Entre les lignes de Fernand Deligny
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Entre les lignes de Fernand Deligny
12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page80 REGARDS Passion Deligny N° 562 / avril 2016 12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page81 Propos recueillis par Laurent Michel 1. Graine de crapule, éditions du Scarabée, 1960. La première édition date de 1945. Deligny puise dans ses expériences d'instituteur et d'éducateur de jeunes délinquants dans les années Qarante pour brosser en quelques phrases, portraits et situations éducatives sous forme d'aphorismes. 2. « Les Vagabonds efficaces » in Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficaces, Dunod, 2004. La première édition date de 1947. Depuis vingt ans, la comédienne Adeline Nunez joue Graine de crapule 1 au sein de la compagnie de théâtre La scène buissonnière. Un spectacle qu'elle a monté après avoir rencontré ce texte lors d'un stage Bafa. Un choc, une rencontre décisive avec Fernand Deligny qu'elle qualifie de tuteur spirituel. Ven. Comment est né le spectacle ? Adeline Nunez. En 1996, je fais mes études de théâtre à l'université de Paris VIII et j'ai la chance d'avoir la possibilité de faire une maîtrise pratique. J'ai une salle pour répéter et je monte Graine de crapule que j'avais découvert à l'occasion d'un stage avec les Ceméa. Je réagence les aphorismes de Deligny qui vont du coq à l'âne. J'essaie de leur trouver un semblant de fil conducteur si on peut dire qu'il y a un fil conducteur à trouver. Puis je lis Les Vagabonds efficaces 2 dont j'entremêle des passages à Graine de crapule pour aboutir au spectacle que j'ai joué près de cent fois aujourd'hui. Ven. Vous jouez seule en scène au milieu d'enfants figurés par des briques en bois, non personnalisées. Qu'est-ce qui motive ce choix ? AN. Le choix des briques a plusieurs origines. Déjà, comme dit Deligny : « L'occasion fait le larron ». Quand je répétais à l'université il y avait un tas de briques en bois, des morceaux de traverses de chemin de fer tronçonnées. J'ai dans un premier temps essayé cette proposition scénographique parce que Vers l’Education Nouvelle / Ceméa © j'avais ce matériau sous la main. Ensuite, bien sûr, on s'est questionné sur ce que ça pouvait signifier que d'utiliser ce matériau : une référence aux cheminots, au monde ouvrier... C'est la même chose pour le costume : bien que stylisé, il fait référence à l'époque. Ce costume est une création en tant que telle puisque la forme n'est pas du tout celle d'une blouse d'instituteur mais le choix de la toile de tissu grise fait référence à la blouse de l'instituteur d'antan. Je n'avais pas envie de décontextualiser ce texte. Je voulais le laisser dans cette époque des années Quarante. Je fais confiance au public qui saura transposer. Je n'avais pas envie de faire un spectacle contemporain. Pareil pour l'affiche. Quand je passe dans des théâtres un peu plus connus, même si on me demande des photos, je conserve le dessin original de Deligny pour l'affiche. Mais pour en revenir aux briques que l’éducatrice anime et déplace, elles représentent aussi le fait que tout évolue et qu’elle ne peut s’en tenir à des principes d’éducation figés. Les briques sont la métaphore d’une tentative de relation avec les jeunes jamais acquise, toujours en devenir, fragile et dérisoire. Ven. À un moment, vous sortez de scène, et vous continuez à jouer dans la rue ? Est-ce une esquive, au sens que Deligny pouvait lui donner ? AN. Certainement. Le spectacle est empreint de son écriture mais aussi de ce qu'il faisait et mettait en place pour 81 12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page82 Regards 82 3. À la fin des années Soixante, Fernand Deligny s'installe dans les Cévennes, à Gourgas puis à Graniers où il initie un réseau d'accueil d'enfants autistes. « En 1969, Deligny engage une nouvelle "tentative" avec des enfants autistes. Maud Manonni, Françoise Dolto et Emile Monnerot lui confient les premiers enfants. Jacques Lin installe un campement en contrebas de Graniers, à l'île d'en bas, où il vit avec 4 ou 5 autistes. D'autres enfants vivent à Monoblet, chez Guy et Marie-Rose Aubert. C'est le "réseau d'origine". » In Fernand Deligny Œuvres, L'Arachnéen, 2007. sortir les enfants de l'institution. À la fin du spectacle je lis le texte où Deligny est congédié. À la fin des Vagabonds efficaces Deligny reproduit le courrier lui annonçant la fermeture du centre d'observation et de triage qu'il dirige à Lille. « Éducateurs et gosses, nous avons décampé ». C'est aussi pour ça que notre deuxième spectacle Sur les traces de l'humain qui fait suite à Graine de crapule commence à l'extérieur puisque Graine de crapule se termine dehors. Ven. Dans le spectacle, il y a une forme de prise à partie du public ? Comment réagissez-vous aux réactions en retour du public ? AN Je n'improvise pas sur le texte mais sur la manière de répondre. En fonction de l'énergie qu’il me renvoie. Les représentations sont ainsi très très différentes à chaque fois. Parfois, les gens peuvent dire quelque chose. Il n'y a pas de quatrième mur. C'est donc une adresse directe au public. Ven. Deligny n'est pas très connu en dehors de certains cercles où sa présence est une évidence. AN. J'ai quand même l'impression que ça a un peu évolué notamment dans le milieu artistique depuis la parution aux éditions L'Arachnéen en 2007 d'un gros pavé Fernand Deligny Œuvres. Cet ouvrage très bien fait a le mérite d'introduire les œuvres et de les re-contextualiser. C'est un gros travail qu'a fait l'éditrice Sandra Alvarez de Toledo. Ven. Graine de crapule est le premier volet d'une tentative plus vaste ? AN. J'en suis maintenant au deuxième volet qui m'a pris énormément de temps. Il a réellement commencé à prendre forme en 2013. J'ai fait un montage des textes de la période dite des Cévennes 3. Il y a une dizaine d'ouvrages sur cette période où il s'occupe des enfants autistes et conceptualise la notion d'« humain d'espèce ». Graine de Crapule est très facile d'accès. Les Vagabonds efficaces également. Mais l'écriture change à partir du moment où il s'établit avec les enfants dans les Cévennes. Elle devient plus complexe, plus ardue. Il m'a fallu beaucoup de temps. Beaucoup, beaucoup de temps. Déjà parce que je suis d'une nature lente... Enfin, je suis d'une nature à prendre mon temps. Et puis au début, je ne comprenais rien. C'est par amour... Enfin, j'avais une telle confiance en Deligny que je me disais ça veut probablement dire quelque chose tout ça. Donc je me suis accrochée. De temps en temps, il y avait des choses qui émergeaient et qui m'étaient accessibles. Je les notais. Et puis j'ai pris un autre bouquin, puis un autre... En fait, ils s'éclairent les uns les autres. C'est la même question, la question de l'humain, qui est ré-explorée de livre en livre à travers le prisme de l'autisme. Et puis dans ces ouvrages, Deligny cite d'autres auteurs. Je suis cette trace. De fil en aiguille, Deligny me fait rentrer dans la littérature. En fait, ce n'est pas tout à fait vrai parce qu'avant de le connaître, à l'âge de 15 ans, j'avais lu tout Beckett, tout Genet. Des lectures très ciblées comme cela. Mais une fois que je l'ai eu rencontré ça n'a été que Deligny, Deligny, Deligny. Exclusivement. Si ce n'est quelques poètes comme Rilke en ce moment. N° 562 / avril 2016 12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page83 Il était évident que le deuxième volet serait consacré à la période avec les autistes. La première période, qu'il soit instit ou éducateur, c'était une période où il s'agissait pour lui, dans son travail avec les enfants, de les réinsérer, de leur trouver une place dans la société. En décidant de travailler avec ce public d'autistes, ce n'était plus du tout le même propos pour lui. Il ne s'agissait plus de réinsérer. Il ne voulait plus répondre à la demande sociale. Je ne sais pas s'il l'aurait dit comme ça mais cette société ne lui convenait pas et donc il n'était pas question de réinsérer qui que ce soit. Il voulait plutôt interroger la société telle qu'elle fonctionnait. Il a trouvé que le public d'autistes était vraiment une belle occasion d'interroger l’homme que nous sommes devenus (expression récurrente de Deligny) sous l'effet du langage. Nous programmons, nous nous projetons dans l'avenir, nous discriminons, nous jugeons, alors que eux vivent ici et maintenant. Souvent ils comparent les gestes des autistes à des gestes faits par des moines dans des rituels spirituels. On est dans « l'être » et on est dans « l'ici et maintenant » avec l'autisme tel que Deligny le voit. 4. Sur une carte Deligny dessine les lieux de vie et objets caractéristiques du groupe. Des calques superposés à cette première carte sont utilisés pour reporter les trajets – les « lignes d'erre » - des enfants autistes. Ven. « Nous-là » pour employer une expression de Deligny ? AN. Voilà. Tout à fait. Le commun, le nous. Il développe, comme les grands philosophes, tout un vocabulaire et des concepts qui lui permettent d'appréhender l'humain autrement. Et c'est pour ça que je le rapproche aussi d'un maître spirituel parce qu'il nous décrypte un humain qui est complètement retourné comme dans les voies spirituelles. La pratique consiste à ce que petit à petit l'identification au moi se désagrège, que l’ego disparaisse. L'autiste n'a pas de moi, en tant qu'un moi identifié. Il ne dit pas Je. Et les enfants dont s'occupe Deligny ne parlent pas. Il a choisi ce public là bien qu'il y ait plein d'autres formes d'autisme. Après une première grande période où il a été éducateur, où finalement la question était de savoir comment faire pour que les jeunes s'en sortent dans cette société, le deuxième volet de sa vie à partir de 50 ans a été consacré à s'occuper d'enfants autistes. Cela a été l'occasion d'une recherche – et il le dit clairement – avec ce public-là sur un humain dont on ne parle pas et qui serait à découvrir. Une recherche d'anthropologue. Un humain qui agit, à l'infinitif. Ven. Comment intégrer dans le spectacle les cartes et les lignes d'erre 4 caractéristiques des « recherches » de la période des Cévennes ? AN. Dans le spectacle Sur les traces de l'humain l'espace est pensé en conséquence. Il n'est pas frontal. Les spectateurs sont tout autour de la scène et nous circulons derrière et sur le plateau. Je ne suis plus seule en scène. On est deux ou trois... l'idée Vers l’Education Nouvelle / Ceméa © 83 12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page84 Regards c'est même d'être cinq, si La scène buissonnière trouve de l'argent pour payer les artistes. Dans le dispositif des Cévennes, ils étaient plusieurs petits groupes et donc l'idée c'est aussi d'être plusieurs sur scène. De même qu'eux vivaient de manière précaire, dans la nature, nous on aménage le plateau sur scène en direct. Et du coup on circule, la question étant comment faire apparaître les lignes d'erre. Ven. Et le troisième volet de la trilogie ? AN. Ce sera très probablement à partir d'Essi et Copeaux écrits les toutes dernières années de sa vie, et peut-être L'Enfant de citadelle qui sera mêlé là-dedans. Ce sera aussi un montage. Je ne garderai peut-être pas tout. Dans Essi il y a encore des réflexions théoriques. Dans Copeaux le langage, très facile d'accès, va à l'essentiel. C'est écrit sous forme d'aphorismes comme Graine de crapule. Ce sont les bruits, les songes, la luminosité... des perceptions. Un très beau regard sur la vieillesse aussi. 84 Ven. Comment avez-vous rencontré Deligny ? AN. C'est par les Ceméa, lors de mon stage Bafa, que j'ai été mise en contact très jeune avec son œuvre. C'est un grand cadeau que j'ai reçu. Je devais avoir une vingtaine d'années et j'étais en « reconversion ». C'est drôle de dire ça à 20 ans. À l'école, je n'étais pas très douée pour les études mais j'étais bonne en sports. J'aimais ça. J'avais besoin de me défouler dans une activité physique intense. Le tennis. Je me destinais à battre Chris Evert-Lloyd, en finale, sur le court central de Wimbledon. Je me voyais déjà numéro Un mondiale. Venant d'une famille bourgeoise, mes parents n'ont pas compris que je fasse du sport ; je n'ai pas pu faire sport-études. C'était plutôt « Passe ton bac d'abord ». Une fois mon bac passé, je me suis précipitée sur l'entraînement. J'ai travaillé trop vite, trop dur. Je me suis cassée physiquement. Il a fallu que j'abandonne cette idée d'être championne de tennis. Je me suis alors demandée ce que j'allais bien pouvoir faire. Ça a cheminé. Et à ce moment-là, je me suis souvenue des classes de théâtre que j'observais au lycée. J'en gardais le souvenir de classes où les élèves vivaient de manière passionnelle. Soit ils s'aimaient très fort, ils se prenaient dans les bras de manière très extravertie, soit ils s'engueulaient comme du poisson pourri, de manière aussi très extravertie. J'étais quelqu'un de très introvertie, très mal dans ma peau. D'où le choix du tennis, un sport solitaire mais aussi une activité physique intense pour essayer de faire sortir un espèce de mal-être. Je n'avais pas du tout réglé ni mes problèmes de solitude ni mes problèmes d'angoisse profonde. Quand j'ai abandonné l'idée de faire du tennis en compétition, je me suis dit : ah le théâtre ! Les débuts ont été très laborieux, très compliqués, très difficiles. Étant donné que je n'étais pas du tout scolaire et que malgré tout les cours privés nous proposaient des textes du répertoire, je n'étais pas du tout en phase avec cet univers : Molière, Racine, Shakespeare ne me disaient rien du tout. Je n'arrivais pas à entrer dans cette écriture. À cela s'ajoutait mon handicap de l'extrême timidité. Il fallait se mettre par deux ou trois pour monter des scènes. Je n'étais même pas capable de proposer à mes collègues d'intégrer un groupe et eux devaient me sentir tellement mal qu'ils n'osaient pas venir vers moi. Ce qui fait que N° 562 / avril 2016 12785_VEN_562_26025 VEN 522 IntRec 14/04/16 14:25 Page85 j'ai passé un petit bout de temps à regarder les autres aller sur le plateau. Jusqu'au moment où j'ai rencontré une prof et metteure en scène, Claude Buchvald, qui n'avait pas une manière académique de travailler. On était tous sur le plateau pour travailler le texte en disant des bouts chacun à notre tour. À partir du moment où j'ai rencontré cette manière collective de travailler au théâtre, j'ai commencé à me mettre au travail et pas qu'en regardant. À cette même époque pour pouvoir subvenir à mes besoins, je me suis dirigée, comme beaucoup, vers l’animation les mercredis, les interclasses, les vacances... En même temps, je commençais à me former, à jouer aussi... J'ai fait ma formation d'animatrice aux Ceméa. Et effectivement là, on m'a mis entre les mains Graine de crapule. Ça a fait boum. Ça a été un choc culturel. Deligny pour moi c'est un tuteur spirituel. Rétrospectivement, je me suis dit que si je l'avais rencontré à 14 ans, j'aurais fait sûrement moins de conneries, j'aurais fait moins de mal à moi et aux autres. Adolescente, j'ai fait des vols, je suis tombée dans la drogue... j'étais en désarroi en fait... Voilà. Quand j'ai lu Graine de crapule Waouuu ! Ça a été la déflagration. Comme je commençais à faire ma formation de comédienne, tout de suite j'ai voulu monter ce truc-là. Ven. Pour beaucoup de gens, la lecture de Deligny ne laisse pas indifférent. Il y a un effet coup de poing, quelque chose de l'ordre de l'évidence... AN. Je suis comme un poisson dans l'eau dans cet univers. Je suis vraiment tombée dedans. L'année dernière j'étais en résidence au théâtre d'Ivry et le directeur, Christophe Adriani, me demandait si je jouerais autre chose que Deligny dans ma vie... Je ne suis pas sûre. Deligny m'aide à vivre. C'est pour ça que je parle de tuteur spirituel. Sans Deligny, je ne sais pas si j'aurais pu avancer dans l'existence. L'humain est à côté de ce qu'il est vraiment et Deligny le pointe. L’homme se maltraite et maltraite les autres et on est à côté de nous-mêmes. Il y aurait une manière de vivre plus en direct avec ce que l'on est véritablement. Comme je me sentais en décalage – et encore aujourd'hui – savoir que l'on n'est pas seule et notamment par le biais d'un auteur, de la poésie c'est quelque chose d'énorme. n Sur Deligny À l'occasion de la disparition de Deligny (1913-1996), Janine Rabat partageait dans « Hommage à Deligny » (Ven 479, avril 1997) son regard sur l’homme et ses conceptions à propos de l’éducation, la tentative dans les Cévennes. http://www.cemea.asso.fr/spip.php?article2758 Vers l’Education Nouvelle / Ceméa © 85