Rémy Durand Venise

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Rémy Durand Venise
Rémy Durand
Venise ?
Éditions Villa-Cisneros
Printemps 2008
Écrire sur Venise.
Écrire sur, quelle consternante audace.
Peut-être dire Venise ?
Je suis venu seul. Libre. Discrètement. En silence. Ainsi Venise m’attend.
Venise n’aime pas l’indélicatesse et la convoitise. Venise est un vœu. Une
promesse. Je tente l’élégance sur les Campi. Je hasarde le vide. Venise me
proposera le bonheur. La lenteur.
Ne rien attendre. Ne rien organiser. Y être sans bagage. Je suis venu voir les
géraniums de Venise parce que Venise est la ville des géraniums. Dès le
printemps, ils sont partout. Ils allient leurs tons cerise, rouges, roses, lilas,
blancs aux couleurs esquissées des murs, des façades, des terrasses. Ils
parfument les places d’une légère senteur de mélisse et de citronnelle, d’une
onde fragile d’eucalyptus.
Je suis venu à Venise pour la vie. Pour la terre et pour la mer.
Juillet 2025
Nul ne sait pourquoi Venise.
Venise tant et trop aimée.
En ces années suppliciées par tant d’événements funestes, Venise est devenue
la couronne et la guirlande que l’on regarde béatement à l’aune de plaisirs ou
de désespoirs égoïstes, comme si nécessairement Venise devait accompagner
les festons et les fioritures des amours mortes. Venise, que l’on parcourt
benoîtement, avec en bandoulière quelque dépouille qui pourrait être le double
tragique de nos regrets, de notre amertume.
Insulte à la ville même, précisément.
Venise convie à une forme de vertu, celle que l’on dit antidote à la tristesse, à la
peur et à l’anxiété. La vertu qu’elle exige est l’amour de la vie.
Alors on ne vient pas à Venise avec la pesanteur du trop-plein de soi, ce
ballonnement qui provoque le gonflement des ventres et l’émission de gaz
fermentés. On ne vient pas à Venise avec sa luge et son rosebud, avec ses
fantômes et ses sidas de l’âme.
Il faut se rendre à Venise avec la vertu de ne rien en attendre, il faut l’approcher
léger et désinvolte. Vide. La désinvolture pour accéder à la magie de Venise !
Lorsque je serai absent à moi-même, Venise me reconnaîtra. C’est ce qu’aurait
pu dire Belmondo à Anna Karina qui lui demande ce qu’ils feront à
Porquerolles : rien, on existera. Tout le reste, comme à Venise, est imposture.
Cette jeune femme qui s’est rendue à Venise est lourde de souvenirs, comme
enceinte de son passé. Logée par manque de place dans une annexe moderne
et sinistre d’un hôtel de caractère, elle passe ses journées à pérégriner sur les
lieux de ses anciennes amours, et à passer, par hasard, devant l’hôtel où,
autrefois, elle s’était crue fiévreusement libre dans les bras de quelque dandy.
On est toujours avec quelqu’un d’autre… Si, au moins, elle s’était vêtue de
quelque jupe chiffonnée de soie jaune, coiffée d’un impudent bicorne, mais
non, elle était en jeans et portait un tee-shirt sur lequel on pouvait lire Look at
me in Venezia !
C’est qu’on ne commerce pas impunément avec Venise. C’en est fini de jouer
les Quatre saisons comme une marche funèbre. On ne vient pas à Venise pour
visiter Venise. On ne vient pas à Venise pour un séjour touristique. On ne
prépare rien. On ne lit rien. On y va vide et léger. Sans bagage. Sans diplôme.
Car Venise jugée, statuée, statufiée, conclue et cocufiée avant même de la
rencontrer, c’est Venise trahie.
Comment alors aborder le rêve de Venise ? Comment reconnaître Venise, puis
être reconnu par Venise ?
Séjour touristique rime avec tique. Un touriste moderne est donc un parasite
hématophage qui suce le sang des villes. Il pullule surtout à Venise, le climat
lui est favorable. Si vous vous rendez à Venise vous serez surpris en été par la
multitude de ces arachnidés en shorts douteux, numériques en bandoulière,
qui se sont rempli la panse d’informations de toute sorte, cherchant sur
interclean, le site de recherche à la mode, les clés pour comprendre, se
délectant de guides en voici en voilà, découvrez le mystère qui fait le charme de
Venise, appréciez les lieux importants qui sont ici examinés à la loupe.
Chacun son gourou : les bobos-bios ‒ Venise, cité de la beauté intense ‒
trimballent le Guide du Fêtard, dont ils ont emprunté l’avant-dernière édition ‒
des itinéraires pour visiter ce qui compte ‒ à un copain rencontré chez
Naturlich ‒ ah oui Venise c’est gênial vous faites bien d’y aller ‒, les intellos le
Le Grand Rusé – TOUT y est ‒, les Profs. d’anglais Alone Planet – un
programme selon la durée de votre séjour ‒, les débrouillards le Petit Machin –
des itinéraires, des repères ‒, les retraités et les Profs. d’Histoire le Guide
Penelope Travel, les écolos le nouveau guide à papier recyclable ‒ votre visite à
Venise approche à grands pas et comme chaque année nous vous invitons à
placer vos voyages sous le signe de l’écologie en vous proposant des Guides en
papier recyclé Claire Migraine.
Venise a été grosse de ces personnages anachroniques et consuméristes qui ont
pensé Venise, organisé et appris Venise ‒ Venise ourdie et mijotée ‒ avant
qu’elle ne les accueille, prêts à gober les flots amènes, la magie intérieure qui
égale la magie extérieure, la lagune si calme dans les beaux soirs, l’eau et le ciel
ne faisant plus qu’un voile d’azur où la rêverie se perd et s’endort, les nuits
voluptueuses, Venise avec son air de sultane, les sons d’une sérénada délicieuse
etc. etc. On a fait de Venise une ville-bibelot, une ville-babiole, une ville
colifichet, dont la résurrection est devenue impossible, ville curiosité qu’il
faudrait mettre sous verre, c’est Zola qui l’écrivait en 1894, alors que l’errance et
la flânerie lui vont si bien.
Je pense au poète qui y avait séjourné seul, ‒ il faut que je sois seul pour que
cela advienne ‒ sans autre bagage que ce qu’il n’attendait pas, juste quelques
sensations tamisées ‒ le vrai matin impose sa musique d’eaux […] et ses
variations pour bateaux, sa lumière encore étalée à l’estompe1‒.
En cette année sordide, Venise ne sera plus que le souvenir affligé de ceux qui
n’ont pas voulu la sauver... Venise est devenue une misérable illusion,
pulsion insatisfaite d’âmes en décomposition, de nuits de noces meurtrières, de
ruptures avortées ‒, vraiment, on ne vient pas à Venise pour mourir ! ‒ le vagin
sacrificiel des lunes de miel des touristes hébétés qui la prennent à sec, inondée
par tous ces regards de maraude qui se la sont appropriée pour une nuit ou
deux, sans penser que leur brigandage devait un jour épuiser sa plénitude.
Venise est morte de la rapine des touristes et des amants de tout acabit, ceux
qui sont venus non pour l’écouter, mais pour régler leurs comptes avec l’amour,
pensant à s’en délecter dans quelque orgasme bruyant, engageant un dialogue
avec Eros, alors que Thanatos, planqué sous leurs lits, les écoute geindre et
crier et se frotte les mains. Après coup, Madame entreprend de faire du
shopping, alors que depuis des décades il est quasiment impossible de trouver
des masques, des tissus, des dentelles, des marionnettes, des bijoux, des
costumes, du verre veramente vénitiens, pour la simple raison que les
marchands du Temple ont envahi les rues, la calle Albanesi, la calle Toscana, la
calle Bareteri, la calle Tentor, la calle Buratello, la calle Botèri, où il n’y a plus
guère de fabricants de bérets, ni de teinturiers, ni de maraîchers, ni non plus de
tonneliers.
Déjà, en 1850, Arsène Houssaye, dans son Voyage à Venise, tempêtait :
aujourd’hui il n’y a presque plus de vénitiens dans ces beaux palais de style
oriental.
Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs2.
Otez cela d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic3.
Gilbert Renouf, Une histoire de Venise, par lettres, Amateurs Maladroits 2009
Marc, 11.7
3 Jean, 2, 13-22
1
2
Les autorités de Venise exhument régulièrement un projet dont on parle depuis
le début du XXIème siècle : il s’agissait de mettre en place un système de quota
qui devait limiter l’afflux des touristes et de fermer la ville dès que le nombre
d’entrées dépassait une certaine limite. Les menaces de mort, les attentats, les
manifestations outrancières, les enlèvements et les agressions de toute sorte
eurent raison de la sagesse de Maires courageux et sonnèrent le glas à toute
réforme pour sauver Venise des prédateurs. En 2007, le nombre de touristes à
Venise atteint 20 millions de personnes. Ce chiffre ne cessa d’augmenter au fil
rouillé des ans, jusqu’à afficher aujourd’hui le chiffre obscène de 25 millions de
visiteurs, chiffre qui s’est inscrit le 20 juin à 18h30 exactement, sur le compteur
géant installé au centre même de la Place Saint Marc.
L’argent au diable, disait Arsène Houssaye.
Les touristes arrivent de partout, sur des paquebots colossaux, dont la masse
énorme encercle la ville, de trains interminables qui ont assailli les six gares
bâties à la périphérie, ils surgissent d’avions gigantesques qui se posent en une
noria sans fin sur les trois nouveaux aéroports construits à même la mer,
d’autocars monstrueux parqués sur tous les récents Tronchetti. En fanfare, en
danses égrillardes de grasses pom-pom-girls, en déhanchements de figurants
déguisés en carnaval, dont les costumes made in Bangladesh, les masques
de pacotille et les perruques blondasses, sur lesquelles on avait épinglé un
Welcome to Venezia clignotant de loupiottes de toutes les couleurs, se faisait
alors l’accueil des troupes flasques qui allaient abreuver Venise de chair
fraîche, prêtes à la visiter aux trousses de guides logorrhéiques brandissant
leurs signes de ralliement : plumeaux, balayettes de toutes tailles, petites
culottes rouge fluo, chapeaux insupportables, cornettes et foulards, bites
bandées et veineuses, parapluies ouverts, bananes énormes, têtes de politiciens
véreux, masques de dictateurs et de banquiers. Il y avait même des
mannequins, parmi lesquels, un Pierrot transsexuel et une Colombine
nymphomane dont la presse fit à l’époque ses choux gras. Et puis les Gentils
Guides y allaient de leur baratin, Venise n’était plus qu’un capharnaüm de
cacophonies dont on pouvait, ça et là, saisir quelque mot dans une langue
improbable.
Le coup de grâce lui a été donné lorsque qu’on décida de mener une guerre
sans merci contre les chats.
On savait pourtant que, dans les anciens temps, le chat était devenu l’allié des
Vénitiens, afin de les débarrasser des rongeurs qui infestaient les tours, les
greniers, les entrepôts et les magasins de céréales et de tissus. Fiers et
indépendants, ils embarquaient discrètement sur les navires qui apportaient la
soie et les étoffes de Syrie ou de Constantinople. Ils montaient à bord des
galères, nobles et décidés, et descendaient quand bon leur semblait. Venise
leur plut, et devinant qu’ils y auraient gîte et couvert, ils s’y installèrent,
devinant que la population les accueillerait avec bienveillance. À Venise ils
seraient chez eux.
Mais depuis quelques années on estimait que les chats étaient trop
nombreux et qu’ils troublaient l’ordre public. On les accusait de jeter de
mauvais sorts aux touristes – beaucoup d’entre eux, de retour chez eux, les
rendaient responsables et de leurs chlamydiae, gonorrhées et autres herpès,
ainsi que de l’adultère de leurs conjoints ‒, on leur reprochait de discuter la
nuit avec les deux lions en pierre de l’entrée de l’Arsenal, d’être compères du
lion ailé qui surmonte son arc de triomphe, de chahuter avec les deux petits
lions de marbre rouge de la Basilique Saint Marc, de revendiquer des liens
mystérieux avec le Soleil et avec la Lune, d’avoir l’audace de s’apparenter à
Bastet, de propager des rumeurs désobligeantes sur les touristes ainsi que le
coryza, l’asthme et la diarrhée, et de se jeter sur ceux dont ils avaient appris
qu’ils les transformaient en sushis. Surtout, il n’était plus admissible que ces
petits félins, qu’on appelait « gouttières de Venise », les soriani ou chats de la
lagune, se permettent la grâce de pelages uniques, de robes vibrantes, unies,
bicolores, tigrées ou mouchetées. Leur vigilance et la sérénité qui les habitait,
immobiles dans leurs rêves, sur les places, étaient devenues inconcevables.
Sous la houlette de mafias que chaque millième de prédateur-touriste gorgeait
d’or, se créèrent des Comités, des Associations, des Confréries et des Ligues
pour l’Anathème des Chats, la Damnation des Chats, la Sauvegarde de Venise
et de ses Touristes, L’élimination des Matous; chacun avait sa spécialité : les
uns l’empalement, d’autres le tir au chat, pour d’autres le lance-flammes, ou
l’empoisonnement. Les maisons-refuges de l’Association Dingo, et le Gattile di
Malamocco furent dynamités et les mame dei gatti exilées.
C’est ainsi que le chat disparut de Venise.
Déjà à l’époque on pouvait lire chez l’écrivain Gilbert Renouf : Enfin à présent
ce sont des chats piteux, on n’en voit plus guère, remplacés par des chiens, de
petits chiens à leur mémère et de gros chiens sans muselière. Les chats
mangèrent les rats, puis les chiens ont mangé les chats, bientôt les rats qui ne
sont plus chassés vont devenir énormes et dévorer les chiens4.
C’en était trop.
Lorsque le Café Florian a été remplacé par un Macdo, Venise humiliée, Venise
profanée commença à disparaître, à s’estomper, à brouiller les pistes. Se
dérober, éclipser son efflorescence, tarir sa générosité, fut la seule issue à la
razzia. Le 21 juin, jour de solstice, alors que l’un des points situés sur le
parallèle du Tropique du Cancer percevait le centre du soleil au zénith
exactement, à midi, les cent cloches de Venise cessèrent de sonner. Les
quelques pigeons qui avaient échappé au goulag s’immobilisèrent pour ne plus
bouger, à terre comme au ciel. A la terrasse du Quadri et du Lavena, qui
avaient survécu aux harcèlements des touristes qui voulaient en faire des boîtes
à chippendales, on ne voyait plus que des orchestres qui jouaient une musique
muette. Peu à peu on se rendit compte, dans un affolement doublé de
4
Gilbert Renouf, Une histoire de Venise, par lettres, Amateurs Maladroits 2009
panique, comme si un Diable ailé s’était abattu sur Venise, que dans
l’église San Francesco della Vigna, sur le retable de Giustiniani5, Sainte
Catherine ne tournait plus la tête à gauche, mais à droite; au Palais des Doges,
Junon ne déversait plus aucun don sur Venise6, sa couronne et les pièces d’or
avaient disparu ; dans la Sala d’Oro de la Libreria Marciana, les musiciens
de Véronèse étaient privés d’instruments de musique7 ; dans la Scuola di San
5 Véronèse, Sainte Marie et Saints, 1551 - ?, détail, Venise, Retable
Giustiniani, Eglise San Francesco della Vigna
6
Véronèse, Junon versant des dons sur Venise, 1555-1556, Palais des Doges,
Salle de l’Audienza
7
Véronèse, La musique, 1556-1557, Venise, Libreria Marciana, Sala
d’Oro
Rocco, l’Egyptienne, en méditation8, n’avait plus son livre de prière, plus
d’auréole, et devant elle dansaient de menus Diables sarcastiques; sur
L’adoration des bergers9, ces derniers priaientle nouveau né alors que le feu
avait pris dans l’étable ; Ariane et Bacchus10 entreprenaient avec Vénus
quelques galipettes renversantes. Inutile de préciser que La Cène de Tintoret et
sa Crucifixion, que La présentation de Jésus au Temple de Bellini, et sa Sainte
Conversation, ainsi que la Patience de Vasari et tous les Canaletto, Guardi,
Longhi et d’autres encore, dans un effroyable prodige, s’étaient effacés,
s’étaient gommés. On ne voyait plus qu’un gribouillis fadasse qui laissait
8
Le Tintoret, Sainte Marie l’Egyptienne en méditation,
1582-1587, Venise, Scuola di San Rocco
9
Le Tintoret, L’adoration des Bergers, 1579-1589, Venise, Scuola di San
Rocco
10
Le Tintoret, Vénus, Ariane et Bacchus, 1576-1577, Venise,
Scuola di San Rocco
émerger, ça et là, le grain de la toile. Quant aux mosaïques d’Ucello, de Titien,
de Tintoret et de Véronèse du Palais des Doges elles avaient commencé à
perdre leurs tesselles et formaient sur le sol un poignant amas. Pire, dans Le
triomphe de Venise, tableau célèbre de Véronèse, Venise11 était
méconnaissable et les corniches, terrasses et colonnes torses s’étaient écroulées
sur les prélats, les dames et les seigneurs. Du sang coulait sur la toile et
dégoulinait hors du cadre, le peuple et les chevaux beuglaient et tentaient
d’échapper à ce cauchemar. Enfin, je n’ajouterai pas que pour exorciser ses
malheurs, Venise choisit, avec une certaine ironie, l’antinomie à l’acqua alta :
lentement ses canaux se vidèrent, jusqu’à laisser apparaître toute sorte de fatras
indécents, un Piranèse de chagrins, des strates épaisses de mazout, des amours
en deuil, des algues en décomposition ainsi que des charognes, quelques
touristes égarés et des vidanges diverses.
Hiver 2010
Bientôt je pars pour Venise.
Pour l’amour et pour la vie. Pour les géraniums.
J’ai un peu peur que l’eau ne se soit retirée des canaux. J’ai un peu peur de ne
pas y voir de chats. J’ai un peu peur que Venise ne soit partie. Il faut que j’aille
vérifier. Vous aussi.
Nous irons au Florian boire le meilleur café du monde.
Venise ?
de Rémy Durand, a vu le jour chez Toulon-repro-services, rue Jean Moulin, à Toulon en mars 2010,
pour le compte des Éditions Villa-Cisneros
© Rémy Durand. Pour le site de Rémy Durand, septembre 2010
11
Véronèse, Le Triomphe de Venise, détail,
1575-1577, Venise, Palais des Doges

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