BROUILLAGE DE L`OPPOSITION « AMI
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BROUILLAGE DE L`OPPOSITION « AMI
BROUILLAGE DE L'OPPOSITION « AMI-ENNEMI » ET « BANALISATION » DES PRATIQUES D'ATROCITÉ. À PROPOS DES PHÉNOMÈNES RÉCENTS DE VIOLENCE EN COLOMBIE ESKA | « Problèmes d'Amérique latine » 2012/1 N° 83 | pages 9 à 32 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) ISSN 0765-1333 ISBN 978236259035 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2012-1-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Daniel Pécaut, « Brouillage de l'opposition « ami-ennemi » et « banalisation » des pratiques d'atrocité. À propos des phénomènes récents de violence en Colombie », Problèmes d'Amérique latine 2012/1 (N° 83), p. 9-32. DOI 10.3917/pal.083.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Daniel Pécaut Daniel Pécaut * Les phénomènes récents de violence en Colombie sont comparables dans leurs effets aux guerres civiles qui ont déchiré plusieurs pays. Il suffit de rappeler que la Colombie occupe le deuxième rang mondial pour le nombre de personnes déplacées de force et peut-être le premier pour les changements dans la propriété de la terre qui en ont résulté. Ces chiffres ne donnent cependant qu’une image très incomplète de la cruauté qui a accompagné ces bouleversements : toute la panoplie des horreurs qui accompagnent les guerres civiles s’est déployée, massacres collectifs, assassinats ciblés, tortures, disparitions forcées, viols, enlèvements, etc. Ces phénomènes se sont produits sans que la référence officielle à l’État de droit ait été ouvertement rompue même si les dispositifs d’exception n’ont pas manqué et, surtout, si l’État a très souvent été impliqué dans les atrocités. Une partie importante de la population n’a pas été confrontée directement à la violence et a pu fermer les yeux sur les violations massives des droits de l’homme. Cet essai prétend montrer comment les pratiques d’atrocité ont pu si aisément se banaliser. L’explication proposée met l’accent sur les faits que * Daniel Pécaut est directeur d'études à l'EHESS. Problèmes d’Amérique latine, N° 83, Hiver 2011-2012 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » et « banalisation » des pratiques d’atrocité. À propos des phénomènes récents de violence en Colombie Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA les phénomènes de violence ne peuvent pas tous être rapportés à une ligne de division « ami-ennemi » : de multiples protagonistes y interviennent avec des objectifs qui ne sont pas politiques et de nombreux secteurs de la société ne se reconnaissent pas dans une telle division. Dans la mesure où les affrontements se livrent dans une large mesure par population civile interposée, le recours aux pratiques d’atrocité est une manière pour les protagonistes d’imposer leur emprise sur elle, l’obligeant soit à la soumission, soit aux accommodements, avec pour but de consolider ainsi leur implantation territoriale. En somme ces pratiques ne mettent que rarement en jeu des affirmations identitaires ; elles visent à les substituer en suscitant des frontières mouvantes et des classements imprécis entre les habitants. Dans une première partie, on reviendra brièvement sur l’expérience de la Violencia. Dans la seconde partie, on décrira les dynamiques de violence à l’œuvre depuis les années quatre-vingt. Dans la troisième partie, on se placera du côté de la société pour montrer comment les pratiques d’atrocité conduisent à imposer de la différence au sein de populations caractérisées plutôt par la ressemblance. Dans la dernière partie, on se situera du côté des « exécuteurs » pour considérer comment ils peuvent effectivement perpétrer leurs crimes comme s’il s’agissait de tâches ordinaires. Deux remarques préalables sont nécessaires. Cet essai ne vise pas à une étude historique de l’évolution de la violence au cours des dernières décennies. Du reste il prend surtout appui sur la situation qui a prévalu entre la fin des années 1990 et la fin de la première décennie des années deux mille. Il ne cherche pas à spécifier ce qui est compris sous la rubrique « atrocité » : la mention de la panoplie des horreurs semble suffisante 1. La Violencia des années 1946-1960 La Colombie a connu depuis 1946 deux épisodes de « violence » accompagnés d’innombrables atrocités. Une fois encore, si l’on décrit d’un point de vue « factuel » les pratiques d’atrocité, les ressemblances l’emportent sur les différences. Décapitations, démembrements, viols, etc. sont à l’œuvre dans les deux moments. Que l’usage de la tronçonneuse soit plus fréquent dans la phase récente montre les progrès des techniques mais ne change guère le tableau. En revanche le contexte et la définition des acteurs se modifient, et surtout les finalités et les significations attribuées à ces pratiques, leur mise en scène et leurs rituels, et, en définitive, leurs implications. 1. Dans son excellent ouvrage sur les massacres dans l’Urabá, Andres Fernando Suarez distingue les « simples massacres » des massacres accompagnés de sévices divers (A. F. Suarez, Identidades politiquas y exterminio reciproco. Massacres y guerras en Urabá 1991-2001, La Carreta, 2007). Il est cependant évident que les sévices interviennent encore plus souvent en dehors des épisodes de massacre et qu’aucune comptabilité ne peut en être faite. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 10 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Sans doute des continuités contextuelles sont indéniables, qu’elles concernent les structures institutionnelles, politiques ou sociales. Pour les résumer en quelques lignes : précarité de la symbolique nationale, fragmentation des scènes locales, incapacité de l’État à faire sentir son autorité sur de vastes portions du territoire, allégeance à un « civilisme » qui interdit aux forces armées de se mêler ouvertement de politique tout en leur laissant le champ libre pour des fonctions de maintien de l’ordre, interférences entre les réseaux institutionnels et les réseaux de pouvoir privés, adhésion maintenue de la plupart des secteurs influents, économiques et politiques à un schéma libéral qui se traduit par leur rejet de toute concentration excessive du pouvoir, maintien de leur contrôle sur les classes populaires et de leur politique de cooptation progressive des classes moyennes, large adhésion à un style de gouvernance reposant sur des transactions incessantes entre tous les groupes disposant de capacité de pression. De telles continuités sont d’autant plus étonnantes que la Colombie a connu par ailleurs une très rapide modernisation au cours des dernières décennies marquée par des transformations démographiques, sociales et culturelles. Il suffit à cet égard d’indiquer qu’au lieu de 70 % de population rurale le taux de population urbaine approche les 80 %, que le niveau d’éducation a connu d’énormes progrès, que l’ouverture culturelle a mis un terme au provincialisme, que les mœurs échappent au contrôle d’une Église catholique par ailleurs concurrencée par d’autres églises. Pour comprendre les dynamiques de la violence récente, il convient donc de prendre en compte non pas les continuités en elles-mêmes mais leur combinaison avec des discontinuités fondamentales. Nombre de leurs protagonistes et des réseaux politiques se placent à la charnière, ce qui explique les tensions et les dissonances qui les traversent. La Violencia des années cinquante présente bien des aspects d’une guerre civile. La lutte pour le pouvoir entre les deux partis traditionnels constitue la trame de fond en instaurant une division « ami-ennemi » qui traverse presque toute la société. Le rôle du gouvernement conservateur dans le déclenchement du conflit est considérable et le conflit est donc alimenté d’en haut et partiellement centralisé, mais il s’exacerbe au fur et à mesure qu’il se décentralise et devient aussi porté par des antagonismes d’en bas. De l’âpreté des hostilités témoignent non seulement le chiffre des morts, estimé à 200 000, mais les déplacements de population. Les atrocités qui les accompagnent sont comparables à bien des égards à celles de la guerre d’Espagne. Plusieurs facteurs contribuent à leur diffusion. Le conflit met en jeu ce qui est à la base des identités personnelles et collectives. Les deux partis ne sont pas seulement des organisations politiques nationales. Bien plus que l’État, ils encadrent à travers leurs réseaux locaux l’ensemble de la population, tant rurale qu’urbaine. Ils constituent de véritables sous-cultures transmises de génération en génération. Dès lors le conflit n’oppose pas uniquement les « activistes » et se réclament d’une Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 12 Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Cette opposition politique n’aurait pas été aussi lourde de conséquences si elle n’avait pris une dimension religieuse. Disposant historiquement du soutien de l’Église catholique, les conservateurs les plus combatifs ne se limitent pas à mettre en cause le principe de la légitimité démocratique en invoquant l’origine divine de l’autorité, ils proclament l’incompatibilité entre l’appartenance au parti libéral et la doctrine catholique. À la différence des républicains espagnols, les libéraux, qui ne sont pourtant guère moins croyants et pratiquants que les conservateurs, ne menacent pas les prérogatives de l’Église. Mais cette référence au sacré suffit pour que les uns et les autres aient le sentiment de vivre une autre guerre d’Espagne et justifier les atrocités qu’ils commettent. L’acharnement sur les corps obéit souvent à des mises en scène et à des rituels destinés à avoir valeur de sacrilèges. Si la Violencia est par ailleurs si complexe, c’est que les processus de conflictualité sociale qui occupent une place considérable ne se laissent pas ramener aux divisions politiques ou religieuses. Les élites des deux partis se retrouvent la plupart du temps du même côté dès que la mobilisation sociale menace de leur échapper. Il en a été ainsi face à l’essor du vaste mouvement populiste mené par Gaitán et face aux émeutes urbaines qui ont suivi son assassinat en 1948. Dans le climat de guerre froide, ces mêmes élites ont ensuite argué de la menace communiste pour démanteler systématiquement les syndicats et autres organisations populaires. Par la suite elles se sont efforcées de canaliser dans le cadre des deux partis politiques les phénomènes de violence qui, parfois dans le sillage des anciennes luttes agraires ravageaient les zones rurales. Rares sont effectivement les mouvements agraires qui sont parvenus à se soustraire à cette tutelle et, inversement, les élites économiques et politiques ont terminé en exerçant une hégémonie sans précédent alors qu’elles portaient la responsabilité des quinze années de violence. Identifications partisanes, instrumentalisation du religieux, répression et manipulation des classes populaires se sont conjuguées dans une guerre civile fragmentée, sans front défini, mue localement par des intérêts et la vengeance, dérivant à son terme vers des actions de pur banditisme. À côté de la référence aux partis traditionnels, les pratiques d’atrocité en ont constitué la trame permanente. Il est inévitable que la Violencia ait laissé des traces indélébiles et marqué les mémoires individuelles. Mais les unes et les autres n’ont pas pu s’inscrire dans un récit historique et, moins encore, dans une évocation institutionnelle qui leur auraient donné un sens. Une des raisons en est que le silence a été la condition pour la mise sur pied du Front national, ce pacte de réconciliation entre les élites des deux partis traditionnels, formule conçue comme provisoire qui s’est maintenue en définitive pendant trois décennies. S’il a mis fin aux passions partisanes, le pacte a eu aussi pour effet de rendre inintelligibles aux nouvelles générations les enjeux de la Violencia. Ces générations ont voulu Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA obédience ou de l’autre, il se nourrit aussi des passions partagées par la plupart. Les exemples d’habitants d’un hameau qui s’en prennent à ceux du hameau voisin d’une allégeance différente ne manquent pas. Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 13 Sur les phénomènes de violence des dernières décennies : les mutations de contextes et de dynamiques des atrocités Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les phénomènes de violence des dernières décennies s’inscrivent dans un horizon bien différent. Sans doute la coupure avec la Violencia n’est pas complète. Les cicatrices de cet épisode ne sont pas toutes effacées. Elles subsistent concrètement dans de nombreuses régions rurales et se trouvent ravivées par la dynamique sans fin des processus de colonisation. Elles se manifestent aussi par la fragmentation territoriale des réseaux de pouvoir et leur fréquent usage de la force pour asseoir leur influence. Mais l’imaginaire associé aux deux partis traditionnels ne joue plus aucun rôle dans la violence ou presque. L’Église catholique n’en est plus non plus un acteur central et la symbolique religieuse n’est plus qu’une référence accessoire. On ne peut parler de guerre civile globale : seules quelques régions, surtout des régions périphériques, connaissent un climat de guerre et, même là, c’est une minorité de la population qui se solidarise avec les protagonistes et moins nombreux encore sont ceux pour lesquels cette solidarité constitue un principe d’identité personnelle ou collective. Pour la majeure partie des Colombiens le processus de violence se résume dans l’accroissement de « l’insécurité » et dans les efforts pour s’en protéger. Le fonctionnement institutionnel ne connaît pas d’interruption reconnue, du moins si on considère que le recours aux dispositions d’exception s’intègre à ses moyens habituels. L’adoption d’une nouvelle constitution en 1991 met du reste un terme aux restrictions héritées du Front national et vise à rien de moins qu’à instaurer un « État social de droit ». S’étendant sur plus de trente ans, les phénomènes de violence connaissent, eux, des transformations plus ou moins prononcées. Mais ces transformations tournent autour de quelques trames majeures, trames à la fois hétérogènes et interférant les unes avec les autres. Les interprétations, qu’elles soient formulées par les dirigeants politiques ou par les commentateurs, tendent selon les moments à mettre l’accent sur l’une ou sur l’autre, mais c’est bien leur combinaison qui est fondamentale. Une première trame renvoie à l’évolution du conflit armé entre les guérillas et les forces, officielles ou non, qui les combattent. Les guérillas n’ont plus grand-chose en commun avec les guérillas de l’époque de la Violencia même si l’une d’entre elles, les FARC, prend au départ appui sur les anciens foyers paysans d’« autodéfense ». Celles qui voient le jour dans les années soixante se veulent clairement révolutionnaires tout en se réclamant des diverses idéologies radicales du moment. Jusqu’à la fin des années soixante-dix elles marquent cependant le pas ; cantonnées dans les périphéries du pays, elles ne parviennent guère à inquiéter le régime. Leur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA ignorer que les classes populaires s’étaient entre-tuées pour des causes qui n’étaient pas les leurs et n’ont retenu que la composante de conflictualité sociale en pensant qu’elle pouvait aisément s’étendre jusqu’à cette fois faire tout basculer. Daniel pÉcaut montée en puissance ne se produit qu’ensuite. Ni les tentatives de négociation menées à plusieurs reprises par le gouvernement, ni la démobilisation de plusieurs d’entre elles en 1990-1991 ne réussissent à enrayer les avancées des deux organisations subsistantes, l’ELN et surtout les FARC. Ces dernières ne cessent d’étendre leur implantation et remportent des succès militaires retentissants entre 1995 et 1998. Leur objectif d’accéder au pouvoir semble alors ne pas être hors d’atteinte. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les forces armées n’étaient guère préparées à faire face à une telle menace. Ce n’est qu’en 1998, au moment où commence une nouvelle tentative de négociation avec les guérillas, qu’elles entament une modernisation rapide : accroissement et professionnalisation de leurs effectifs, acquisition de moyens aériens et en techniques d’observation. Aux mesures du gouvernement colombien à cet égard s’ajoute l’aide des États-Unis dans le cadre Plan Colombie signé en 2000 qui se traduit par l’accentuation de cette modernisation 2. Dès lors les guérillas se voient obligées de renoncer aux opérations militaires d’envergure et de revenir aux méthodes classiques du combat de guérilla. Le renforcement au même moment d’organisations paramilitaires est pourtant ce qui donne vraiment une nouvelle tournure au conflit armé : recourant à des méthodes expéditives et bénéficiant de la tolérance des forces armées quand ce n’est pas de leur soutien, elles parviennent rapidement à récupérer des zones stratégiques avant de faire irruption jusque dans les bastions traditionnels des guérillas. Le conflit armé entre guérillas et forces « antisubversives » constitue donc l’une des trames centrales des phénomènes de violence. Pendant les deux mandats d’Alvaro Uribe (2002-2008), la lutte contre les guérillas constitue, sous le nom de politique de « sécurité démocratique », la priorité gouvernementale. En dépit de l’incontestable affaiblissement des guérillas après 2006, les affrontements militaires continuent encore à ce jour. Une seconde trame renvoie à l’impact du narcotrafic et des narcotrafiquants sur la montée des phénomènes de violence. Comme c’est bien connu, la Colombie est devenue à la fin des années soixante-dix une plaque tournante du trafic de drogue, puis dans les années 1990 un épicentre de la culture de coca. L’aggravation du conflit armé en est indissociable. Les guérillas y puisent les ressources nécessaires à leur expansion 3 et à leur armement, en particulier les FARC qui règnent sur les principales régions de culture. Il en va de même des organisations paramilitaires. Celles-ci ne sont en fait souvent qu’une émanation directe des narcotrafiquants et sont au service de leurs intérêts autant que la lutte contre les guérillas et leurs appuis. 2. L’aide américaine est en principe destinée à la « guerre contre la drogue ». Outre que les moyens d’observation servent aussi dans le combat contre les guérillas, des contractuels d’agences privées de sécurité américains participent vite à la protection des oléoducs et autres points sensibles. 3. Bien d’autres sources financières vont s’y ajouter, comme les prélèvements sur les productions pétrolière et bananière, et l’élevage. Sans oublier le produit des extorsions diverses et des enlèvements. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 14 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Mais l’impact du narcotrafic est bien plus global. À partir de 1985, les narcotrafiquants, à commencer par ce qui est désigné comme le cartel de Medellín, inaugurent le recours à un terrorisme à grande échelle, à la fois aveugle et ciblé, et parviennent à ébranler les institutions comme les guérillas n’avaient alors jamais réussi à le faire. D’innombrables bandes armées se forment en liaison directe ou non avec les narcotrafiquants, telles les bandes juvéniles qui imposent leur contrôle sur les périphéries urbaines ou celles de sicarios qui se chargent des assassinats pour le compte de commanditaires divers. De manière plus générale, l’économie illégale commence à pénétrer de larges secteurs de l’économie légale et à alimenter une corruption qui touche toutes les institutions et une grande partie de la classe politique. Le narcotrafic engendre ainsi une situation sociale chaotique. L’envolée des taux d’homicides à partir de 1987 en est le reflet : ils atteignent au plan national en 1991 plus de 80 pour 100 000 habitants, à Medellín plus de 400, bien davantage que le nombre de morts résultant directement des affrontements armés. Le narcotrafic provoque simultanément l’ébranlement des vieilles structures hiérarchiques : des nouveaux venus, forts de fortunes amassées soudainement, font leur entrée en scène et concurrencent les anciennes élites économiques et politiques. Ils imposent leurs manières de faire et accélèrent la déliquescence des valeurs « traditionnelles » et des deux partis politiques qui avaient dominé l’histoire de la Colombie. Une troisième trame est liée à la polarisation politique qui commence à traverser une partie de la société à partir des années quatre-vingt. Se mettent alors en place des noyaux d’extrême droite composés de membres de la force publique, de la classe politique et des « cartels » de narcotrafic et résolus à recourir à la violence contre tous ceux qu’elle accuse de « progressisme ». Au premier rang des cibles figurent les militants de l’Union patriotique, un parti légal créé sous l’égide du parti communiste et des FARC à un moment où celles-ci ont signé une trêve avec le gouvernement. L’extrême droite ne doute pas un instant que la formation de ce parti ne soit qu’un avatar de la « combinaison de toutes les formes de lutte » et se convainc encore plus de la menace à la suite des succès électoraux qu’il remporte en 1988 dans des régions de forte présence de la guérilla. La réponse est une campagne systématique d’assassinats des militants et cadres de ce parti et du parti communiste : le chiffre des victimes est estimé à 3 000 ou plus. Mais ces noyaux procèdent de même à l’encontre des militants des droits de l’homme, des ONG ou des courants qui critiquent le régime. Le résultat en est que la gauche légale se voit pratiquement dépossédée de représentation politique 4. 4. L’hégémonie des deux partis traditionnels a constamment limité les chances d’une alternative. Paradoxalement la période de Front national entre 1960 et 1972 est la seule où une forte opposition politique s’est constituée. Le ralliement par la suite des courants d’extrême gauche aux thèses de la lutte armée a puissamment contribué à la marginalisation de la gauche sur la scène politique officielle. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 16 Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA La dernière trame renvoie à la dimension sociale du conflit. Les guérillas prétendent bien sûr représenter les classes populaires et, plus largement, les secteurs progressistes. Si elles comptent effectivement au départ avec la sympathie de secteurs de la classe ouvrière et de la classe moyenne et disposent alors pour diffuser leurs visions du relais de groupuscules de gauche, cet appui tend à s’éroder à partir des années quatre-vingt-dix : à la suite de l’extermination dont sont victimes les membres de ces partis, en particulier l’Union patriotique, les FARC s’orientent vers la voie purement militaire au risque de s’isoler. Sans doute les guérillas disposent-elles toujours d’une importante présence rurale mais elles ne mènent aucune transformation qui améliorerait le sort des paysans et n’hésitent pas à user de la contrainte autant que de la conviction. En revanche, sous prétexte de lutte antisubversive, des forces multiples entreprennent d’expulser par la terreur des dizaines de milliers de petits cultivateurs et d’accaparer leurs terres. Certes leur objectif est dans un premier temps de refouler les guérillas et de récupérer des régions stratégiques, ce qui passe aussi par l’élimination des cadres des mouvements sociaux. Dès la fin des années quatre-vingt-dix, le dessein devient simultanément économique sous l’impulsion des narco-paramilitaires – les narcotrafiquants et les paramilitaires étant devenus indissociables ou presque – et de leurs nombreux alliés : terratenientes, entreprises capitalistes soucieuses de développer les cultures d’exportation (bananes, palme ou encore les exploitations forestières), classe politique nouvelle. Si la distribution de la terre et de la richesse avait toujours été profondément inégale, leur concentration atteint désormais un degré sans précédent. La distinction de ces trames n’est à l’évidence qu’une simplification de la réalité. Elles sont en réalité constamment imbriquées. Les interférences qui en résultent compliquent les logiques de violence. Le conflit armé, défini comme affrontement entre les guérillas et les forces antisubversives, implique sans doute un clivage « ami-ennemi », à connotation tant militaire que politique. Ce clivage ne concerne pas seulement les organisations armées légales et illégales. Il affecte des secteurs entiers de la population civile, soit qu’ils sympathisent avec l’une ou l’autre, soit que, soumis à leur emprise, ils soient amenés à s’adapter à leurs normes. Mais les phénomènes de violence ne peuvent se résumer à un antagonisme entre deux camps. De nombreux protagonistes de la violence, comme les bandes urbaines, ne s’insèrent pas ou seulement occasionnellement dans une telle opposition. Au sein des deux « camps » les conflits sont nombreux : entre groupes paramilitaires, les luttes sanglantes sont incessantes, elles ne Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA La droitisation de la société ne fait que s’accentuer par la suite. Elle atteint son paroxysme avec l’appui massif dont bénéficie Alvaro Uribe pendant ses deux mandats. Mais elle concerne aussi l’État au plus haut niveau. Non content de traquer toute contestation, il apparaît comme impliqué dans les opérations des réseaux paramilitaires. Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Par ailleurs, les affrontements entre organisations paramilitaires et guérillas ne constituent pas un obstacle à ce qu’elles réalisent entre elles de multiples transactions. Leur participation commune au fonctionnement de l’économie de la drogue les rend nécessaires : les guérillas installées dans les zones de cultures de coca sont bien souvent obligées de livrer leur production aux narco-paramilitaires installés dans les bourgades voisines qui assurent la commercialisation. Ces dernières années, les transactions ont même localement débouché sur des alliances ponctuelles entre « fronts » de guérilla et groupes narcos ou paramilitaires, comme dans le Nariño ou le Meta. Les reconversions de guérilleros en purs narcotrafiquants ne sont pas exceptionnelles, celles en paramilitaires le sont encore moins. Il est probable que près d’un quart des paramilitaires d’un certain âge ont fait leurs premières armes dans la guérilla. Cela concourt souvent au désarroi des habitants qui se retrouvent face à des combattants qui ont changé d’uniforme. À supposer que les convictions interviennent au départ, elles s’avèrent parfois malléables. Le recrutement des nouveaux combattants des groupes illégaux est encore plus loin de se fonder toujours sur des affinités politiques préalables. En principe volontaire, il peut être le produit de pressions considérables, y compris sur les familles. Il concerne de plus en plus des adolescents encore mineurs : selon un rapport international, le nombre des mineurs dans les groupes illégaux serait de plusieurs milliers, la majorité presque dépourvue d’éducation. Quand les pressions n’interviennent pas, ces adolescents sont poussés par le climat de décomposition sociale mais ils peuvent aussi être attirés par le prestige des armes, la reconnaissance qu’ils en espèrent et, pour ceux qui rejoignent les paramilitaires, par les soldes qui sont versées. Si les carrières peuvent durer des années pour les guérilleros, elles sont souvent aléatoires dans les autres organisations en raison de la faible cohésion qui les caractérise. En fait, les frontières de ce qui relève du politique d’une part et d’autres facteurs d’autre part sont en permanence brouillées. Des protagonistes majeurs comme les narcotrafiquants ou les bandes urbaines sont loin de n’être mus que par des objectifs politiques : la bonne marche économique de leurs affaires n’importe pas moins. Dès lors que les paramilitaires ne se contentent plus de refouler les guérillas mais visent, pour leur compte ou celui de leurs commanditaires, à accaparer les terres et à prendre le contrôle de services publics, les finalités économiques prennent le dessus sur les finalités politiques. Les moyens mis en œuvre par les groupes armés illégaux, extorsions, enlèvements, etc., ne se distinguent pas aisément de ceux déployés 5. Entre 2007 et 2008, on estime que les affrontements entre l’ELN et les FARC ont fait près de 1 000 morts dans le Nariño, presque autant dans l’Arauca. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA manquent pas non plus à certains moments entre des fronts des FARC et de l’ELN 5. 18 Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les délimitations entre le légal et l’illégal ne sont pas moins poreuses. Les acteurs illégaux ont leurs relais au sein des institutions et en influencent des pans entiers. L’ampleur de la corruption en est l’une des manifestations les plus visibles. La collusion entre une partie de la classe politique et des forces armées avec les groupes paramilitaires est une donnée essentielle de la violence. Corruption et collusion atteignent leur maximum pendant les deux mandats d’Uribe : l’État en devient alors la clef de voûte. Ce brouillage des repères constitue la toile de fond de la généralisation des pratiques d’atrocité. Les logiques mafieuses, politiques, militaires et de criminalité organisée se combinent dans ces pratiques qui font partie du répertoire d’action habituel de tous les protagonistes. Les narcotrafiquants ont sans doute été les pionniers en ce domaine : leur terrorisme à grande échelle a ouvert la voie mais aussi leurs méthodes de règlement de compte entre groupes rivaux et de « neutralisation » ciblée de ceux qui prétendaient entraver, voire seulement dénoncer, leur emprise croissante : ils ont banalisé le recours aux tortures, enlèvements et massacres. Il n’est pas surprenant, en raison de l’osmose entre eux, que les paramilitaires aient repris à leur compte ces procédés jusqu’à en faire l’instrument majeur de leur « guerre ». De nombreux membres de la force publique y sont impliqués, soit qu’ils aient rejoint les rangs des paramilitaires, soit qu’ils soutiennent leurs actions, soit encore qu’ils agissent de façon autonome – un scandale révèle en 2009 que pour gonfler le bilan de leurs succès, ils ont enlevé et exécuté des dizaines d’individus issus des secteurs populaires en les présentant comme des guérilleros. Outre les multiples assassinats et massacres, les guérillas se sont, quant à elles, fait une spécialité des enlèvements : leur nombre dépasse trente mille depuis le début des années quatre-vingt. Tout en ayant divers objectifs, les stratégies des organisations illégales ont en commun de se livrer principalement par population civile interposée. Les affrontements directs entre guérillas et paramilitaires sont rares. en effet, les paramilitaires les évitent car leur formation proprement militaire est bien inférieure et donc leur capacité de combat. À la différence de ce qui se passait lors de la Violencia, la population civile est cependant loin de s’identifier d’elle-même à l’un ou l’autre camp sauf dans quelques régions. Mais son contrôle est un enjeu fondamental pour tous les groupes armés, non pour obtenir son ralliement, mais pour avoir la maîtrise de son territoire. L’imposition de différences dans un contexte d’indifférenciation : pratiques d’atrocité contre les civils les Les pratiques d’atrocité qui ont eu cours ces dernières décennies en Colombie ne supposent pas la référence à une « altérité radicale ». Lorsqu’elles touchent la population civile, leur but est souvent d’imposer un clivage là Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA dans les activités de délinquance ordinaire et, en devenant des routines, finissent par obscurcir les desseins politiques dont ils se réclament. Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Mettre l’accent sur la ressemblance peut paraître surprenant. Sans doute le conflit ne met pas en jeu des oppositions ethniques 6 ou religieuses. Mais n’est-ce pas sous-estimer la division politique et sociale qui préexistait dans plusieurs régions aux affrontements armés et les a ensuite sous-tendus ? Le processus de colonisation du sud du pays n’a-t-il pas été encadré par les FARC qui ont inculqué aux habitants leurs normes et leurs représentations ? Un encadrement semblable ne s’est-il pas produit au fur et à mesure de la colonisation d’autres régions, de l’Urabá à l’Arauca ? Il convient aussi de prendre en compte les régions où étaient présentes des organisations syndicales et des mouvements paysans qui militaient en faveur de transformations de fond et pouvaient nourrir de la sympathie à l’égard des objectifs mis en avant par les FARC ou l’ELN. La répartition géographique du vote en faveur de la UP à la fin des années quatre-vingt fournit d’ailleurs une indication de cette influence des courants contestataires. À l’inverse, dans d’autres régions les réseaux politiques traditionnels, soutenus par les notables et les possédants, encadraient les habitants et pouvaient les mobiliser pour rejeter tout ce qui semblait relever de la subversion 7. C’est dire que la société civile n’échappait pas aux tensions politiques. Cependant l’expansion des guérillas au début des années quatre-vingt et la contre-offensive lancée au début des années quatre-vingt-dix par la force publique et les groupes paramilitaires ont pour effet de bouleverser les lignes de séparation. Les guérillas s’implantent dans des régions où elles ne faisaient auparavant que des incursions occasionnelles. Elles mettent parfois à profit la précarité des conditions socio-économiques de la population rurale, en particulier dans les territoires de colonisation récente, et parrainent des milices dans les pôles urbanisés. De l’autre côté, les possédants et les notables mettent sur pied des systèmes d’autodéfense afin de se prémunir contre les extorsions et les enlèvements, systèmes qui tôt ou tard fusionnent avec les 6. Il ne s’agit pas d’ignorer que les populations indigènes et afro colombiennes sont particulièrement frappées par le conflit, comme on aura l’occasion de le mentionner. Mais elles ne le sont pas principalement en raison de leur identité culturelle mais parce qu’elles occupent des territoires convoités par tous les acteurs armés. 7. Symptôme de la complexité de la réalité : la zone de Puerto Boyacá qui a été le vrai berceau du paramilitarisme (Gonzalo Rodríguez Gacha, un allié de Pablo Escobar, y a organisé son groupe et la première école de formation au combat y a été créée avec le concours de militaires et de mercenaires israéliens) avait été auparavant l’un des bastions du parti communiste et des FARC : le retournement des habitants a été suscité, au moins en partie, par les extorsions et enlèvements que la guérilla multipliait. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA où rien n’y prédisposait, à créer de la différence là où prévalait et continue souvent de prévaloir le sentiment de similitude au sein de la population locale. Ceux qui les exécutent sont parfois eux-mêmes très ressemblants aux victimes. Loin d’être un frein, la ressemblance ne fait que favoriser les pratiques d’atrocité et leur routinisation. 20 Daniel pÉcaut On a vu que rares sont les affrontements directs entre les guérillas et les paramilitaires. L’avantage sur le terrain passe par le fait d’acquérir une emprise sur les habitants. La terreur et l’intimidation visent avant tout à les soumettre aux normes instaurées par les organisations armées et à éliminer ceux qui s’y refusent. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les massacres, disparitions forcées, enlèvements, tortures interviennent dans ce contexte. Ces actions ne relèvent pas d’un imaginaire identitaire qui sous-tendrait un projet d’extermination systématique d’une fraction de population, femmes et enfants compris, présentée comme « différente par nature » comme dans les dynamiques de génocide 8. Est considéré officiellement en Colombie comme « massacre » le meurtre simultané de trois ou quatre personnes – le critère n’est pas le même pour les deux administrations en charge du suivi statistique. Leur nombre et celui de leurs victimes sont impressionnants 9. Certains peuvent être qualifiés de « massacres de masse » quand ils se soldent par plus de vingt ou trente victimes. Ils sont cependant relativement rares, même pendant les années où la violence est le plus intense. Comme les données présentées plus haut le montrent, la plupart font moins de dix victimes. Comme les autres atrocités, les massacres tendent à être disséminés et ponctuels. Du reste, le décompte officiel laisse dans l’ombre les cas où se déroulent pour un même motif une série d’assassinats individuels : ils font pourtant bien plus de victimes mais n’attirent pas l’attention. Est-ce un hasard si la démobilisation officielle des paramilitaires en 2005 a été suivie d’une chute du nombre des massacres alors que celui des assassinats individuels ciblés s’est maintenu dans beaucoup de régions ? Les massacres de même que beaucoup des autres pratiques relèvent des stratégies territoriales des acteurs armés : les milliers de victimes directes et les cinq ou six millions de personnes déplacées portent témoignage de l’efficacité de la méthode. Mais aussi la soumission des habitants demeurés sur place. 8. Certains veulent que l’extermination des militants de l’UP soit considérée comme un « génocide politique ». L’extension de la notion de génocide aux massacres politiques fait cependant débat car elle risque de lui enlever sa spécificité. 9. Des rapports officiels publiés en 2012 dressent un bilan des trois décennies antérieures : 167 000 homicides, 1 312 massacres collectifs, 33 682 disparitions forcées, 35 000 enlèvements. Ces données restent cependant approximatives. Les massacres commis par les paramilitaires sont mieux recensés que ceux commis par les guérillas. Les enquêteurs, y compris les médecins légistes, ne peuvent se rendre dans toutes les zones. Beaucoup de corps sont jetés dans les cours d’eau. Les paramilitaires semblent les avoir brûlés dans certains départements. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA groupes paramilitaires. Les affrontements les plus durs se produisent dans les zones dépourvues de présence solide des administrations de l’État où se concentrent les nouvelles ressources économiques, légales et illégales. Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 21 La peur n’empêche pas les conduites d’accommodement. C’est encore plus vrai là où les acteurs armés parviennent à s’implanter de manière durable. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Pour évoquer les conduites d’accommodement, certains commentateurs empruntent à Primo Levi l’expression de « zone grise ». Elle ne paraît cependant guère convenir. Par cette expression, Primo Levi entend souligner la diversité des conditions des détenus dans les ghettos et les camps de concentration, certains parvenant à avoir des privilèges par rapport aux autres. Mais il rappelle que plus de 80 % des déportés sont mis à mort dès l’instant de leur arrivée dans des lieux d’extermination comme Birkenau 10. Les arrangements permettent à ceux qui ont échappé à cette « sélection » de survivre quelque temps mais ne leur permet pas d’ignorer le sort qui les attend. Ils affaiblissent la solidarité entre les détenus mais n’annulent en aucune manière la distance radicale d’avec les maîtres du jeu. Dans le cas colombien, les acteurs armés n’instaurent pas un système d’enfermement préludant à la suppression totale d’un sous-groupe au préalable soumis à un processus de stigmatisation et de ségrégation. Leur emprise ne recouvre pas des situations exceptionnelles mais s’étend à une grande partie du pays où elle régit la vie quotidienne. Si la référence à la notion de « zone grise » est appliquée à une situation aussi commune, elle perd beaucoup de sa pertinence. Les motifs et modalités d’accommodement dans cette situation peuvent être des plus différents. Certains motifs sont de nature économique : les zones conflictuelles coïncident souvent avec les pôles de production de ressources agricoles, minières ou pétrolières et bien sûr aux ressources des cultures de coca. L’emprise des acteurs armés s’intègre au fonctionnement de ces activités. D’autres facteurs sont d’ordre plus sociologique. Les habitants sont habitués à être encadrés par des réseaux politiques qui, même légaux, ne répugnent pas à l’emploi de la force. Les acteurs armés ne sont du reste pas toujours perçus comme extérieurs : guérilleros et paramilitaires proviennent parfois de ces régions et ont fréquemment des liens avec leurs habitants. Comme l’ont bien décrit plusieurs monographies régionales, les accommodements prévalent encore plus aisément là où les acteurs armés acquièrent la maîtrise des réseaux politiques locaux, voire des institutions locales, ou bien là où les réseaux politiques traditionnels ont besoin de leur collaboration pour préserver leur pouvoir. Il en va ainsi pour les guérillas dans 10. P. Levi, Les naufragés et les rescapés ; Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Avec l’expansion du conflit, les acteurs armés tendent à délaisser le travail de persuasion. Les habitants des zones disputées n’ont en effet pas d’autre choix que de fuir ou de s’adapter à la tutelle imposée. Telle est l’alternative à laquelle ils sont confrontés. Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA plusieurs zones. Dans le département du Caquetá, les FARC ont longtemps eu le contrôle politique de nombreuses communes et y ont substitué un État par ailleurs défaillant. Dans l’Arauca, FARC et ELN ont de même dominé les institutions en s’alliant avec des fractions des partis traditionnels qui, grâce à cette coopération, pouvaient continuer à prendre part à la répartition des ressources locales 11. À plus forte raison les paramilitaires n’ont eu de cesse depuis le début de combiner l’usage de la terreur avec la mainmise sur le pouvoir politique local. Au moment d’entreprendre la reconquête du nord de l’Urabá, ils ont ainsi mis sur pied des associations paysannes à leur dévotion et se sont infiltrés dans les mairies et conseils municipaux, jetant ainsi les bases de ce qui allait être qualifié de « parapolitique », comme l’établissent des révélations récentes de certains de leurs leaders. Les accommodements ne concernent donc pas seulement la population mais la classe politique tant traditionnelle que nouvelle. Toutefois les conduites d’accommodement ne peuvent être séparées de ce qu’elles sont condamnées à affronter en permanence : l’incertitude, trait central de la violence. À partir du moment où le conflit s’étend à une grande partie du pays, l’incertitude devient l’horizon de tous les instants. Les espaces constitués à partir de l’emprise des acteurs armés deviennent mouvants et les frontières qui les séparent floues. Dans les territoires disputés, les lignes de séparation sont encore plus incertaines et les cas sont nombreux où leurs tracés s’entrecroisent et se modifient de jour en jour. Les quartiers voisins d’une même agglomération sont susceptibles d’être séparés par d’invisibles lignes de démarcation – comme Barrancabermeja avant 1999 12–, une même bourgade est susceptible de passer à diverses reprises sous la coupe d’un camp ou de l’autre. Tel a été le cas de beaucoup de celles du département de l’Antioquia, notamment San Carlos ou San Luís. À chaque fois, les massacres et autres atrocités signalent matériellement et symboliquement le changement de maître. La population découvre vite que les groupes armés donnent la priorité à leurs calculs militaires au détriment de la protection de la population locale. L’ouvrage publié par le groupe pour la mémoire historique sur El Salado, bourgade par où passe l’un des couloirs stratégiques des FARC, montre que celles-ci ne font rien pour venir au secours des habitants lorsque les paramilitaires effectuent des massacres retentissants 13. Même lorsque les acteurs armés se sont engagés à une telle protection, la promesse ne résiste pas à l’évolution territoriale du conflit. 11. Cf. O. J. Gutíerrez Lemus, « Arauca : espacio, conflicto e institucionalidad », Analísis Político, 69, mai août 2010, pp. 3-34. 12. Les séparations dans cette ville passent notamment entre les quartiers sous contrôle des FARC et ceux sous contrôle de l’ELN. 13. Cf. notamment les volumes consacrés aux massacres d’El Salado et de Bojayá. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 22 23 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les massacres frappent parfois des individus clairement identifiés comme appartenant au camp opposé. C’est ce qui s’est produit lors de certaines des tueries les plus considérables perpétrées par les paramilitaires : celles de Segovia, bourgade minière acquise à l’Union patriotique, et de Mapiripan en sont des exemples, les deux réalisées avec l’appui des militaires. C’est aussi le cas de la plupart des massacres qui se sont déroulés de 1985 à 1997 dans l’Urabá, d’abord dans le cadre de la rivalité entre les guérillas FARC et EPL, ensuite dans le cadre des affrontements entre les FARC et les anciens de l’EPL désormais alliés aux paramilitaires 14. Dans cette phase, les massacres des uns répondent à ceux des autres et, dans les deux cas, visent des civils accusés d’appuyer l’autre camp 15. Le massacre commis au cours d’une fête populaire par les FARC en 1993 à La Chinita, un quartier d’Apartado demeure un symbole de cette violence : le motif en est que les habitants y sont encadrés par des militants de l’EPL. Les paramilitaires n’hésitent pas à frapper ceux qui ont participé à un mouvement revendicatif agraire et, évidemment à un parti comme l’Union patriotique. Mais ils n’hésitent pas non plus à tuer à l’aveugle les habitants de bourgades où est signalée la présence de la guérilla, comme cela s’est passé à El Salado et ailleurs 16. Dans les territoires disputés par les divers groupes armés, les massacres visent en effet avant tout ceux qui sont soupçonnés d’avoir entretenu des relations avec le groupe opposé. Les victimes sont donc sélectionnées parmi les « suspects ». Les habitants découvrent alors qu’ils sont voués à payer cher leur comportement antérieur d’accommodement. Tout peut entraîner leur désignation comme suspects. Peu importe que les accommodements aient été volontaires ou non, qu’ils aient consisté dans la simple coexistence suscitée par la vie quotidienne, la fourniture d’aliments, l’acquittement des « taxes », l’assistance à une réunion, un voyage hors de la zone de résidence 17 : cela est suffisant pour les exposer à des représailles. Qu’une famille ait, comme il arrive souvent, un enfant dans la guérilla et un autre dans l’armée, c’est assez pour alimenter le doute. Les relations sentimentales passées avec un 14. Cf. A. F. Suarez, op. cit. Il convient de préciser que les paramilitaires ont réalisé en 1988 deux massacres importants dans la même région. 15. Selon le livre de Suarez, les sévices qui accompagnent certains massacres frappent surtout ceux soupçonnés de servir d’informateurs. 16. L’un des pires massacres contre la population a eu lieu une dizaine d’années auparavant à Trujillo dans le Valle du Cauca. Durant trois mois, une coalition de narcotrafiquants, de militaires et de paramilitaires a multiplié les tueries qui ont culminé par un vaste massacre accompagné de sévices. Le nombre total des victimes dépasse 130. Le prétexte de ces actions a été la présence de l’ELN et les représailles après une embuscade que cette guérilla avait tendue à une unité militaire. L’État colombien a été condamné pour ce cas par la Cour interaméricaine des Droits de l’homme et a dû reconnaître sa responsabilité. 17. Les cas sont nombreux où les FARC « surveillent » les familles pendant les moments où un de ses membres est sorti de son lieu habituel pour aller dans une bourgade voisine. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 24 Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Quand ils font irruption dans une nouvelle zone, les acteurs armés manquent rarement d’information pour détecter les « suspects ». Ceux des paramilitaires qui sont des guérilleros reconvertis ont eu l’occasion de fréquenter les habitants des lieux qu’ils conquièrent et de connaître leur conduite passée. L’un des facteurs qui alimentent la peur tient à ces retournements. La facilité avec laquelle les paramilitaires se sont emparés de la ville de Barrancabermeja en dépit de sa tradition radicale est sans doute due à la lassitude souvent ressentie à l’égard des pressions concurrentes de l’ELN et des FARC – ce qui se traduisait par des consignes à répétition de grève ou de paralysie des activités – ; mais elle semble aussi imputable au ralliement de cadres de l’ELN. Si les retournements en sens inverse sont exceptionnels, tous les groupes armés disposent des renseignements fournis par les membres qu’ils sont parvenus à infiltrer. Les succès remportés ces derniers temps par l’armée tiennent largement au réseau d’informateurs qu’elle a constitué. Pourtant les dénonciations qui président à la désignation des suspects et aux représailles sont souvent le fait des habitants eux-mêmes. Comme dans toutes les guerres civiles, de telles dénonciations et l’orchestration de rumeurs contribuent à l’information des belligérants 18. La référence à la notion de « communauté » locale ne parvient pas à masquer les différences de sensibilité ou d’intérêt et pas davantage à faire obstacle aux litiges et aux jalousies qui trouvent dans les conflits l’occasion d’affleurer quand ce n’est pas de déboucher sur des règlements de comptes. Les délateurs issus de la population sont assez nombreux pour avoir reçu un nom : « sapo » (crapaud). Ils interviennent souvent lors des massacres, et surtout des massacres commis par les paramilitaires. La scène a été évoquée à maintes reprises : après avoir rassemblé la population, les exécuteurs font appel aux « sapos » pour sélectionner les cibles : souvent masqués pour ne pas être reconnus, ils font un signal pour les désigner. En d’autres cas, les acteurs armés procèdent en utilisant des listes dressées à l’avance, mais généralement sur indication de « sapos 19 ». 18. Cf. S. Kalyvas, The Logic of Violence in Civil War, New York, Cambridge University Press, 2006. 19. Les ouvrages publiés par le groupe de mémoire historique à propos de divers exemples de massacres montrent qu’en de nombreuses occasions, la tâche des exécuteurs a été facilitée par le concours d’individus appartenant au cercle immédiat des victimes. C’est ainsi que celui perpétré par les paramilitaires à Bahía Portetes contre les femmes d’une communauté wayuu dans la Guajira fait suite à un litige au sein de ses membres et que celui perpétré par les FARC à Bojayá fait suite au clivage entraîné parmi les Afro-colombiens par l’infiltration de la guérilla et des paramilitaires. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA combattant de l’autre camp sont facilement tenues pour de la collaboration : les guérillas n’ont pas hésité à tuer des jeunes filles coupables d’avoir eu une liaison avec un militaire et les paramilitaires ont fait de même dans le cas d’une liaison avec un guérillero. 25 Le phénomène des « sapos » déborde de beaucoup celui des délateurs. Ce sont des semblables aux autres habitants qui s’en sont différenciés à un moment donné. Auxiliaires de la diffusion de la peur, ils en sont aussi le produit. La peur n’est pas la moindre de leurs motivations. À défaut de montrer les « suspects », ils peuvent aisément le devenir. Beaucoup peuvent faire figure de « sapos » en puissance. Le fait d’être reconnu comme « sapo » attire à son tour la vengeance 20. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Le phénomène symbolise à bien des égards la dislocation des relations de confiance au sein de populations par ailleurs identiques mais placées dans un contexte de violence. Dans les régions les plus conflictuelles de même que dans celles où l’emprise de l’un des camps est sans partage, la défiance finit par prévaloir entre voisins, voire au sein d’une même famille. Le silence devient la règle, toute parole peut être rapportée. La rumeur tient lieu d’expression publique. Il en a été ainsi dans l’Urabá, au moment des pires affrontements mais il en est de même depuis qu’y règnent les paramilitaires et leurs alliés : si désormais les individus peuvent parler en privé, y compris exprimer leur soulagement de la diminution des assassinats, ils se gardent de le formuler ouvertement. La démobilisation d’une partie des paramilitaires après 2005 et surtout leur fréquente réinstallation dans les zones où ils ont sévi n’ont pas atténué la crainte qu’ils inspirent. A fortiori en va-t-il de même dans les régions où les guérillas maintiennent leur présence ou dans celles où elles peuvent toujours faire irruption. Les tentatives de résistance ne doivent cependant pas être sous-estimées. Résistance individuelle discrète : garder son quant-à-soi quitte à se plier aux contraintes imposées. Mais aussi résistance collective. Beaucoup des tentatives en ce sens ont été parrainées par l’Église, d’autres l’ont été aussi par des « mouvements civiques » ou des ONG locales. L’une des plus significatives a été la création de « communautés de paix » dans l’Urabá à l’initiative de prêtres et d’organisations catholiques au début des années deux mille. L’ambition en était de faire reconnaître un état de neutralité en renforçant les solidarités communautaires par la référence à des normes internes. Cet essai s’est néanmoins révélé fragile. Ses initiateurs étaient obligés d’obtenir l’aval des acteurs armés et donc de transiger avec eux. De plus, des membres des communautés finissaient tôt ou tard par rompre la solidarité et à jouer les « sapos » pour le compte de l’un ou l’autre des acteurs armés. L’expérience de résistance menée par les populations indigènes du Cauca a eu la plus grande ampleur et le plus grand retentissement. En raison de la situation stratégique de cette région, ces populations ont été constamment 20. Selon l’étude citée de Andrés Fernando Suarez à propos des massacres de l’Urabá, l’usage de la torture et autres sévices seraient plus fréquents à l’encontre des « sapos » qu’à l’encontre des adversaires déclarés. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA la cible de toutes les organisations armées illégales 21 et de la force publique. Pour y faire face, les habitants ont mis sur pied un système défensif constitué par des « gardes indigènes » seulement munies de bâtons. Les succès partiels qu’ils ont remportés n’ont pas suffi à éviter que la région ne demeure le théâtre des pires affrontements. La situation a encore empiré depuis 2008. Guérillas et paramilitaires ne se sont pas contentés de se disputer le contrôle des couloirs de trafic mais ont multiplié les cultures de coca dans ces territoires en profitant de ce que leur statut spécial interdit la destruction des plantations par aspersions aériennes. La conséquence en a été l’effritement de la cohésion communautaire, de nombreux indigènes étant amenés, volontairement ou non, à collaborer avec l’un des camps. L’effet de la terreur est bien de rompre les solidarités et, à plus forte raison, d’interdire toute action collective autonome. Quand des stratégies d’accommodement existent, elles divisent plus qu’elles n’unissent ceux qui y recourent. Peur, méfiance, suspicion vont de pair. Tous ces sentiments conduisent à réduire au maximum les rapports de sociabilité et au repli sur soi. Avoir été victime des acteurs armés ne constitue pas non plus en soi un principe d’identification partagée. Ce n’est pas un hasard si, au moins dans un premier temps, les survivants n’ont d’autre manière de s’identifier qu’en se référant à l’identité de leurs bourreaux. Les uns se désignent en évoquant la responsabilité des paramilitaires dans leur destin, les autres celle des guérillas. Leur amertume est à son comble lorsqu’il s’agit d’anciens guérilleros ayant rejoint les rangs des paramilitaires ou de voisins convertis en « sapos ». Cette identification par bourreau interposé se maintient fréquemment jusque parmi les déplacés regroupés dans les villes. Pendant la décennie deux mille, ils se retrouvent souvent dans des lotissements à nouveau séparés par des frontières invisibles et sont discriminés par la population environnante en fonction des zones d’où ils viennent. Dans la mesure où la plupart ont dû fuir les paramilitaires, le soupçon de sympathie envers les guérillas continue à peser sur eux. Quant aux victimes des rivalités entre bandes urbaines, elles ont du mal à se donner une identité, à moins que ces bandes n’aient manifestement collaboré avec l’une des organisations illégales. « Guerre contre la société » ? On voit que l’expression appelle des nuances. La « guerre » traverse partiellement la société, y impose ses lignes de fracture, y recrute ses participants, y suscite ses modalités d’accommodement et de transaction. Les lézardes qui s’ensuivent ne signifient pas que la société comme telle soit divisée par un axe « ami-ennemi ». Il est incontestable 21. Les FARC et le M19 s’y sont implantés dès les années quatre-vingt. Pour affirmer leur autonomie les Indiens ont alors créé leur propre organisation de guérilla, le Quintín Lame, à vocation surtout défensive et qui s’est démobilisée en 1991. Au nom du multiculturalisme reconnu par la Constitution de 1991 les indigènes et les Afro colombiens se sont vus attribuer de multiples droits. Cela n’a pas empêché la région de devenir l’un des épicentres du conflit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 26 27 que certains de ses secteurs la mettent à profit pour accumuler les terres, neutraliser les militants contestataires, prendre le contrôle des institutions, ce qui renvoie à la trame des antagonismes sociaux. Il demeure que la grande majorité, loin de reprendre à son compte les desseins des acteurs armés, se trouve condamnée à subir leur emprise et les effets de leurs interactions. Il s’agit bien pour l’essentiel d’un conflit « vertical » dans lequel la société se trouve enserrée et son autonomie mise à mal 22. La banalité des pratiques d’atrocité : les logiques des exécuteurs Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Le propos de cette dernière partie est de revenir à l’interrogation de départ : comment expliquer que des individus puissent réaliser des pratiques d’atrocité comme s’il s’agissait de tâches banales ? Rappelons-le : le bilan des phénomènes de violence au cours de trois décennies est comparable à celui des guerres civiles les plus atroces. Des chefs paramilitaires ont pu se vanter d’avoir fait tuer plus de 1 000 personnes et certains ont revendiqué d’en avoir tué eux-mêmes plus de cent. Les narcotrafiquants sont les maîtres en sévices variés. Les membres des bandes urbaines évoquent avec fierté l’élimination de leurs rivaux des quartiers voisins. Les cadres des FARC considèrent comme des prouesses militaires d’avoir détruit des bourgades, n’ont cessé de justifier le recours aux enlèvements et continuent à semer des mines antipersonnelles dans de vastes zones sans s’inquiéter que les victimes soient souvent des enfants. La force publique ne s’est pas limitée à collaborer avec les paramilitaires, elle a été impliquée dans maintes opérations de nettoyage social sans oublier les meurtres de civils présentés comme des guérilleros. Les interprétations mentionnées au début de l’article à propos d’épisodes de violence extrême survenus dans d’autres sociétés s’avèrent néanmoins mal adaptées pour expliquer le cas colombien. Une division globale « ami-ennemi » ? En réalité, la référence au conflit armé entre deux camps ne peut faire oublier que tous les enjeux ne s’y résument pas et qu’il est des protagonistes qui, selon les circonstances, se situent d’un côté ou de l’autre. Sans oublier les individus qui changent de camp. L’axe du conflit est pour le moins ramifié. Une opposition générale entre « eux » et « nous » ? En fait les atrocités ne renvoient pas toujours à un projet d’affirmation identitaire face à ceux qui représenteraient une altérité radicale. L’opposition n’est déjà pas toujours si tranchée quand il s’agit des belligérants. Nombreux sont les paramilitaires et les guérilleros démobilisés qui ne manifestent aucune aversion particulière à l’encontre de ceux sur lesquels ils se sont auparavant acharnés. Une telle 22. Par opposition à l’idée de conflit « horizontal » comme si elle s’alimentait d’un clivage traversant la société, selon la thèse soutenue par Iván Orozco, auteur de travaux par ailleurs particulièrement éclairants. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 28 Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Un antagonisme qui renverrait à des convictions différentes ou, pour reprendre le terme de Welzer 23, à des « cadres interprétatifs » qui légitimeraient les actions des exécuteurs ? En fait les divers protagonistes ne sont guère portés aux proclamations doctrinales et encore moins à des proclamations à teneur eschatologique. La vulgate marxiste à laquelle les guérillas ont longtemps puisé a perdu de son attrait. Si les paramilitaires ont eu fugacement la velléité d’invoquer la justice sociale, ils n’ont pas persisté tant leurs opérations le démentaient. Il est superflu de s’étendre sur les narcotrafiquants. Quant aux gouvernements successifs, ils étaient surtout amenés à réagir aux événements et n’avaient ni la volonté, ni les moyens de galvaniser l’opinion. Le seul qui s’y soit attelé avec un succès certain est Alvaro Uribe, – jamais un président n’avait eu une cote de popularité aussi élevée et constante. Toutefois son discours s’est limité pour l’essentiel à la promesse de réduire à merci les guérillas. Cette promesse, très partiellement tenue, lui a permis de faire plus aisément entériner par le public, au nom de la lutte contre la « subversion », la mise en œuvre de procédés qui sapaient les bases de l’État de droit. Des pratiques d’atrocité suscitées par le « conformisme » et le souci de solidarité avec les compagnons ? Cela joue évidemment. Mais l’architecture hiérarchique des organisations armées est lâche sauf, et encore, dans les cas de l’armée et des guérillas. Quant aux autres protagonistes, ce sont avant tout des agrégats de groupes souvent concurrents. L’éclatement, le localisme et la fluidité sont alors des éléments constitutifs des allégeances et le « conformisme » se réduit souvent à l’insertion instable dans ces petits groupes. Il relève des logiques de bandes autant que d’une lecture commune des situations. Du reste, beaucoup des exécuteurs se targuent lorsqu’ils sont amenés à reconnaître leurs crimes de la marge de manœuvre qui leur était laissée. Plus que les identifications qui se construiraient à travers un déchiffrement de l’histoire fondée sur la négation des autres, ce qui se manifeste est l’éclatement des repères normatifs et leur remplacement par des microallégeances qui autorisent toutes les pratiques de violence sans avoir à les justifier. L’intrication entre le légal et l’illégal est un ingrédient central de cet éclatement normatif. La corruption institutionnelle qui se développe à partir de la fin des années soixante-dix et se généralise dans les années deux mille en est l’une des expressions les plus visibles. À elle seule elle sape les fondements de la confiance en l’État de droit. D’autant qu’elle est inséparable de la banalisation de l’usage de la violence dans l’accès aux ressources économiques et politiques. 23. H. Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Galllimard, 2007. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA opposition est encore moins pertinente quand il s’agit de la société : la conscience de la similitude est plutôt ce qui domine. Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 29 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Les narcotrafiquants et les paramilitaires disposent néanmoins d’un avantage évident par rapport aux guérillas 24 pour intervenir sur le double registre de la légalité et de l’illégalité : les premiers disposent d’une capacité sans limite de corruption, les seconds, souvent les mêmes, s’incorporent tout naturellement à la sphère institutionnelle à travers leurs alliés civils et militaires. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix se produit un processus de paramilitarisation dans plusieurs régions. Ce qu’on appelle la parapolitique présente deux variantes. Les paramilitaires interviennent parfois dans les élections pour obtenir directement des représentants dans l’administration, ils le font en d’autres occasions pour assurer le succès de notables politiques qui garantiront leur influence. Ce n’est cependant là que la partie émergée de la paramilitarisation : l’autre partie en est l’expulsion des paysans et l’accaparement de leurs terres. Tout cela s’accompagne de la nomination à des postes clef de l’État, comme les services de renseignement intérieur, de personnes participant aux réseaux paramilitaires 25. La référence au sacré n’intervient pas davantage que celle aux règles de droit. La sécularisation est passée par là. Sans doute les exécuteurs se parentils souvent des images de la Vierge à la manière des cristeros mexicains et les façons qu’ils ont de déshumaniser leurs victimes et de dépecer leurs corps s’apparentent à celles d’il y a soixante ans. Mais les rituels de mise en scène ont changé. Ce qui était conçu pour être perçu comme un sacrilège n’en est plus qu’une manière de parodier la notion même de sacrilège en montrant qu’il ne s’agit que d’un acte ordinaire 26. Pour mieux démontrer cette désacralisation, certains des pires massacres perpétrés par les paramilitaires, tels ceux de Mapiripán et d’El Salado, se réalisent, en guise de rituels, au milieu des beuveries et de musique rock. Ces festivités témoignent de ce que les phénomènes de violence ne sont pas 24. Ce qui ne signifie en aucune manière que les guérillas ne cèdent pas à la corruption sous les dehors de la légalité dans les régions qu’elles contrôlent. 25. Uribe a placé à la tête du DAS, le service de sécurité intérieure, un homme lié aux réseaux paramilitaires. Pendant ses deux mandats, il mène un affrontement tortueux contre la Cour suprême de justice pour entraver les enquêtes qu’elle menait sur la parapolitique. 26. L’Église catholique reste cependant omniprésente dans la société. Les séminaires sont pleins, les prêtres jouent un rôle central dans la vie de toutes les « communautés » urbaines aussi bien que rurales. Mais l’influence de l’Église comme institution a beaucoup diminué. Son dogmatisme a fait place à un pragmatisme qui la porte à s’adapter aux circonstances locales. À sa manière, elle contribue souvent à l’impunité : en faisant du « pardon » une priorité, elle paraît souvent reléguer le devoir de justice au second plan et exonérer généreusement les auteurs de crimes de toute obligation de réparation. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Il en va de même de l’impunité. À la fois cause et effet de la violence, elle est suffisamment importante pour rendre rationnelle l’option en faveur de la transgression des normes, quand ce n’est pas pour vider de contenu l’idée de transgression. Daniel pÉcaut exempts d’une dimension ludique. Les témoins ont rapporté des scènes où les paramilitaires jouent devant la population au football avec la tête de leurs victimes. Cette dimension ludique est souvent occultée par les analystes d’autres conflits récents marqués également par la superposition d’enjeux multiples : elle est pourtant perceptible sur les visages réjouis des combattants photographiés. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA L’aspect ludique témoigne de la part d’hybris inhérente à la plupart des pratiques d’atrocité 27. Cette part revêt bien d’autres manifestations, en particulier lors des mises en scène publiques des sévices qui visent à accroître la terreur des témoins. L’épisode culminant des massacres de Trujillo en est une illustration 28. Elle transparaît aussi dans les « raffinements » apportés aux tueries, par exemple lorsque les exécuteurs recourent à la tronçonneuse ou à d’autres instruments pour faire davantage souffrir leurs victimes avant leur mort. Mais cette part d’hybris ne renvoie que rarement à une affirmation identitaire, qu’elle concerne les exécuteurs ou les victimes. Comme l’ensemble des processus de violence, elle reste profondément « prosaïque » et varie selon les circonstances locales et les finalités poursuivies par les divers protagonistes. Pas davantage qu’il n’y a de frontière précise entre les territoires sous emprise de l’un et de l’autre des acteurs, il n’y en a entre les atrocités spectaculaires – massacres et tortures en public – et les atrocités « ordinaires » – assassinats sélectifs, disparitions forcées, enlèvements. La banalisation des atrocités n’est pas moins attestée par les centaines de cadavres jetés dans les rivières ou brûlés et par les millions de déplacés. Tous les protagonistes sont impliqués dans cette banalisation. Celleci est sans doute liée à la dynamique à la fois centralisée et fragmentée des affrontements militaires. Mais elle ne l’est pas moins à la multiplicité des protagonistes et à la nature complexe de leurs objectifs, tout à la fois politique, économiques et sociaux. Il reste que les données quantitatives établissent que les narco-paramilitaires sont responsables de la majeure partie des atrocités et ceux qui en font le plus une pratique banale. La raison n’en est pas seulement qu’ils compensent de cette manière leur difficulté à affronter militairement les guérillas ni qu’ils peuvent compter sur le soutien de membres de la force publique et de la classe politique. Ils agissent de plus pour le compte d’élites sociales, traditionnelles ou nouvelles, qui voient en eux le moyen de réduire l’emprise régionale des guérillas et, ce faisant, d’assurer la sécurité nécessaire à leurs projets économiques. L’accaparement des terres en est l’un des versants, l’autre est l’implantation d’entreprises agro-industrielles et de produits d’exportation. 27. Cf. E. Blair, Muertes violentas. La teatralización del exceso, Medellín, INER, 2004. 28. Une jeune fille subit des sévices atroces en présence de son oncle le prêtre de la bourgade avant que celui-ci ne connaisse le même sort, tout cela sous les yeux des habitants. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 30 Brouillage de l’opposition « ami-ennemi » 31 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA L’assentiment va en fait au-delà des secteurs directement impliqués. La popularité du gouvernement d’Alvaro Uribe montre qu’une grande partie de l’opinion a été disposée à fermer les yeux sur les crimes paramilitaires. Prompte à se scandaliser des atrocités réalisées par les guérillas, y compris en reprenant à son compte les accusations parfois hâtives lancées par les services de renseignement, elle l’a été beaucoup moins quand il s’agissait des actions paramilitaires. À partir de 2001, la plupart des médias contribuent à ce que les excès de ces dernières soient ignorés ou perçus comme les inévitables dégâts collatéraux de la campagne pour juguler les guérillas. Le rôle de la propagande y est pour beaucoup mais il ne fait qu’accentuer la mutation de l’opinion après l’échec des négociations du Caguán. Les guérillas ont alors perdu leur crédibilité politique. Le champ est libre pour les exactions faites dans le cadre de la lutte antisubversive. La banalisation ne concerne donc pas les seuls protagonistes, elle renvoie aussi à la tolérance de l’opinion envers les paramilitaires. Même si l’État de droit est malmené, il persiste à servir de référence, ce qui paradoxalement contribue à détourner l’attention des pratiques d’atrocité. Ce n’est qu’à partir de 2005, date de l’accord qui préside à la démobilisation officielle des paramilitaires – beaucoup demeurent actifs ou forment de nouvelles bandes – que l’opinion commence à ouvrir les yeux sur l’étendue de leurs crimes. Les révélations s’accumulent et les victimes commencent à parler. L’appareil judiciaire ordinaire n’est pas préparé à y faire face et les conditions ne sont pas réunies pour la constitution d’une commission de Justice et Vérité. Le conflit armé ne prend pas fin et les ramifications de la violence et de la corruption sont si profondes qu’elles semblent difficiles à extirper. En lançant un vaste programme de réparation aux victimes et de restitution des terres, le successeur d’Uribe paraît cependant décidé à prendre un chemin inverse à celui qui avait été suivi après la Violencia : au lieu de procéder à un simple accord politique, il prétend restaurer les victimes dans leurs droits en s’attaquant aux conséquences sociales de trente années de violence. Conclusion La thèse de l’essai est que la dynamique des atrocités ne renvoie pas dans le cas colombien à un clivage qui alimenterait des passions politiques inconciliables. Il y a bien un conflit armé central mais tellement ramifié que la teneur politique n’a cessé d’en devenir plus floue. Les interférences entre les protagonistes et la diversité de leurs objectifs comptent autant que leurs oppositions. Les pratiques d’atrocité ne visent pas tant à frapper des populations considérées comme « radicalement autres » qu’à enserrer des populations semblables dans des réseaux différents. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Tout en continuant à contrôler l’économie de la drogue, ils apparaissent ainsi comme le fer de lance d’une transformation des structures de production. Les conditions sont ainsi réunies pour que les pratiques d’atrocité soient l’objet de l’assentiment tacite, quand ce n’est pas d’incitations ouvertes, de la part de secteurs clef de la société environnante. Daniel pÉcaut Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA Une interrogation subsiste cependant : cette banalisation aurait-elle autant prévalu si elle n’avait pas été relayée par un imaginaire, partagé par les protagonistes comme par une large fraction de la société, selon lequel la violence serait une donnée permanente de l’histoire colombienne, voire constitutive de cette histoire ? On a mis l’accent plus haut sur les discontinuités entre la Violencia et les phénomènes récents. Mais la continuité ne fait pas de doute aux yeux de la plupart de ceux qui ont traversé les épreuves des dernières années, une continuité qu’ils font souvent remonter jusqu’aux guerres civiles du XIXe siècle. L’œuvre de García Marquez a servi de référence à cette élaboration qui est devenue, dans un pays peu enclin au nationalisme, une sorte de mythe national. Sans s’embarrasser de périodisation, de nombreux essayistes l’ont reprise à leur compte et en ont fait une vulgate diffusée dans toutes les couches sociales. Le présent reproduit ainsi le passé et la violence prend figure de destin. Les exécuteurs y trouvent comment justifier leurs actes, les victimes comment expliquer leurs souffrances. Faut-il pour autant revenir à l’idée de « cadre interprétatif » ? En fait c’est tout le contraire. Si cet imaginaire concourt à la banalisation des phénomènes de violence, la raison en est qu’il n’en propose pas un déchiffrement qui aiderait à leur mise en sens. Tout au plus prend-il en charge une mémoire à la fois individuelle et collective dont il assure la transmission mais aussi la réinvention au gré des circonstances nouvelles. Les limites de l’institutionnalisation en Colombie conduisent à ce que les rapports de force bruts soient perçus comme participant à cette institutionnalisation. Mais aussi à ce que la mémoire ne puisse s’arrimer à des repères historiques stables mais soit invoquée pour faire de la répétition la trame d’une histoire impossible. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.246.237 - 31/10/2016 20h43. © ESKA 32