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triangle de Weimar » :
utilité et limites
d’un « ménage à trois »
Le «
L
Par Maxime Lefebvre1
Antoine de Saint-Exupéry 1994
Diplomate et professeur en questions
internationales à l’IEP de Paris
Si le « triangle de
Weimar » ne s’est pas
imposé comme une figure
centrale de la politique
européenne,
il incarne le jeu complexe
des relations entre les
trois capitales devenues
plus interdépendantes.
1 - Les propos tenus dans cet article n’engagent que l’auteur.
Maxime Lefebvre a notamment publié La Politique étrangère européenne (PUF
« Que sais-je ? », 2011) et L’Union européenne peut-elle devenir une grande
puissance ? (Documentation française, Réflexeeurope, 2012).
e « triangle de Weimar » est une de ces
formes géométriques de la « grande
Europe » kaléidoscopique qui a ré-émergé
de la fin de la Guerre froide. Lancé en
1991, il rassemble la France, l’Allemagne
et la Pologne. Cette configuration coexiste
avec bien d’autres, comme le « groupe de
Visegrad » créé à la même époque (Pologne,
République tchèque, Slovaquie, Hongrie),
le Conseil des États de la Baltique (1992,
11 pays), l’Organisation de coopération
économique de la mer Noire (1992,
12 pays), le pacte de stabilité pour l’Europe
du Sud-Est créé en 1999 – et devenu en
2008 « Conseil de coopération régionale »
– pour les pays des Balkans (y compris la
Turquie et la Moldavie), l’Union pour la
Méditerranée (lancée en 2008, 44 pays),
le « Partenariat oriental » (lancé par l’Union
européenne en 2010 avec les six « voisins
de l’Est » : Ukraine, Moldavie, Biélorussie,
Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie) ou encore
le Benelux (né en 1944).
Le « triangle de Weimar » prévoit en principe
une rencontre annuelle des ministres des
Affaires étrangères des trois pays, qui peut
aussi se tenir au niveau des ministres des
Affaires européennes (la dernière rencontre
a eu lieu à Varsovie en octobre 2012)
ou des chefs d’État et de gouvernement
(le dernier sommet a eu lieu également
à Varsovie en février 2011). Au-delà de
ces rencontres régulières, le triangle n’est
pas institutionnalisé et n’a à son actif
que quelques réalisations symboliques
(« sommets des jeunes » des trois pays,
jumelages, coopération décentralisée entre
des collectivités locales, décision prise en
2008 de créer un « bataillon tactique » –
battle group – au service de l’Europe de la
défense, etc.).
Le « triangle de Weimar » ne peut se com­
parer ni à des institutions puissantes et
« dimensionnantes » pour l’architecture
de l’Europe, comme l’Union européenne
ou l’Otan, ni à des coopérations bilatérales
déterminantes dans le jeu de la politique
européenne, comme le couple francoallemand pour la construction européenne
ou la relation franco-britannique dans le
domaine de la défense. Alors à quoi sert-il ?
Passons en revue ce qu’il a permis jusqu’à
maintenant, les difficultés auxquelles il est
confronté, et le sens qu’il pourrait prendre
à l’avenir.
Une utilité éprouvée : amarrer
la Pologne aux institutions « euroatlantiques »
La naissance du « triangle de Weimar », le
28 août 1991, est emblématique : à peine
un an après la réunification allemande, à
Weimar, ville de Goethe et de Schiller (Goethe
est né un 28 août) symbolisant les Lumières
allemandes (Aufklärung) et la première
démocratie allemande (la « République
de Weimar »), mais proche aussi du camp
de concentration nazi de Buchenwald. La
déclaration fondatrice porte l’ambition de
la réunification de l’Europe et évoque la
perspective d’adhésion de la Pologne (et
des autres nouvelles démocraties d’Europe
centrale et orientale) à la Communauté
européenne (mais pas encore à l’Otan).
Le « triangle de Weimar », voulu par HansDietrich Genscher, le ministre allemand
des Affaires étrangères de l’époque, est en
fait d’abord une affaire germano-polonaise.
Quoique non explicitée, l’idée sous-jacente
était d’étendre à la relation germanopolonaise les acquis de la réconciliation
franco-allemande. En 1991, ce n’était pas
encore gagné. L’Allemagne avait confirmé
avec peine la frontière Oder-Neisse issue
du second conflit mondial, qui avait
entraîné l’exode vers l’Ouest de plusieurs
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France Allemagne
millions d’Allemands obligés de quitter les
puissance politique comme la France. Le
provinces devenues polonaises (Silésie,
« triangle » n’a pas la force motrice que
Poméranie, Prusse-orientale) – ces territoires
constituent le « couple » franco-allemand,
représentent un tiers de la Pologne actuelle.
voire le couple franco-britannique dans les
Les Polonais gardaient encore la cicatrice
questions de défense.
douloureuse des 6 millions de Polonais
Si l’Allemagne est demandeuse de coopé­
(dont 3 millions de juifs) morts des suites
ration Weimar pour des raisons liées à
de l’occupation nazie. Depuis lors, les
l’histoire (c’est une volonté affichée par
polémiques ont continué sur la lecture
la coalition au pouvoir depuis 2009, à
de l’histoire (avec les revendications des
la demande notamment du parti libéral
associations d’expulsés allemands d’ouvrir à
FDP, le parti de Genscher), si la Pologne
Ber­lin un centre contre les
l’est pour poursuivre son
expulsions ethniques). La
ancrage occidental sans
D’un point de
configuration trilatérale
s’enfermer dans le tête-àvue géopolitique,
permettait aux deux
tête avec une Allemagne
le « triangle de
partenaires de ne pas
trop puissante, la France a
s’enfermer dans un têteWeimar » suit un axe toujours été moins moti­vée
à-tête stérile, et d’associer
par cette configuration que
Est-Ouest et sou­
la France à la refondation
par d’autres horizons (la
ligne la dimension
de leurs relations (alors
Méditerranée, le Moyenorientale de la
que la France avait dans
Orient, l’Afrique). De
le passé soit utilisé la
politique européenne façon significative, c’est
Pologne comme alliance
bien souvent en Pologne
de revers contre l’Allemagne, soit l’avait
ou en Allemagne de l’Est qu’ont eu lieu les
abandonnée aux griffes de ses puissants
rencontres les plus marquantes du triangle.
voisins allemand et russe).
D’un point de vue géopolitique, le « triangle
La Pologne a en tout cas rejoint l’Otan en
de Weimar » suit un axe Est-Ouest et sou­
1999 (en même temps que la Hongrie et la
ligne la dimension orientale de la politique
République tchèque) et l’Union européenne
européenne. Cette priorité à l’est répond bien
en 2004 (avec sept autres pays d’Europe
aux intérêts de Berlin et de Varsovie, alors
centrale et orientale, ainsi que Malte et
que Paris privilégie la coopération avec le
Chypre). En ce sens, l’objectif fixé par la
sud. D’où la bagarre qui a eu lieu par exemple
déclaration de Weimar a été atteint : la
en 2006 pour la répartition de l’enveloppe
Pologne s’est arrimée aux institutions « eurofinancière de la politique de voisinage :
atlantiques ». Elle y a été encouragée par
Paris a insisté à l’époque pour que les pays
Berlin, mais aussi par Paris (Jacques Chirac
méditerranéens continuent de recevoir les
proposant en 1996 de faire entrer la Pologne
deux-tiers de l’enveloppe, alors que d’autres
pour l’an 2000), et bien sûr par les Étatscapitales (en particulier Varsovie) plaidaient
Unis, qui ont pratiqué durant toutes les
pour un « rééquilibrage » en faveur de l’Est.
années 1990 une stratégie d’« élargissement
Si Paris a soutenu en 2009 le lancement
démocratique » vers l’Est (Otan, UE).
du « Partenariat oriental » avec les pays de
l’Est (souhaité notamment par la Pologne et
Une coopération géopolitique
par la Suède), c’est surtout pour remercier
ambiguë
ses partenaires d’avoir accepté en 2008 la
Le « triangle de Weimar » ne s’est pas pour
création de l’Union pour la Méditerranée.
autant affirmé comme une force motrice
Paris a souvent dû s’impliquer dans les
de la politique européenne. C’est que les
problématiques de l’Europe de l’Est (conflits
trois pays sont très inégaux : la Pologne
de l’ex-Yougoslavie, médiation de Nicolas
(moins de 40 millions d’habitants) est
Sarkozy dans le conflit russo-géorgien de
beaucoup moins peuplée que la France et
2008), mais on regrette à Paris l’abstention
l’Allemagne, et elle est beaucoup plus pauvre
de Berlin et Varsovie dans l’opération en
(même après la croissance de rattrapage
Libye en 2011 sous leadership francodes dernières années, elle atteint à peine
britannique (pourtant conduite sous le
20 % du PNB français, et 15 % du PNB
chapeau de l’Otan), et un engagement trop
allemand). La Pologne n’est ni une puissance
timide dans la dernière opération au Mali.
économique comme l’Allemagne, ni une
Les positions ne sont pas non plus
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convergentes sur la délicate question
des élargissements vers l’Est. Paris s’est
opposé franchement à l’ouverture de
nouvelles perspectives d’adhésion après la
« Révolution orange » de 2004 en Ukraine.
Berlin a adopté une position plus ambiguë,
mais qui s’est clarifiée dans le sens de la
position française (ce qui contraste avec
la position précédente en faveur de l’élar­
gissement aux Peco). En fait, la Pologne est
en minorité (avec le Royaume-Uni, la Suède
et d’autres Peco), face aux autres partenaires
européens, dans son soutien aux aspirations
européennes des « voisins de l’est ».
On touche là à l’ambiguïté fondamentale
du « triangle de Weimar » : doit-il s’élargir
à l’Ukraine et devenir, conformément à la
stratégie américaine, la « colonne vertébra­
le géostratégique » de l’Europe (Zbigniew
Brzezinski) contre la résurgence des
ambitions russes ? ou faut-il, au contraire,
maintenir la coopération avec la Russie et
laisser l’Ukraine dans un « entre-deux »
géostratégique ? Paris et Berlin ont fait
jusqu’à maintenant le choix de la seconde
option (s’opposant par exemple à l’octroi
d’un « plan d’action pour l’adhésion » de
l’Ukraine à l’Otan au sommet de Bucarest
en 2008), alors que Varsovie privilégie la
première.
Toutefois, la Pologne a évolué, après le
départ des frères Kaczynski (l’éviction du
Premier ministre, Jaroslaw, à la suite des
élections législatives de 2007, la mort du
président, Lech, dans un accident d’avion
en 2010), dans le sens d’un rapprochement
aussi bien avec Berlin qu’avec Moscou,
ce qui a conduit pour la première fois à
une rencontre des ministres des Affaires
étrangères du « triangle de Weimar » et de
la Russie en 2010 (et à une autre réunion
avec l’Ukraine) – une réflexion commune a
même été lancée sur la sécurité en Europe
par des « think tanks » des quatre pays.
Le renouveau des tensions avec la Russie,
depuis la réélection de Vladimir Poutine à la
présidence russe, contrarie cependant le rôle
stabilisateur que pourrait jouer le triangle
dans les relations avec l’est de l’Europe.
Les perspectives pour
l’intégration européenne
À défaut de pouvoir s’accorder sur des
questions aussi délicates que les frontières
ultimes de l’Union européenne et de l’Otan,
le « triangle de Weimar » pourrait aider à
dossier
approfondir un « noyau dur européen » et
à y arrimer la Pologne.
Bien que la Pologne n’ait pas encore fixé
de date pour son adhésion à la monnaie
unique, sa présidence de l’Union au second
semestre 2011 a été l’occasion d’une
démonstration d’engagement européen.
Face aux difficultés de la zone euro et aux
tentations franco-allemandes d’approfondir
l’union monétaire sans les autres partenaires
de l’UE, la Pologne a clairement manifesté
sa volonté d’être du « noyau dur européen ».
Radoslaw Sikorski, ministre des Affaires
étrangères, qui avait dénoncé le lancement
du projet de gazoduc Nordstream (sous la
Baltique) par Schroeder et Poutine en 2005,
le qualifiant de « nouveau pacte MolotovRibbentrop », a blâmé les atermoiements
allemands (« Je crains moins la puissance
allemande que je ne commence à redouter
l’inaction allemande ») et la Pologne a exigé
d’être associée aux sommets de la zone euro.
Le président François Hollande a reconnu
la légitimité des aspirations polonaises lors
de sa visite à Varsovie fin 2012.
En matière de défense, la France n’est
plus seule à porter l’ambition européenne.
Dans un contexte stratégique où les ÉtatsUnis tendent à se détourner de l’Europe, à
diminuer leurs engagements militaires et
à « pivoter » vers l’Asie, la Pologne trouve
un intérêt nouveau à pousser l’Europe de
la défense et se hasarde même à parler
d’« Europe puissance » (expression très
fran­çaise employée par le ministre polonais
Radoslaw Sikorski). L’Allemagne et la Suède
ont lancé à la fin 2010 l’« initiative de
Gand » pour accroître la mutualisation
et le partage des capacités européennes.
Face au Royaume-Uni, qui se refuse à
davantage d’intégration européenne dans
le domaine militaire (mais qui reste quand
même le partenaire naturel de la France sur
ces questions, comme l’a montré le traité
bilatéral de Lancaster House de 2010), le
triangle de Weimar, élargi à l’Espagne et à
l’Italie (réunion des ministres des Affaires
étrangères et de la Défense des cinq pays
à Paris en novembre 2012), aspire à être
le moteur de l’Europe de la défense en vue
du Conseil européen qui sera consacré à la
défense en décembre 2013.
Alors que de grandes manœuvres s’an­
noncent prochainement sur l’échiquier
européen (élections allemandes puis eu­
ropéennes, approfondissement de la zone
euro, débat sur la place du Royaume-Uni,
agitations sur la défense, relations avec la
Russie), cette relation à trois a peut-être une
importance beaucoup plus profonde pour
l’équilibre et la stabilité de l’Europe que ne
le laissent croire les rencontres et réalisations
largement symboliques du « triangle ». ■
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