Regard sur le « vide » dans l`art chinois
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Regard sur le « vide » dans l`art chinois
http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific REGARD SUR LE « VIDE » DANS L’ART CHINOIS THOUGHTS ON “EMPTINESS” IN CHINESE ART Jia Jinli Centre d’éducation artistique de l’université des sciences de Pékin Thématique D : Créations artistiques et imaginaires Theme D : Artistic and imaginary creations Atelier d-04 : Correspondances entre les arts et avec les lettres en asie, les notions de vide et d’inachevé en regard de la « perfection » d’une œuvre Workshop D-04: Correspondences between arts and with literatures in Asia notions of « emptiness » and « incompleteness » facing the « perfection » of a work 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4th Congress of the Asia & Pacific Network 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – Jia Jinli Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). 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Any opinions expressed are those of the authors and do.not involve the responsibility of the Congress' Organization Committee. REGARD SUR LE VIDE DANS L’ART CHINOIS 贾金莉 Jia Jinli Université des sciences de Pékin L’art chinois met l’accent sur « la résonance des souffles » (气韵), exalte « l’écriture de l’idée » (写意), exprime « le sentiment dans le paysage » (以情入景), insiste sur la source d’inspiration (意境). Laozi dit : « la grande musique est peu sonore, la grande image est sans forme » (大音希声,大象无形 ), Zhuangzi que « l’univers est d’une beauté indicible » (天地有大美而不言), alors cette image sans forme et cette beauté indicible sont le summum de l’image et de la beauté. Ce qui ne peut être atteint que dans un moment synchrone entre l’intériorité de l’artiste et le souffle cosmologique où l’influx de ce dernier va se fondre dans le sentiment humain, véhiculer la résonance qui en émerge, fluctuer entre réel et irréel et produire une inspiration supra-naturelle. A partir du « vide et plein » philosophique, nous étudierons la notion de « vide » dans l’art chinois qui lui associe le blanc. Le lien organique entre l’homme et la nature ne conduit, dans l’art chinois, ni à une nature objective existant en dehors de l’artiste, ni à un artiste ayant abandonné le naturel. Les artistes chinois cherchent toujours l’intégration au modèle universel de l’esprit cosmogonique dans leur propre vie, connaissent l’illumination subite de l’accord de leur propre personnalité avec le cosmos et atteignent la sollicitude spirituelle émanant de l’immensité cosmique. Le positionnement unifiant le soi et le monde extérieur qui émerge de l’art chinois, est celui d’un dépassement de la fixation primitive de soi-même et des choses (phénomènes). C’est pourquoi en Chine, quand l’artiste crée, ce qu’il veut manifester dans son œuvre est l’image de son émotion spirituelle personnelle, l’écho entre son univers spirituel intérieur et le cosmos, le choc fusionnel entre son âme et la nature, son éveil intérieur au vaste souffle spirituel du cosmos, son appréhension du souffle cosmique ; l’état de transcendance ne se produit que par la fusion de son sentiment personnel, la maîtrise du déploiement de la résonance des souffles et l’alternance du vide et du plein. L’artiste reflète en son âme dix mille figurations, exprime le propos des montagnes et fleuves, et ce qu’il manifeste est l’entremêlement inépuisable d’un mode de vie subjectif avec une nature objective, s’accomplissant en un esprit éveillé et abyssal ; c’est la raison pour laquelle c’est cet état d’esprit qui constitue alors l’inspiration artistique Mais pour réaliser cette expression de l’imagination, le « vide » (“虚” / “空”) sont naturellement indispensables. Les images créées par l’artiste sont le plein, l’imaginaire qu’elles suscitent en nous est le vide, l’impact de l’image est alors la combinaison du vide et du plein. 1. « VIDE » ET « PLEIN » DANS LA PHILOSOPHIE CHINOISE Les Occidentaux pensent qu’une substance est à l’origine de l’être, c’est le “有” (il y a, être, existant, manifesté). Les philosophes de la tradition chinoise pensent que le monde naît du “无” (il n’y a pas, non-être, inexistant, non manifesté) et y retourne. Laozi dit que « les dix mille êtres de l’univers naissent de l’étant ; l’étant naît du néant »1. Les dix mille êtres du monde sont tous issus successivement du “有” (étant) et le “有” est lui-même issu du “无” (néant). C’est pourquoi 1 Laozi, chap. 40. D-04 Correspondances entre les arts et avec les lettres en asie, les notions de vide et d’inachevé en regard de la « perfection » d’une œuvre / correspondences between arts and with literatures in asia notions of « emptiness » and « incompleteness » facing the « perfection » of a work Regard sur le « vide » dans l’art chinois Jia Jinli les dix mille êtres en ce bas monde procèdent aux extrémités de la vie du “无” (néant)2 et c’est justement que le “无” engendre et détermine le “有”. Mais ce “无” n’est pas une totalité vide mais une totalité inexprimée, intégrative emplissant la vie. « La Voie engendre le un, le un engendre le deux, le deux engendre le trois, le trois engendre les dix mille êtres. Les dix mille êtres portent le yin sur leurs épaules [dos] et le yang dans leurs bras [devant], les souffles confluent en harmonie »3. La voie, le Dao “道”, est ce qui n’est pas. Le visuel qui ne se voit pas est dit imperceptible, l’audible qui ne s’entend pas est dit 4 imperceptible , l’inaccessible est dit subtil. … Le cycle infini est dit retour à l’origine des dix mille êtres, c’est-à-dire l’apparence du sans forme, la figuration du sans image.5 La voie (le Dao) est invisible, inaccessible, insaisissable, l’homme ne peut qu’expérimenter la vacuité (静虚) pour l’éprouver. C’est pourquoi le discernement de l’être et du non-être (有无之辩) de la philosophie traditionnelle chinoise donne lieu ensuite à l’engendrement mutuel du vide et du plein ( 虚 6 实相生) . Le monde ne cesse de se transformer et dans ce monde mouvant, il y a vie et mort, vide et plein, les dix mille êtres du monde évoluent dans ce vide, agissent et se transforment. L’impact de l’engendrement mutuel du vide et du plein (虚实相生) dans la théorie picturale chinoise est sans limites. Ce vide et ce plein diffèrent du « proche plein, lointain vide » (近实远虚) de la peinture occidentale. Ici, le vide est vacuité, le plein est la forme visible. Le vide et le plein ne sont pas opposés mais s’harmonisent l’un avec l’autre et se complètent mutuellement ; dans leur interaction, ils co-existent et sont en dépendance mutuelle. 2. LE BLANC DANS LA PEINTURE CHINOISE EXPRIME LE « VIDE » Dans la peinture classique chinoise, du fait de l’emploi du matériau (couleurs de l’encre, papier à dessin vierge), prend forme un goût esthétique particulier, une résonance des souffles naturelle, un engendrement mutuel du vide et du plein. Dans la peinture chinoise le blanc est, dans une certaine mesure, même plus important que les traces d’encre ; non seulement il représente formellement l’équilibre et la pause de la transformation en cours, mais en plus la dimension spirituelle d’une œuvre accomplie (son profondeur et sa prolongation. Les peintres de la dynastie des Song du sud 马远 Ma Yuan (actif vers 1190-1225 ou 1230) et 夏圭 Xia Gui (vers 1180-1224 ou 1230) dits « Ma un coin, Xia la moitié » (“马一角、夏半边”) ; on dirait qu’ils traitent du blanc comme du plein dans leurs œuvres où le plein comble les cerveaux du créateur et du spectateur, tandis que le blanc est souvent utilisé pour figurer l’eau, les brumes, le vent, etc …, ce qui vise à exprimer en général le rêve, cette technique est plus implicite et discrète que d’utiliser directement la couleur. L’encre pour exprimer le manifesté ( 有 ), le blanc pour exprimer le non manifesté ( 无 ), ce que cette vacuité crée est le positionnement artistique, c’est-à-dire l’âme de l’œuvre d’art. Le blanc laissé dans la peinture, expliqué sur le plan formel, c’est la façon dont s’expriment les rythmes et les transformations harmonieuses spécifiques à la peinture chinoise ; expliqué sur le plan de la relation entre l’espace et le temps, c’est l’étendue sur le plan spatial qui incarne la modification temporelle ; sur le plan esthétique, c’est l’incarnation et l’expression de la discrétion (dimension implicite). De ce fait, dans la peinture chinoise, c’est employer l’encre pour la réalité, créer des espaces blancs de transformations illimitées. 2 En médecine traditionnelle chinoise, 根结 est à la fois la racine et le bourgeon terminal (des méridiens). 3 Laozi, chap. 42. 4 希 xī et 夷 yí, respectivement « imperceptible pour l’ouïe » et « imperceptible pour la vue », sont ensemble une évocation de la Voie. 5 Laozi, chap. 14. 6 Le grand dictionnaire Ricci indique : 1. (Bouddh.) Existence et non-existence. 2. (Philos. chin. – Tao.) a. Présence ou absence de qualités sensibles dans l’être. Le double aspect de la réalité, manifestation de la voie ( 道 Dao), l’origine (无 wú) et les manifestations (有 yǒu) des êtres. b. Dans le néo-confucianisme : invisible et visible. D-04 Correspondances entre les arts et avec les lettres en asie, les notions de vide et d’inachevé en regard de la « perfection » d’une œuvre / correspondences between arts and with literatures in asia notions of « emptiness » and « incompleteness » facing the « perfection » of a work Regard sur le « vide » dans l’art chinois Jia Jinli 马远 Ma Yuan, « 采梅图 Boutons de prunus sous la lune » (s.d.) 夏珪 Xia Gui, « 風山水圖 Paysage balayé par le vent » 3. LE BLANC AU SEIN DE LA CALLIGRAPHIE ET LA GRAVURE DE SCEAUX CHINOISES MANIFESTE LE « VIDE » L’essentiel du vide exprimé par les blancs laissés dans la calligraphie et la gravure de sceaux ne réside pas dans le lointain et l’indistinct, en raison du calibrage des caractères, et la figuration de l’inspiration dans l’art chinois ne peut être atteint qu’en s’appuyant sur des blancs ingénieusement laissés : « à certains moments, le silence l’emporte sur les sons », « le mouvement naît de la résonance des souffles (气韵生动) », etc. Les grands espaces vides sur une peinture peuvent, par un pouvoir visuel renforcé, provoquer, par ce « blanc vide », l’intention sous-jacente à l’œuvre, de façon différente pour la calligraphie et la gravure de sceaux ; l’état de subtile vacuité ne saurait être atteint que par le blanc laissé au sein d’un caractère et entre les caractères, en laissant l’imagination artistique D-04 Correspondances entre les arts et avec les lettres en asie, les notions de vide et d’inachevé en regard de la « perfection » d’une œuvre / correspondences between arts and with literatures in asia notions of « emptiness » and « incompleteness » facing the « perfection » of a work Regard sur le « vide » dans l’art chinois Jia Jinli consciente remplir les interstices de chaque caractère, réalisant aussi une intuition esthétique du « hors du monde réel », « voir le grand dans le petit ». 7 歐陽詢 Ouyang Xun (557-641) cite, dans ses trente-six procédés calligraphiques , le « 八訣 Bajue » qui met l’accent sur "répartir le blanc" (分间布白) ou encore "s’exercer à équilibrer les points et les traits" (调习点画). « 醴泉铭 » est une œuvre calligraphique sur stèle d’Ouyang Xun conçue dans cet esprit. 歐陽詢 Ouyang Xun, « 醴泉铭 », au cœur de l’œuvre, 632. CONCLUSION Les notions de « vide » (“虚” xu et “空” kong) que nous avons abordées ici sont basées sur le plan métaphysique de la conception cosmogonique de « l’harmonie de l’homme et de l’univers » au cœur de la culture chinoise. La culture chinoise qui a subie une influence profonde et durable de la philosophie des taoïstes Laozi et Zhuangzi et de la conception esthétique du Yijing 《易经》 insiste sur l’alternance mutuelle des opposés, la complémentarité yin-yang, l’engendrement mutuel de l’être et du non-être. Les taoïstes pensent que l’efficience de la voie cosmogonique réside entièrement dans le processus yin-yang, les dix mille êtres du cosmos contiennent tous ces deux aspects opposés du yin et du yang, « les dix mille êtres portent le yin sur leurs épaules et le yang dans leurs bras » ; et ces deux aspects en opposition-complémentarité sont aussi simultanément unifié au sein du cosmos en une incessante alternance mutuelle dont les transformations des dix mille êtres relèvent toutes, finalement unifiées dans le « souffle ». Le « souffle », c’est le « rien »8, la chose en soi et la vie des dix mille êtres du cosmos, la source génératrice de leur vie; le « souffle », c’est le concept fondamental de la philosophie traditionnelle chinoise, avec un immense impact en esthétique. Sur cette base, 谢赫 Xie He (479-502), dynastie Qi du sud, formula la conception esthétique du « faire naître le mouvement du souffle » et en fit un des principaux facteurs d’appréciation critique des œuvres et d’exigence de l’art pictural chinois des dynasties successives. La peinture chinoise est en quête de la subtilité du vide, accorde de l’importance au traitement des « vide » (“虚” / “空”), théorie émanant de la conception yin-yang. 7 历代书法论文选 Lidai shufa lunwenxuan (Anthologie de traités calligraphiques des dynasties passées), Shanghai, 1998 (3 e édition, 1re édition en 1979), p. 98-104. 8 “无” est, comme “虚” et “空”, l’un des trois chaos originels. D-04 Correspondances entre les arts et avec les lettres en asie, les notions de vide et d’inachevé en regard de la « perfection » d’une œuvre / correspondences between arts and with literatures in asia notions of « emptiness » and « incompleteness » facing the « perfection » of a work Regard sur le « vide » dans l’art chinois Jia Jinli