Œdipe et Penthée, entre écoute et vision Le problème du

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Œdipe et Penthée, entre écoute et vision Le problème du
Œdipe et Penthée, entre écoute et vision
Le problème du rapport entre la vue et l’ouïe est l’une des questions qui ont le plus
passionnément animé le débat intellectuel en Grèce durant le Ve siècle avant notre ère. À
défaut de pouvoir analyser ici en détail les différents aspects de ce débat, nous nous limiterons
à quelques remarques d’ordre général, qui nous seront utiles pour la suite de notre discours.
La réflexion ionienne du VIe siècle avait déjà posé la question de la valeur épistémologique
des sens et, selon le témoignage de Polybe (XII, 27), Héraclite aurait été le premier à
souligner de manière claire la primauté gnoséologique de la vue : « Les yeux sont des témoins
plus précis que les oreilles » (fr. 101 a D-K : ὀφθαλµοὶ γὰρ τῶν ὤτων ἀκριβέστεροι
µάρτυρες)1.
Dans d’autres fragments, Héraclite semble associer la vue et l’ouïe comme
instruments de connaissance (cf. fr. 55 DK : ὅσων ὄψις ἀκοὴ µάθησις, ταῦτα ἐγὼ προτιµέω,
« Ce qu’on peut voir, entendre et apprendre, voilà ce que j’estime davantage ») ou comme
sens également trompeurs (cf. fr. 107 DK : κακοὶ µάρτυρες ἀνθρώποισιν ὀφθαλµοὶ καὶ ὦτα
βαρβάρους ψυχὰς ἐχόντων, « Ce sont des mauvais témoins pour les hommes, que les yeux et
les oreilles de ceux qui ont une âme de barbare »). Stobée (Flor. 3, 12, 14) rapporte également
une anecdote intéressante à propos de Thalès : « Thalès de Milet, dit-il, interrogé sur la
distance qui sépare le mensonge de la vérité, répondit : “la même qui sépare les yeux des
oreilles” ». Par là, le philosophe soulignait de manière paradoxale le rapport entre les deux
sens ainsi que leurs différences, la distance entre les yeux et les oreilles étant à la fois très
longue (si l’on considère leur valeur épistémologique respective) et très courte (du point de
vue anatomique).
Par ailleurs, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le rapport entre la vue et la
connaissance est inscrit en grec dans la langue elle-même, par le biais de la racine *wid qui
voit l’aoriste εἶδον (« j’ai vu ») s’opposer au parfait οἶδα (« je sais ») : on le sait bien, pour les
Grecs, connaître n’est autre qu’avoir vu !
Si ce rapport d’élection entre vision et connaissance, consacré par Platon et Aristote,
est destiné à marquer de manière durable l’imaginaire et la pensée occidentales2, la question
de la vue comme instrument de connaissance est au Ve siècle centrale non seulement dans la
réflexion des sophoi, mais aussi dans la rhétorique judiciaire, qui cherche à s’appuyer sur des
preuves visibles, susceptibles de persuader plus facilement le jury, ou dans la médecine, qui
cherche à développer une méthode expérimentale fondée sur l’observation d’indices visibles3.
La réflexion critique sur le rapport entre la vue et l’ouïe joue un rôle particulièrement
important dans le domaine de l’historiographie 4 . Ainsi, quand, dans le premier livre
d’Hérodote, Candaule cherche à persuader Gygès de la beauté de sa femme, ne sommes-nous
pas étonnés de retrouver dans la bouche du dernier des Héraclides une formule qui semble
rappeler de près la phrase d’Héraclite citée plus haut : « Les hommes font moins confiance
aux oreilles qu’à leurs propres yeux » (Hér. 1, 8 : ὦτα γὰρ τυγχάνει ἀνθρώποισι ἐόντα
ἀπιστότερα ὀφθαλµῶν). Mais c’est surtout dans les remarques méthodologiques sur sa propre
1
Cf. également Xénoph. fr. 24 et 34 DK ; Parm. fr. 6, 6-9 DK. Sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres.
Cf. le célèbre incipit de la Métaphysique d’Aristote (980a 21-25). Sur l’évolution du motif, cf. W. Deonna, Le symbolisme
de l’œil, Paris, Boccard, 1965. Pour une approche anthropologique, voir D. Le Breton, La saveur du monde. Une
anthropologie des sens, Paris, Métailié, coll. « Traversées », 2006, p. 61-111.
3
Cf. par ex. Antiph. fr. 36 Thal. et le traité hippocratique De l’art 2, 1 avec le commentaire de J. Jouanna, Hippocrate. Tome
V, 1ère partie. Des vents. De l’art, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1988, p. 178-179.
4
Voir notamment G. Schepens, L’« autopsie » dans la méthode des historiens grecs du Ve siècle avant J.-C., Bruxelles, 1980.
Cf. aussi G. Nenci, « Il motivo dell’autopsia nella storiografia greca », Studi classici e orientali 3, 1953, p. 14-46 et F.
Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1980, p.
271-316.
2
pratique d’historien qu’Hérodote a l’occasion de souligner l’importance de la vue et de l’ouïe
dans son enquête, ainsi que de préciser leur valeur épistémologique respective. Voici ce qu’il
dit, par exemple, au milieu du logos égyptien : « Jusqu’ici, ce que je disais est tiré de ce que
j’ai vu (ὄψις), des réflexions que j’ai faites (γνώµη), des informations que j’ai prises (ἱστορίη)
; à partir de maintenant, je vais dire ce que les Egyptiens racontent comme je l’ai entendu
(ἤκουον) ; il s’y ajoutera quelque chose aussi que j’ai vu par moi-même » (2, 99 : Μέχρι µὲν
τούτου ὄψις τε ἐµὴ καὶ γνώµη καὶ ἱστορίη ταῦτα λέγουσά ἐστι, τὸ δὲ ἀπὸ τοῦδε αἰγυπτίους
ἔρχοµαι λόγους ἐρέων κατὰ [τὰ] ἤκουον· προσέσται δέ τι αὐτοῖσι καὶ τῆς ἐµῆς ὄψιος, trad.
Ph.-E. Legrand)5.
Cette prééminence accordée à la vue dans le cadre d’une enquête, l’historia, qui porte
par ailleurs inscrit jusque dans son nom un rapport particulier à la vue et au témoignage
visuel6, amènera Thucydide à fonder l’ensemble de son analyse sur le critère de l’autopsie et,
par conséquent, à limiter son objet aux seuls événements contemporains (cf. Thuc. 1, 20-22)7.
Aussi rapide soit-il, ce détour à travers les sentiers de la philosophie, de la rhétorique,
de la médecine et de l’historiographie naissantes nous a permis non seulement de mettre en
lumière un élément important du débat intellectuel au sein de la société athénienne du Ve
siècle, mais aussi débaucher le contexte culturel dans lequel la tragédie a trouvé son essor.
Dans un tel contexte, l’expérience du théâtre – et de la tragédie en particulier –
représente un cas fort intéressant. D’une part en effet, c’est à la dialectique entre vision et
audition que les personnages du drame sont confrontés dans la motivation de leurs actes ainsi
que dans l’acquisition de ce savoir que la Poétique d’Aristote (1453b 27-37) indiquait déjà
comme un élément central de la tragédie8. D’autre part, la tragédie attique consistait en un
spectacle chanté, dans lequel la musique et la danse jouaient un rôle important, et qui
sollicitait à la fois la vue et l’ouïe des spectateurs9. La dialectique entre vision et audition se
retrouve ainsi aux deux niveaux de l’énonciation théâtrale10 : sur le plan intra-scénique, elle
aide à définir les différents degrés de connaissance et de conscience des événements qu’ont
les personnages sur scène ; sur le plan extra-scénique, elle permet d’articuler la
communication entre le spectacle et les spectateurs et de catalyser la réponse émotionnelle du
public11.
C’est au premier de ces deux aspects que nous nous attacherons de manière
particulière, comme il convient de le faire dans le cadre de ces journées consacrées à Œdipe et
aux figures tragiques du savoir dangereux. Nous nous intéresserons aux personnages d’Œdipe
et de Penthée et aux diverses modalités d’acquisition du savoir qui sont mises en scène dans
l’Œdipe Roi de Sophocle et dans les Bacchantes d’Euripide. La comparaison entre ces deux
personnages nous invitera, en conclusion de notre exposé, à passer au deuxième aspect par le
biais de quelques réflexions sur la structure respective des deux tragédies et sur les effets
5
Cf. aussi 2, 29 ; 2, 156 ; 4, 16.
Sur le rapport ente ἵστωρ, ἱστορία et ἰδεῖν cf. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éd. de
Minuit, coll. « Le sens commun », 1969, t. 2, p. 173.
7
Cf. F. Hartog, « L’œil de Thucydide et l’histoire “véritable” », Poétique 49, 1982, p. 22-30.
8
À lire avec le commentaire de R. Dupont-Roc - J. Lallot, Aristote. La poétique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980, p.
256-259. Sur le savoir tragique, cf. V. Di Benedetto - E. Medda, La tragedia sulla scena, Torino, Einaudi, coll. « Piccola
Biblioteca Einaudi », 2002, p. 368-389.
9
Cf. Gorgias, Hel. 9 ; Isocr. 2, 48-49. On retrouve cette idée chez les théoriciens anciens de la « musique » : cf. Ps.-Plut.
mus. 1140a8-b5 et Arist. Quint. mus. 56,6. Sur ce double appel sensoriel de la tragédie attique voir les réflexions de Ch.
Segal, « L’homme grec, spectateur et auditeur », in J.-P. Vernant (dir.), L’homme grec, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire »,
1993, p. 239-276.
10
Sur la double énonciation, voir A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Belin, coll. « Lettres Belin Sup. », 1977, p. 250-251.
11
J’emprunte la terminologie à M. De Marinis, Semiotica del teatro. L’analisi testuale dello spettacolo, Milano, Bompiani,
coll. « Studi Bompiani : Campo semiotico », 2002, p. 162-163.
6
pathétiques du spectacle tragique.
Mais, tout d’abord, pourquoi Œdipe et Penthée ? Nous ne voulons pas suggérer une
dépendance quelconque entre ces deux personnages ou entre les deux tragédies dans
lesquelles ils apparaissent. Il reste néanmoins que, comme les savants n’ont pas manqué de le
remarquer, dans l’Œdipe Roi aussi bien que dans les Bacchantes, la connaissance joue un rôle
de premier plan12 ; de plus, les deux tragédies mettent également en scène le processus
d’acquisition d’un savoir qui s’avère être destructeur pour le héros, puisque celui-ci, au
moment même où il l’acquiert, en est, bien que de manière différente, anéanti.
Dans le cadre que nous venons d’esquisser, Œdipe et Penthée sont deux personnages
qui se ressemblent de plusieurs points de vue13. Au début du drame, ils sont également
appelés à résoudre une situation de crise pour la cité ; pour ce faire, ils mènent une enquête
serrée, au cours de laquelle ils semblent déployer tous les instruments intellectuels dont ils
disposent, si bien que les savants ont souvent évoqué, pour l’un et pour l’autre de nos
personnages, le « spectre du sophiste »14.
Pour ce qui nous intéresse plus directement dans cette analyse, Œdipe et Penthée
semblent refléter tous deux le débat intellectuel dont nous avons parlé plus haut. Dès le
prologue, Œdipe précise aux Thébains qui siègent en suppliants devant son palais : « sans
faire appel à des messagers, aussi fidèles fussent-ils, je suis venu vous entendre moi-même,
mes enfants, moi, le célèbre Œdipe, bien connu de tous » (vers 6-8 : ἁγὼ δικαιῶν µὴ παρ’
ἀγγέλων, τέκνα, / ἄλλων ἀκούειν αὐτὸς ὧδ’ ἐλήλυθα, / ὁ πᾶσι κλεινὸς Οἰδίπους καλούµενος).
C’est une connaissance directe qu’Œdipe cherche à acquérir, une connaissance fondée sur la
vision directe : « tu vois », lui dit le chœur à plusieurs reprises (vers 15 et vers 22). Dès cele
prologue, l’enquête d’Œdipe s’inscrit donc sous le signe de la vision : « je ferai le jour (φανῶ)
sur cette affaire », dit-il au vers 132 ; « vous verrez (ὄψεσθε) en moi votre allié », ajoute-t-il
au vers 135.
Malgré ce désir de voir, c’est d’abord à travers l’ouïe qu’Œdipe est appelé à faire face
à la situation difficile de la cité de Thèbes. C’est ainsi qu’au début de son enquête, il se trouve
confronté à toute une série de voix d’origine et de valeurs, nous le verrons, très diverses. Il en
va de même pour Penthée dans les Bacchantes : « Je me trouvais loin de cette ville lorsque
j’ai entendu (κλύω) les nouveaux fléaux de la cité » (vers 215-216 : ἔκδηµος ὢν µὲν τῆσδ’
ἐτύγχανον χθονός, / κλύω δὲ νεοχµὰ τήνδ’ ἀνὰ πτόλιν κακά) dit-il lors de sa première
apparition sur la scène. Avant de se trouver face à Dionysos, caché sous l’apparence d’un
prêtre, c’est par les rumeurs qui circulent dans la cité que Penthée fait la connaissance du
dieu : « On raconte (λέγουσι) qu’un étranger est arrivé, un mage, un enchanteur venu de
Lydie » (vers 233-234 : λέγουσι δ’ ὥς τις εἰσελήλυθε ξένος, / γόης ἐπῳδὸς Λυδίας ἀπὸ
12
Sur la connaissance dans l’Œdipe roi, voir en particulier Ch. Segal, Oedipus Tyrannus. Tragic Heroism and the Limits of
Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; F. Ahl, Sophocles’ Oedipus. Evidence and Self-Conviction,
Ithaca-London, Cornell University Press, 1991 et F. Marshall, Edipo Tirano. A tragédia do saber, Porto Alegre, Universidade
Federal do Rio Grande do Sul, 2000. Sur les Bacchantes cf. J. Roux, Euripide. Les Bacchantes, Paris, Les Belles Lettres, coll.
« Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Lyon », 1970, p. 43-71 ; I. Rizzini, « Le Baccanti o l’ossessione della visione », in
A. Beltrametti (dir.), Studi e materiali per le Baccanti di Euripide, Pavia, Ibis, 2007, p. 107-162 et V. Di Benedetto, Euripide.
Le Baccanti, Milano, Rizzoli, « Biblioteca Universale Rizzoli », 2004, p. 19-25.
13
Une comparaison sur un plan psychologique est proposée par F. Zeitlin, « Thebes : Theater of Self and Society in
Athenian Drama », in J.J. Winkler - F.I. Zeitlin (dir.), Nothing To Do With Dionysos ?, Princeton, Princeton University
Press, 1990, p. 135-136 et par Ch. Segal, « Œdipe et Penthée. Intégration et dislocation », Europe 837-838, 1999, p. 82-96.
14
L’expression est reprise d’I. Rizzini, « Le Baccanti o l’ossessione della visione », art. cit., qui propose une lecture articulée
du personnage de Penthée en rapport avec les débats intellectuels de l’époque. Une lecture du personnage d’Œdipe comme
expression de la « razionalità indagatrice » a été proposée par M. Vegetti, Tra Edipo e Euclide. Forme del sapere antico,
Milano, Il Saggiatore, coll. « L’arco », 1983, p. 24-29.
χθονός). On peut percevoir dans les paroles de Penthée le mépris dont il fait preuve pour
l’étranger, qu’il qualifie de γόης et ἐπῳδός, deux mots qui étaient utilisés pour définir de
manière dépréciative les prêtres itinérants (et qui rappellent par ailleurs les accusations
qu’Œdipe fera à Tirésias aux vers 387-388 de l’Œdipe roi : µάγον τοιόνδε µηχανορράφον, /
δόλιον ἀγύρτην, « ce mage meneur d’intrigues, ce perfide charlatan »)15. De surcroît, par
l’utilisation de la formule généralisante λέγουσι, Penthée trahit son dédain pour une
information qui est aussitôt réduite à un on-dit.
Œdipe aussi, au début de son enquête sur la mort de Laïos, se trouve faire face à de
simples rumeurs. D’abord, il croit ne connaître Laïos que par ouï-dire : « Je ne le connais que
pour en avoir entendu parler, car je ne l’ai jamais vu » (vers 105 : Ἔξοιδ’ ἀκούων· οὐ γὰρ
εἰσεῖδόν γέ πω). Tout comme Penthée, Œdipe doit commencer sa recherche du meurtrier de
Laïos par les rumeurs qui avaient circulé à l’époque des événements. Il s’en enquiert auprès
des vieillards du chœur, qui lui répondent : « On dit (ἐλέχθη) qu’il fut tué par des voyageurs »
(vers 292). La réponse d’Œdipe est très parlante : « J’en ai entendu parler (ἤκουσα), mais on
ne voit pas de témoin oculaire ! » (Τὸν ἰδόντ᾽οὐδεὶς ὁρᾷ, mot à mot, « personne ne voit celui
qui a vu », vers 293)16. Par ces mots, Œdipe montre bien l’intérêt qu’il porte à une preuve qui
relève de l’autopsie : suivant une démarche proche de celle de l’enquêteur Hérodote, que nous
avons vue au début de notre discours, Œdipe reconnaît le statut épistémologique différent de
la vue et de l’ouïe. C’est pourquoi il ne se contente pas de ce qu’il entend, mais veut voir17.
Lorsque, dans le prologue, le prêtre qui était à la tête des suppliants assis devant le
palais d’Œdipe s’adressait au roi pour lui demander son aide, il se montrait également
conscient de ces deux différentes manières d’acquisition du savoir :
ἱκετεύοµέν σε πάντες οἵδε πρόστροποι
ἀλκήν τιν’ εὑρεῖν ἡµίν, εἴτε του θεῶν
φήµην ἀκούσας εἴτ’ ἀπ’ ἀνδρὸς οἶσθά του
Nous te supplions, tous prosternés à tes pieds,
de découvrir pour nous un secours, soit en écoutant
la voix d’un dieu, soit que tu le saches d’un homme (vers 41-43)18.
Mais, si les paroles du prêtre font bien la distinction entre un savoir fondé sur l’audition et un
autre fondé sur la vision, elles devraient également mettre en garde Œdipe : il ne s’agit pas
seulement d’entendre ou de voir, mais aussi de considérer l’origine et l’autorité du savoir
concerné ! Dès lors, on ne saurait considérer la méthode autoptique comme la seule possibilité
d’accéder au savoir ; la prééminence de la vue sur l’ouïe n’est plus aussi évidente, de
l’enquête d’Hérodote à l’enquête d’Œdipe, les choses se font plus compliquées.
De fait, Œdipe se trouve confronté à plusieurs voix. C’est d’abord, avant même les
événements dramatisés dans la tragédie, la voix de l’oracle qui le pousse à quitter Corinthe
afin de fuir le parricide et l’inceste19. Puis c’est en déchiffrant une autre voix, celle du Sphinx,
15
Cf. aussi Eur. Hipp. 1038 et Plat. Resp. 364 b-e. Sur ces accusations, cf. M. Carastro, La cité des Mages. Penser la Magie
en Grèce ancienne, Paris, Million, coll. « Horos » , 2006, p. 43-64.
16
Je ne vois pas de raisons de corriger le texte des codes δ᾽ἰδόντ᾽ en δὲ δρῶντ᾽, comme le font Lloyd-Jones et Wilson pour la
Bibliotheca Oxoniensis. Je reprends donc ici la leçon des manuscrits, qui est d’ailleurs acceptée par nombre d’éditeurs.
17
Cf. les vers 105, 116-7, 348, 1045.
18
L’insistance qu’Œdipe montre tout au long de la tragédie sur la recherche d’un témoin oculaire me laisse croire qu’il faut
donner ici tout son sens étymologique au mot οἶσθα, qu’on peut ainsi paraphraser : « que tu le saches par un homme qui a
vu ».
19
Sur les « fuites » d’Œdipe, cf. R. Marseglia, « Œdipe, un héros en fuite », à paraître.
qu’il devient roi de Thèbes20. De plus, cet exploit est célébré à plusieurs reprises dans l’Œdipe
roi ; déjà dans le prologue, le prêtre de Zeus l’évoque : « Il t’a suffi d’entrer jadis dans cette
ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu’elle payait alors à l’horrible Chanteuse. Tu
n’avais rien appris (οὐδὲν ἐξειδώς) pourtant de la bouche d’aucun de nous, tu n’avais reçu
aucune leçon (οὐδ᾽ ἐκδιδαχθείς) » (vers 35-38, trad. P. Mazon). Selon les paroles du prêtre,
Œdipe a résolu l’énigme « sans rien savoir de quelqu’un d’autre » (οὐδὲν ἐξ-ειδώς) : pas
besoin d’enquête, Œdipe a trouvé en lui-même le savoir nécessaire. À ce propos, on peut
remarquer qu’au vers 397, c’est Œdipe lui-même qui insiste sur son ignorance au moment de
résoudre l’énigme du Sphinx et s’auto-définit, par jeu parétymologique interposé, ὁ µηδὲν
εἰδὼς Οἰδίπους, « Œdipe qui ne sait rien ». Œdipe utilise cette expression face à Tirésias, pour
lui reprocher de ne pas avoir su aider la cité ; l’expression n’est pourtant pas dépourvue
d’ironie tragique : par cette expression, au moment même où Œdipe revendique son
« ignorance » comme une valeur positive, il dénonce son ignorance actuelle face aux
révélations de Tirésias ! Dans l’Œdipe à Colone, l’expression oὐδὲν εἰδώς revient dans la
bouche d’Œdipe (vers 273), qui l’utilise, cette fois, pour se justifier du parricide21. Ainsi, à
différents moments de son expérience mythologique, Œdipe est-il présenté comme ignorant
ou comme possédant un savoir partiel et imprécis.
Une nouvelle voix divine, la voix oraculaire d’Apollon, vient ouvrir l’action
dramatique de l’Œdipe roi : pour arrêter la peste qui s’abat sur la ville, il faut trouver et
chasser le meurtrier de Laïos. C’est cette « parole immortelle, fille de l’Espérance d’or »
qu’invoque le chœur dans la parodos (vers 156-157 : χρυσέας τέκνον Ἐλπίδος, / ἄµβροτε
Φάµα), une parole « éclatante » (φανεῖσα, v. 474), qui « luit » (ἔλαµψε, vers 473), selon les
paroles du chœur dans le premier stasimon, et qui appelle à poursuivre le meurtrier inconnu
(ἄδηλος, vers 475). La parole d’Apollon brille, mais elle n’éclaire pas le coupable, qui reste
invisible.
C’est à une autre voix d’origine divine, celle du devin Tirésias, de faire la lumière sur
cet aspect. Dans sa prophétie (vers 350-353), Tirésias révèle à Œdipe la vérité sur le meurtre
de Laïos et sur son état de parricide et d’incestueux. Le roi se refuse de l’écouter et lui
reproche d’être à la fois aveugle et sourd : « Tu es un aveugle dont l’âme et les oreilles sont
aussi fermées que les yeux » (vers 371 : τυφλὸς τά τ’ ὦτα τόν τε νοῦν τά τ’ ὄµµατ’ εἶ, trad. P.
Mazon). Œdipe veut voir et il ne peut pas croire quelqu’un qui ne voit pas (vers 374-375). Et
ceci, malgré l’autorité que le devin lui-même revendique (vers 409 : κρατῶ) et que le chœur
de vieillards lui reconnaît aux vers 284-285 ( Ἄνακτ’ ἄνακτι ταὔθ’ ὁρῶντ’ ἐπίσταµαι /
µάλιστα Φοίβῳ Τειρεσίαν, « Je sais que Tirésias voit ce que voit Phoibos »), une autorité
fondée donc sur un savoir non seulement d’origine divine, mais aussi d’ordre visuel !
Par ailleurs, le personnage de Tirésias est particulièrement intéressant. Non seulement
il apparaît aussi au début des Bacchantes, mais, par sa simple présence, par le poids de son
histoire, il semble introduire un questionnement sur les possibilités les limites et les dangers
de la vision. Nous connaissons son histoire à travers le récit de la Bibliothèque attribuée à
Apollodore (3, 70). Tirésias était le fils de Euêros et de la nymphe Chariclô, qui était en
grande confidence avec la déesse Athéna. C’est Athéna elle-même qui aveugla Tirésias, parce
qu’il l’avait vue toute nue. Chariclô supplia la déesse de lui rendre la vue, mais Athéna, ne
pouvant pas réaliser son désir, lui purifia les oreilles et lui offrit le don de comprendre toutes
20
Pour une analyse des rapports entre la voix de l’oracle et la voix du sphinx, voir Ch. Segal, La musique du Sphinx. Poésie
et structure dans la tragédie grecque, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1987, p. 107-119. Sur les qualités
ambivalentes de la voix du Sphinx, voir C. Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque
antique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’âne d’or », 2005, p. 191-193.
21
Cf. à ce propos l’intervention de S. Lagrou.
les voix des oiseaux22. L’histoire de Tirésias fait appel à la vue et l’ouïe. S’il devient aveugle,
c’est parce qu’il a vu ce qu’il ne faut pas voir ; mais en contrepartie de la perte de la vue, il
bénéficie d’un pouvoir énorme concernant l’ouïe. C’est de son ouïe que lui vient sa capacité
divinatoire. Le personnage de Tirésias met donc en garde contre les dangers de la vue et
suggère, en même temps, l’importance de l’ouïe et des possibilités qu’elle offre d’accéder à
un savoir de nature divine.
Dans les Bacchantes, avant de rencontrer face à face l’étranger-Dionysos, Penthée est
confronté à deux voix d’autorité, celle du devin Tirésias et celle de son aïeul Cadmos, le
fondateur de la ville. Dans sa tirade, Penthée justifie son refus du nouveau dieu par des
raisons d’ordre politique et théologique. D’abord, le nouveau culte a poussé les femmes à
s’éloigner de leurs foyers pour suivre le prêtre dans les montagnes (vers 217-232). La
dévotion à Dionysos lui apparaît ainsi un « culte scélérat » (v. 232) qui remet en cause les
principes mêmes de la vie de la cité et qui représente donc une menace contre l’ordre
politique23. Ensuite, Penthée s’en prend au prêtre étranger et à ses propos sur la divinité de
Dionysos (vers 233-247). Les objections d’ordre religieux et politique avancées par le roi
dans son discours sont contredites par l’autorité religieuse du devin24 et par celle de Cadmos,
le fondateur du γένος et de la ville, qui a transmis le pouvoir royal à Penthée (vers. 43-44).
L’intervention de Tirésias est un véritable « discours théologique », au cours duquel le devin
réfute tous les arguments du roi25. Cependant, le roi n’entend pas raison.
Aux révélations respectives de Tirésias, Penthée et Œdipe réagissent de la même
manière : insouciants de l’autorité du devin, ils répondent par l’insulte et la menace (Cf. OT
390-403 et Bacch. 345-351).
Juste après le chant du chœur, un serviteur apparaît sur la scène et emmène le prêtre
étranger, que Penthée peut enfin interroger. Le roi ne change pas d’attitude par rapport à ce
que le prêtre lui raconte du dieu. Malgré les nombreux prodiges qui sont d’une part rapportés
par le serviteur (vers 434-450) et par le messager (vers 677-774) et d’autre part réalisés
directement sur scène (on pense notamment au « miracle de l’écroulement du palais », vers
576-603), Penthée refuse de reconnaître ce qui est pourtant sous ses yeux. On peut remarquer,
par ailleurs, à propos du récit du premier messager, que, par sa stratégie discursive, il se
présente comme le rapport d’un témoin oculaire (cf. v. 680 : ὁρῶ) et se situe donc du côté de
l’opsis ! De plus, il se termine par une profession de foi du messager et par une invitation à
accepter le nouveau dieu dans la cité (vers 769 sq.). Mais cela ne suffit pas à convaincre
Penthée. Il en va de même pour Œdipe face à Tirésias : il a beau reprocher au devin sa cécité,
le vrai aveugle, c’est lui-même. Tirésias le lui fait remarquer : « Je te le dis, puisque tu m’as
reproché d’être aveugle : tu as la vue (δέδορκας), mais tu ne vois pas (βλέπεις) à quel point de
misère tu es arrivé » (vers 412-413 : Λέγω δ’, ἐπειδὴ καὶ τυφλόν µ’ ὠνείδισας· / σὺ καὶ
δέδορκας κοὐ βλέπεις ἵν’ εἶ κακοῦ). Situation bien paradoxale donc, que celle d’Œdipe, qui
avait fait de la vision son critère de jugement principal !
Plus paradoxale encore est la condition de Penthée. L’apparition de l’étranger, en qui
22
Cf. Callim. Pall. 70-130. Il s’agit d’ailleurs d’un caractère propre à tous les devins mythologiques. Cf. par ex. l’histoire de
Phinéus (Apollod. Bibl. 1, 120) et de Mélampous (Apollod. Bibl. 1, 97). Sur Tirésias et sur son mythe, voir L. Brisson, Le
mythe de Tirésias : essai d’analyse structurale, Leiden, Brill, coll. « Études préliminaires aux religions orientales », 1976.
Pour ce qui concerne les voix des oiseaux et l’importance de l’ouïe dans la divination, voir M. Bettini, Voci. Antropologia
sonora del mondo antico, Torino, Einaudi, coll. « Saggi », 2008, p. 187-218.
23
Cf. C. Segal, La musique du Sphinx, op. cit., p. 242-262. Pour une réflexion sur le renversement des espaces et des rôles
sociaux cf. F.I. Zeitlin, « Playing the Othe : Theater, Theatricality and the Feminine in Greek Drama », in J.J. Winkler - F.I.
Zeitlin (dir.), Nothing To Do With Dionysus, op. cit., p. 63-96.
24
Cf. R. Seaford, Euripides. Bacchae, Warminster, Aris and Phillips, 1996, p. 167.
25
Cf. Ibid., p. 174-176.
le public reconnaît Dionysos lui-même, le place en effet en face du dieu qu’il s’efforce de
refuser. Tout en l’ayant sous les yeux, Penthée n’arrive pas à le voir. Lorsque le roi menace
l’étranger de le faire emprisonner, ce dernier retourne la menace contre Penthée : le dieu
viendra le libérer, car « il voit (ὁρᾷ) comme on me traite » (vers 500). Mais Penthée ne
comprend pas les paroles du prêtre : « Et où est-il ? Il ne se montre pas (φανερός) à mes
yeux ! » (vers 501).
L’importance de la vision dans l’Œdipe roi et dans les Bacchantes a été soulignée et
étudiée par de nombreux savants26, ce qui nous dispense d’en donner ici une analyse détaillée,
qui dépasserait largement les limites de ce texte. Nous nous limiterons à quelques remarques
ponctuelles, qui nous permettront de faire ressortir les particularités des deux personnages
Œdipe et Penthée et, par conséquent, les différences dans la manière de présenter le processus
d’acquisition de la connaissance et ses conséquences dans les deux tragédies dont ils sont les
protagonistes. Jusque-là en effet, nous avons pu remarquer une série de ressemblances dans la
manière dont l’acquisition du savoir est envisagée par les deux personnages : confrontés à des
rumeurs, ainsi qu’à diverses voix d’autorité, Œdipe et Penthée refusent un savoir fondé sur la
seule audition, eût-elle l’autorité découlant d’une parole d’origine divine, et ils affichent leur
désir de voir. Ce désir de voir s’accompagne donc d’un refus de l’écoute, ce qui marque le
passage d’une première partie du drame centrée sur l’audition à une deuxième partie focalisée
sur la vision. Si Dionysos reproche à Penthée son incapacité à l’écouter (vers 787 : πείθῃ µὲν
οὐδέν, τῶν ἐµῶν λόγων κλύων « Tu ne m’écoutes pas, et pourtant tu entends bien mes
mots ! »), le roi finit par ordonner au prêtre étranger de se taire (vers 809 : σὺ δὲ παῦσαι
λέγων « Arrête de parler ! »). De même, lorsque Créon l’invite à l’écouter pour apprendre
(vers 544 : ἴσ’ ἀντάκουσον, κᾆτα κρῖν’ αὐτὸς µαθών « écoute-moi, apprends toi-même et
juge »), Œdipe réplique qu’il n’est pas capable d’apprendre de la sorte (vers 545 : Λέγειν σὺ
δεινός, µανθάνειν δ’ ἐγὼ κακὸς, « tu parles bien, mais moi j’apprends mal »).
Cependant, le refus d’écouter et le désir de voir ne prennent pas le même sens pour les
deux personnages. C’est que l’objet même de la connaissance qu’on leur demande d’acquérir
est complètement différent. Lorsque Penthée affirme ne pas voir sous ses yeux le dieu dont
parle l’étranger, Dionysos lui explique les raisons de son incapacité à voir : παρ’ ἐµοί· σὺ δ’
ἀσεβὴς αὐτὸς ὢν οὐκ εἰσορᾷς, « [Le dieu] est là où je suis. C’est toi qui, dans ton impiété, ne
le vois pas ». Le dieu associe ici la connaissance et la piété religieuse : Penthée ne voit pas le
dieu parce qu’il est impie27. De manière complémentaire et opposée, c’est justement en raison
de son impiété que Penthée désire voir les Bacchantes et assister à leurs rites, un spectacle qui
lui serait normalement interdit en raison de son caractère initiatique (cf. vers 472). C’est pour
cette raison que, pour réaliser son désir de voir, Penthée doit se déguiser en bacchante afin de
passer inaperçu.
Si Penthée est appelé à acquérir un savoir de nature divine, le savoir d’Œdipe porte sur
son passé et sur sa vraie identité ; s’il veut voir sans être vu, pour Œdipe, voir, c’est se voir,
voir et être vu se rejoignent. C’est ainsi que, lorsque le récit du berger corinthien, le seul
témoin oculaire, lui permet de passer enfin à la vision de la vérité, Œdipe s’écrie : « Hélas !
hélas ! ainsi tout à la fin serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière
fois, puisqu’aujourd’hui je me révèle (πέφασµαι) le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux
26
Pour l’Œdipe roi, voir D. Seale, Vision and Stagecraft in Sophocles, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p.
215-260. Cf. aussi Ch. Segal, Oedipus Tyrannus, op. cit. ; F. Ahl, Sophocles’ Oedipus, op. cit. et F. Marshall, Edipo Tirano,
op. cit., aux lieux déjà cités à la note 13. Pour ce qui en est des Bacchantes, voir I. Rizzini, « Le Baccanti o l’ossessione della
visione », et J. Gregory, « Some aspects of seeing in Euripides’ Bacchae », Greece & Rome 32, 1985, p. 23-31. Une analyse
détaillée trouve également place dans ma propre enquête doctorale.
27
Sur l’association entre connaissance et piété religieuse, voir ce que j’écris dans « L’amathia de Penthée. Aspects de la
connaissance dans les Bacchantes d’Euripide », à paraître.
de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! » (vers 1182-1185 :
Ἰοὺ ἰού· τὰ πάντ’ ἂν ἐξήκοι σαφῆ. / Ὦ φῶς, τελευταῖόν σε προσβλέψαιµι νῦν, / ὅστις
πέφασµαι φύς τ’ ἀφ’ ὧν οὐ χρῆν, ξὺν οἷς τ’ / οὐ χρῆν ὁµιλῶν, οὕς τέ µ’ οὐκ ἔδει κτανών, trad.
P. Mazon).
Dès lors, on comprend que les issues des deux tragédies divergent. Si Penthée voulait
voir sans être vu, maintenant, par un dernier renversement, « plus que voir les ménades, c’est
lui qui en est vu » (v. 1075 : ὤφθη δὲ µᾶλλον ἢ κατεῖδε µαινάδας). Comme il regardait
l’étranger sans voir en lui le dieu, c’est désormais Agavé qui regarde Penthée sans reconnaître
en lui son enfant (vers 1114-1124). Le croyant un fauve, Agavé déchaîne les bacchantes
contre celui qui, au moment même de mourir, comprend qu’il a été dupé : κακοῦ γὰρ ἐγγὺς
ὢν ἐµάνθανεν (« sur le point de mourir, il a appris », vers 113). Le processus d’apprentissage
débouche ainsi sur un savoir dont l’acquisition coïncide pour le héros avec la mort. Cette
association entre la connaissance et la souffrance n’est pas sans rappeler le principe qui est à
la base de la célèbre formule eschyléenne πάθει µάθος (« La connaissance à travers la
souffrance »), qu’on trouve au vers 177 de l’Agamemnon et qui apparaît également à la fin du
logos lydien d’Hérodote (I, 207) dans la bouche de Crésus. Penthée, déchiré par les ménades,
réapparaît en scène sous la forme d’un masque vide dans les mains d’Agavé et la dernière
partie du drame met en scène le processus par lequel, à l’aide de Cadmos, Agavé parviendra à
recouvrer ses esprits et à réaliser ce qu’elle a fait : ἄρτι µανθάνω, « enfin je comprends »
s’écrie-t-elle finalement au vers 1296.
Si pour Penthée la vision entraîne la mort, pour Œdipe elle est la cause de la privation
de la vision. Aussitôt la vérité comprise, Œdipe rentre dans le palais et s’aveugle, en faisant de
soi le double de Tirésias28. Comme il avait accusé le devin d’être aveugle et sourd, de même il
s’aveugle et souhaiterait se priver de son ouïe (vers 1386-1389). de même que dans les
Bacchantes, ici aussi l’acquisition du savoir entraîne l’anéantissement du héros29. Au chœur
qui le questionne à propos de son aveuglement, Œdipe répond qu’il n’aurait pas pu regarder
les yeux dans les yeux son père et sa mère dans les Enfers, ni ses enfants, ni la ville, ni les
statues des dieux (vers 1371-1379). Œdipe nie alors le principe de la réciprocité du regard,
mais d’une façon tout à fait différente de celle de Penthée. Si ce dernier voulait voir sans être
vu, Œdipe dans son geste d’autodestruction se donne à voir sans plus voir lui-même.
Toute la dernière partie de la tragédie est centrée sur la visualisation d’Œdipe, à partir
de la première réaction du chœur à l’apparition du héros sur la scène (vers 1297 : Ὦ δεινὸν
ἰδεῖν πάθος ἀνθρώποις, « Quel spectacle affreux à voir pour des hommes ! »), jusqu’aux vers
finaux (vers 1524 : Ὦ πάτρας Θήβης ἔνοικοι, λεύσσετ[ε], « Citoyens de Thèbes,
regardez »)30. De même, dans les Bacchantes, le processus par lequel Agavé parvient à
reconnaître que la tête qu’elle porte dans ses bras est celle de son enfant Penthée est
éminemment fondé sur la vue et aboutit à une effroyable vision :
Κα. σκέψαι νυν ὀρθῶς· βραχὺς ὁ µόχθος εἰσιδεῖν.
Αγ. ἔα, τί λεύσσω; τί φέροµαι τόδ’ ἐν χεροῖν;
28
Sur le rapport entre vision et aveuglement, cf. R. Buxton, « Blindness and Limits : Sophocles and the Logic of Myth »,
Journal of Hellenic Studies 100, 1980, p. 22-37.
29
Pour l’aveuglement comme substitut de la mort, cf. H. Musurillo, The Light and the Darkness. Studies in Dramatic Poetry
of Sophocles, Leiden, Brill, 1967, p. 85-92.
30
L’authenticité de ces vers a été questionnée, cf. la discussion de J. Bollack, L’Œdipe Roi de Sophocle. Le texte et ses
interprétations, 4 vol., Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, coll. « Cahiers de Philologie », 1990, vol. 4, p.
1038-1054 et R.D. Dawe, Sophocles. Oedipus Rex, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge Greek and
Latin Classics », 1982, p. 247. Même s’ils ne sont pas authentiques, ces vers témoignent de l’importance qu’a la vision dans
la dernière partie du drame.
Κα. ἄθρησον αὐτὸ καὶ σαφέστερον µάθε.
Αγ. ὁρῶ µέγιστον ἄλγος ἡ τάλαιν’ ἐγώ.
C. : Regarde-le bien. Ce n’est pas une grosse peine que de le voir.
A. : Eh ! Que vois-je ? Quelle est cette chose dans mes bras ?
C. : Regarde-la et apprends mieux !
A. : Je vois, ô malheureuse, une immense douleur (vers 1279-1283).
Pour Agavé, la connaissance coïncide avec la vision et l’objet de la vision avec la
douleur. Ainsi, les Bacchantes aussi bien que l’Œdipe roi, deux tragédies également
construites sur le passage d’un savoir d’ordre langagier à un savoir visuel31, aboutissent-elles
de la même manière à une visualisation de la douleur.
Mais, tout au long de cette mise en scène de la connaissance et de la souffrance, qu’en
est-il du public ? Dans l’Œdipe roi aussi bien que dans les Bacchantes, les spectateurs
apprennent le sort du personnage d’abord par la bouche d’un messager (OT 1223-1296 ;
Bacch. 1024-1152) ; ils peuvent ensuite voir apparaître sur scène le personnage mutilé
(Œdipe) ou ce qui en reste (Penthée). Ce passage de l’ouïe à la vue reprend un procédé plus
général que l’on trouve souvent dans la tragédie attique et qui consiste à présenter
visuellement les effets d’une action qui a été précédemment relatée par un récit ou présentée à
l’aide de cris provenant de l’intérieur du palais.
Ce passage de l’ouïe à la vue reprend un procédé plus général que l’on trouve souvent
dans la tragédie attique et qui consiste à présenter visuellement les effets d’une action qui a
été précédemment relatée par un récit ou présentée à l’aide de cris provenant de l’intérieur du
palais. Il s’agit d’un module fréquemment utilisé pour la représentation de la catastrophe, qui
prévoit, dans sa forme la plus commune, le récit d’un messager suivi de l’ouverture des portes
du palais et de la monstration du ou des cadavres. Ce schéma apparaît dans l’Agamemnon et
les Choéphores d’Eschyle et revient chez Sophocle dans l’Antigone (Eurydice) et l’Electre et,
chez Euripide, dans l’Hippolyte (Phèdre), l’Hécube (les enfants de Polymestor), l’Electre
(Clytemnestre et Egisthe) et l’Héraclès. Si la mort a eu lieu dans un espace lointain, à la suite
du récit d’un messager relatant les événements, les cadavres sont transportés sur la scène par
un personnage ou par des serviteurs. C’est ce qui se passe dans les Sept contre Thèbes, dans
l’Antigone (Hémon), et, chez Euripide, dans Andromaque, Electre (Egisthe), Troyennes,
Phéniciennes ainsi que dans les Bacchantes, où l’arrivée du cadavre démembré de Penthée
donnait lieu à une longue scène de recomposition du corps.
Ce procédé n’est pas limité à la présentation de la mort et des cadavres. Dans
l’Hippolyte, après le récit du messager venu relater à Thésée qu’un monstre marin a causé la
perte de son fils (vers 1153-1266), des serviteurs conduisent sur la scène Hippolyte mourant
(vers 1347). Déjà dans les Trachiniennes, Sophocle avait utilisé ce module pour montrer
Héraclès agonisant. Dans l’Hécube, l’ouverture de la tente laisse sortir Polymestor aveuglé en
même temps qu’elle laisse voir les cadavres de ses enfants (vers 1049-1055). Il en va de
même, comme nous l’avons vu, dans l’Œdipe roi, où, à la suite de son récit, le messager
annonce l’ouverture des portes : Œdipe lui-même crie qu’on les ouvre et qu’on montre au
peuple des Thébains le criminel. C’est ainsi qu’après avoir entendu le récit de l’aveuglement
d’Œdipe, le chœur et les spectateurs peuvent en voir les effets.
Le passage d’une représentation verbale à une représentation visuelle comporte sans
doute des conséquences émotionnelles importantes. La monstration du cadavre entraîne la
complainte, l’arrivée d’Héraclès dans les Trachiniennes et d’Hippolyte dans la tragédie
31
Cf. C. Calame, Masques d’autorité, op. cit., p. 190-195.
homonyme permet la mise en scène de la souffrance et de l’agonie des deux héros. Les
émotions qui se sont accumulées pendant les scènes précédentes, peuvent enfin trouver leur
expression.
L’exodos des Bacchantes présente un éventail émotionnel très vaste, que l’on peut
reconstruire malgré l’état partiellement lacunaire dans lequel la dernière partie du drame nous
est parvenue. Comme première réaction au récit du messager relatant la mort de Penthée, le
chœur entonne un chant de gloire (v. 1161 : καλλίνικον), pour célébrer la victoire de
Dionysos. Mais le chant de gloire est bientôt destiné à tourner aux larmes et à la complainte
(vers 1162 : εἰς γόον, εἰς δάκρυα). Dès que le chœur voit arriver Agavé avec la tête de son
enfant dans les bras, le ton devient moqueur (vers 1200-1201 : δεῖξόν νυν, ὦ τάλαινα, σὴν
νικηφόρον / ἀστοῖσιν ἄγραν ἣν φέρουσ’ ἐλήλυθας, « Malheureuse ! Montre aux citoyens le
butin que tu viens apporter, la marque de ta victoire »). Puis, la voix du chœur cède à la
complainte de Cadmos et d’Agavé, disparaît presque et n’intervient que pour s’associer aux
pleurs (vers 1327-1328 : τὸ µὲν σὸν ἀλγῶ, Κάδµε· σὸς δ’ ἔχει δίκην / παῖς παιδὸς ἀξίαν µέν,
ἀλγεινὴν δὲ σοί, « Je souffre ta douleur, Cadmos. L’enfant de ton enfant a été puni justement,
mais quelle souffrance pour toi ! »).
Dans l’Œdipe roi, l’apparition d’Œdipe et ses conséquences émotionnelles étaient déjà
préparées par le récit du messager, qui exploite de manière originale l’ambivalence entre la
vue et l’ouïe. Les deux sens se trouvent déjà convoqués dans les premières paroles qu’il
adresse au chœur (v. 1224). Emportés par ses paroles, le chœur et les spectateurs pénètrent
dans les chambres les plus profondes du palais royal, mais le geste avec lequel Jocaste ferme
les portes de sa chambre (vv. 1244-1253) empêche alors la vision du messager lui-même : le
suicide reste ainsi caché aux yeux du public (vv. 1237-1238 : τῶν δὲ πραχθέντων τὰ µὲν /
ἄλγιστ᾽ ἄπεστιν· ἡ γὰρ ὄψις οὐ πάρα, « le plus douloureux de ces actions t’échappe, car tu ne
les vois pas ») aussi bien qu’à ceux du messager (v. 1253 : οὐκ ἦν τὸ κείνης ἐκθεάσασθαι
κακόν, « Il n’était pas possible de voir sa fin »), qui peut seulement entendre l’invocation à
Laïos et les malédictions de la reine mourante (vv. 1245-1250). Ce n’est que lorsqu’Œdipe
renverse dans sa fureur les battants de la porte que le cadavre de Jocaste apparaît à leurs yeux
(v. 1263 : οὗ δὴ κρεµαστὴν τὴν γυναῖκ᾽εἰσείδοµεν. « C’est alors que nous voyons la femme
pendue ») et que, spectacle plus pénible encore, le roi s’aveugle sous le regard des présents.
L’espace du récit est ainsi terminé : maintenant le chœur et le public pourront voir de leurs
propres yeux un spectacle qui attendrirait même un ennemi (vv. 1295-1296 : θέαµα δ᾽ εἰσόψῃ
τάχα / τοιοῦτον οἷον καὶ στυγοῦντ᾽ ἐποικτίσαι, « Tu vas voir un spectacle qui attendrirait
même un ennemi »).
La narration du messager est entièrement construite sur la dialectique entre vu et
caché : après la descente jusqu’aux lieux inaccessibles du palais, aux portes fermées de
l’invisible qui ne se manifeste qu’à travers la voix et les gémissements, la vision émerge
progressivement, le spectacle se dévoile lentement jusqu’à l’apparition d’Œdipe sur la scène,
qui transforme l’absence de vision directe en spectacle sous les yeux de tous. De manière
paradoxale, Sophocle fait en sorte que cette émergence de la dimension visuelle
corresponde à l’aveuglement d’Œdipe32. De cette manière, lorsqu’il apparaît sur la scène,
Œdipe est vu mais ne peut pas voir et l’ouïe reste le seul moyen dont il dispose pour
communiquer avec les autres (vers 1325-1326 : οὐ γάρ µε λήθεις, ἀλλὰ γιγνώσκω σαφῶς, /
καίπερ σκοτεινός, τήν γε σὴν αὐδὴν ὅµως, « Tu ne m’échappes pas. Malgré ma cécité, je
reconnais clairement ta voix »). De même qu’il reconnaît ses filles en les entendant pleurer
(vv. 1472-1473), de même il ne pourra se manifester que par sa voix (vers 1307-1309 : Αἰαῖ,
32
Cf. J. Barrett, Staged Narrative. Poetics and the Messenger in Greek Tragedy, Berkeley, University of California Press,
2002, p. 210-213.
αἰαῖ, δύστανος ἐγώ, / ποῖ γᾶς φέροµαι τλάµων; πᾶ µοι / φθογγὰ διαπωτᾶται φοράδην; « Hélas,
hélas ! Malheureux que je suis ! Où m’en vais-je ? Infortuné que je suis ! Où ma voix
s’envole-t-elle ? »).
De ce point de vue donc, le messager est un double d’Œdipe. Mais l’expérience que le
messager relate se rapproche aussi de celle du spectateur, et la structure de son récit semble
encourager une telle comparaison. Comme nous l’avons vu, Sophocle a créé en effet un
espace impénétrable pour le messager aussi et, ce faisant, il suggère un parallélisme entre
l’impossibilité pour le messager de voir le suicide de Jocaste et l’impossibilité pour le public
de voir l’aveuglement d’Œdipe, entre l’apparition du cadavre de la reine au messager et
l’apparition d’Œdipe aveuglé au public.
Désormais, tout le monde peut voir Œdipe (v. 1524), l’homme qui ne peut plus voir et
qui déplore en vain l’impossibilité de perdre, avec la vue, l’ouïe (vers 1386-1389).
L’apparition sur la scène de cette vérité transformée en spectacle s’annonce pourtant brève :
bientôt Œdipe rentrera dans le palais, on interdira la vision d’un tel criminel (vv. 1424-1431)
et personne ne pourra lui adresser la parole (vv. 1436-1437).
Mais avant qu’Œdipe ne rentre et que le spectacle ne soit terminé, il s’offre encore aux
yeux du public. De même Agavé dans les Bacchantes offre la tête coupée de Penthée à la
complainte de Cadmos. Ce sont ainsi le masque privé de regard d’Œdipe et le masque vide de
Penthée qui appellent les regards des spectateurs. Symbole de la représentation théâtrale et,
par son étymologie même, élément « qui s’offre au regard », le πρόσωπον devient ainsi le
catalyseur de la réponse émotionnelle du public. Comme les personnages du drame, les
spectateurs sont amenés à passer de l’audition à la vision et de la vision au pathos. Il est
difficile alors de penser que, dans les paroles que le messager d’Œdipe roi adresse aux
choreutes au début de son récit, le public ne reconnaisse pas son propre parcours : οἷ’ ἔργ’
ἀκούσεσθ’, οἷα δ’ εἰσόψεσθ’, ὅσον δ’ / ἀρεῖσθε πένθος, « Qu’allez-vous entendre,
qu’allez-vous voir, / qu’allez-vous souffrir ! » (vers 1224-1225).
Rocco MARSEGLIA
EHESS (Paris)