Le vicomte de Lodeve, Ildoin, sa femme, Archimberte, et leurs trois fils,
Ermengaud, Alliduf et Oddo, leurs cosanguins Gregoire et Ariman, ont des alleux
g Colombiers, Saint-Bauziled’Esclatian, g Serignan, Vendres et Valras en pays
d’Agde et dans la partie du Bed&es riveraine du tours moyen de l’Herault, B l’extremite nord-est du comtt. C’est de ce groupe qu’est vraisemblablement issu le second lignage chdtelain de Sauvian : les Arnaldi (24).
3. A Villeneuve-les-Beziers, les Rainardi, seigneurs du castrum aux XI&me et
XIItme siecles, descendent de la famille vicomtale de Beziers (Xeme sitcle) et
l’on trouve B son origine a nouveau Walcheron, sorte d’ancitre Cponyme pour
deux au moins des lignages castraux (25).
Conclusion.
Nous avons observe pour une zone suburbaine d’une cite meridionale :
1. Un terroir structure dts le debut de la documentation (fin du IX&me-debut
Xeme siecle) ; rien ne nous permettant de saisir le mouvement de formation du
parcellaire, ni celui de la delimitation des terminii villae existant alors et qui relevent des sitcles anterieurs.
2. Une aristocratic alleutiere solidement install&e dans tous les terroirs autour de
Beziers, dans des terroirs deja form& et qui ne changeront gutre quant a l’ossature g&r&ale.
3. La remarquable continuite de l’aristocratie depuis les origines connues jusqu’aux maitres des chBteaux au XII&me sitcle (&ant bien entendu que de profondes mutations en ont affect6 l’organisation interne, resserrement et proliferation lignagtre et qu’il n’etait pas de propos de developper ici).
4. L’existence d’un pouvoir episcopal qui s’affirme de plus en plus dans la ville et
dans tout le suburbium, constituant autour de la cite une sorte de glacis protecteur ou les exploitations rurales qui sont des villae au Xeme siecle ne deviennent
pas des castra. Elles avaient pourtant les memes caracteristiques que celles de leurs
voisines qui deviendront plus tard de gros villages fortifies. Parmi ces caracteristiques, le fait que l’aristocratie ((d’originej) y est tout aussi solidement implande
que dans les autres et que des paysans, par leur travail, y ont c&C un parcellaire
tout aussi dense. L’eveque et le chapitre de Saint-Nazaire, dans la phase d’elabora24.
25.
Pour le sud de Bkziers : 946, L.N. no 23, p. 16. L.N. no 31, p. 26. 978, L.N. no 41 et 42, pp. 41-42.
991, L.N. no 50, pp. 5556.
Les Rainardi ont dorm6 lieu B une vaste enquCte gCn&logique de W.H. Rudt de Collenberg : ((Les
ccRaynouarda seigneurs de Nephin et de Marack en Terre Sainte et leur parent6 en Languedoclj,
Cahiers de Civilkation Me’dihk, Poitiers, juiliet-septembre 1964, pp. 289-311.
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d’Aureilhan
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moulin
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44
F. CHEYETTE, C. DUHAMEL-AMADO
tion de l’habitat concentre, n’ont participe, ni l&, ni ailleurs, Q l’effort d’incastel,!amento . Le souci leur en viendra au milieu du XII&me sitcle seulement.
5. On a peut-Gtre la l’explication de l’echec de Sclatianum (supra p. preddentes et
note 26). La villa, la tour et l’eglise ont CtC don&es en alleu a Saint-Nazaire en
969. L’exploitation du domaine, assez CloignC du centre urbain, semble avoir ete
negligee et l’essai de fortification et de peuplement de 1177 survenait trop tard,
a un moment oti la redistribution des terroirs et des hommes et des femmes
qui y travaillaient ttait deja realike, dans le cadre quasi exclusif du territotium
,
castri.
6. En ce qui concerne cette partie du Bed&s, on peut distinguer plusieurs phases
dans la chronologie de la formation des villages fortifies :
. une phase anterieure A l’an mille qui est celle de la mise en place definitive
du parcellaire, structuration de l’espace qui joue un role capital dans le regroupement uldrieur de la population r-wale (cf. M. Bourin-Derruau).
. Une phase anterieure A l’incastellamento, qu’il est tres difficile de dater
avec sQretC etant donne l’indigence de la documentation au milieu du XI&me
siecle, que nous situerons autour des an&es 1030-1080 et oti I’on peut reperer l’installation dans tout le Languedoc de seigneuries dans le cadre de la
villa.
. La phase constitutive du reseau des villages fortifies qui, pour le sud de
Beziers, semble s’amorcer autour des an&es 1070 en un mouvement encore
timide qui ne prendra sa force qu’A partir du premier tiers du XIIttme siitcle
et s’accelerera a partir de 1150.
. Le regroupement de la population rurale dans le cadre du village, du castmm, precede souvent les campagnes de fortification dont on peut constater
qu’elles se generalisent au tours de la seconde moitie du XIIeme sitcle
seulement.
Amherst College (Massachussetts)
C.N.R.S.
26.
1177, L.N. no 264, pp. 370-372. L’eveque de BCziers donne a acapte (contre cinquante sous) une
albergue annuelle de huit chevaliers et la clause d’alienation .sauf aux clercs et aux chevalierss, P
un homme &ranger B I’aristocratie, du lieudit ccMonsr d’Esclation, pour “y edifier, construire et munirn et afin que des hommes s’y installent et y demeurent ccavec I’autorisation>> de cet homme. Ce fut
un Cchec. En 1210, Saint-Bauzile (l’eglise du Lieu) et Saint-Martial (WI sanctuaire voisin), sont integres
a Castelnaude-Vendres dam une cession que Simon de Montfort fait A I’evi?que de Beziers (H.C.L.,
t. VIII, no 154, c. 599).