Entre les lignes de Fernand Deligny

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Entre les lignes de Fernand Deligny
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REGARDS
Passion Deligny
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Propos
recueillis par
Laurent Michel
1. Graine de
crapule, éditions
du Scarabée, 1960.
La première
édition date de
1945. Deligny
puise dans
ses expériences
d'instituteur et
d'éducateur de
jeunes délinquants
dans les années
Qarante pour
brosser en
quelques phrases,
portraits et situations éducatives
sous forme
d'aphorismes.
2. « Les Vagabonds
efficaces » in
Graine de crapule
suivi de
Les Vagabonds
efficaces, Dunod,
2004. La première
édition date
de 1947.
Depuis vingt ans, la comédienne Adeline
Nunez joue Graine de crapule 1 au sein
de la compagnie de théâtre La scène
buissonnière. Un spectacle qu'elle a
monté après avoir rencontré ce texte
lors d'un stage Bafa. Un choc, une rencontre décisive avec Fernand Deligny
qu'elle qualifie de tuteur spirituel.
Ven. Comment est né le spectacle ?
Adeline Nunez. En 1996, je fais mes
études de théâtre à l'université de Paris
VIII et j'ai la chance d'avoir la possibilité
de faire une maîtrise pratique. J'ai une
salle pour répéter et je monte Graine
de crapule que j'avais découvert à l'occasion d'un stage avec les Ceméa. Je
réagence les aphorismes de Deligny qui
vont du coq à l'âne. J'essaie de leur
trouver un semblant de fil conducteur
si on peut dire qu'il y a un fil conducteur
à trouver. Puis je lis Les Vagabonds
efficaces 2 dont j'entremêle des passages
à Graine de crapule pour aboutir au
spectacle que j'ai joué près de cent fois
aujourd'hui.
Ven. Vous jouez seule en scène au
milieu d'enfants figurés par des
briques en bois, non personnalisées.
Qu'est-ce qui motive ce choix ?
AN. Le choix des briques a plusieurs
origines. Déjà, comme dit Deligny :
« L'occasion fait le larron ». Quand je
répétais à l'université il y avait un tas
de briques en bois, des morceaux de
traverses de chemin de fer tronçonnées.
J'ai dans un premier temps essayé cette
proposition scénographique parce que
Vers l’Education Nouvelle / Ceméa ©
j'avais ce matériau sous la main. Ensuite,
bien sûr, on s'est questionné sur ce que
ça pouvait signifier que d'utiliser ce
matériau : une référence aux cheminots,
au monde ouvrier... C'est la même
chose pour le costume : bien que
stylisé, il fait référence à l'époque. Ce
costume est une création en tant que
telle puisque la forme n'est pas du tout
celle d'une blouse d'instituteur mais le
choix de la toile de tissu grise fait
référence à la blouse de l'instituteur
d'antan. Je n'avais pas envie de décontextualiser ce texte. Je voulais le laisser
dans cette époque des années Quarante.
Je fais confiance au public qui saura
transposer. Je n'avais pas envie de faire
un spectacle contemporain. Pareil pour
l'affiche. Quand je passe dans des
théâtres un peu plus connus, même si
on me demande des photos, je conserve
le dessin original de Deligny pour l'affiche. Mais pour en revenir aux briques
que l’éducatrice anime et déplace, elles
représentent aussi le fait que tout
évolue et qu’elle ne peut s’en tenir à
des principes d’éducation figés. Les
briques sont la métaphore d’une tentative de relation avec les jeunes jamais
acquise, toujours en devenir, fragile et
dérisoire.
Ven. À un moment, vous sortez de
scène, et vous continuez à jouer dans
la rue ? Est-ce une esquive, au sens
que Deligny pouvait lui donner ?
AN. Certainement. Le spectacle est
empreint de son écriture mais aussi de
ce qu'il faisait et mettait en place pour
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3. À la fin
des années
Soixante,
Fernand
Deligny
s'installe dans
les Cévennes,
à Gourgas puis
à Graniers où
il initie
un réseau
d'accueil
d'enfants
autistes.
« En 1969,
Deligny
engage
une nouvelle
"tentative"
avec des
enfants
autistes. Maud
Manonni,
Françoise
Dolto et Emile
Monnerot lui
confient
les premiers
enfants.
Jacques Lin
installe
un campement en contrebas de
Graniers, à l'île
d'en bas, où il
vit avec 4 ou 5
autistes.
D'autres
enfants vivent
à Monoblet,
chez Guy et
Marie-Rose
Aubert. C'est
le "réseau
d'origine". »
In Fernand
Deligny
Œuvres,
L'Arachnéen,
2007.
sortir les enfants de l'institution. À la fin du spectacle je lis le texte où Deligny est
congédié. À la fin des Vagabonds efficaces Deligny reproduit le courrier lui
annonçant la fermeture du centre d'observation et de triage qu'il dirige à Lille. « Éducateurs et gosses, nous avons décampé ». C'est aussi pour ça que notre deuxième
spectacle Sur les traces de l'humain qui fait suite à Graine de crapule commence
à l'extérieur puisque Graine de crapule se termine dehors.
Ven. Dans le spectacle, il y a une forme de prise à partie du public ?
Comment réagissez-vous aux réactions en retour du public ?
AN Je n'improvise pas sur le texte mais sur la manière de répondre. En fonction
de l'énergie qu’il me renvoie. Les représentations sont ainsi très très différentes à
chaque fois. Parfois, les gens peuvent dire quelque chose. Il n'y a pas de quatrième
mur. C'est donc une adresse directe au public.
Ven. Deligny n'est pas très connu en dehors de certains cercles
où sa présence est une évidence.
AN. J'ai quand même l'impression que ça a un peu évolué notamment dans le milieu
artistique depuis la parution aux éditions L'Arachnéen en 2007 d'un gros pavé Fernand
Deligny Œuvres. Cet ouvrage très bien fait a le mérite d'introduire les œuvres et de
les re-contextualiser. C'est un gros travail qu'a fait l'éditrice Sandra Alvarez de Toledo.
Ven. Graine de crapule est le premier volet d'une tentative plus vaste ?
AN. J'en suis maintenant au deuxième volet qui m'a pris énormément de temps.
Il a réellement commencé à prendre forme en 2013. J'ai fait un montage des textes
de la période dite des Cévennes 3. Il y a une dizaine d'ouvrages sur cette période où
il s'occupe des enfants autistes et conceptualise la notion d'« humain d'espèce ».
Graine de Crapule est très facile d'accès. Les Vagabonds efficaces également.
Mais l'écriture change à partir du moment où il s'établit avec les enfants dans
les Cévennes. Elle devient plus complexe, plus ardue. Il m'a fallu beaucoup de temps.
Beaucoup, beaucoup de temps. Déjà parce que je suis d'une nature lente... Enfin,
je suis d'une nature à prendre mon temps. Et puis au début, je ne comprenais rien.
C'est par amour... Enfin, j'avais une telle confiance en Deligny que je me disais ça veut
probablement dire quelque chose tout ça. Donc je me suis accrochée. De temps en
temps, il y avait des choses qui émergeaient et qui m'étaient accessibles. Je les notais.
Et puis j'ai pris un autre bouquin, puis un autre... En fait, ils s'éclairent les uns
les autres. C'est la même question, la question de l'humain, qui est ré-explorée de
livre en livre à travers le prisme de l'autisme. Et puis dans ces ouvrages, Deligny cite
d'autres auteurs. Je suis cette trace. De fil en aiguille, Deligny me fait rentrer dans
la littérature. En fait, ce n'est pas tout à fait vrai parce qu'avant de le connaître, à
l'âge de 15 ans, j'avais lu tout Beckett, tout Genet. Des lectures très ciblées comme
cela. Mais une fois que je l'ai eu rencontré ça n'a été que Deligny, Deligny, Deligny.
Exclusivement. Si ce n'est quelques poètes comme Rilke en ce moment.
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Il était évident que le deuxième volet serait consacré à la période avec les autistes.
La première période, qu'il soit instit ou éducateur, c'était une période où il s'agissait
pour lui, dans son travail avec les enfants, de les réinsérer, de leur trouver une place
dans la société. En décidant de travailler avec ce public d'autistes, ce n'était plus
du tout le même propos pour lui. Il ne s'agissait plus de réinsérer. Il ne voulait plus
répondre à la demande sociale. Je ne sais pas s'il l'aurait dit comme ça mais cette
société ne lui convenait pas et donc il n'était pas question de réinsérer qui que ce soit.
Il voulait plutôt interroger la société telle qu'elle fonctionnait. Il a trouvé que
le public d'autistes était vraiment une belle occasion d'interroger l’homme que nous
sommes devenus (expression récurrente de Deligny) sous l'effet du langage. Nous
programmons, nous nous projetons dans l'avenir, nous discriminons, nous jugeons,
alors que eux vivent ici et maintenant. Souvent ils comparent les gestes des autistes
à des gestes faits par des moines dans des rituels spirituels. On est dans « l'être » et
on est dans « l'ici et maintenant » avec l'autisme tel que Deligny le voit.
4. Sur une
carte Deligny
dessine
les lieux de vie
et objets
caractéristiques
du groupe. Des
calques superposés à cette
première carte
sont utilisés
pour reporter
les trajets – les
« lignes d'erre »
- des enfants
autistes.
Ven. « Nous-là » pour employer une expression de Deligny ?
AN. Voilà. Tout à fait. Le commun, le nous. Il développe, comme les grands philosophes,
tout un vocabulaire et des concepts qui lui permettent d'appréhender l'humain
autrement. Et c'est pour ça que je le rapproche aussi d'un maître spirituel parce qu'il
nous décrypte un humain qui est complètement retourné comme dans les voies
spirituelles. La pratique consiste à ce que petit à petit l'identification au moi se
désagrège, que l’ego disparaisse. L'autiste n'a pas de moi, en tant qu'un moi identifié.
Il ne dit pas Je. Et les enfants dont s'occupe Deligny ne parlent pas. Il a choisi ce public
là bien qu'il y ait plein d'autres formes d'autisme. Après une première grande période
où il a été éducateur, où finalement la question était de savoir comment faire pour que
les jeunes s'en sortent dans cette société, le deuxième volet de sa vie à partir de 50 ans
a été consacré à s'occuper d'enfants autistes. Cela a été l'occasion d'une recherche – et
il le dit clairement – avec ce public-là sur un humain dont on ne parle pas et qui serait
à découvrir. Une recherche d'anthropologue. Un humain qui agit, à l'infinitif.
Ven. Comment intégrer dans le spectacle les cartes et les lignes d'erre 4
caractéristiques des « recherches » de la période des Cévennes ?
AN. Dans le spectacle Sur les traces de l'humain l'espace est pensé en conséquence.
Il n'est pas frontal. Les spectateurs sont tout autour de la scène et nous circulons
derrière et sur le plateau. Je ne suis plus seule en scène. On est deux ou trois... l'idée
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c'est même d'être cinq, si La scène buissonnière trouve de l'argent pour payer
les artistes. Dans le dispositif des Cévennes, ils étaient plusieurs petits groupes et donc
l'idée c'est aussi d'être plusieurs sur scène. De même qu'eux vivaient de manière
précaire, dans la nature, nous on aménage le plateau sur scène en direct. Et du coup
on circule, la question étant comment faire apparaître les lignes d'erre.
Ven. Et le troisième volet de la trilogie ?
AN. Ce sera très probablement à partir d'Essi et Copeaux écrits les toutes dernières
années de sa vie, et peut-être L'Enfant de citadelle qui sera mêlé là-dedans. Ce sera
aussi un montage. Je ne garderai peut-être pas tout. Dans Essi il y a encore
des réflexions théoriques. Dans Copeaux le langage, très facile d'accès, va à l'essentiel.
C'est écrit sous forme d'aphorismes comme Graine de crapule. Ce sont les bruits,
les songes, la luminosité... des perceptions. Un très beau regard sur la vieillesse aussi.
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Ven. Comment avez-vous rencontré Deligny ?
AN. C'est par les Ceméa, lors de mon stage Bafa, que j'ai été mise en contact très
jeune avec son œuvre. C'est un grand cadeau que j'ai reçu. Je devais avoir
une vingtaine d'années et j'étais en « reconversion ». C'est drôle de dire ça à 20 ans.
À l'école, je n'étais pas très douée pour les études mais j'étais bonne en sports.
J'aimais ça. J'avais besoin de me défouler dans une activité physique intense.
Le tennis. Je me destinais à battre Chris Evert-Lloyd, en finale, sur le court central
de Wimbledon. Je me voyais déjà numéro Un mondiale. Venant d'une famille
bourgeoise, mes parents n'ont pas compris que je fasse du sport ; je n'ai pas pu faire
sport-études. C'était plutôt « Passe ton bac d'abord ». Une fois mon bac passé, je me
suis précipitée sur l'entraînement. J'ai travaillé trop vite, trop dur. Je me suis cassée
physiquement. Il a fallu que j'abandonne cette idée d'être championne de tennis.
Je me suis alors demandée ce que j'allais bien pouvoir faire. Ça a cheminé. Et à
ce moment-là, je me suis souvenue des classes de théâtre que j'observais au lycée.
J'en gardais le souvenir de classes où les élèves vivaient de manière passionnelle. Soit
ils s'aimaient très fort, ils se prenaient dans les bras de manière très extravertie, soit
ils s'engueulaient comme du poisson pourri, de manière aussi très extravertie. J'étais
quelqu'un de très introvertie, très mal dans ma peau. D'où le choix du tennis, un sport
solitaire mais aussi une activité physique intense pour essayer de faire sortir
un espèce de mal-être. Je n'avais pas du tout réglé ni mes problèmes de solitude
ni mes problèmes d'angoisse profonde. Quand j'ai abandonné l'idée de faire du tennis
en compétition, je me suis dit : ah le théâtre ! Les débuts ont été très laborieux, très
compliqués, très difficiles. Étant donné que je n'étais pas du tout scolaire et que
malgré tout les cours privés nous proposaient des textes du répertoire, je n'étais pas
du tout en phase avec cet univers : Molière, Racine, Shakespeare ne me disaient rien
du tout. Je n'arrivais pas à entrer dans cette écriture. À cela s'ajoutait mon handicap
de l'extrême timidité. Il fallait se mettre par deux ou trois pour monter des scènes.
Je n'étais même pas capable de proposer à mes collègues d'intégrer un groupe et eux
devaient me sentir tellement mal qu'ils n'osaient pas venir vers moi. Ce qui fait que
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j'ai passé un petit bout de temps à regarder les autres aller sur le plateau. Jusqu'au
moment où j'ai rencontré une prof et metteure en scène, Claude Buchvald, qui
n'avait pas une manière académique de travailler. On était tous sur le plateau pour
travailler le texte en disant des bouts chacun à notre tour. À partir du moment où j'ai
rencontré cette manière collective de travailler au théâtre, j'ai commencé à me
mettre au travail et pas qu'en regardant. À cette même époque pour pouvoir subvenir
à mes besoins, je me suis dirigée, comme beaucoup, vers l’animation les mercredis, les
interclasses, les vacances... En même temps, je commençais à me former, à jouer
aussi... J'ai fait ma formation d'animatrice aux Ceméa. Et effectivement là, on m'a mis
entre les mains Graine de crapule. Ça a fait boum. Ça a été un choc culturel. Deligny
pour moi c'est un tuteur spirituel. Rétrospectivement, je me suis dit que si je l'avais
rencontré à 14 ans, j'aurais fait sûrement moins de conneries, j'aurais fait moins de
mal à moi et aux autres. Adolescente, j'ai fait des vols, je suis tombée dans la drogue...
j'étais en désarroi en fait... Voilà. Quand j'ai lu Graine de crapule Waouuu ! Ça a été
la déflagration. Comme je commençais à faire ma formation de comédienne, tout
de suite j'ai voulu monter ce truc-là.
Ven. Pour beaucoup de gens, la lecture de Deligny ne laisse pas indifférent.
Il y a un effet coup de poing, quelque chose de l'ordre de l'évidence...
AN. Je suis comme un poisson dans l'eau dans cet univers. Je suis vraiment tombée
dedans. L'année dernière j'étais en résidence au théâtre d'Ivry et le directeur,
Christophe Adriani, me demandait si je jouerais autre chose que Deligny dans ma vie...
Je ne suis pas sûre. Deligny m'aide à vivre. C'est pour ça que je parle de tuteur
spirituel. Sans Deligny, je ne sais pas si j'aurais pu avancer dans l'existence. L'humain
est à côté de ce qu'il est vraiment et Deligny le pointe. L’homme se maltraite
et maltraite les autres et on est à côté de nous-mêmes. Il y aurait une manière de
vivre plus en direct avec ce que l'on est véritablement. Comme je me sentais en
décalage – et encore aujourd'hui – savoir que l'on n'est pas seule et notamment
par le biais d'un auteur, de la poésie c'est quelque chose d'énorme. n
Sur Deligny
À l'occasion de la disparition de Deligny (1913-1996), Janine Rabat partageait dans
« Hommage à Deligny » (Ven 479, avril 1997) son regard sur l’homme et ses conceptions à propos de l’éducation, la tentative dans les Cévennes.
http://www.cemea.asso.fr/spip.php?article2758
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