la demarche d`investigation en didactique des

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la demarche d`investigation en didactique des
LA DEMARCHE D'INVESTIGATION EN DIDACTIQUE DES
MATHEMATIQUES ET DES SCIENCES : L'EXEMPLE DU TRAVAIL
D'ERATOSTHENE POUR LA MESURE DU MERIDIEN TERRESTRE
Nicoletta LANCIANO* – Mariangela BERARDO**
Résumé – Nous présentons ici, par l'analyse d'un exemple pratique, toute la richesse qui découle de la
méthode par indices pour introduire à la pratique de l'Histoire des Mathématiques et des Sciences. Cette
méthode a été expérimentée avec des étudiants universitaires et des enseignants en formation. Dans le cas
analysé, le sujet de recherche des étudiants est le travail d‟Ératosthène sur la mesure du Méridien
terrestre. Le cours est construit et se développe à travers l‟enchaînement de questions et réponses. À
partir de la question-stimule initiale des nouvelles problématiques prennent forme et les étudiants
apprennent à rechercher des possibles réponses/solutions.
Mots-clefs : Méthode par indices, Didactique des Sciences dans le cadre universitaire et de formation
initiale et continue, Ératosthène, Histoire des Sciences, approximations et erreurs.
Abstract – We present below, through an example, the richness of the use of a method of clues to enter
the History of Mathematics and Sciences, experienced with university students and teachers in training.
The question presented as an example is the study of the work of Eratosthenes to measure the Earth's
meridian. It shows how the course will generate a chain of questions and to open new questions and
problems as you teach to look for answers.
Keywords: Method circumstantial/for clues, university teaching and training teachers, Eratosthenes,
approximations and errors, History of sciences.
I.
INTRODUCTION
Ce travail est conçu avec un but didactique et n'est pas écrit par un spécialiste de l'histoire de
la science. Notre intention est celle de souligner à quel point il est important, dans la pratique
enseignante, d'avoir une attention particulière au problème des sources et des traductions à
travers lesquelles les textes anciens sont étudiés. Le recours à un grand nombre d'anecdotes
historiques, méthode utilisée souvent à l'école pour aborder les événements clés de l'Histoire
des Sciences, entraîne la construction d'une vision linéaire e positiviste de telle Histoire, sans
considérer les contextes qui ont favorisé, arrêté ou retardé son développement. Pour cette
raison, nous proposons de « rester longtemps avec un problème », de sorte à en faire émerger
la complexité, à mettre en évidence la multiplicité des relations et approximations possibles,
telles que les différentes échelles auxquelles on peut étudier un même problème.
Travailler sur des aspects historiques est particulièrement utile pour faire émerger des
questions propres à la Didactique des sciences. Cela permet de réfléchir à la construction des
connaissances, à comment et pourquoi, parfois, certains savoirs ont été oubliés ou certaines
connaissances cachées, de réfléchir aussi aux erreurs faites mais qui ont permis d'acquérir des
connaissances qui risquent d'être considérées évidentes et disponibles depuis toujours à tous.
En autre, il est important d'apprendre à reconnaître la différence entre les sources primaires,
secondaires et les sources intermédiaires. Dans notre cas, ces dernières sont des auteurs
anciens auxquels on se réfère quand les sources primaires sont totalement ou partiellement
perdues.
Il est important aussi de connaître l'histoire des textes anciens, de savoir reconnaître
l'héritage matériel que leurs auteurs nous ont laissé dans leurs textes, mais aussi dans leurs
discours tels qui ont été rapportés par d'autres, dans les objets, les images, les monuments. Il
*
Sapienza Università di Roma et MCE – Italie – [email protected]
**
MCE Movimento di Cooperazione Educativa – Italie – [email protected]
Lanciano N., Berardo M (2015) La démarche d'investigation en didactique des Mathématiques, Actes EMF2015
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est donc primordial d'apprendre à chercher, lire, sélectionner, comprendre et apprécier ces
différents témoignages et, pour ce faire, il est nécessaire de former des étudiants sensibles à
ces questions et capables à leur tour de les présenter dans leur travail didactique. De même
nous considérons décisif que les étudiants (ou les enseignants en formation) rencontrent les
mêmes obstacles épistémologiques qui ont été rencontrés au cours de l'histoire de la pensée
scientifique. Les étudiants sont poussés à réfléchir sur différents axes : quelle était la valeur
absolue ou relative de certaines connaissances en relation à l'époque qui les a vues naître ?
quelles erreurs ont entravé le développement d'un savoir ? quelles erreurs et approximations,
par contre, ont permis d'aller vers un nouveau savoir même si tout n‟était pas correct ?
Cette perspective, en tant qu'éducateurs, nous apprend aussi à gérer et tolérer les erreurs
des élèves. L'approche historique contribue à développer un regard critique même sur les
connaissances actuelles, qui sont seulement un morceau d'une histoire encore en cours. Un
regard critique sur le rôle joué par les différentes branches du savoir, dans des temps et
sociétés différents, permet de voir comment la division du savoir en disciplines séparées est
parfois très fructueuse et d'autres limitante. Dans nos cours les disciplines qui entrent en jeu
sont toujours plus d'une : dans le cas porté comme exemple, les Mathématiques
s'accompagnent de la Géographie et de l'Astronomie. La dimension historique et culturelle
permet donc de présenter les Mathématiques comme une activité intellectuelle qui n'est pas
neutre et absolue, comme un processus et non pas un objet conclu et anhistorique.
Dans le présent travail, nous utilisons la méthode par indices pour reconstruire le travail du
géographe Ératosthène, qui, dans le troisième siècle avant JC, mesure une partie du méridien
terrestre pour ensuite arriver à calculer la circonférence de la Terre. Les différentes versions
de la démarche utilisée par Ératosthène qu'on trouve dans les manuels d'Histoire de Sciences
et de l'Astronomie sont analysées pendant le cours et leurs différences débattues de manière
critique.
II.
LA METHODE DIDACTIQUE
La méthode dont nous allons parler trouve ses racines dans la pratique pédagogique du
Movimento di Cooperazione Educativa de la Pédagogie Freinet (MCE), dans la Didactique
des mathématiques et de l'astronomie, et non pas dans la recherche en histoire des sciences au
sens propre. Il s'agit donc d'une approche qui peut être défini «artisanal» : il utilise une
pratique d'enseignement qui pousse l'enseignant, le guide du groupe, de même que les élèves,
à adopter une attitude de « recherche ». Cela signifie qu‟ils travaillent ensemble, ils
s'interrogent et recherchent quelque chose qu'ils ne connaissent pas complètement a priori, ils
font ou pas des découvertes, progressent ensemble dans la connaissance de l'objet d'étude.
Cependant, l'enseignant est plus conscient des différents éléments de la recherche, il a
examiné des textes et élaboré les questions initiales à proposer au groupe, il a un bagage plus
vaste des connaissances et notions liées à la discipline ; il utilise ses compétences
pédagogiques en sollicitant les élèves avec sa maïeutique, en arrêtant, si nécessaire, celui qui
expose des connaissances « déjà connues » qui empêcheraient les autres de parcourir leur
chemin de questionnement et enquête. L'enseignant soutient le parcours de recherche : il
fournit le matériel, les textes, les mesures, pour poursuivre la recherche. La tâche de
l'enseignant est de répondre à une question avec d'autres questions, d'avertir si le groupe
utilise inconsciemment des implicites, de mettre en évidence les convictions partagées par le
groupe dans son ensemble, qu'elles soient une réponse ou un nouveau problème.
En pratique, l'enseignant sauvegarde l'esprit de la recherche et soutient l'enchaînement des
questions qui surgissent. Des mises en commun périodiques sont utiles pour faire des
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synthèses partielles, souligner les connaissances acquises, celles qui sont encore à explorer, et
faire le point sur les questionnes qui restent ouvertes.
Parfois, pendant les leçons une sorte de « contemplation » silencieuse des images, des
textes, des instruments de mesure, des modèles est proposée : l'invitation est à consacrer du
temps à interroger les objets comme des objets qui peuvent parler, à s'interroger sans la
crainte de se tromper ou de poser questions impropres, parce que toute question est
potentiellement pertinente : toutes les questions sont permises, mais pas toutes peut-être,
seront répondues. Cela correspond à « perdre du temps » dans l'acception didactique indiquée
par Emma Castelnuovo: une perte de temps fructueuse et nécessaire au développement des
intelligences et à la construction d'un savoir personnel. Cela signifie ne pas être pressé ni
presser, mais accueillir les commentaires de l'apprenant qui fait des associations et compare,
organise les informations et les données.
L'intention explicite est de montrer une pratique de l'enseignement où nous travaillons
longtemps sur le même sujet, mais de manière à le connaître de façon complexe. Donner un
cours magistral pourrait répondre rapidement à la question posée au début du cours. Le choix
de travailler avec la démarche qui est décrite en détail ci-dessous, est dicté par la conviction
que dans le cadre de l'éducation, un élément de réussite est de donner « un bon exemple de
pratique d‟enseignement ». Cela permet aux étudiants de se retrouver dans un vrai processus
scientifique de construction collective du savoir, dans lequel quelqu'un ralentit et pose des
questions déviantes, quelqu'un a une idée fondamentale pour résoudre le problème ou
présente un modèle qui permet aux autres de comprendre, comme il arrive dans la
communauté scientifique. Il est nécessaire, à notre avis, que les enseignants et les éducateurs
soient mis en situations où ils sont autorisés à construire, de manière autonome, des
compétences transversales telles que la créativité, la réflexivité et la capacité à coopérer. Pour
ce faire nous mettons en place des techniques de la pédagogie active et coopérative afin de
développer l'estime de soi, la créativité et la confiance dans sa propre capacité de réflexion.
Cela peut se faire, entre autres, grâce à la rédaction des textes de réflexion en cours
d‟apprentissage.
Quant aux erreurs, il est clair, dès le début du cours, qu'ils sont très utiles dans le parcours.
Pour dépasser des difficultés cognitives il est nécessaire faire souvent des activités, y
comprises des activités pratiques, suivies par des phases de conceptualisation. Par exemple,
quand nous avons réalisé que le concept de « latitude » dans le cas analysé ici, présentait des
difficultés de compréhension, nous avons proposé de construire des modèles tridimensionnels
pour rendre plus parlante la définition théorique. (Lanciano, 2014)
1.
Démarrer à travers une question-stimule
Nous avons construit dans les Cours de Didactique des Mathématiques et des Sciences, une
méthode qu‟on appelle « par indices » dans le sens où elle est basée sur la mise en commun
d'indices, très variés, pour aider à résoudre un problème complexe. La question qu‟on pose
pour démarrer, peut paraître triviale pour certains, pour d'autres impossible à aborder car tous
les termes employés sont «inconnus», ou pour d'autres encore sans intérêt car trop
« spécialisée ».
Chaque chemin de recherche est relatif à un scientifique, en particulier à un astronome, et
aux particularités liées à son époque, aux lieux où il a travaillée, aux questions qu‟il a
abordées. Parmi celles-ci, on retrouve celle qu'on a choisi comme objet d'enquête. Par
exemple, lorsque nous nous sommes demandé « Pourquoi Copernic était à Rome en 1500 ? »
nous avons fait un chemin dans le Quartier de l'église de Saint Ivo alla Sapienza, siège en
1500 de l‟Université où Copernic s'est rendu. À l‟Académie Polonaise des Sciences (Copernic
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était polonais), nous avons analysé des documents dont beaucoup étaient en latin ou en
polonais : on a ajouté un nouveau défi, celui de la langue, ce qui nous a incités à utiliser
d'autres types d'indices pour comprendre les textes. Pour travailler sur Galilée, l'attention a été
portée sur ses déplacements en Italie. Les mesures des espaces et des temps étaient centrales :
les années, en 1600, n‟étaient pas calculées à partir du même jour dans les États Pontificaux
ou dans le Grand-Duché de Toscane ou de Pise, et les heures étaient mesurées selon le
système horaire Italique. L'étude de son abondante correspondance, qui donne une idée de la
vivacité de la communauté scientifique européenne de l'époque, permet de sortir un
scientifique de l'isolement que, parfois, l'histoire de grands noms peut faire imaginer.
Au début du Cours on prépare un panneau sur lequel est écrite la question initiale et qui est
complété plus tard collectivement avec les hypothèses, les connaissances, les questions.
Lorsque on a travaillé sur Ptolémée, la question initiale était « Comment Ptolémée peut
calculer la latitude de Rome ? ». Pour répondre à cette question, nous nous sommes
questionnés sur les connaissances géographiques précédentes à Ptolémée dans la
Méditerranée, et c‟est au cours de cette recherche que sont nés les réflexions et le déroulement
sur l'expérience d‟Ératosthène, ce qui fait l‟objet de ce travail.
III.
ÉRATOSTHENE : UN PARCOURS PAR INDICES
Le texte présenté est élaboré à l‟issue d'un travail didactique réalisé deux fois avec des
étudiants universitaires pour un total d‟environ 25 heures de cours, ainsi que avec un groupe
d‟enseignants en formation continue dans le cadre d'un stage résidentiel d'une durée de dix
heures environ.
L‟enchaînement des questions, ainsi que les hypothèses et les images, sont donc relatives à
des expériences réellement menées dans le cadre de la pédagogie Freinet qui utilise la
“maïeutique” et travaille plutôt sur l'origine et la construction des questions que sur la
transmission/acquisition des notions.
De nombreuses équipes, écoles et amateurs organisent depuis longtemps des expériences
qui reproduisent, d‟une façon ou d‟une autre et à des niveaux différents, la mesure du rayon
de la Terre inspirée du travail d‟Ératosthène. Des centaines de classes ont travaillé sur cette
thématique : mais notre approche vise à mettre en avant une réflexion sur le nombre des
questions qui peuvent rester sans réponse ou ayant une réponse pas triviale, tandis que ce
même sujet est très souvent abordé dans les textes et les sites présentant l‟expérience par un
chemin linéaire et « simple ».
Pour une première approche du problème on écrit cette question sur une grande feuille :
« Quel est le problème qu‟Ératosthène s‟est posé ? ». Cette première question génère une suite
d‟autres questions.
1.
La première question : « Qui était Ératosthène ? ».
Quelqu'un répond : « un mathématicien, un philosophe, un Grec qui est en Égypte » ; après
nous dirons qu‟il vient d'Athènes, qu‟il vit à Alexandrie où il est responsable de la Grande
Bibliothèque. Deuxième question : « Dans quels lieux a-t-il travaillé ? ». Après on parlera de
Syène, mais est-il allé personnellement à Syène ? On étudie une carte de la vallée du Nil avec
les données de la Géographie de Ptolémée mais réalisée en 1500. « A quelle époque a-t-il
travaillé ? » Nous savons qu‟il précède Ptolémée (II siècle de notre ère) et quelqu'un propose
le II-I siècle avant JC, certains disent après Thalès : il s‟avère qu'il a vécu au troisième siècle
avant JC. Enfin, nous répondons à notre première question : son problème était d‟établir la
grandeur de la Terre.
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2.
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« Que sait-il et quelles sont ses observations ? »
Il observe les ombres du Soleil à différentes périodes de l'année et constate que le même jour
à Alexandrie et à Syène, qui est plus au Sud, les ombres des objets verticaux de la même taille
n‟ont pas la même longueur. En particulier Ératosthène trouve (directement, à moins qu‟il ne
le sache indirectement) que le jour du Solstice d‟Été, à midi, l‟ombre mesurée à Alexandrie
dans la coupe du scaphé, vaut 1/50 du grand cercle de la coupe et donc l'angle entre les rayons
du Soleil et le gnomon vertical à Alexandrie a une valeur de 1/50 de 360° soit 7° 12' (figure
1).
Figure 1 - Cadran solaire : coupe du scaphé avec gnomon (Cléomède p.245)
Donc à Alexandrie, les rayons du Soleil forment un angle de 7° 12„ avec la direction du
Zénith, alors qu‟à Syène, ville presque sur le Tropique du Cancer, où le Soleil passe au Zénith
ce jour là, cet angle est de 0° et le Soleil illumine le fond d‟un puits en position radiale par
rapport au centre de la Terre (figure 2).
Figure 2 - Méthode d’Ératosthène pour évaluer la circonférence terrestre (Cléomède, p.246)
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Il sait que
la distance entre les deux villes est de cinq mille stades ; que les droites qui tombent sur des lignes
parallèles produisent des angles alternes égaux, et que les arcs de cercle qui reposent sur des angles égaux
sont semblables. (Cléomède, p.124)
Pour mieux comprendre nous faisons des observations directes sur les ombres au Soleil et
nous trouvons qu‟on peut comparer les ombres produites sur un plan horizontal ou dans une
scaphé, qu'il y a des problèmes de pénombre et de hauteur du Soleil. On découvre qu‟avec un
tube, on peut intercepter les rayons du Soleil et mesurer leur inclinaison par rapport à un plan.
On cherche des cadrans solaires anciens dans les Musés. Mais ce qui est problématique c‟est
que le texte d‟Ératosthène avec ses calculs ne nous est pas parvenu directement : nous nous
appuyons sur des fragments rapportés par d'autres, plus ou moins compétents sur le sujet, à
des époques successives, et leurs données sont partiellement contradictoires. Nous ne lisons
pas Ératosthène comme nous lisons Proust, et même pas comme nous lisons Platon !
La question d'un étudiant exprime une incertitude : pourquoi le Soleil illumine le fond des
puits à Syène ? le Soleil ne devrait-il pas être à l‟Équateur pour être exactement au Zénith ?
C‟est une erreur typique et fréquente, même chez les adultes, sur laquelle il est utile de
raisonner. La question sur les sources de cette « histoire du puits » de Syène nous amène à
rencontrer le texte de Pline (I siècle avant JC). Pour voir la lumière au fond du puits, combien
doivent mesurer sa largeur et sa profondeur ?
On propose un approfondissement : ce n‟est pas seulement sur la « ligne » du Tropique à
midi au Solstice d‟Été que les ombres disparaissent, mais aussi dans une « bande » d'une
largeur d'environ 300 stades, soit 50 km, autour de cette ligne (Clèomède p.124). Cette
mesure donne une idée du niveau de précision de la mesure de la longueur de l'ombre.
3.
«Quelles sont les hypothèses d’Ératosthène ?»
Ératosthène émet les hypothèses suivantes :

que la Terre est spérique

que Syène est sur le Tropique d‟Été

qu‟Alexandrie et Syène sont situées sur le même méridien

que les rayons du Soleil atteignant la Terre sont parallèles entre eux.
Une question se pose : comment Ératosthène a-t-il exclu que les rayons du Soleil divergent
entre eux pour atteindre une Terre plate, et pourquoi a-t-il choisi l'idée que les rayons sont
parallèles et la Terre a une courbure ? Y a-t-il, dans les temps anciens, une démonstration ou
une tentative de démonstration pour écarter une hypothèse plutôt que l'autre ? Nous trouvons
dans le livre L‟America dimenticata (Russo 2013, p.121) que, dans un texte chinois de la
même époque c‟est la première hypothèse qui est soutenue (figure 3).
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Figure 3 – Deux interprétations différentes des mêmes données (Russo, p.121)
Les preuves qu'on trouve dans les sources anciennes sont basées sur les observations
suivantes : dans un méso-espace (un jardin, une cour) il est facile de vérifier que des objets en
position verticale ont des ombres parallèles entre elles, et que donc les hypoténuses des
triangles formés par les objets, les ombres et les rayons du Soleil, sont parallèles entre elles.
Dans le méga-espace de la planète, cette condition est vérifiée seulement si on fait
l‟hypothèse forte de la sphéricité de la Terre et de la grande distance du Soleil. Des questions
« d'histoire » sont également posées :

au troisième siècle, la Terre était-elle organisée avec les méridiens et les parallèles ?

Y avait-il à cette époque une étoile qui avait la fonction d‟étoile Polaire ?
On cherche quelques chiffres concernant le troisième siècle avant JC :

Alexandrie avait la latitude de 31° 12' et la longitude de 29° 54'

Syène avait la latitude 24° 00 ' et la longitude 32° 53'

le Tropique du Cancer avait la latitude 23° 43' 20‟', ce qui est différent de la valeur
actuelle qui est d‟environ 23° 26', c'est-à-dire que l'inclinaison du plan de l‟Équateur
sur le plan de l‟Écliptique n‟est pas constante.
On observe, à ce propos, une image d'une ville au Mexique, où chaque année on ajoute un
panneau à environ 8 mètres l‟un de l‟autre pour marquer le déplacement de la ligne du
Tropique. Il s‟agit d‟un déplacement rapide qui contraste avec la donnée statique de la
position des Tropiques transmise par l'école et le sens commun. Cette image véhicule des
informations qui montrent combien nos connaissances géographiques sont parfois rigides et
absolue. http://it.wikipedia.org/wiki/Tropico_del_Cancro .
IV.
LA METHODE UTILISEE PAR ÉRATOSTHENE ET SES CALCULS
Comme l'écart angulaire entre l'angle des rayons du Soleil à Alexandrie et Syène, qui vaut
1/50 de 360° soit 7,2°, est égal à la différence de latitude entre les 2 villes (angle qui se forme
au centre de la Terre en prolongeant les 2 verticales) Cléomède (I,10 6) écrit :
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Donc le rapport qui existe entre l‟arc de cercle contenu dans la coupe (MN) et le cercle total
correspondant est le même que le rapport de l‟arc de cercle qui va de Syène à Alexandrie (SA) avec le
cercle total correspondant. (Cléomède, p.125) (Voir figure 1)
À partir de la correspondance entre angles et arcs de cercle, Ératosthène peut définir et
résoudre la proportion suivante :
1/50 = (distance Alexandrie-Syène) / X
où le facteur inconnu X est égale à la mesure d‟un méridien c'est-à-dire 2 π r, où r est le
rayon de la Terre inconnu, et π est la valeur attribuée à pi.
X = 50 x 5000 stades = 250.000 stades
La distance entre Syène et Alexandrie vaut 786 km, très proche de 5000 x 157,5.
Cléomède, qui est le seul auteur qui rapporte intégralement l'ensemble du raisonnement
d‟Ératosthène, donne la valeur de 250000 stades et le rapport de 1/50 de l‟angle rond, mais
c‟est un vulgarisateur qui s‟intéresse plus à la méthode qu‟aux résultats numériques. D'autres
auteurs fournissent des données contradictoires : par exemple, certains ont donné 5250 stades
pour la distance entre Alexandrie et Syène et 1/48 d‟angle tour pour l'angle mesuré à
Alexandrie ; à partir de ces données on trouve 5250 x 48 = 252 000 stades pour le méridien.
Si le stade vaut 157,5 m, la circonférence de la Terre est de 157,5 x 252000 = 39690 km alors
qu‟elle est aujourd‟hui estimée à 40075 km : Ératosthène aurait donc fait une erreur d'environ
1%.
L'inclinaison des rayons du Soleil à midi, au solstice d'été à Alexandrie par rapport au
gnomon vertical est de 7 ° 12 '= 7,2 °, et à Syène est 0 °. À partir de là on calcule
7,2 ° - 0 ° = 7,2 °
Il est utile de préciser, d‟un point de vue éducatif, qu‟il s‟agit d‟une différence entre deux
angles, même si l'un des deux est égal à 0°. Mais la méthode peut être utilisée avec deux
points placés sur le même méridien à des latitudes différentes, ou tout autre jour de l'année, et
dans ces cas les angles qui doivent être mesurés sont 2, et on doit calculer leur différence :
c‟est le cas avec le Solstice d‟Hiver comme l‟écrit Cléomède.
En résumé, les sources donnent pour la distance entre Alexandrie et Syène les mesures de
5000 ou 5250 stades, pour l'angle mesuré à Alexandrie 7° 12' ou 7° 30'. La valeur du méridien
est donc égale à 250 000 ou 252 000 stades : cette deuxième valeur provient de la précédente
ou peut-être d'un « ajustement » fait par Ératosthène même, étant donné que 252000 c‟est un
nombre avec de nombreux diviseurs entiers y compris 6, et 6° étaient un exacontade (unité de
mesure pour les angles).
Nous découvrons en plus que 2520 est divisible par 1,2,3,... 9,10 puis aussi par
12,14,15,18,20 et bien d'autres entiers et ensuite par 60, 360 et 700 : c‟est donc un nombre
très riche de sous-multiples donc très utile. Si on accepte cette valeur, on trouve que
252000 : 360 ° = 700 stades : 1°
Donc un degré correspond à 700 stades, donnée très importante dans l'histoire de la mesure
de la Terre : Ptolémée, au lieu de prendre la mesure de 700 stades pour 1° choisira la mesure
de 500 stades, avec de lourdes conséquences sur la cartographie et les voyages. Sans compter
qu‟il y a le problème de la valeur du stade.Cela conduit à d'autres considérations de caractère
historique par rapport à la façon dont a été définie la longueur du mètres comme la 400
millionième partie du méridien terrestre : un nombre certes « très propre » qui a peut-être
déterminé a posteriori la longueur exacte du mètre.
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On soulève également la question de savoir comment il était possible de mesurer avec
précision et de manière fiable une grande distance sur le terrain, en ligne droite entre deux
lieux qui ne se voient pas l‟un l‟autre. Guedj dans son livre Les Cheveux de Bérénice, décrit
l'activité des bématistes, arpenteurs au rythme régulier, capables de garder le même pas
pendant des jours et des milles. Il suffisait alors de compter leurs pas, pour estimer même de
grandes distances.
V.
QUELLES ERREURS A-T-IL COMMISES ET QUELLES APPROXIMATIONS
ONT SES CALCULS ?
Ci-dessous quelques exemples :

Syène n‟était pas exactement sur le Tropique

Alexandrie et Syène n‟étaient pas exactement sur le même méridien.
On retrouve la difficulté d‟avoir des données précises sur les coordonnées des lieux aux
différentes époques, en plus de la difficulté de savoir quels était exactement les points
considérés dans les 2 villes.
De là vient la découverte de la difficulté à déterminer la longitude par rapport à la relative
facilité, et la multitude de façons, qui étaient connues au temps d‟Ératosthène, pour
déterminer la latitude d'un lieu. En fait, la latitude est donnée par :

la hauteur du pôle céleste sur l‟horizon

le rapport de l‟ombre la plus longue, à midi, au Solstice d'Hiver et l'ombre la plus
courte à midi au Solstice d‟Été

le rapport différent entre la longueur de la journée la plus longue et la plus courte de
l'année.
Pour la latitude, il faut qu‟un déplacement du Sud au Nord et vice versa, soit effectué le
long d'un méridien, c'est-à-dire, le long du plus grand cercle de la sphère terrestre, et que donc
tous les cercles méridiens soient égaux entre eux : cela signifie que, à un même nombre de
stades ou de jours de marche le long d'un méridien, correspond un nombre égal de degrés de
latitude. Pour les longitudes en revanche, selon qu'on se déplace d'est en ouest le long d'un
parallèle près de l‟Équateur ou près des Pôles, le nombre de degrés qui correspond à un
certain nombre de stades, ou de jours de marche, est très différent : le maximum est atteint sur
l‟Équateur et le minimum au Pôle.
Sur certaines cartes, comme l'Ecumene de Ptolémée, nous avons trouvé, sur certains
parallèles, une indication des milles correspondant à un 1° de longitude. Il faut donc faire un
calcul, pour chaque parallèle, pour savoir combien de milles correspond à 1° ou combien de
degrés correspondent à une certaine distance linéaire. En plus transporter le temps est un
problème difficile avant d'avoir une horloge mécanique. Donc, pour les anciens, il était
nécessaire de reconnaître une « horloge sidérale » : une horloge donnée par les astres et donc
visible par tous est fournie par les éclipses lunaires : le moment où commence ou se termine
une éclipse lunaire peut être observé dans plusieurs pays et chacun peut déterminer à quel
moment se produit, chez lui, cet événement. Comme l'éclipse de la Lune se voit la nuit, on a
besoin d'un système pour marquer les heures, même sans le Soleil : clepsydres et sabliers.
Ainsi la confrontation des heures et la relation 1heure / 15°, sert à calculer la différence de
longitude entre deux lieux. La rareté mais aussi la « préciosité » des éclipses, sont la raison de
la difficulté d'utiliser cette méthode et de l‟approximation des mesures trouvées.
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On réfléchit aussi sur les mesures de longueur et la taille du stade : pour les anciens Grecs
un stade est l‟équivalent d'environ 600 pieds, mais dans le Système Grenier 1 stade vaut
177,60 m, dans le Système d‟Alexandrie il vaut 184,85 m et le Stade Égyptien vaut 157,5157,2 m. Une question linguistique et étymologique est alors posée : le mot stade a-t-il
quelque chose à voir avec le lieu des courses ?
À travers les calculs qu‟on a fait on pose une autre question mathématique : quelle est la
valeur utilisée pour π par Ératosthène, au troisième siècle avant JC à Alexandrie ? Est-il égal
ou est-il supérieur à 3 ? S‟agit-il d‟une valeur exprimée à travers des sommes de fractions ? Et
comment sont exprimées les parties de l'unité angulaire et linéaire en Grèce et en Égypte ?
VI.
CONCLUSIONS ET QUESTIONS OUVERTES
La complexité des relations entre les domaines de connaissance, à l‟intérieur même d‟une
discipline, entre les périodes de l'histoire comme entre les lieux géographiques, apparaît dans
ce parcours dans toute sa richesse et comme une dimension incontournable du savoir.
Beaucoup de questions, cependant, sont restées ouvertes, et beaucoup de nouvelles questions
se posent le long du chemin : certaines sont ouvertes à cause des connaissances limitées du
groupe d‟étudiants, pour d'autres questions les raisons sont dans l'histoire de la science. Parmi
elles :

on ignore l'endroit exact des mesures à Alexandrie et surtout à Syène

Ératosthène, qui connaissait la géométrie d‟Euclide, mesure-t-il la distance entre
Alexandrie et Syène, qui ne sont pas sur le même méridien, ou la distance entre
Alexandrie et sa projection orthogonale sur la ligne du Tropique ?

quel genre de gnomon ou de cadran solaire, a été utilisé à Alexandrie pour voir
l'ombre avec précision ? était-ce un scaphé, comme on le devine dans le texte de
Cléomède ?

quelle méthode utilisaient les cartographes Égyptiens pour mesurer la distance entre
Alexandrie et Syène ? Ont-ils utilisé des bématistes ?

y a-t-il vraiment un puits à Syène, ou fait-il partie de la légende ?

quelle mesure du stade a utilisé Ératosthène ?

Ératosthène a-t-il calculé le nombre de stades qui correspond à un tour de la Terre, ou
a-t-il également calculé le nombre de stades correspondant à d‟autres parallèles que
l‟Équateur ? (dans l‟Ecumene de Ptolémée on trouve les mesures pour Anti-Méroé et
Thulé)

pourquoi Marinus de Tyr et Ptolémée n‟ont-ils pas utilisé ces données et ont-ils plutôt
utilisé la correspondance de 1° à 500 stades (et non 700) ?
La richesse de la méthode par indices est témoignée par l‟ouverture à laquelle aboutit un
travail qui offre un grand nombre de nouvelles connaissances et favorise la rencontre avec la
complexité de la construction de la connaissance scientifique. Elle a montré comment les
mathématiques ont progressé pour essayer de répondre à des problèmes concrets et combien
elles sont enracinées dans les territoires et dans les cultures qui les ont exprimés.
La démarche d'investigation en didactique des Mathématiques
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REFERENCES
Casati R. (2000) La scoperta dell’ombra. Milano : Mondadori
Cléomède De motu circulari corporum caeletium. Traduction française (1980) Théorie
élémentaire Goulet R. (Trad.) Paris : Vrin.
Guedj D. (2003) Les cheveux de Bérénice. Paris : Seuil.
Lanciano N. (2014) Navigare tra il cielo e la terra : che cos’è la latitudine. PP
http://www.umi-ciim.it/attivita-della-ciim/convegni/xxxii-convegno/
Plinio Naturalis Historia II, 183
Russo L. (1997) La rivoluzione dimenticata. Milano : Feltrinelli
Russo L. (2013) L’America dimenticata. Milano : Mondadori
https://www.youtube.com/watch?v=eg0GH1eFq6M
http://www.fondation-lamap.org/fr/eratos
http://www.vialattea.net/eratostene/index.php?option=com_content&view=article&id=274&It
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