Le terrorisme islamiste au Maroc
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Le terrorisme islamiste au Maroc
social co compass 52(1), 2005, 67–82 Abdessamad DIALMY Le terrorisme islamiste au Maroc Le terrorisme islamiste marocain est un phe´nome`ne multidimensionnel, à la fois e´conomique, religieux, politique, culturel et psychologique: il peut eˆtre conside´re´ comme un fait social total. En distinguant, dans l’analyse, les niveaux the´orico/ide´ologique, organisationnel et exe´cutif, l’auteur tente de de´crire ce phe´nome`ne particulie`rement complexe et identifie les diffe´rents facteurs qui le rendent ‘‘socio-politiquement’’ ine´vitable. Ensuite, il analyse les organisations du terrorisme islamiste marocain, ses ide´ologues et ses exe´cutants, la façon dont on transforme un jeune marocain en islamiste suicidaire et la signification à donner aux actes suicidaires/terroristes de Casablanca. Mots-clés: islam . Maroc . terrorisme Moroccan Islamic terrorism is a multi-dimensional phenomenon, at once economic, religious, political, cultural and psychological: it can be considered a total social fact. By distinguishing the theoretical/ideological, organizational and executive levels in his analysis, the author attempts to describe this particularly complex phenomenon and identify the different factors making it ‘‘sociopolitically’’ inevitable. He then analyses the organizations of Moroccan Islamic terrorism, its ideologues and members, and how they transform a young Moroccan into a suicidal Islamic terrorist and the significance to be lent to the suicidal/terrorist acts of Casablanca. Key words: Islam . Morocco . terrorism Selon Thornton qui définit la terreur comme un acte symbolique destiné à influencer le comportement politique par l’usage de la violence qui sème peur et confusion (1964: 71 et ss.), le terrorisme islamiste peut être décrit comme l’ensemble des groupuscules qui, au nom de l’islam et par le recours à la violence physique, contestent l’islamité des sociétés et des Etats dits musulmans et combattent un ordre international défini comme antiislamique. Ce terrorisme fait sienne la doctrine de la violence aveugle, celle qui cible les innocents afin de faire plier les gouvernants. ‘‘Qu’importe les victimes si le geste est beau’’: cette phrase de Laurent Tailhade pourrait être leur leitmotiv tant les terroristes islamistes se disent idéalistes et se sentent motivés par le désir de créer un monde meilleur, dominé par l’islam. DOI: 10.1177/0037768605050154 http://scp.sagepub.com & 2005 Social Compass 68 Social Compass 52(1) En effet, les terroristes islamistes ‘‘récusent l’islam des sociétés sociologiquement musulmanes’’. A la différence des islamistes intégrés, ils refusent tout compromis avec les pouvoirs et considèrent qu’une société authentiquement islamique ne s’établira que ‘‘par l’instauration d’un Etat islamique et pas seulement par la mise en œuvre de la Shari’a’’ (Roy, 2001: 132). Cette proposition de définition ne s’applique pas aux figures traditionnelles de l’islamisme marocain, qu’il soit intégré comme le Parti de la Justice et du Développement et son association/mère Al Isslah wa Ettawhid, ou qu’il soit semi-intégré comme l’association Al Adl wa al Ihsane qui semble renoncer de plus en plus au recours à la violence physique. Certes, ces organisations n’appellent pas à la violence physique, mais elles la préparent et la légitiment en imposant une seule référence, l’islam, ce qui représente en soi une violence symbolique (Dialmy, 2003b). Sur cette base, elles accusent la société marocaine de déviance et les partis politiques de sécularisme. Et sans aller jusqu’à les accuser de jahiliya, c’est-à-dire de retour à un état préislamique d’ignorance, elles sont, en dernière analyse, terroristes en puissance (Dialmy, 2003d): elles sont intolérantes à l’égard de toute idée de liberté ou de démocratie religieuses. Elles aussi font de l’accusation d’apostasie un usage politique pour discréditer (politiquement) leurs rivaux au nom de la religion. Malgré les différences (de degré) entre les islamismes intégré et violent, les différentes formes de l’intégrisme se rencontrent autour de la nécessité de définir l’islam par la Loi divine, par les lois qui en découlent, et de transformer ainsi l’islam en une religion qui doit nécessairement devenir Etat (Dialmy, 2003b). L’islam en tant que soufisme, en tant que recherche pure de Dieu, n’intéresse aucune forme d’islamisme. Aussi la prétention à la spiritualité qu’affichent certains islamismes comme celui de l’association Al Adl wa al Ihsane, est sans fondement. Le soufisme initial de son shaykh ne saurait perdurer dans une lutte qui aspire au pouvoir au nom de la Loi. La définition de l’islam par la Loi et l’Etat le conduit a priori à la violence symbolique et matérielle. Malgré cette parenté idéologique, par islamisme terroriste marocain nous entendons les trois organisations suivantes: Al Hijra wa at Takfir (HT), Salafiya al Jihadya (SJ), et As Sirat al Moustaqim (SM). Ce sont précisément les deux dernières citées, la SJ et le SM, qui sont directement accusées d’être responsables des explosions terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca, causant la mort de 44 personnes. Ces attentats, perpétrés par 14 jeunes suicidaires, ont ciblé les endroits suivants: l’hôtel Farah, la médina/cimetière juif, l’Alliance Juive, La Casa España et le restaurant Bozitana du quartier des consuls. Mais bien avant ces événements, inédits dans l’histoire du Maroc, des attentats isolés avaient déjà indiqué la présence d’une activité terroriste de ces trois organisations. Ainsi, l’émir de HT, Youssef Fikri, a successivement égorgé son oncle, un notaire, un homosexuel et un communiste. Il combattait le mal et était fier de ses crimes commis au nom de Dieu. De son côté, la SJ s’était fait remarquer par l’assassinat d’un menuisier le 26 octobre 1998 à Youssoufia, d’un employé le 4 mars 1999 à Safi, d’un inspecteur de police le 28 décembre 2000 à Casablanca et d’un notaire le 10 septembre 2001 à Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 69 Casablanca. Le SM enfin, par le biais de son émir, Miloudi Zakarya, avait émis une fatwa condamnant à mort un ivrogne. Cette fatwa a été exécutée la veille de la Grande Fête de 2002 (celle du sacrifice rituel du mouton). Fouad al Qardoudi, la victime, a été accusé d’apostasie parce qu’il insultait la religion (alors qu’il était en état d’ébriété). Il a été lapidé à coups de pierre. Tous les terroristes d’avant le 16 mai sont d’origine populaire. Youssef Fikri, émir de HT, par exemple, né à Youssoufia, est d’origine modeste et n’a atteint que le niveau de la 3ème année du collège. De leur côté, les exécutants de SJ vivent tous dans les quartiers périphériques (bidonvilles et quartiers clandestins). Quant ils ne sont pas chômeurs, ils exercent en général des petits métiers, souvent informels. Ils sont marchands ambulants, cuisiniers, distributeurs de pain, ouvriers. L’islamisme marocain terroriste doit être considéré comme un fait social total. Car il ne s’agit pas seulement d’un échange de violences—les terroristes se sentant eux-mêmes victimes d’une violence sociale et politique—mais de la forme dynamique d’un phénomène qui met en jeu tous les rouages de la société. Ses dimensions multiples, économique, religieuse, politique, culturelle et psychologique doivent être abordées en distinguant les niveaux théorico/ idéologique, organisationnel/financier, et exécutif. La compréhension et l’interprétation de ce fait social total ne sont pas chose aisée étant donné sa complexité et sa richesse. Comment arriver à en traiter dans une même approche sociologique et quels en seraient les modèles possibles pour l’analyse? Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous sommes livré, dans un premier temps, à une description du terrorisme (événements, acteurs, lieux, moyens ) et avons essayé ensuite d’identifier et de recenser les différents facteurs qui le rendent ‘‘socio-politiquement’’ inévitable. Une deuxième étape a consisté dans le classement de ces facteurs (causes) et dans la mise en évidence du facteur considéré comme le plus important et le plus déterminant (modèle réductionniste). Enfin, l’adoption d’une analyse selon le modèle médiationnel s’est révélée pertinente car le rapport entre le facteur déterminant en dernière analyse (variable indépendante) et le terrorisme comme variable dépendante (effet) n’est pas direct, mais médiatisé par un certain nombre d’autres facteurs. En d’autres termes, le rapport entre la pauvreté et le terrorisme suicidaire ne relève pas d’une causalité directe et simple, dans la mesure où tout individu paupérisé ne se transforme pas automatiquement en terroriste, ni même en islamiste. Le facteur économique et la précarité sociale ne suffisent pas à transformer le musulman en islamiste, puis en terroriste. Des médiations sont nécessaires pour que sa vulnérabilité sociale devienne la cause du terrorisme en dernière instance. Parmi différentes méthodologies possibles, nous proposons d’aborder le terrorisme islamiste marocain par les trois questionnements suivants: (1) qui sont ses organisations et ses idéologues?; (2) qui sont, sociologiquement, ses exécutants et comment transforme-t-on un jeune islamiste en suicidaire qui se fait exploser?; et (3) quelle signification donner aux actes terroristes de Casablanca et quelle analyse en faire? 70 Social Compass 52(1) Organisations et idéologues Comme il a été dit plus haut, les terroristes d’avant le 16 mai 2003 ainsi que ceux du 16 mai appartiennent aux organisations d’Al Hijra wa at Takfir (HT), As Salafiya al Jihadya (SJ) et Sirat al Moustaqim (SM). Commençons par une présentation succincte de ces trois organisations. Hijra wa at Takfir (HT) L’organisation HT a été fondée au début des années 1980 par un groupuscule au Douar Sakwila dans le bidonville de Sidi Moumen à Casablanca. C’est une antenne de l’organisation mère qui existe en Egypte depuis 1965. Pour le groupuscule casablancais, il s’agit également de rompre (et de partir symboliquement, ce que signifie le terme Hijra) avec la société marocaine sous prétexte que cette société n’est plus islamique. Au départ, HT n’accuse pas seulement la société de déviance et de mauvaises pratiques, mais de jahiliya, c’est-à-dire de retour à l’état préislamique d’infidélité et d’incroyance. Il y a donc excommunication. Le leader de Hijra wa Takfir est M. D. Al Khamli, marié, licencié en droit, herboriste au quartier Ben Msik à Casablanca. Khamli est radical dans la mesure où il excommunie le système politique, le peuple, les (autres) mouvements islamistes, les ouléma et tous ceux qui utilisent les documents administratifs officiels. Il a été condamné pour avoir essayé de tuer un policier de la circulation, comme il a refusé d’enterrer sa mère au cimetière musulman sous prétexte que le cimetière est ‘‘peuplé’’ de non-musulmans (à ses yeux). Les adeptes de HT pratiquent le mariage coutumier, ne prient pas dans les mosquées parce que les imams ne sont pas habilités à l’être. Ils ne fêtent pas non plus le Mouloud, car ils considèrent que cette fête de l’anniversaire du prophète Mohammed n’est pas légale puisque non prévue par la Shari’a. Salafiya al Jihadya (SJ) L’organisation As Salafiya al Jihadya (SJ) se définit comme un courant de foi qui remonte aux ancêtres (salaf) et qui se rattache aux ‘‘Gens de la Tradition et de la Communauté’’ (Ahl as Sunna wa al Jamaa). Elle fut fondée après la guerre du Golfe en 1991. Son objectif est de lutter contre les Américains qui, avec le soutien de l’Arabie Saoudite et de certains de ses ouléma, se sont approprié des terres d’islam. Elle a intégré le ‘‘Front International de lutte contre les juifs et les chrétiens’’ créé en 1998. Un de ses idéologues, Omar al Haddouchi, soutient ouvertement Oussama ben Laden et a condamné le soutien apporté par le Maroc aux USA dans leur guerre contre les talibans en Afghanistan. SJ recrute parmi les gens âgés de 20 à 40 ans et parmi les Marocains d’Afghanistan, c’est-à-dire ceux qui ont été en Afghanistan au nom de la guerre sainte (jihad) contre l’occupant soviétique et qui s’y sont militairement formés. SJ est présente à Fès, à Tétouan, à Agadir et à Tanger. Abdelhaq Moul es Sebbat (de Fès, 28 ans, cordonnier de métier), est le coordinateur Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 71 de la SJ au niveau national et son Emir. Il est directement responsable des événements de Casablanca. Dans ses ‘‘cours’’, cet émir prône (islamiquement) l’idée du suicide-martyre aux jeunes recrues. Parmi les idéologues/théoriciens de la SJ, citons Abdelkrim Chadili, Mohammed Fizazi, Omar Haddouchi, Abdelwahhab Rafiqi et Hassan al Kattani. Abdelkrim Chadili, le théoricien de la SJ, est né en 1960 à Casablanca. C’est le plus diplômé des idéologues de la SJ. Il a une licence de philosophie qu’il a obtenue en 1984 à l’université de Rabat. Son sujet de mémoire de licence porte sur Ibn Taymiya, le père du wahhabisme saoudien dont se réclame la SJ. Son doctorat de philosophie, achevé en 2000 dans la même université, porte sur le même auteur. C’est un ancien membre de la Chabiba al Islamiya, puis de l’association al Isslah wa at Tajdid qu’il quitte en 1985 après l’avoir accusée de ‘‘flirter’’ avec le régime de Hassan II. Il a publié un livre intitulé Fasl al Maqal fi man Tahakama lil Taghout (Traité décisif en ce qui concerne celui qui a recours au gouvernant impie). C’est un grand polémiste qui a enseigné la philosophie. Il a reconnu que les membres de la SJ sont présents partout, voire même au sein des deux associations islamistes les plus connues, Al Islah wa at Tawhid et Al Adl wa al Ihsane. Pour Chadili, la société est définie en termes de jahiliya car c’est une société où les lois positives se sont substituées à la Shari’a. Par conséquent, il accuse l’islam de l’Etat de n’être qu’un islam d’apparat et refuse l’allégeance au roi parce que celui-ci ne gouverne pas selon la Shari’a et désobéit ainsi à Dieu. Ce refus doit conduire au devoir de désobéissance au roi. Il accuse les partis politiques d’être tous des impies. Evidemment, la constitution, la démocratie et les institutions qui en découlent sont toutes rejetées parce qu’elles sont le fruit de la sécularisation. Celle-ci est associationniste alors que, à ses yeux, c’est Dieu qui est l’unique législateur. Pour lui, la société marocaine est caractérisée par la prostitution parce que les femmes s’y exhibent et ne respectent plus les frontières. A ses yeux, la femme est awra, c’est-à-dire un corps qu’il est islamiquement illégal de voir et qu’il faut voiler et cloı̂trer. D’où la nécessité légale de rompre avec cette société impie et ses institutions et de la considérer comme ‘‘dar harb et jihad’’, c’est-à-dire un objet de guerre sainte. Un tel raisonnement conduit à excommunier tous les Marocains, c’est-à-dire à les traiter tous comme des apostats. Parmi les idéologues les plus en vue et les plus médiatisés de la SJ, il y a Mohammed Fizazi. Celui-ci est né en 1948 dans la région de Taza. Il est instituteur, prêcheur de mosquée depuis 1976 à Fès avant de l’être à Hambourg puis à Tanger. Il a publié de nombreux livres. Il excommunie toutes les institutions marocaines. Dans un communiqué envoyé au quotidien marocain arabophone Al Ahdath al Maghribiya (le plus lu), il définit l’islam comme ‘‘une religion du terrorisme et de l’égorgement’’. Pour lui, musique, danse et chants sont illicites, de même que les impôts. Les intellectuels sont des apostats à tuer. Un autre idéologue, Omar Haddouchi, est né en 1970 à Al Hoceima et a vécu deux ans en Arabie saoudite. Il a approuvé les attentats du 11 septembre 2001 et a signé la fatwa qui rend illicite toute coopération avec les Américains 72 Social Compass 52(1) dans la guerre d’Afghanistan. Il soutient publiquement les talibans, Al Qaı̈da et O. Ben Laden. Ses prêches incitent à la violence. Il a écrit un livre intitulé L’ignorance et la criminalite´ dans le parti d’Al Adl wa Al Ihsane dans lequel il remet en question l’islamisme de l’organisation islamiste marocaine la plus puissante (et la plus crainte par l’Etat). Il refuse de recevoir chez lui tout homme qui se rase la barbe. Abdelwahhab Rafiqi, dit Abou Hafs, a un diplôme en sciences religieuses qu’il a obtenu en Arabie saoudite. Il a visité l’Afghanistan des talibans et a été prêcheur de mosquée à Fès. Mufti, ses adeptes à Fès mènent des campagnes d’assainissement moral dans certains quartiers périphériques et recourent facilement à la violence pour dissuader les gens d’avoir des comportements illégaux au regard de la Shari’a. C’est ce qui est appelé taazir dans le droit musulman classique.1 Hassan al Kattani, enfin, est né en 1972 à Salé. Il a fait ses études primaires et secondaires en Arabie Saoudite. En 1990, il a obtenu un diplôme supérieur en administration et économie au Maroc. En 1995, il décroche un Master en droit musulman en Jordanie. C’est un prêcheur reconnu par les autorités religieuses marocaines. Ses cours et prêches, opposés au malékisme, la doctrine juridique officielle du Maroc, le rapprochent du wahhabisme saoudien et de la SJ. As Sirat al Moustaqim (SM) Il s’agit d’une branche de la SJ qui fut fondée en 1996 par Miloudi Zakariya dans le quartier Sidi Moumen à Casablanca. Cet émir a le niveau de la 3ème année du collège. Il est herboriste et marié à quatre femmes dont trois par acte coutumier verbal. Il refuse la carte d’identité nationale. C’est un ancien membre de l’association islamiste ‘‘modérée’’, Al Isslah wa at Tajdid, qu’il quitte en 1989. Selon cet émir, tout laı̈c est un impie et tout impie doit être tué selon la loi de Dieu. Il excommunie tous les Marocains qui n’appartiennent pas à son organisation parce qu’ils sont en dehors du droit chemin (Sirat Moustaqim). Il se réfère constamment au livre d’Abou Qotaı̈ba Ach Chami L’incitation des gens à la conqueˆte et à la guerre sainte. Pour lui, le jihad est un devoir individuel contre le taghout, c’est-à-dire contre les gouvernants qui gouvernent par autre chose que par la Shari’a, et qui ne peuvent donc être qu’injustes et impies. Il recrute dans les quartiers populaires de Sidi Moumen à Casablanca. Il invite les jeunes à quitter l’école publique et à rejoindre son organisation qui leur assure des emplois dans le commerce informel. Il donne aux recrues des charrettes pour vendre des sandwichs et des jus. Selon lui, le commerce fait partie de la Sunna (Tradition du Prophète). Face à la société marocaine, caractérisée par un islam ‘‘soft’’, à la fois malékite et confrérique (Dialmy, 1997), les trois organisations en question adoptent une attitude rigoriste qui consiste à la traiter d’apostasie. Pour ces trois organisations et leurs idéologues, l’apostasie ne consiste pas seulement à abandonner la foi musulmane dite ‘‘innée et naturelle’’ (au profit d’une autre religion ou au profit de l’athéisme), la seule inapplication des prescriptions coraniques et prophétiques est, elle aussi, une forme d’apostasie Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 73 qui mérite le même châtiment, à savoir la mort. Dans le cadre de cette définition rigoriste et intégriste, le seul fait de tolérer le prêt à intérêt, de consommer du vin ou d’avoir des rapports sexuels en dehors du mariage est un acte qui constitue en soi une apostasie.2 Les idéologues de HT, de SJ et de SM participent de cette définition intégriste de l’apostasie et l’entretiennent. Pour eux, la vie sociale et politique ne devrait être qu’une mise en œuvre automatique de toutes les prescriptions islamiques adressées au croyant à travers le Coran et la Sunna. Plus encore, l’inapplication de la loi et l’inobservance des rites relèvent certes de manquements individuels aux devoirs mais indiquent surtout une apostasie d’Etat: un Etat qui n’encourage pas ses citoyens à faire la prière ou qui ne punit pas ceux qui ne la font pas est un Etat apostat. De même, un Etat qui n’applique pas les sentences (al houdoud) pour combattre l’indifférence religieuse et les péchés est un Etat apostat. En d’autres termes, la politique doit être une exécution de la religion, sa mise en œuvre. L’islam n’est pas un qualificatif surajouté à l’Etat, mais son essence même, sa finalité: telle est la lecture que l’islamisme terroriste fait de l’expression ‘‘l’islam est religion d’Etat’’. Pour cet islamisme radical, l’islam est la référence ultime, le refuge contre l’errance de la modernité, il est la seule forme de résistance possible, l’Alternative, la solution unique. L’islam n’est-il pas la dernière et la meilleure des religions? Une telle posture repose sur une lecture littérale simpliste des textes fondateurs et sur la fabrication d’un âge d’or, celui du Prophète et des Califes Eclairés. L’islam trouve alors sa seule expression véritable et véridique dans le passé, dans un passé qu’il s’agit de restaurer tel quel, l’histoire n’en ayant été que la trahison progressive. Il ne s’agit donc pas seulement de demander à l’Etat d’appliquer et de faire appliquer la Shari’a, mais d’instaurer l’état califal qui, seul, est en mesure d’appliquer la Shari’a, notamment dans sa forme pénale dissuasive (application des hudud, le fouet, l’ablation de la main et la lapidation). La violence légale cible en effet les munafiqin (hypocrites), ceux qui font semblant de croire, c’est-à-dire les faux musulmans de l’intérieur. Les biens de ceux-ci ainsi que leurs femmes leur sont enlevés car ils et elles sont nécessaires au financement de la guerre sainte et au moral des moujahidin, les combattants de la foi. Ceux-ci, au nom du même jihad, s’en prennent également aux polythéistes associationnistes (verset 5 de la sourate 9) que sont les juifs et les chrétiens, soumis à l’impôt de la capitation et déclarés personnes de catégorie inférieure dans l’Etat islamique califal, ce modèle idéal du passé et de l’avenir. La fabrication des suicidaires La fabrication d’un âge d’or islamique, ou substantialisation de l’islam, se fait au nom du wahhabisme3 auquel les terroristes réduisent tout l’islam. Simplifier l’islam, le schématiser, le réduire à des comportements extérieurs observables (barbe, voile, prières surérogatoires, prosélytisme . . .), le vider de sa dimension spirituelle soufie, ériger le jihad violent en devoir individuel, tels sont les principaux traits de cet islam wahhabite substantialisé. 74 Social Compass 52(1) Cet islam appauvri et simple, largement médiatisé grâce aux pétrodollars, est accessible à tous. C’est un islam qui est quasiment gratuit, distribué partout (Dialmy, 2003f), facile, à la portée du musulman ordinaire, analphabète, pauvre et socialement vulnérable. Perdu, ce musulman vulnérable trouve un repère auquel se raccrocher. Pire, il acquiert la certitude de détenir la vérité de l’islam, c’est-à-dire la vérité tout court, vérité qu’il est censé imposer à tous les mécréants par le recours à la violence. Cet islam appauvri et guerrier est internationalisé par les nouvelles technologies de l’information (Kaltenbach et Tribalat, 2002: 275–326): internet est utilisé dans l’incitation au terrorisme. Mais cet islam violent est également transmis par les idéologues nationaux/locaux lors de cours, à l’occasion de fêtes de mariage, de baptême, de circoncisions. Ces idéologues s’adressent à des publics divers, de jeunes notamment, qui n’ont pas accès à la lecture ou à internet. La parenté entre l’islamisme international et l’islamisme national n’est pas seulement idéologique. Elle est aussi organisationnelle. Des liens ont été établis entre le terrorisme islamiste marocain et le terrorisme islamiste international. Les autorités judiciaires ont pu établir que les explosions de Casablanca ont été commanditées à partir d’Istanbul, via Madrid et Tanger. Quelques semaines avant les attentats, Ben Laden avait cité le Maroc comme étant une cible du jihad islamiste radical. L’implication du français Robert Richard Antoine Pierre, nommé El Hadj et Abou Abderrahmane, dans la préparation des explosions, est une autre preuve du caractère international du terrorisme islamiste local. Converti à l’islam à Saint Etienne dont il est originaire, puis en Turquie en 1989, ce Français s’est rendu en Afghanistan à l’époque des talibans, puis a épousé une marocaine de Tanger pour pouvoir se rendre plus facilement au Maroc. Un groupuscule de Tanger lui a fait allégeance comme émir. Vulne´rabilite´ sociale et recrutement Sous la férule d’Abdelhaq Moul Sebbat, le recrutement des futurs suicidaires se fait parmi les jeunes, dans les mosquées de quartier. Au départ, il s’agit pour eux d’apprendre le Coran et quelques hadiths, de faire la prière en commun, de suivre des cours et d’échanger des livres. Ces jeunes, qui sont tous pauvres et exclus, s’engagent à se réunir dans une maison ou dans une boutique de leur quartier pour y apprendre le Coran. Ils ne savent pas qu’ils font partie d’un réseau international car ils sont répartis en groupuscules se composant de cinq membres chacun qui n’ont pas de rapport entre eux. Qui sont les terroristes/exécutants de Casablanca? Le premier groupe qui a attaqué Casa España se compose de Mohammed el Arbaoui, Mohammed Hassouna, Khalid Benmoussa et Mohammed Laaroussi. A titre d’exemples, Khalid Benmoussa, âgé de 21 ans, coiffeur puis épicier, a quitté l’école à l’âge de six ans. Son frère aı̂né a émigré en Europe. Mohammed Laaroussi, âgé de 26 ans, a le niveau de la 4ème année du collège. Il a eu une formation professionnelle en tannage. Lors de son recrutement, il était chômeur et rêvait d’émigration clandestine (hrig). Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 75 Le deuxième groupe, celui qui a attaqué le restaurant Bozitano, se compose de: Said Abid, orphelin de père, entretenu par son grand frère, sa mère a fait la marche verte; Adil Taii, 23 ans, de mère berbère, niveau collège et formation professionnelle, chômage et petits commerces; Youssef Kaoutari, 29 ans, haltérophile, niveau baccalauréat, formation professionnelle de tourneur, ouvrier dans une usine, licencié après un accident de travail sans avoir reçu d’indemnisation. Le troisième groupe qui a attaqué L’Alliance Juive se compose de: Ahmed Mihni, 25 ans, bachelier, études universitaires non terminées, chômeur; Khalid Ta’ib, 22 ans, déscolarisé précocement, excellent footballeur sans avoir pu illustrer le proverbe qui dit que ‘‘celui qui ne réussit pas par le stylo (qlam) réussit par le pied (qdam/football)’’; Rachid Jalil, 28 ans, 1ère année de collège, soudeur, a fui avant l’attaque. Le quatrième groupe qui a attaqué l’hôtel Farah se compose de: Abdelfettah Bouyaqdane, 28 ans, enfant unique, niveau du collège, cordonnier, timide et intraverti, délaissé par sa femme qui a emmené avec elle leur unique enfant; Hassan Taoussi, 23 ans, 3ème année de collège, gardien de nuit. Il fut d’abord membre de Al Adl wa al Ihsane avant d’être recruté par la SJ en 1998. Il quitta son ancienne association sous prétexte qu’elle était hérétique selon la SJ. Il a fui avant l’attaque; Mohammed El Ammari (ou Omari, ou Amri), 23 ans, 2ème année de collège, gardien de vélos. Sa mère habite une baraque et le renie après les attentats. D’abord membre de la Da’awa et Tabligh, puis du Sirat al Mustaqim. Il quitte cette dernière organisation qui l’empêchait de se marier par acte notarial écrit. Il rejoint la SJ et donne des cours chez lui pendant lesquels il incite à la haine des juifs et des chrétiens. Il devient e´mir de son groupe et exerce le taazir à l’égard des jeunes de son quartier (dissuasion par coups et blessures) quant il les attrape en état d’ivresse ou en compagnie de filles. Il n’a pas réussi à se faire exploser et a tenté de fuir. Tous ces suicidaires, tombés aux mains de la police, sont jeunes et de sexe masculin: hommes mûrs, vieillards et femmes sont absents des rangs des terroristes en acte et des terroristes de réserve. Ces jeunes hommes sont tous issus des carrie`res toma où ils vivent dans des baraques. Dans ce type de quartier, quand ils ne sont pas tout simplement chômeurs, ils ont de petits métiers ou font du commerce ambulant. Leur niveau scolaire est généralement bas, ils ont quitté l’école très tôt suite à un ou plusieurs échecs ou à l’incapacité financière de leurs parents. Quelques autres membres de la SJ comme A. Rtioui et Baaoud Benhamou offrent l’image d’islamistes terroristes qui croulent sous le poids d’une charge familiale trop lourde (six enfants). Etre épicier, vendeur ambulant ou herboriste ne suffit pas pour assumer une si grande responsabilité. Ces jeunes boudent la politique et sont difficilement intégrables dans le jeu politique. Exclus de tout, ils ne croient plus à la politique comme levier susceptible d’améliorer leur condition (in)humaine, condition que récuse toute morale. Sont-ils l’avant-garde de l’islamisme révolutionnaire? En tout cas, . . . l’islam offre une réponse à ceux qui sont atteints par le chômage, à ceux qui ne croient plus à l’ascension sociale par le biais de l’effort et de la compétence, à ceux qui sont 76 Social Compass 52(1) contestés dans leurs familles par leurs femmes ou filles, à ceux qui sont humiliés par le comportement choquant des étrangers et de la bourgeoisie marocaine occidentalisée. (Leveau, 1979) Les terroristes de Casablanca sont bien interpellés par cet islam. La pre´paration Au départ, ces jeunes recrutés ne savent qu’une chose: on les réunit pour leur apprendre quelques rudiments d’islam. Ils ne savent pas qu’ils sont recrutés par une organisation, ils ne connaissent pas les véritables dirigeants, ils ignorent les buts de l’organisation et ses sources de financement, ils ne savent pas qu’on les destine à se faire exploser. On invite recrues et idéologues de la SJ à des fêtes de mariage, de baptême et de circoncision. A ces occasions, les maı̂tres à penser donnent des cours dans les quartiers avoisinant les carrières toma où ils parlent de jihad, du combat contre le mal et la corruption, de la nécessité d’excommunier la société, de couper avec la famille On leur apprend les arts martiaux afin de pouvoir se livrer au taazir, ces actes dissuasifs violents contre les pécheurs. Les jeunes recrues acquièrent progressivement la certitude de connaı̂tre l’islam et la certitude de pouvoir le transmettre aux autres, voire de le leur imposer par la force. L’analphabète devient maı̂tre, shaykh, mufti, censeur, juge, observateur, réformateur. Par la suite, les recrues sont soumises à l’audition de cassettes audio et au visionnement de films comme L’enfer des russes, Les passionne´s de la foi . . . Ces films exposent les atrocités commises contre les musulmans de Bosnie ou de Tchétchénie (tueries et viols). Leur visionnement vise à créer chez la recrue un désir de vengeance et un besoin d’héroı̈sme. C’est à ce stade-là qu’on leur parle de la nécessité de faire personnellement un acte de jihad, de sacrifier leur vie à la cause islamique, de devenir martyrs. Le terme suicide n’est jamais utilisé, il est remplacé par celui d’istichhad qui signifie ‘‘auto-sacrifice au nom de la foi et en échange du paradis’’. Des fatawi sont invoquées pour légitimer de tels ‘‘suicides’’: ‘‘les opérations martyres sont des actions de moindre coût pour les moujahidine et de celles qui causent le plus dégâts à l’ennemi . . .’’ 4 On leur apprend à confectionner les explosifs. Quelques heures avant l’exécution des attentats, les ‘‘suicidaires’’ auditionnent la cassette ‘‘Le départ à la dernière demeure’’ de Marii, procèdent aux ablutions majeures, écoutent, dans une maison, le prêche du vendredi 16 mai sur le jihad . . . On leur promet le paradis. Ils se donnent rendez-vous au paradis (après les explosions). Comme on peut le constater, les recrues sont d’abord soumises à un processus de déconditionnement (qui consiste à radicaliser leur désocialisation) puis à un processus de reconditionnement (qui les conduit à un suicide altruiste au sens durkheimien du terme). Face à cet usage islamo-terroriste de la psychologie, les psychologues marocains et arabes (en général) restent passifs et ne font aucun effort pour vulgariser les approches psychologiques et psychanalytiques de la religion (Dialmy, 2003g). Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 77 Analyses Quel est le sens des actes terroristes de Casablanca? Quelle est leur fonction? Pour les jeunes suicidaires, ces actes mettent fin à leur conscience malheureuse. Par leur acte, ils symbolisent leur lutte extrême contre le mal extrême, celui du retour de la jahiliya. Leur suicide donne sens à une vie, la leur, qui n’en avait plus. Ils sont sans attente, sans espoir, anonymes. Par leur acte, les suicidaires sortent de l’anonymat quotidien, cette longue agonie, insupportable. Ils entrent ainsi dans l’histoire. H. Arendt a, à ce propos, souligné la corrélation qui existe entre le terrorisme et la protestation contre l’anonymat de la société moderne (Arendt, [1951] 1973: 83 et ss.). Leur frustration est plurielle. Les différents plaisirs de la modernité et son confort ne leur ont pas été accessibles. Aussi rejettent-ils cette modernité avec violence, au nom de la morale wahhabie austère, par un rejet de l’Occident, qu’ils voient comme l’incarnation suprême, voire la seule, de la société moderne de consommation. Pour eux, il n’y a pas de distinction entre l’Occident et la modernité qu’ils considèrent comme étant l’expression laı̈que de l’Autre judéo-chrétien, totalement étrangère à l’islam. Ils expriment ainsi, d’une manière radicale, la frustration des catégories sociales exclues et marginalisées ainsi que leurs aspirations à la consommation (Dollard et al., 1939). Les endroits ciblés illustrent (aussi) la consommation et les jouissances: club, restaurant, hôtel. En effet, les actes terroristes prennent leurs racines dans un habitat de type ‘‘bidonville’’, clandestin, insalubre et exigu,5 hors de toute norme morale et architecturale, hors du contrôle étatico-policier. Ce terrorisme est dès lors un terrorisme urbain, car il naı̂t dans les villes et les ciblent en même temps. C’est le terrorisme de la ville contre la ville, d’une certaine partie de la ville contre une autre partie de la ville. De plus, la ville permet à la fois de cacher les terroristes et de médiatiser l’acte terroriste. La précarité sociale qui rend les jeunes suicidaires si vulnérables à l’appel du terrorisme/jihad les conduit à douter d’eux-mêmes et, notamment, de leur masculinité. Pour eux, être mâle ne suffit pas pour être un homme car la masculinité est au-delà de la mâlitude. Dans leur logique, être un homme, c’est être capable de se marier, d’entretenir une épouse/des épouses et des enfants, c’est-à-dire être économiquement en mesure de s’approprier les femmes. Cette frustration sexuelle profonde qui pousse la majorité des islamistes à haı̈r la femme indépendante (Dialmy, 2003a: 13–22) les conduit plus facilement à renoncer à la vie, à émigrer vers Dieu, vers le paradis (Dialmy, 2003b), là où les houris (nymphes) les attendent, eux qui sont les véritables croyants, les martyres de la foi. A l’image de tout terrorisme, le terrorisme islamiste est la ‘‘poursuite d’une chimère’’ (Laqueur, 1979: 6). Mais le terrorisme islamiste ne peut d’aucune façon être expliqué par la seule pauvreté. Le paupérisme n’explique pas à lui seul l’anarchisme terroriste (Zenker, 1895: 2). En effet, cet islamisme violent reprend l’islamisme de la Chabiba al Islamya, fondée au Maroc en 1969 après la défaite arabe des six jours, considérée comme la défaite du nationalisme arabe. A l’image de cet islamisme réactionnel, l’islamisme terroriste des années 1990 est également réactionnel, mais cette fois-ci contre l’intervention américaine contre 78 Social Compass 52(1) l’Irak en 1991. Aussi reprend-il à son compte la prophétie dont était porteur le mouvement islamiste à ses débuts, celui de la Chabiba. Tant pour la Chabiba que pour la SJ, il s’agit d’instaurer l’Etat califal par la violence révolutionnaire. La SJ se situe dans la ligne idéologique de tous les groupuscules islamistes marocains qui appellent à la violence. A leur image, elle taxe la société marocaine de jahiliya, c’est-à-dire de retour à un état d’ignorance préislamique. Parmi ces groupuscules, signalons le Bataillon du Djihad (dont le leader Mouti’ publie en 1984 La re´volution islamique: destin du Maroc actuel ),6 l’Organisation des Combattants au Maroc (Mounaddhamat alMoujahidine bi al-Maghrib), fondée par Abdelaziz Naamani (membre de la Chabiba), l’Organisation des Soldats de Dieu (Tandhime Jound Allah), le Parti de la Libération islamique (Hizb At-tahrir al-Islami), l’Organisation de la Guerre Sainte (Tandhim al Djihad al Mouqaddas) et le Mouvement de la Jeunesse Islamique Révolutionnaire (Harakat Ac-chabab al Islami At-tawri). A la différence de ces groupuscules ‘‘sans grande influence et sans véritable assise sociale dans le pays’’ selon Lamchichi (1989: 183), HT, SJ et SM, les groupuscules terroristes, impliqués dans les événements du 16 mai 2003, reçoivent un large écho populaire et donnent l’impression de représenter une opinion populaire déçue par la domestication de l’islamisme institutionnalisé. En effet, pour un ancien leader de cet intégrisme intégré et refroidi, ‘‘le régime monarchique a la légitimité islamique, il est l’arbitre et le ciment de l’unité nationale’’ (Lamchichi, 1989). Aussi ne s’agit-il plus seulement, comme le fait l’islamisme makhzénisé de l’association Al Islah wa at Tawhid et du ‘‘Parti de la Justice et du Développement’’, de demander à ce que la Shari’a soit appliquée dans le cadre des institutions actuelles. La volonté de se démarquer de cet islamisme est patente. Pour la SJ, excommunier la société et l’Etat, c’est résister à l’effet Mühlmann,7 c’est redevenir un mouvement social chaud, porteur d’une prophétie révolutionnaire. HT, SJ et SM remettent donc en cause l’option islamiste réformiste dans laquelle s’est engagé l’islamisme modéré (Dialmy, 2000: 5–27). Cette voie semble tenter aussi l’association al Adl wa al Ihsane, surtout depuis que Nadia Yassine, la fille de l’auteur des lettres à Hassan II et à Mohammed VI, le shaykh leader radical de l’association, affiche clairement ses ambitions politiques et sa plus grande prédisposition aux concessions et à la négociation. Par conséquent, de nombreux militants de cette association la quittent, selon les terroristes, pour rejoindre les rangs de l’islamisme terroriste. L’existence d’un tel terrorisme sur son territoire indique que le Maroc n’est plus un pays totalitaire. En effet, ‘‘les moyens de contrôle et de répression d’un Etat totalitaire excluent tout terrorisme organisé’’ (Laqueur, 1979: 90), celui-ci n’étant possible que ‘‘là où des alternatives politiques plus modérées sont possibles’’ (Apter et Joll, 1971: 65). Par son refus d’un islamisme intégré, le terrorisme islamiste exprime de manière radicale une perte de confiance dans le jeu politique démocratique et parlementaire, et en souligne les limites et les impasses. Ce jeu, corrompu, perverti et faussé, auquel participe l’islamisme makhze´nise´, ne répond pas aux attentes des marocains en matière de justice sociale. La société marocaine, où se côtoient la misère la plus immonde et le luxe le plus ostentatoire, implose de plus en plus au fil des Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 79 années depuis le désengagement social de l’Etat en 1983 suite au Plan d’Ajustement Structurel. Aussi, concluent-ils, ‘‘seul le jihad et les armes: aucune négociation, aucune conférence, aucun dialogue . . .’’. L’Etat califal est à instaurer par le moyen de la terreur aveugle, doctrine parue dans les années 1950–1960 et adoptée par l’islamisme radical. Les actes terroristes ne visent plus des représentants de l’autorité, ces attentats ciblés ne poussant pas la population à se rebeller contre l’Etat. Le terrorisme aveugle est plus susceptible de créer la peur et la perte de confiance dans l’Etat car celui-ci est perçu comme un instrument incapable d’assurer la sécurité de la population. Le terrorisme est ici politique sans l’être, il est une tentative d’éveiller une majorité indifférente et endormie par la violation extrême des normes établies. A l’objection que le terrorisme aveugle tue des innocents, celui-ci répond que personne n’est innocent. Au nom de la morale, celui de commander le bien, le terroriste se libère paradoxalement de tout scrupule moral et se persuade que tout est permis puisque chacun est coupable. Les terroristes expriment enfin le dépit et la colère des sociétés islamiques exclues et marginalisées malgré l’importance de leur patrimoine culturel et économique. Ils sont la réaction contre ce qu’ils appellent le complot occidental contre l’islam et contre l’inobservance de l’islam par les musulmans. A l’image de l’islamisme international qui l’a télécommandé, le terrorisme marocain, comme un boomerang, se retourne désormais contre ses propagateurs après avoir servi à frapper la gauche et les gauchismes dans les années 1970 (assassinat d’O. Bengelloun, le leader socialiste, par la Chabiba al Islamiya en 1975). A l’image d’Oussma Ben Laden qui, de l’instrument américano-soudien qu’il était pour combattre l’URSS en Afghanistan, s’est retourné maintenant contre les américains et les saoudiens, le terrorisme marocain s’en prend désormais à des cibles alliées au pouvoir (l’Espagne, les juifs, le tourisme). Comme si l’on assistait à une autonomisation de l’islamisme dans le sens où il se prend en charge lui-même pour se définir d’abord comme l’ennemi du communisme puis, après la disparition de l’empire soviétique, l’ennemi de l’Amérique et de ses satellites à travers le monde. Il est un cri contre l’impuissance institutionnelle du monde arabo-islamique face à une hégémonie américaine trop favorable à Israël. Conclusion Les actes terroristes de Casablanca n’ont nullement ébranlé les assises du pouvoir ni servi à faire avancer la cause de l’Etat islamique. Lénine estimait en effet que le terrorisme ‘‘n’apporte pas d’ordinaire de résultats définitifs’’. Le terrorisme n’emporte des succès que là où il a des objectifs limités et clairement définis. Mais à l’image des attentats du 11 septembre 2001, et à l’image de tous les attentats islamistes (Indonésie, Arabie saoudite . . .), les attentats de Casablanca débouchent sur un impératif sécuritaire au détriment des libertés fondamentales. Conquêtes fragiles en cours, démocratie et droits de l’homme sont effectivement menacés par l’établissement de lois sécuritaires qui risquent de mettre en cause l’Etat de droit. Ce coup porté à la 80 Social Compass 52(1) marche des libertés et de la démocratie représente objectivement une petite victoire de l’intégrisme. Certes, la lutte contre le terrorisme passe par le sécuritaire et par une répression (parfois nécessaire). Dans la foulée des attentats du 16 mai 2003, la loi de la lutte anti-terroriste a été adoptée, après de vives discussions, par l’ensemble des parlementaires suite aux prémices éparses du terrorisme sur le territoire marocain depuis 1994. Les islamistes modérés l’ont acceptée et ont abandonné leur résistance malgré le fait qu’elle criminalise tout discours excommunicateur. Cette loi estime en effet que toute excommunication, voire que tout doute émis à l’encontre de la foi d’autrui, est une violence symbolique qui légitime la violence physique et la prépare. Cette loi va faire réfléchir tout parlementaire islamiste qui porte atteinte à la liberté vestimentaire de l’individu tant que certains vêtements ne sont pas criminalisés par la loi en vigueur. La vision islamiste de la pudeur féminine, sans être nécessairement illégale dans un Etat de droit, n’a pas force de loi. Elle relève de la liberté individuelle et ne saurait porter atteinte à la démocratie, devenue aujourd’hui une option politique irréversible. Cependant, la lutte contre l’islamisme terroriste ne saurait s’arrêter au stade de la prévention sécuritaire et de la répression. Il s’agit en premier lieu de combattre la pauvreté et de tenter de l’éradiquer. Certes, tout pauvre n’est pas un terroriste, mais c’est sur la base de la pauvreté que se fabriquent les terroristes marocains. Les réseaux terroristes ont plus de chances de réussir leur recrutement auprès des catégories sociales les plus défavorisées. Entre la pauvreté et l’acte terroriste, de nombreuses médiations sont nécessaires, d’ordre politique, psychologique et informationnel. Il faut les considérer aussi. Une fois élevée au rang d’idéal national auquel est censé se soumettre tout marocain musulman, la démocratie doit mettre fin à l’exclusion politique de l’islamisme radical et de la gauche radicale et doit intégrer toutes les tendances politiques dans un jeu parlementaire sain et purifié. La nécessité de tenir une conférence nationale sur le statut de l’islam dans un Maroc moderne est également primordiale. L’enjeu premier d’une telle conférence se doit de souligner le principe de la liberté de conscience afin d’éviter tout procès au nom de la religion, qu’il vienne des islamistes ou du pouvoir lui-même. Dans ce sens, tout marocain doit être ciblé à travers le principe suivant: tout musulman doit être démocrate, mais tout démocrate n’est pas obligé d’être musulman (Dialmy, 2003c). Plus précisément, l’Etat se doit de dire à tous les citoyens musulmans que tout musulman doit être démocrate. Mais l’Etat/Makhzen doit être convaincu aussi du fait que tout démocrate n’est pas obligé d’être musulman. La conférence doit également protéger le citoyen marocain contre la réduction que le wahhabisme fait subir à l’islam. Ce faisant, elle identifiera de manière précise le statut du wahhabisme dans l’économie générale de l’islam. On ne peut pas se contenter de répéter que le wahhabisme est étranger aux traditions marocaines. La mobilisation des oule´mas marocains dans la lutte contre le réductionnisme wahhabite s’avère ici nécessaire. Leur rigidité et leur conservatisme les mettent du côté d’un islam conservateur et bourgeois Dialmy: Le terrorisme islamiste au Maroc 81 et, du même coup, donne au terrorisme wahhabite (de droite) les moyens de s’enraciner dans les couches populaires et de les mobiliser (Dialmy, 2003e). Dans le même sens, mais sur un registre différent, il est temps de réhabiliter l’enseignement de la philosophie et des sciences sociales et de les intégrer dans les cursus de formation en sciences islamiques et religieuses. Plus encore, il faut transformer la philosophie en nécessité publique afin de rationaliser la pensée quotidienne. En conclusion, on peut avancer que le terrorisme marocain, tel qu’il vient d’être décrit et analysé, participe du terrorisme islamiste qui représente à son tour une figure actuelle du terrorisme de l’extrême droite. Son étude doit concourir à élaborer une théorie générale de toute stratégie insurrectionnelle: doctrine, groupes sociaux, modèles, mobiles, objectifs, efficacité. NOTES 1. Dans de nombreux cas, le taazir est commis à des fins personnelles sous le couvert d’objectifs religieux et politiques. 2. L’Organisation de la Confe´rence Islamique a été jusqu’à considérer comme apostasie le fait de refuser la véracité d’un hadith cité dans les Sihah (arrêté 20/28, Istanbul, 4–8 août 1991). 3. Ecole sunnite littéraliste et rigoriste, fondée sur les enseignements d’Ibn Hanbal et d’Ibn Taymia. L’école prit naissance en Arabie saoudite au XVIIIe siècle suite à l’alliance entre le shaykh Mohammed Ibn Abdewahhab et le prince Mohammed Ibn Saoud. Voir Basbous (2000). 4. Texte non signé sur un site islamiste, le site stcom.net. 5. L’exiguı̈té du logement conduit à un surpeuplement pathologique. Tout le monde vit, jour et nuit, dans une même chambre. Point de murs qui séparent les générations et les sexes. Dans ces conditions de frustration sexuelle et habitationnelle, le rigorisme intégriste est une réaction de défense contre la modernité, inaccessible. Voir, à ce propos, Dialmy (1995). 6. Voir Mouti’ (1984). Vingt ans auparavant, en 1965, Mehdi Ben Barka avait publié L’option re´volutionnaire au Maroc, dans lequel il appelait à une révolution de type marxiste. Ben Barka fut enlevé et assassiné à Paris. 7. L’effet Mühlmann: ‘‘l’institutionnalisation d’un mouvement social est rendue possible par l’échec dont était porteur le mouvement’’, voir R. Lourau (1977: 55). REFERENCES Apter, D. E. et Joll, J. (1971) Anarchism Today. London: Macmillan. Arendt, H. ([1951] 1973) ‘‘On Violence’’, in H. Arendt, Crisis of the Republic. New York: Harcourt Brace. Basbous, A. (2000) L’islamisme, une révolution avorte´e? Paris: Hachette. Dialmy, A. (1995) Logement, sexualite´ et Islam. Casablanca: Eddif. Dialmy, A. (1997) Fe´minisme, islamisme et soufisme. Paris: Publisud. Dialmy, A. (2000) ‘‘L’islamisme marocain: entre révolution et intégration’’, Archives de Sciences Sociales des Religions 110 (avril–juin): 5–27. Dialmy, A. 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Il a été professeur invité à l’Université de Haute Bretagne Rennes 2 en France. Il est directeur du Laboratoire Inter-Disciplinaire d’Etudes sur la Santé et la Population et membre du comité de rédaction de Social Compass. Il a publié de nombreux ouvrages sur la femme, la sexualité et l’islam. Parmi ses ouvrages, signalons Logement, sexualite´ et Islam (1995), Fe´minisme, islamisme et soufisme (1997), Jeunesse, Sida et Islam au Maroc (2000). Il a publié de nombreux articles dans des revues académiques internationales. Il a coordonné des ouvrages sur l’émigration, la situation de l’enfant, les sciences sociales et la santé. A plusieurs reprises, il a été sollicité comme expert-consultant par des organismes internationaux tels que l’OMS, l’UNICEF, le FNUAP, l’USAID, et l’Union Européenne. ADRESSE: Département de sociologie, Université de Fès, PO Box 50, Fès, Maroc. [email: [email protected]]