Les gitans de Perpignan - Ministère de la Culture et de la
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Les gitans de Perpignan - Ministère de la Culture et de la
PROGRAMME INTERMINISTÉRIEL DE RECHERCHE CULTURE, VILLE ET DYNAMIQUES SOCIALES MINISTÈRE DE LA CULTURE, MINISTÈRE DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS, FAS, PLAN URBAIN, DIV ESSAI LES GITANS DE PERPIGNAN : DE L'INSERTION PAR LA CULTURE D'ANTHROPOLOGIE LOUIS ASSIER-ANDRIEU DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS CENTRE D'ANTHROPOLOGIE CNRS-EHESS & ICRESS AVEC LA COLLABORATION ET LES CONTRIBUTIONS DE CHRISTOPHE CHARRAS (ICRESS), KAREN ASNAR (ICRESS) ET GUILLAUME FONBONNE (ICRESS) 1998-1999 INSTITUT CATALAN DE RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ DE PERPIGNAN CHEMIN DE LA PASSIO VELLA, 66860 PERPIGNAN CEDEX-F TEL.FAX 33-04 68 66 22 10 —E-MAIL : [email protected] AVANT-PROPOS (L.A.-A.) ...............................................................................................................................................................3 INTRODUCTION - REMARQUES SUR LA CULTURE DANS L'IDÉOLOGIE RÉPUBLICAINE (L.A.-A.) .......3 PREMIÈRE PARTIE ..................................................................................................................................... 14 ENTRE GRÂCE ET DISGRÂCE - LES GITANS, LA VILLE ET LA MUSIQUE. ESSAI D'ANTHROPOLOGIE DES POLITIQUES PUBLIQUES (L. ASSIER-ANDRIEU) .........................................14 DEUXIÈME PARTIE: VOIES DE RECHERCHE ...................................................................................... 42 CHAPITRE I. INTERPRÉTER UNE POLITIQUE CULTURELLE: GENÈSE ET CONTEXTE D'UNE "DISCRIMINATION POSITIVE" (CH. CHARRAS) ..................................................................................................................42 CHAPITRE II. L'EXPÉRIENCE "TEKAMELI" OU LES PARADOXES DE LA RÉUSSITE (G. FONBONNE) ..58 CHAPITRE III. LE "NOUVEAU PEUPLE": LA MUSIQUE ET LE SACRÉ .....................................................................65 2 AVANT-PROPOS En réponse à l'appel d'offres « Cultures, tilles et dynamiques sociales », j'avais proposé d'étudier les politiques d'insertion par la culture entreprises auprès d'une population extrêmement marginalisée, dans une ville et dans une région frontalières victimes de maints paroxysmes sociaux (PIB par habitant le plus bas de France, chômage, précarité, délinquance, taux d'incidence du virus HIV): La population tsigane (gitane) de Perpignan. Ce choix fut motivé par un engagement scientifique préalable et l'intérêt d'une situation potentiellement exemplaire, son cadrage fut en outre débattu et délibéré avec les parties prenantes de la politique culturelle étudiée sur le plan local et mis en perspective au cours des colloques et séminaires (notamment ceux de la Belle de Mai à Marseille) qui ont, par la densité des échanges et la pluralité de leur registres, contribué à faire sortir ce travail des ornières binaires que Jean Métral, avec autant de tact que de science, a régulièrement invité les participants de cette entreprise intellectuelle à surpasser. Je pense en particulier au jeu sémantique entre la culture des anthropologues et la culture des politiques culturelles, à l'opposition entre la recherche et l'action, ou à l'écart supposé entre sensibilité scientifique et sensibilité artistique pour l'appréhension de la place du culturel dans la fabrication de l'insertion sociale. C'est le but d'une politique incitative de recherche publique que d'identifier un front de connaissances et de convier un ensemble de chercheurs à le franchir et, du mouvement même qu'ils empruntent ce chemin, à forger leurs compétences, à redessiner le « front », à désigner d'autres objectifs. Sous la précieuse médiation de Claude Rouot, et des autres animateurs du programme, questionneurs et souvent « traducteurs » des logiques de décision et des logiques scientifiques dans le sens de leur mutuelle intelligence, le champ défriché évolue dès lors que, comme c'est ici le cas, il n'est pas abordé selon c’est autre binarisme commun qui projette sur un nouvel objet une théorie éprouvée, mais qu'à l'inverse les questionnements théoriques et les implications problématiques de la démarche sont mis à l'épreuve des réalités perceptibles. C'est dans cet esprit qu'a été constitué un groupe de travail ad hoc, une équipe composée de doctorants en anthropologie positionnés sur la question sociale urbaine, ses implications institutionnelles, les problématiques des normativités, et que nous avons tenté de capter l'enjeu de l'insertion par la culture, dans la diversité de ses linéaments et en tâchant de multiplier les grilles de lecture, à l'échelle d'un cadre monographique envisagé non pas en lui-même mais comme un site-témoin, et dont il soit loisible à quiconque de mesurer sa capacité de « témoigner ». Certaines questions ont été plus poussées que d'autres, certaines pistes closes, d'autres, inattendues, explorées. C'est cette vision de coupe que ce rapport tente donc de traduire. Un préambule en précise l'esprit : l'anthropologie des politiques publiques ne saurait faire l'économie de l'épaisseur historique et des lectures plurielles que ses thèmes mobilisent, nolens volens. Un essai de synthèse présente ensuite l'enquête perpignanaise et ses principales implications (Partie I). Une seconde partie entre dans la matière de l’«insertion» gitane avec (Chapitre I) une contextualisation et une historicisation de la place de cette population dans l'agglomération perpignanaise et formule l'hypothèse de l'inscription des politiques musicales 3 dans une logique plus vaste de « discrimination positive ». Un deuxième chapitre, délibérément ponctualisé, éclaire la trajectoire de l'exemple emblématique de la «réussite» de ces politiques, le groupe Tékaméli, du point de vue du tissu social dont il émane. Enfin, un troisième chapitre explore le lien des Gitans à la musique en vertu d'un registre de l'insertion sociale alternatif à l'action des politiques publiques : comme relevant de la restructuration par le prisme religieux d'une personnalité culturelle et d'une normativité gitanes. Hermétique, comme l'est toute culture dominée, que sa crainte légitime du dominant sert à protéger, la société gitane est de plus au cœur d'une multiplicité de tensions politiques locales et nationales que l'on pourra découvrir au fil de ce travail. L'ethnographie en est donc rendue peut-être plus sensible que d'autres ethnographies, l'immersion individuelle met peut-être plus lourdement en cause l'éthique du chercheur (c'est développé en particulier, et avec une linéarité volontaire, au Chapitre III, Partie II). Malgré la dureté particulière du contexte « sudiste » où cette enquête se trouve placée, elle reste tributaire du lot commun de l'anthropologie : livrer une connaissance paradoxale par laquelle tout dévoilement est susceptible d'instruire à charge ou à décharge ce qui est dévoilé. L. A.-A. 4 INTRODUCTION REMARQUES SUR LA CULTURE DANS L'IDÉOLOGIE RÉPUBLICAINE L'engagement scientifique préalable à ce projet tient à l'approche anthropologique des normativités que nous avons entreprise depuis plusieurs années, centrée à propos des «politiques publiques» sur le décryptage des normes conductrices de la prise en compte du «social», de leur production « partenariale » ou « transversale » (depuis la généralisation par le XIe plan des politiques de « quartiers » I), de leur effectivité et de leur interaction avec les « aspirations » ou les représentations des « populations » ciblées. Nous prenons pour fil conducteur l'espace sémantique des différents concepts mobilisés pour l'action et susceptibles de redéfinitions permanentes selon les acteurs, selon les situations, selon les localités : par exemple des termes investis d'une profusion de significations comme ceux de « cohésion sociale », de « citoyenneté », de « quartier », de « population » ou d'une «culture». Sous ce chef, l'objectif est de tenter de dégager, à partir des multiples visages que prend la mise en œuvre collégiale des politiques sociales, un ensemble de logiques, elles-mêmes rapportables à l'influence de modèles normatifs récurrents, aptes à parcourir la dénivellation des niveaux décisionnels. En résumé2, la pérennisation de la « crise » et l'adhésion des sociétés européennes, avec de nombreuses nuances, aux logiques d'un capitalisme globalisateur fait d'une part de la « question sociale » l'épreuve des valeurs « sociétales » (c'est-à-dire des valeurs revendiquées au fondement du lien social et mobilisées pour son maintien) et donne à voir d'autre part (avec le dépérissement de l'Etat «providence» ou de l'Etat distributeur de solidarité) sur un mode pluriel, tributaire de l'histoire comme des structures anthropologiques de l'humain, la coexistence de référents normatifs éventuellement contradictoires. Si nous laissons de côté le modèle assurantiel actuel3, en vertu duquel l'individu n'est en fin de compte solidaire qu'avec lui-même, en fonction des risques que le simple fait d'exister lui fait encourir4, ces référents normatifs peuvent être placés sous l'égide de quatre modèles génériques : la solidarité organique (obligation d'entraide et de réciprocité inscrite dans tous les aspects d'une structure sociale donnée et condition d'existence de cette structure), la solidarité dictée (où le geste solidaire répond à une injonction transcendantale — comme la hessed juive ou la charité chrétienne), la solidarité d'établissement (où l'assistance est prise en charge par des organismes spécialisés délibérément créés pour assumer cette fonction — de la léproserie ou de l'hôpital médiévaux jusqu'aux associations volontaires contemporaines) et enfin la solidarité d’Etat (où l'intégration sociale des individus relève de la constitution même de la société politique (du contrat social originel jusqu'à la distribution sectorisée des services). 1. Cf. Marie-Thérèse Join-Lambert (et alii), Politiques sociales, Paris, Dalloz & Presses de la FNSP, 1994 2. Pour une présentation théorique de cette approche, voir L. Assier-Andrieu, «Le droit du malheur», Nouvelles Annales de la Pensée Politique, Paris, PUF, 1998, I, 2 (sous presse). 3. Dont François Ewald a retracé la genèse conceptuelle et juridique dans L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986. 4. On se réfèrera à la récente contribution d'Elie Alfandari : en l'absence d'une définition juridique du «risque social» (avec pour corollaire une efflorescence de définitions contingentes), le risque encouru par l'homme n'est plus lié à la relation de travail, ni même aux risques économiques provoqués par les disjonctions familiales, «mais à la seule qualité d'individu, de personne humaine» (E. Alfandari, «L'évolution de la notion de risque social. Les rapports de l'économique et du social», Revue internationale de droit économique, 1997, I, p. 27). 5 La coexistence de ces modèles, comme leurs rapports de compatibilité et d'incompatibilité relatifs, est d'autant plus délicate à appréhender que les principes de collégialité de la décision et de recherche de la dimension participative des publics concernés, qui traversent la mise en œuvre des politiques publiques, en démultiplient les lieux d'énonciation (du législateur aux administrations compétentes, des institutions publiques aux permanents ou bénévoles associatifs, des élus locaux aux résidents des quartiers). La formulation de notre cadre d'analyse est le résultat de travaux effectués, du local au global, sur les textes et les discours dessinant l'espace normatif des politiques sociales en France, augmentés de recherches historiques sur la genèse des normes et les conditions de leur reformulation et de leur revitalisation actuelles. La territorialisation de l'action publique définit l'espace urbain, l'espace par exemple d'un « contrat de ville », comme un espace privilégié où la diversité des conceptions, leurs interactions et leurs conséquences concrètes sont susceptibles d'être appréhendées empiriquement. Ce positionnement procède d'une reconfiguration, épistémologiquement fondée, du champ de la recherche : la seule observation localisée d'interventions, de phénomènes, d'interactions sociales ne peut donner qu'une vision partielle, réductrice, exagérément spécifique, des logiques à l'œuvre dans ces interventions, ces phénomènes, ces interactions ; c'est d'autre part, en vertu de ce qui précède, dans l'espace urbain que se manifestent concrètement les dimensions globales qui déterminent les processus réels que recouvre le terme de « politiques sociales » comme l'ensemble des dispositifs destinés à retisser ou à préserver le lien social. Le territoire de l'enquête est ainsi non seulement un espace mais l'épaisseur institutionnelle, conceptuelle et normative qui agit sur cet espace. La notion de « quartier» permet d'illustrer ce point. Circonscription cardinale de la «politique des villes», par laquelle on désigne en France, significativement, cette ellipse qui amalgame à l'urbain le sort de la cité politique et de la société, ce territoire est privé de définition univoque et dès lors sujet à la plus extrême variabilité, au gré du positionnement des décideurs, des acteurs, des intervenants sociaux et culturels, et en raison des représentations propres que s'en font ceux qui y vivent — au point de restituer une conception de l'espace habité en rupture avec la représentation occidentale d'un territoire délimité mais plutôt celle, propre aux cultures issues du nomadisme, d'un point géographique de résidence lié mentalement à une série de points formant système de référence, cercle d'appartenance socialesi. Le «quartier», dans ce cas, n'est pas défini par rapport à ses homologues dans la même catégorie, à savoir les autres quartiers, mais en vertu d'une représentation du monde où le géographiquement proche peut être sociologiquement lointain et le sociologiquement intime, physiquement éloigné. Les politiques culturelles qui prennent le quartier pour assise sont confrontées de façon aiguë à cette fluidité. La mise au point des contenus et des formes de la diffusion culturelle à accomplir, de l'animation à susciter, de la promotion à favoriser est exposée aux représentations de ce que « culture» veut dire, pour la localité visée et pour les groupes qui la composent, selon leurs représentations propres et leurs modes de communication. C'est, en toute hypothèse, d'une dialectique de la représentation mutuelle d'une notion polysémique que procèdent nécessairement les interventions — une dialectique qui évolue sur un curseur d'efficacité allant de l'initiation à la nouveauté (ou au placage arbitraire d'artefacts externes ou « classiques ») à la recherche du «spécifiquement local» et à la facilitation de son expression.6 5. Cf. pour l'exemple des Gitans sédentarisés sur des «quartiers » le travail de G. Pelayo, ci-inclus en annexe. 6 . C’est sur ce curseur que semble évoluer aussi la pensée de Marc Fumaroli en matière de politiques culturelles. Il dénonce d’un même mouvement cet « art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme, transcendance nationale et immanence sociologique » et la « bureaucratie tentaculaire » qui « s'efforce de « cibler » pour les «couvrir »» les phénomènes collectifs, et y oppose « la liberté de«l'esprit » sublimé sous sa plume par le terme de « civilisation », opposable au réglage étaticoscientifique des mentalités et à la sujétion au marché qu'autorise la notion de « culture » (M. Fumaroli, L’Etat culturel Essai sur une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1991, pp. 169-176). 6 Le champ d'études qui s'ouvre ici est défini par le rapport existant entre les deux pôles sémantiques majeurs de la « culture » concernée par les politiques publiques : d'un côté la culture appréhendée et instrumentée par les institutions (de tous niveaux) spécialisées, de l'autre la culture au sens anthropologique7, qui recouvre la première, lui sert de source et est instrumentée par elle. Tâchons d'expliquer ce point. Ce rapport sécrète une dynamique fondée sur un moteur contradictoire : la culture au sens institutionnel, fruit d'une reconnaissance forcément sélective de la culture au sens anthropologique, se trouve structurellement en position de supplanter toute autre forme d'expression de la culture — et ce, même si elle admet la légitimité et l'égalité de toutes les cultures — en raison des effets logiques du processus même de reconnaissance institutionnelle. Il en va ici comme des logiques de conversion de l'oral en écrit, de la coutume en droit, de l'informel en formel : la fraction du donné qui se trouve identifiée, légitimée, valorisée par un système institutionnel préexistant acquiert un caractère de généralité et de fixité relatives qui lui permettent d'exercer une influence au-delà du contexte originel de sa création tout en imprégnant le système institutionnel en cause du caractère d'authenticité et de légitimité issu de ce contexte originel.8 Ainsi, en logique abstraite, le geste même de la reconnaissance implique la désolidarisation de ce qui est reconnu vis-à-vis de l'espace social et culturel originel d’où il tire sa signification première. Le couplage entre politique culturelle et politique de la ville rend ces effets logiques d'autant plus critiques que, du côté de la politique culturelle, c'est la sédimentation des conceptions de la culture véhiculées par l'Etat, dans la pluralité de ses formes décentralisées et déconcentrées, qui doit s'adapter aux efforts accomplis par ces mêmes formes d'action politique pour capter les « aspirations des habitants ». La notion de résidence, de localisation de l'individu et du groupe dans un espace physique porteur d'implications sociologiques (le « quartier en difficulté »), peut ainsi se substituer volontiers à la notion de condition politique, d'appartenance du sujet à la communauté des citoyens9. C'est la condition citoyenne qui fait l'individu sujet et souverain de sa propre histoire, indissociable de l'histoire collective de la société, c'est la condition « résidentielle » qui remet à l'inverse le destin de tout chacun entre les mains de ceux qu'il a rendu, comme le disait Rousseau, « dépositaires de toute sa puissance » en tant que peuple. 7 Pourquoi ne pas laisser M. Fumaroli définir ce qu'il vilipende ? Pour l'ethnologie et l'anthropologie anglo-saxonnes, la culture « c'est l'ensemble des « artifices » (ils vont du langage aux outils, des mœurs aux gestes, des coutumes aux rites) par lesquels une société humaine se construit et se maintient contre la nature hostile (op. cit., p. 171 ; à peu de choses près, c'est la définition de la culture que donne Tylor, que reprend Lévi-Strauss, et à laquelle nous adhérons, voir infra). 8 On se reportera à J. Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1977 et La logique de l'écriture, Paris, Armand Colin, 1986, et pour les implications institutionnelles à L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, Essais et recherches, 1996. 9 La notion de communauté est inhérente à l'idée de citoyenneté et de république, l'opposition contemporaine de ces deux termes relève de mobilisations idéologiques conjoncturelles. Rappelons, sans forcer l'anachronisme, la définition que Cidéron donnait de la République : « c'est la chose du peuple, mais un peuple n'est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n'importe comment ; c'est le rassemblement d'une multitude d'individus qui se sont associés en vertu d'un accord sur le droit et d'une communauté d'intérêts » (Cicéron, De Re Publica, I, n°39, trad. E. Bréguet, Paris, Les Belles Lettres, 1980, I, p. 222). 7 La « contractualisation généralisée » par laquelle passent les politiques publiques actuelles10, et notamment par la voie des contrats de plan Etat-régions et des contrats de ville, qui intéressent directement l'interface politiques culturelles/politiques sociales, donne une vigueur et une actualité renouvelées au précepte de Rousseau selon lequel « le peuple ne peut contracter qu’avec lui-même : car s’il contractait avec ses officiers, comme il les rend dépositaires de toute sa puissance et qu'il n'y aurait aucun garant du contrat, ce ne serait pas contracter avec eux, ce serait réellement se mettre à leur discrétion »11. Formellement, et à défaut de faire du quartier ou de telle population ciblée une entité démocratiquement représentative, inscrite dans le concert politique des citoyens, tout protocole d'identification, de publication, de reconnaissance des « attentes », des « aspirations », des « expressions » des «habitants» fonctionne comme une notification, voire comme une imposition de modèles idéologiques étrangers, dans leur logique normative, à la cohérence des groupes qu il prétend interpréter et représenter. Par delà la seule logique normative, ces processus d'interaction entre (1°) une représentation de la culture relayée par l'Etat et une pluralité d'institutions, et (2°) les configurations culturelles spécifiques des groupes, témoins des cercles d'appartenance dans lesquels les individus s'insèrent ou sont susceptibles de s'insérer, soulèvent les problèmes fondamentaux du contact entre les cultures que l'on ne saurait surmonter par la seule promotion, en forme de slogan, de « l'interculturalité » ou du « multiculturalisme ». La propension d'une culture à diffuser certains de ses traits vers d'autres cultures et de s'imprégner des emprunts qu'elle contracte auprès d'autres est une dimension privilégiée par l'approche anthropologique. Comme l'exprimait clairement Milton Singer, « l'anthropologie moderne offre à l'histoire culturelle des civilisations deux apports fondamentaux : le premier apport est que chaque culture est un développement complexe et composite qui puise ses composantes dans son propre passé ou les a empruntées à d'autres cultures ; le second apport consiste en ce que chaque culture tend à générer une organisation distincte, cohérente et adéquate qui incline à absorber des éléments nouveaux, allogènes ou indigènes, et à les remodeler conformément à ses propres modèles ».12 Ces deux dimensions dynamiques définissent la culture, telle que Marc Fumaroli la déplore : « un énorme conglomérat composé de « cultures » dont chacune est à égalité avec toutes les autres. »13 Il faut y adjoindre toutefois, pour le cas de la France, un élément de relativité que Fumaroli appelle, après Renan, la « géorgique de l'esprit » d'une culture conçue comme « élévation de la nature humaine » — par opposition à la « culture de politique culturelle », issue d'une « manipulation sociologique », « masque insinuant du pouvoir » , « comptabilité de créateurs et de consommateurs », « addition de pratiques et de leurs « animateurs » 14. Si l'on se distancie de ces clivages polémiques, c'est un autre clivage, plus profond et plus lourd de conséquences présentes, qu'il nous est donné d'apercevoir : un clivage entre une conception universelle de la culture et une conception relative. 10 Sur la prégnance des notions de contrat, de négociation, de médiation dans les politiques publiques, on peut se référer, sur le versant du droit public, à M. Borghetto et R. Lafore, Droit de l'aide et de l'action sociale, Paris, Montchrestien, 1996, R. Lafore, « Insertion et collectivités locales : le territoire de l'insertion » in J.-P. Laborde et I. Daugareihl (dir.), Insertion et solitudes, Bordeaux, MSHA, 1993, et, pour l'analyse sociologique, aux démarches de Ph. Warin, « Les HLM : impossible participation des habitants », Sociologie du travail, 1995, 2, pp. 151-176, ou G. Chevalier, « Volontarisme et rationalité d'Etat. L'exemple de la politique de la ville », Revue française de sociologie, 1996, XXXVII, pp. 209-235. 11 J.J. R ousseau, Du Pacte social, Fragments politiques, Œuvres complètes, 1964, III, p. 482. 12 M. Singer, « Foreword », in A.L. Kroeber, An Anthropologist Looks at History, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1966, p. v. 13 M. Fumaroli, L'Etat culturel…, op. cit., p. 171. 14 Ibid., pp. 175-176. 8 Le « cas » français y prend toute sa densité anthropologique puisque, patrie des Lumières, de la Révolution et de l'Empire napoléonien, la France incarne un universalisme culturel qu'elle assume au sein d'une enveloppe nationale qui ne saurait la soustraire à la relativité culturelle des subdivisions ou des groupes qui sont ses composantes historiques, qui l'ont façonnée et refaçonnée et qui la modèlent encore par apports extérieurs et adaptations intérieures. L'anthropologue Louis Dumont résume ce clivage, et cette dimension de la culture, en prenant à témoin l'année 1774 où l'Allemand Herder publie son Autre philosophie de l'histoire : « face à l'universalisme régnant, écrit Dumont, Herder affirme (...) la diversité des cultures, qu'il exalte tour à tour, sans ignorer les emprunts — qui s'accompagnent toujours d'une profonde transformation de l'élément emprunté ». Ainsi sont établis « par anticipation, en face des futurs droits de l'homme, les droits des cultures ou peuples ».15 L'alternative intéresse des conceptions différentes de l'homme. D'un côté l’individu abstrait, porteur de raison mais dépouillé de ses particularités, de l'autre l'homme qui n'est ce qu'il est qu'en vertu de son appartenance à une communauté culturelle déterminée.16 Toutefois, l'équation ainsi posée n'est pas symétrique : universaliste en droit, la culture française « ne peut qu'inférioriser ou sous-estimer les autres manières d'être collectives qu'elle rencontre »17. La trajectoire de l'idéologie républicaine épouse cette tension essentielle, depuis ses origines intellectuelles dans le Contrat social jusqu'aux débats revivifiés aujourd'hui sur l'intégration nationale par la promotion de la citoyenneté et la réprobation concomitante des «communautés culturelles », jugées sécessionnistes de cette intégration. Le problème posé est, au vrai, moins celui de la cohérence de l'unité sociale et politique républicaine que celui de la rupture du pacte qui en constitue l'origine mythologique : il s'agit moins de définir un contenu que de conjurer sa négation. C'est tout le paradoxe de la problématique formulée aujourd'hui comme une problématique de l'insertion et de l'intégration que de parvenir plus clairement à dire ce qui est « autre » que ce qui est « soi », ce qui s'écarte du pacte social que d'affirmer ses linéaments et ses conditions d'adhésion.18 C'est ainsi la question de la cassure d'un pacte éloigné de ses origines que soulèvent les argumentaires actuels, le plus souvent réduits à la portion congrue du médiatiquement communicable. Un regard rétrospectif peut en éclairer la teneur et en expliquer la récurrence. « Tout au long de l'histoire de la République, estime Claude Nicolet, la hantise de la moindre trace de « fédéralisme », du moindre soupçon de séparatisme fait partie de nos 15 L. Dumont, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », in Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Esprit/Seuil, 1983, p. 115 et s. ; voir J.G. Herder, Une autre philosophie de l'histoire (1774), trad. Paris, Aubier, 1964. 16 L. Dumont, Ibid., p. 118. 17 L. Dumont, Homo Aequalis II. L'idéologie allemande. France Allemagne et retour, Paris, Gallimard, 1991, p. 16 (notre soulignement). 18 Voir par exemples les typologies de 1' « assimilation-insertion-intégration » du Haut Conseil de l'intégration (L'intégration à la française, Paris, UGE, 1993) ou de la Commission de la nationalité (Etre français aujourd'hui et demain, Paris, La documentation française, 1989) , et l'analyse de J. CostaLascoux, « De l'immigré au citoyen », Notes et études documentaires, 1989, n°4886. En matière d'immigration, les « normes de la société d'accueil » auxquelles il est attendu que «l'étranger» se conforme (par adhésion volontaire ou par contrainte) restent floues ou abstraites. Une logique « en creux » qu'un sous-préfet chargé de la politique de la ville en région Provence Alpes Côte d'Azur traduisait récemment par ces termes : « Il n'est pas de citoyenneté sans idéal, sans projet, sans partage et sans préférable. Si l'on persiste à faire l'économie de ces tentatives d'élucidation, il est à craindre que la citoyenneté ne devienne qu'un symbole incantatoire destiné à masquer des vérités indévoilables » (Th. Firchow, « Liberté, égalité, citoyenneté », TLM, 1997, 29, p. 14). 9 traditions les plus sûres et les plus justifiées logiquement. »19 Par « fédéralisme » ou « séparatisme voriser l'émergence ou la renaissance de corps ou d'organisations capables de substituer, pour leurs membres, leurs normes spécifiques à celles de la collectivité nationale. C'est ce que prohibe la loi du 14 juin 1791 (dite « loi Le Chapelier »), connue pour avoir supprimé les corporations d'Ancien Régime, mais qui nous intéresse surtout ici pour les principes qu'elle pose : « Il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire. »20 C'est également le sens de la loi du 30 ventôse an XII, incorporée et toujours présente dans le Code civil (art. 7), qui abroge les lois romaines, les coutumes locales et les règlements particuliers des localités. Par ces deux dispositions, est écartée à la fois l'éventualité de voir se constituer ou se reconstituer des territoires dotés de normes propres et celle de voir des fragments de structure sociale interposer leur puissance autonome entre l'intérêt individuel et l'intérêt général. Pour structurer l'unité nationale, on attaquait tout autant la mosaïque coutumière, qui faisait qu'on changeait « en ce pays aussi souvent de lois que de chevaux de poste »21, que les entraves à la liberté individuelle incarnées par l'autorité absolue du père de famille ou l'enserrement de chacun dans les rets d'une communauté d'habitants ou d'une guilde professionnelle. Une fois posé, le principe échappe aux raisons conjoncturelles de sa formulation pour projeter ses effets logiques sur le cours de l'histoire. La genèse des lois sur la décentralisation et l'évolution de leur mise en œuvre, la réapparition dans le droit, pour des mobiles pratiques d'aménagement du territoire, de la notion de « pays» - l'ancienne circonscription de base de l'administration carolingienne -, ou la spatialisation par quartiers de la « participation des habitants » dans les politiques de la ville, sont autant de motifs de réactualiser la controverse fondamentale sur l'unité de la République et d'évoquer le spectre des ferments séparatistes. La mise en place, dans certaines agglomérations, de « comités locaux de développement social », regroupant élus, fonctionnaires locaux, associations, animateurs sociaux et socio-culturels et recherchant la plus large expression possible de la volonté des habitants, semble rencontrer significativement certains butoirs dressés par l'Etat et ses représentants territoriaux pour éviter que ne se créent des modes spécifiques et spécifiquement localisés de « gouvernement » des quartiers, susceptibles d'en épouser le paysage social, culturel ou « ethnique »22 Sur le plan de la structure sociale, une atteinte logique à l'unité du pacte social et, partant, de la République, est potentiellement constituée par la multiplication des groupements « intermédiaires » mais surtout par l'extension de leurs attributions sociétales. Si le port d'un foulard par de jeunes lycéennes a suscité l'émoi public, c'est, croyons-nous, moins parce qu'il mettait en cause la laïcité de l'institution scolaire ou parce qu'il relevait de l'intervention publique au nom de la protection de la jeunesse, mais plutôt parce que l'appartenance religieuse a semblé capable de subsumer l'encadrement républicain du sujet et de s'y substituer. De même peut-on lire l'émotion suscitée par la prolifération des mouvements sectaires — toujours privés de qualification juridique autre que canonique23 — 19 C. Nicolet, L'idéologie républicaine en France (1789-1924). Essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, 2e éd., 1994, p. 369. 20 Notre soulignement. 21 Voltaire, Dictionnaire philosophique, sub verbo « Lois », Paris, Ed. Plancher, 1817, vol. XXI. 22 Cf. L. Assier-Andrieu (et alii), Eléments d'analyse de la politique de la Ville à Perpignan, rapport de recherche, CNRS/ICRESS, 1997. 23 Une secte est, dans la logique vaticane, un ordre religieux dont la règle est intégrable par la « police canonique de la vérité » ; le système catholique est ainsi particulièrement apte à dissoudre les sectes dans sa légalité unificatrice, par opposition au système protestant qui les tolère, les expose ou admet leur prolifération (voir Pierre Legendre, Leçons 11/, pp. 340-341, et VII, p. 348, Paris, Fayard, 1985 et 1988). 10 comme une juste défense des libertés individuelles menacées : elle réagit aussi, et peut-être surtout, au déni de raison que professent ces mouvements, à leur négation d'un modèle de société fondé sur le rationalisme et, en cela, garant des libertés fondamentales de l'individu. Toute constitution de groupement intermédiaire est-elle pourtant systématiquement stigmatisée sur le plan social comme sur le plan politique ? La structuration religieuse d'une population comme les Gitans de Perpignan qui se reconnaît et est reconnue comme ce qu'une tradition sociologique a coutume d'appeler un « groupe ethnique »24 semble réussir à progresser sur des terrains d'intégration (acquisition de la langue française, lutte contre la toxicomanie et prévention du SIDA, sentiment de communauté d'appartenance avec les non-gitans de la même foi) où des politiques publiques assidues peinent à évaluer les résultats de leurs actions (voir infra, l'enquête de K. Asnar). En outre, la promotion des « solidarités non-monétaires » — entendues dans la terminologie de la bureaucratie européenne25 comme les solidarités familiales, les systèmes d'échange libre, les groupements volontaires d'entraide — émerge comme un paradigme nouveau dans les discours de politique sociale. L'émergence d'une nouvelle rhétorique de la famille « amortisseur de crise » et de l'entraide vicinale (jadis essentielle aux communautés paysannes traditionnelles) semble englober, tant qu'il s'agit de restaurer le lien social, un ensemble indéfini de vecteurs de solidarité, parmi lesquels l'appartenance religieuse ou l'appartenance « ethnique » comme facteurs techniques de solidarité, en aucun cas selon leurs logiques propres et surtout pas leurs logiques politiques. Concrètement, au nom d'une recherche des moyens les plus efficaces de fabriquer de la socialisation urbaine et de la paix sociale, on financera sur fonds publics une action sportive ou culturelle en direction d'un public de quartier « monoculturel », un euphémisme répandu pour dire « Gitan » ou « issu de l'immigration maghrébine, ou autre ». Et, par le truchement des contrats de ville, cette action prendra formellement l'aspect d'une association ad hoc, objectivement en charge d'exécuter, en vertu d'une lointaine délégation de l'Etat, une politique sociale adaptée, contextualisée, « ethnique ». Pour la logique culturelle et institutionnelle de la République française, telle qu'abordée plus haut par l'entremise de Dumont et de Nicolet, le pacte social se fissure ou se casse dès lors que des mesures spécifiques destinées à répondre à des situations exceptionnelles ou inédites basculent dans la reconnaissance d'une normativité étrangère à ce pacte, qu'elle soit issue de l'histoire d'un espace régional, d'un mode de peuplement urbain, de l'une ou de plusieurs de ces cultures mises à égalité de statut. Or, c'est un effet des démarches publiques de ciblage des populations et de poursuite de la « participation des habitants » que de provoquer en retour, artificiellement parfois, la formulation de revendications spécifiques prenant l'aspect de prétentions communautaires — comme si l'image de lui-même transmise au public « ciblé », et perçue par lui, ne pouvait relever que de ce prisme, en encourager l'adoption et en légitimer l'emploi. L'incompréhension peut alors s'avérer totale entre une sphère publique (celle des politiques publiques) intellectuellement amarrée à la valorisation de la raison, de l'individu, de l'égalité et de la liberté, qui ne saurait voir dans son souci d'adaptation aux réalités du « terrain » autre chose que la mise en œuvre de ses principes, et le public des « quartiers » qui décode la 24 L'acception moderne de cette notion se démarque de celle que véhiculait l'ethnologie classique pour privilégier la formation et le maintien de traits culturels d'identification sur l'idée de reproduction biologique (sur l'acception classique, voir R. Narroll, « Ethnic Unit Classification », Current Anthropology, 1964, V, 4) : un « groupe ethnique » se définit ainsi plus par les « frontières » interactionnelles qui permettent de le différencier de l'intérieur et de l'extérieur (y compris en le stigmatisant) que par un contenu culturel récurrent (cf. Fr. Barth, « Introduction», Ethnie Groups and Boundanes. The Social Organitiation of Culture Différence, Boston, Little, Brown & Co., 1969). 25 European Commission. Science, Research and Development Joint Research Centre, Workprogram 1994-1998, Bruxelles, 1994. 11 sollicitude dont il fait l'objet comme une incitation à la structuration de collectivités spécifiques, comme une valorisation de ses stéréotypes de groupe. Si l'existence socialement positive du Gitan passe par l'exaltation de son identité musicale, si un concert institutionnel accompagne cette perspective, pourquoi ne pas étendre aux autres traits de la culture gitane les prérogatives qui peuvent en émaner ? Pourquoi ne pas, logiquement et légitimement, opposer une valorisation « coutumière » de la transmission communautaire des apprentissages sociaux à la légalité scolaire ? Pourquoi ne pas dresser le mythe contre la raison, la symbolique contre l'individualisme, la collectivité irréductible contre l'égalité uniformisatrice ? C'est de cette redoutable méprise que semble naître, chez les Gitans, le sentiment d'être les victimes d'un « terrorisme républicain »26, de faire les frais d'une exclusion d'autant plus pernicieuse qu'elle ne les nie pas en bloc, comme un racisme ordinaire, mais se permet de fragmenter leurs « usages et leurs mœurs », leurs façons de penser et de faire, selon un crible du valorisé (la musique), du toléré-manipulé (l'hermétisme clanique)27, et du réprouvé (la désobéissance à une loi scolaire contraire à « leur coutume »). Pour bien comprendre la portée de cette méprise ou de cette inintelligibilité, il est nécessaire de revenir un instant sur la logique profonde du pacte républicain et sur les raisons de l'antagonisme qui frappe, souvent paradoxalement, souvent excessivement, souvent à mauvais escient, tout ce qui peut avoir l'apparence d'une « communauté ». « [L]es républicains, écrit Claude Nicolet, retinrent du Contrat social l'idée que la souveraineté (nationale) est indivisible, et qu'une fois le contrat passé, la profession de foi civile tacitement adoptée, on ne pouvait s'y soustraire. C'est que pour eux, comme pour Rousseau (...), le contrat social est un contrat civique, la qualité de citoyen une ascèse et une transmutation essentielle de la nature humaine, la participation à la souveraineté indissociable de l'être social ».28 Par voie de conséquence, « du moment qu'il est citoyen et qu'en tant que tel ses droits sont pleinement reconnus, (...) le Français ne peut réclamer, pour lui-même, pour son groupe ethnique ou pour son Eglise, aucun traitement particulier qui relâche les liens du contrat implicite avec la collectivité nationale. »29 C'est avec l'expérience historique de ce que Pierre Legendre nomme « la projection coloniale » 30 que cette logique révèle ses implications extrêmes : partant d'un rationalisme qui tient les institutions pour indépendantes des temps et des milieux et se faisant une idée très simple de la nature humaine, l'administration interprète la croyance collective des Français et se représente les sociétés indigènes comme « une chose vicieuse, un obstacle à détruire ».31 L'altérité « indigène » constitue, avec l'expansion coloniale, une expérience-limite et une mise à l'épreuve du modèle républicain. C'est non seulement en matière de politique scolaire, comme la mémoire commune en garde trace, mais aussi, simultanément, en matière de politique coloniale que Jules Ferry marque d'une forte empreinte doctrinale le cours de la IIIe République. La seconde apparaît, au vrai, par ses aspects humanitaires, comme dérivée de la première. Il appartient à la République « adulte » 26 Selon l'expression lancée durant notre enquête par le responsable d'une fédération d'associations Gitanes à un ensemble d'élus locaux et de représentants de l'Etat (voir infra). 27 Analysé par A. Tarrius dans plusieurs rapports de recherche synthétisés dans Fin de siècle incertaine à Perpignan, Perpignan, El Trabucaire, 1997. 28 Cl. Nicolet, op. cit., p. 368. 29 Ibid. Ce que traduit pour la 5e République l'article 2 de la Constitution d'octobre 1958. 30 P. Legendre, Trésor historique de l'Etat en France. L'administration classique, Paris, Fayard, 1992, p. 155 sq. Legendre nous rappelle utilement que 1«’espace » constitutif de la genèse de l'Etat et de son administration procède de deux dimensions distinctes et cumulatives : une dimension nationale et une dimension coloniale (p. 113). 31 Léopold de Saussure, cité par P. Legendre, op. cit., 1992, p. 157. 12 d'apporter les bienfaits de la Science, de la Raison et de la Liberté aux peuples non engagés encore sur la voie du Progrès.32 Le schème idéologique qui se dégage ainsi de l'expérience pratique, administrative, de l'altérité et qui, non refondé, est à même de traverser le temps, porté par la structure républicaine elle-même, est d'ordre binaire : intégration ou sujétion. Comme le synthétise Claude Nicolet, l'unité de la loi civile exclut l'hypothèse des statuts particuliers ou personnels. L'adhésion à cette loi, c'est-à-dire, l'acquisition authentique de la citoyenneté, implique participation au contrat social en même temps que renonciation à toute forme de normativité fragmentaire ou alternative. Si persiste cette dernière, une « coutume opposable », elle relève alors du mode de la sujétion : elle n'est prise en compte, dans l'intérêt supérieur de la Raison, qu'à la mesure même du projet, intrinsèquement Républicain, de la réduire, dans l'intérêt même de ceux qui en subissent le joug.33 L'expérience de cette enquête a imposé ce détour par les fondements des référents de l'action publique. La friction du modèle républicain avec l'existence même d'une « communauté » gitane s'est avérée patente, sur le terrain comme dans quelque enceinte ministérielle. La souplesse post-moderne des politiques d'insertion, rompues aux complexités de l'analyse sociologique, rencontre avec ce type de « cas » un butoir qui renvoie l'action publique vers ses repères cardinaux. Du même mouvement que les Gitans peuvent être étudiés sous le jour des interventions qui en favorisent au quotidien la participation à la communauté nationale, les significations auxquelles renvoient les gestes qui leur sont adressés ouvrent, à l'anthropologie, une voie d'accès aux représentations symboliques propres dont procèdent ces gestes qui, pour être républicains, ne sont pas moins susceptibles d'être rattachés à un système culturel contingent, aussi relatif que ceux que sa force légale lui permet de mettre en sujétion. Louis Assier-Andrieu 32 J Ferry, analysé par R. Girardet, L'idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 1972, p. 83 sq. ; voir aussi sur les thèses ferrystes, J. Ganiage, L'expansion coloniale de la France, Paris, Payot, 1968, p. 49 sq. 33 Cf. Cl. Nicolet, op. cit., p. 369. 13 PREMIÈRE PARTIE ENTRE GRÂCE ET DISGRÂCE — LES GITANS, LA VILLE ET LA MUSIQUE. ESSAI D'ANTHROPOLOGIE DES POLITIQUES PUBLIQUES. LOUIS ASSIER-ANDRIEU Vendredi 21 novembre 1997. Bruxelles. Parlement européen. Inauguration de l'Assemblée des Cultures d'Europe. Lord Yehudi Menuhin : « Les cultures sont comme des arbres, elles n'ont pas de frontières pour leurs semences. » Le musicien, pair de la couronne britannique, tient discours. Il repousse la démocratie formelle des Etats-nations et délivre un message anthropologique : « Dans toute société humaine, il y a trois dimensions. Une dimension religieuse et spirituelle qui guide les hommes dans leur progression personnelle, une dimension légale ou juridique qui organise la vie en commun, mais surtout une dimension des relations humaines que l'on appelle aussi la culture et qui se traduit de diverses manières, par la création artistique, par le chant, la danse, l’expression sous toutes ses formes de la vie en commun. » Aux côtés des Changos hongrois (catholiques de Moldavie) et des représentants d'ATD-Quart Monde figurent en nombre les délégués de « ces communautés qui, pour être réputées nomades, ne s'inscrivent pas moins depuis des siècles dans notre environnement culturel. » Il s'agit des « défenseurs des Gitans, des Tsiganes, des Roms... » La diversité des cultures d'Europe est présentée comme « une réalité à protéger et non comme un problème ». Ainsi se dégagent les espaces sociaux qui en matérialisent l'existence jusqu'aux marges de l'intelligible : les minorités paradoxales dans leur pays d'accueil, les exclus du banquet économique, les diasporas nomades. Une triple limite qu'incarnent volontiers les Tsiganes pour la prestigieuse assemblée, en vertu de la forte identité de groupe qu'en dégage l'évocation, en vertu aussi de la densité culturelle qui s'y attache ou, mieux dit, en vertu de ce que ce groupe puissamment identifié mais dépourvu d'identité « nationale » ne doive cette identification qu'à sa culture. « Un individu, soutient Lord Menuhin, appartient plus à sa culture qu'à son Etat. » En posant ainsi le caractère fondamental de cette appartenance primordiale, l'Europe qu'il dessine intellectuellement et dont il revendique la nécessité s'appuie, en positif, sur « la nature propre des cultures » comme sur « leur besoin de s'alimenter les unes les autres », et, en négatif, sur l'urgence de substituer à la fragilisation des démocraties par la mondialisation de l'économie et à l'érosion des appartenances par l'internationalisation de la communication et par la montée en puissance d'un « fondamentalisme » culturel globalisé, hégémonique, dominateur, une voie historique susceptible de constituer un terme d'opposition. 14 L'initiative de Menuhin, proposée en novembre 1992 à Jacques Delors, président à l'époque de la Commission européenne, ne procède nullement des caractères qu'elle pourrait évoquer au premier abord : l'acte noble et protecteur d'une personnalité caritative et solidaire qui possède, par sa trajectoire personnelle, la faculté d'incarner ce dont il parle (la diversité des cultures, le respect des minorités, l'Europe solidaire et la défiance envers le capitalisme culturel) et par son statut, le pouvoir d'être écouté des puissants, même si cette écoute ne demeure qu'un geste, même si le projet qu'il porte n'a d'autre valeur que symbolique — une bonne action, une bonne intention, dépourvue d'effectivité. L'issue de l'assemblée de novembre 1997 requiert un tout autre regard, une toute autre attention. Sur la proposition de Menuhin, la conférence a décidé de formaliser ses vœux en se dotant d'une structure institutionnelle que Pasqual Maragall, ancien maire de Barcelone, a été chargé d'élaborer. Ce choix n'a rien de fortuit. Outre les qualités intrinsèques de Maragall, il repose sur la faculté dont dispose cet homme-ci de représenter la dimension politique d'un projet qui met en exergue l'exemplarité catalane. La Catalogne, longuement évoquée à l'assemblée, constitue pour Menuhin, le « modèle parfait » d'une société politique témoignant de ce que le « droit à l'autonomie culturelle » ne passe pas par l'acquisition du statut d'Etat souverain, ni même par la volonté idéologique de l'acquérir. En outre Maragall incarne, comme ce fut souligné à Bruxelles, l'avènement d'une mégapole à l'Europe moderne par la culture. Il personnifie, par son implication dans une cité qu'il dirigea de 1982 à 1997, le facteur d'orgues d'une rénovation de la puissante tradition catalane accompagnée d'une ouverture — dont témoigne physiquement la volte face vers la mer d'une ville anciennement repliée sur elle-même — à la Méditerranée, à l'Europe et au monde. Quand Menuhin charge Maragall d'institutionnaliser l'Assemblée des cultures européennes, l'événement échappe à l'agenda classique des manifestations sécrétées par la construction européenne pour acquérir une dimension symbolique riche d'enseignements anthropologiques. La figure de Menuhin s'apparente dans ce contexte à cette catégorie d'acteurs sociologiques que Le Play qualifiait d' «autorités sociales»34. C'est une personnalité exemplaire qui se reconnaît au respect de ceux qui acceptent son influence, une individualité dont l'action se fonde sur une lecture scientifique de la société et dont l'impact dépend moins de la fonction ou de la notabilité que des capacités d'œuvrer à la paix publique. Pour Menuhin, celle-ci passe par la nécessité de donner « une voix aux cultures ». Il ressort du déficit démocratique — que, pour lui, la Catalogne tendrait à combler avec bonheur -- que le vote est inapte à rendre compte de groupes et de cultures minoritaires. « Il s'impose, dit encore Menuhin, de donner la parole aux faibles, aux démunis de nos sociétés, en leur permettant de sortir de la pauvreté, de leur situation de dépendance. Tout est lié : la dignité de la vie passe certes par le statut social ou par le travail mais aussi nécessairement par l'approche des cultures. » Entre l'initiateur (Menuhin) et l'opérateur (Maragall), nous apercevons les lignes de force d'un dessein où la culture englobe le social, où la dignité individuelle passe par le respect du groupe, où l'acquisition de l'autonomie culturelle suppose, hors de l'Etat souverain, le bouclier juridique de l'autonomie politique. Ce projet se fonde, nous l'avons vu, sur un discours à 34 Cf. F. Le Play, La réforme sociale en France, déduite de l'observation comparée des peuples européens, Paris, Plon, 1864. 15 caractère anthropologique où la culture est tout à la fois l’expression du lien social35 et le lien social lui-même. La conception englobe les représentations issues de Herder, du romantisme et des ethnographies patrimonialistes subséquentes pour lesquelles la culture est synonyme d'identité collective, s'attache au peuple et se laisse volontiers cartographier en autant d'aires spécifiques susceptibles d'incarner l'assise de revendications politiques36, mais surtout elle fait la part belle à la culture comme processus et comme échange, comme «dimension des relations humaines» où s'entremêlent création et communication pour exprimer la vie en commun « sous toutes ses formes ». C'est en vertu de cette acception que l'appel aux cultures nomades ou issues du nomadisme, et parmi celles-ci les cultures tsiganes ou gitanes, occupe une place centrale dans cette recherche d'une Europe alternative aux identités marchandes. Ce que nous proposons de nommer le « référent gitan » fournit à toute réflexion cohérente quant aux moyens de fonder l'unité de l'espace européen sur la culture une expérience-limite, un domaine d'épreuve invitant à relativiser ou à transgresser les repères acquis — à commencer par les fantasmes territoriaux logés aussi bien dans les identités populaires que dans les souverainetés nationales — et à repenser le plus fondamentalement possible les moyens de théoriser la culture comme d'agir par elle et sur elle dans la sphère du politique. La « question gitane » est à la construction européenne ce que l'on appelle dans les procédures judiciaires une question préalable, c'est-àdire une question dont le traitement est non seulement obligatoire avant de poursuivre les débats, mais dont la résolution orientera de manière décisive les conclusions à venir. C'est très sensible en matière d'acquisition de la nationalité des pays membres de l'union, et, partant, de la « citoyenneté sociale » (i.e. de l'acquisition des droits sociaux). L'enjeu est encore plus aigu dans les perspectives d'élargissement où la capacité d'exister culturellement pourra être entendue comme le signe d'une solidarité de groupe puissante et par conséquent le gage d'une intégration plus aisée ou, en tous cas, moins coûteuse socialement, si nous suivons la logique des « coûts sociaux évités » et celle de l'encouragement des « solidarités non-monétaires » par lesquelles les Etats et l'Union invitent à compenser la baisse drastique des engagements sociaux publics.37 1. LE FRACTIONNEMENT DU DONNÉ ET LA MISE EN ABÎME DES POLITIQUES PUBLIQUES Ces quelques notations préliminaires voudraient aider à situer les choix de méthode engendrés par le thème en cause. Elles veulent témoigner de ce que notre société de référence, les Gitans de Saint-Jacques à Perpignan, France, ne constitue, comme l'écrivait Lévi-Strauss, « qu'une infime fraction du donné, (...) elle-même toujours exposée à se subdiviser en deux sociétés différentes, dont une irait rejoindre la masse énorme de ce qui, pour l'autre, est et sera 35 Par ce terme, obscurci en raison de la profusion de ses emplois, nous entendons, conformément aux tensions intellectuelles initiatrices de la démocratie moderne, « une conception cohérente de la totalité des rapports de toutes sortes qui existent ou peuvent exister entre les hommes » (C. Nicolet, L'idée républicaine en France. 1789-1924, Paris, Gallimard, 1982, p. 327). 36 Cf. L . Assier-Andrieu, « Frontières, culture, nation. La Catalogne comme souveraineté culturelle », Revue Européenne des Migrations Internationales, 1998, 1. 37 European Commission. Science, Research and Development Joint Research Centre, Workprogram 1994-1998, Bruxelles, 1994. 16 toujours objet, et ainsi de suite indéfiniment »38. Notre « terrain » est un quartier, une fraction de ville. La population qui y vit en majorité est de nationalité française, de culture gitane, de langue catalane, de religion catholique ou de confession évangéliste pentecôtiste. L'homogénéité du « peuple » et son ancrage territorial inviteraient volontiers l'ethnologue à succomber au penchant aussi traditionnel qu'illusoire qui le porte à considérer qu'une société « s'exprime tout entière dans le moindre de ses usages, dans n'importe laquelle de ses institutions comme dans la personnalité globale de chacun de ceux qui la composent » 39. Un quartier gitan faisant l'objet de diverses politiques publiques de développement social et en particulier d'un projet culturel axé sur la musique n'est qu'une infime fraction du donné soumis à la recherche anthropologique. On peut en suggérer l'amplitude par le moyen d'une logique des polarités ou, pour suivre Lévi-Strauss, des « dédoublements » de l'objet. Le donné ainsi repéré nous mènera aux voies empruntées pour le décrire et l'analyser. Enfin évoquerons-nous – sous la forme d'une renouvellement des questionnements, soumis à la comparaison – les enseignements attendus à l'horizon de cette démarche localisée. 1. Les représentations de la différence Le donné primordial est déjà fractionné en deux ordres de réalités relevant de logiques propres et travaillées par des traditions intellectuelles étrangères les unes aux autres. D'un côté, nous trouvons la société gitane de Perpignan, sédentarisée sur le quartier historique de la paroisse Saint-Jacques, et dotée d'une personnalité qu'elle revendique et met en scène par le truchement d'un tissu associatif serré. Au premier rang des traits identitaires figurent la musique et la langue, et c'est autour de la musique et de la langue qu'une double approche ethnomusicologique et ethnolinguistique a été construite et nourrie des travaux de Bernard Leblon, de Guy Bertrand et, sur l'un et l'autre champs, de Jean-Paul Escudero. D'un autre côté figure une complexe et dense déclinaison de dispositifs sociaux reflétant la pluralité des visages pratiques des politiques publiques contractualisées, et traduisant leurs oscillations idéologiques entre la défense des principes républicains, unitaires et égalitaires, constitutifs de l'identité nationale française, et la recherche récurrente d'une « dimension participative des habitants » -porte naturellement ouverte à l'insinuation des particularismes identitaires dans le corps même des politiques globales. L'étude de ces dispositifs relève de la politologie et du droit pour leurs aspects formels, de la sociologie et de l'anthropologie des institutions pour leurs aspects empiriques et l'interaction de ceux-ci avec les précédents. Depuis 1996, un programme pluriannuel de recherche associant le CNRS, la Ville de Perpignan, l'Etat et divers autres organismes publics, vise à englober ces deux dimensions en prenant l'agglomération perpignanaise comme site témoin et à produire un modèle anthropologique d'entendement des politiques sociales et de leur perception par les « populations » qui en sont les destinataires.40 38 C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris Puf, 1983 (1950), p. xxix. 39 M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 59. 40 Convention de recherche « Pôle de connaissances en développement social », programme dirigé par L. Assier-Andrieu ; cf. L.Assier-Andrieu (en coll. avec Ch. Charras, M. David, G. Pelayo), Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan, CNRS/ICRESS, rapport de recherche, 1997. 17 Cette dualité immédiatement saisissable aussi bien par l'observateur déterminé que par le passant nonchalant est localement pensée par l'expression de stéréotypes solidement constitués, au travers de ce que Marshall Sahlins désigne comme le résultat dialectique des « catégories reçues » et des « contextes perçus »41. Sur le versant gitan du discours, l'exaltation identitaire conduit à servir à l'interlocuteur non-gitan, de préférence au journaliste ou à l'enquêteur primoarrivant, une revendication d'autochtonie ab ultima ratio. Un habitant de Saint-Jacques, l'une de ces figures intermédiaires que Barth définit opportunément comme des « ethnie brokers », des courtiers ethniques42, affirmait ainsi récemment à un hebdomadaire national que les Gitans perpignanais étaient « à Saint-Jacques, français et catalans depuis plus de cinq cents ans » -rappelons que l'annexion du Roussillon à la France date de 1659 et qu'il fallut attendre les récents travaux d'Alain Tarrius (ICRESS) pour avoir une notion plus claire du peuplement gitan du quartier dans les années 194043. Sur le versant non-gitan, de la part des intervenants institutionnels publics comme des citoyens ordinaires, la communauté gitane intra muros cristallise d'une façon significativement symétrique des discours philanthropiques ouverts unilatéralement sur l'obligation d'assistance et de protection, et des discours xénophobes ou racistes. Les argumentaires de ces discours apparemment opposés se fondent sur une même négation du point de vue des intéressés : dans les deux hypothèses l'identité, positive ou négative, est assignée de l'extérieur et indépendante des éléments objectifs qui sont convoqués pour la justifier. Ainsi, la valorisation des traits extérieurs d'appartenance, et notamment de la culture musicale dans sa valeur marchande, peut être utilisée par le Front national à l'appui d'une stratégie d'enfermement dans le particularisme, de gestion du ghetto par le ghetto et de responsabilisation collective de la communauté des maux qui l'affligent (chômage, infections HIV) ou de sa dangerosité à l'égard des tiers (délinquance, toxicomanie). Sur le fond, cette doctrine se nourrit d'une ethnologie de l'altérité absolue et rejoint les thèses classiques des droites extrêmes sur l'Europe des « ethnies ». A l'inverse, la prise en compte de la différence peut entrer, comme c'est le cas dans les démarches portées par l'Education nationale, dans une logique d'accès au progrès, à la citoyenneté, à la Raison : structure sociale et culture gitanes sont dès lors soumises à une mesure de leur compatibilité avec les valeurs fondatrices de la République, et en seront pourchassés les éléments de solidarité communautaire jugés contradictoires avec les logiques d'égalité des chances et d'unité démocratique. 2. La responsabilité du lien social : une dynamique du soupçon Une même sollicitude publique est ainsi susceptible, dès lors qu'elle se focalise sur les Gitans, d'aviver le problème de l'intégration et de l'exclusion, de l'appartenance au corps global de la société ou de la marginalité, en le déplaçant de l'ordre du constat sociologique à celui de l'imputation de responsabilité Les mesures de développement social, d'incitation à la scolarisation, de prévention sanitaire et judiciaire, ou de valorisation culturelle, sont pour les opérateurs publics intégratrices par essence ; la subordination ou la mise en condition de dépendance vis-à-vis de ces mesures constituant un effet pervers des dispositifs, une conséquence idiosyncratique, qu'il est possible de maîtriser ou d'éviter par une saine gestion des seuils de l'action publique. La responsabilité de 41 M. Sahlins, Islands of History, The University of Chicago Press, 1985, p. 144. Cf. F. Barth, Ethnic Groups and Boundaries, Boston, Little, Brown & Co., 1969. 43 Cf. A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, pauvreté, communautés d'étrangers, jeunes sans emploi et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Canet, Ed. El Trabucaire, 1997, p. 59 et s. 42 18 l'appartenance à la société globale est dans cette optique totalement assumée par les politiques sociales, d'autant plus volontiers que leur structuration de plus en plus partenariale permet de la diluer dans la multiplicité des services compétents et que l'invitation de représentants des communautés intéressées à participer à leur élaboration et à leur mise en œuvre, tout en leur conférant un surcroît de légitimité, leur permet de partager cette responsabilité avec les destinataires eux-mêmes. A l'inverse, la notoriété des politiques convergeant sur les Gitans de Saint-Jacques — un haut responsable local parle de « bombardement social » -- encourage une représentation tendant à en loger la source dans la « demande gitane ». Celle-ci se traduirait par un ensemble de stratégies illégitimes de captation des ressources de la solidarité publique procédant d'une culture de la dépendance volontaire. Sous ce jour, l'ampleur supposée ou réelle des aides oblitère ou même nie la réalité des besoins : la mesure intégratrice ne saurait être que le signe d'une habileté ethnique à ressourcer les moyens de sa désolidarisation de la société globale, de la société commune. Le « malheur social» de la collectivité gitane est ainsi considéré comme une tactique maligne d'adaptation aux critères handicapologiques divers ouvrant droit à l'aide publique. Fortement ancré, le stéréotype fait flèche de tout bois. L'anecdote devient rumeur, la rumeur devient preuve, en vertu d'une implacable rhétorique des apparences. Les Gitans de Saint-Jacques semblent-ils ou sont-ils, pour une proportion non négligeable d'entre eux, affligés d'obésité ? La maladie s'inscrit dans une stratégie volontaire d'acquisition d'un handicap dont « on dit » qu'il sert de critère à l'obtention de nouvelles aides sociales, dont le cumul permet de créditer les ménages gitans de revenus fantasmatiquement élevés. Ainsi toute politique de développement, toute action d'insertion, toute démarche de réhabilitation est-elle a priori soupçonnée de faire droit à ces stratégies illégitimes, comme toute revendication gitane est jugée a priori sans cause réelle, mais comme la réponse calculée à des initiatives attendues, selon une logique parasitaire de subsistance. On ne saurait sous-estimer les effets de cette équation perverse dans le domaine des représentations véhiculées par les non-gitans à propos des Gitans. Elle institue un espace logique de résonance par lequel les données objectives de la condition sociale gitane sont mises en doute par les interventions même qui ont pour but de les traiter. Pauvreté, précarité, maladie, exclusion apparaissent dans cet espace comme autant de fictions sciemment forgées par la communauté et toute mesure tenant ces fictions pour vraies aboutit à en avaliser l'efficacité fictionnelle : 1 °) en accréditant la thèse de la manipulation stratégique des pouvoirs publics ; 2°) en témoignant concrètement de l'acquiescement de ces pouvoirs à leur propre manipulation. 3. Charité et droit de cité C'est une conception récurrente à l'histoire occidentale de la gestion du malheur social qui trouve ici l'occasion de se reformuler avec d'autant plus de vigueur qu'elle se cristallise sur une collectivité fortement identifiée et territorialisée, et se trouve surdéterminée par la stigmatisation traditionnelle du Tsigane en Occident, du Gitan en Catalogne et à Perpignan. Elle touche aux conditions fondamentales du déclenchement de la sollicitude publique envers qui mérite charité, 19 aide ou assistance. L'humaniste catalan Vivès soumettait ainsi en 1525, dans le premier ouvrage fondateur d'une systématique des secours publics, le devoir d'assistance à une réglementation stricte du comportement des « pauvres »44. Réprouvés du monde mais élus de Dieu, ils doivent se montrer « comme Dieu les aime » : simples, purs, humbles, aimables, sollicitant avec modestie et avec bonté. « Y a-t-il, ajoute Vivès, quelque chose de plus intolérable qu'un pauvre superbe et infatué ? »45. Dans cette «économie du salut» schématisée récemment par Robert Castel46, la pauvreté est un don divin qui permet, toujours selon Vivès, à ceux qui en « bénéficient » l'occasion de pratiquer plus facilement la vertu. Ainsi la pauvreté ne doit-elle pas être endurée avec résignation, mais « embrassée avec joie » car elle est en elle-même une propension à la communion divine. Quiconque aide le pauvre se rapproche donc de Dieu. D'où la pression sociale considérable exercée sur le maintien des pauvres « en état de vertu » puisque c'est de cet état que dépend leur pouvoir de truchement avec le divin. C'est lui qui donne à l'aide charitable sa pleine valeur de geste solidaire, une solidarité humaine que structure la transcendance divine. C'est pour cet ensemble de raisons que s'exerce, depuis le Moyen Age et sans que l'idée n'en ait jamais totalement disparu des mentalités, une vigilance extrême envers la « vertu des pauvres », laquelle se fonde pour l'essentiel sur une réprobation morale, une stigmatisation culturelle, une répression sociale de l'oisiveté conçue comme un péché volontaire, comme une rupture délibérée du pacte au nom duquel le pauvre a le droit d'être aidé car, par lui, le non-pauvre œuvre non seulement à son salut individuel mais au salut de la société tout entière. Si la pauvreté n'est pas vertueuse, l'aide devient illégitime car elle ne saurait être autre chose qu'un encouragement à la faute : si l'aide est le fait de la collectivité nationale, le « mauvais pauvre » qui en bénéficie entraîne dans son vice la collectivité tout entière. Si la « mauvaise pauvreté » est le fait collectif d'un groupe identifiable, elle devient alors la source même de l'égarement d'un principe d'assistance dont les responsables de la mise en œuvre sont par lui entraînés dans la négation du pacte de solidarité. Par cet éclairage, l'approche des Gitans de Saint-Jacques échappe au tropisme local comme au paramètre « ethnique » pour s'imbriquer totalement dans une tentative d'élucidation des contradictions inhérentes aux « politiques sociales » contemporaines qui, dès lors qu'elles traversent la communauté gitane, révèlent avec exemplarité les plus vives de leurs arêtes, les plus sensibles de leurs lignes de fracture. 4. Les propriétés inductrices du local Le rapport des Gitans de Saint-Jacques aux politiques publiques dont ils font l'objet ou dont certaines de leurs élites suscitent la mise en œuvre n'est pas réductible à ses apparences locales : c'est le point de méthode qu'il convient de faire, et d'expliciter, à la suite de ce qui précède. Procédons d'abord en réfutant les voies sans issue ou aux issues tellement convenues qu'elles s'inscrivent d'emblée dans les logiques politiques qu'elles pouvaient prétendre étudier. Prenons par exemple la série de démarches destinées à ce que les enfants gitans du quartier aillent à l'école. La Ville s'y emploie par un programme de sensibilisation des familles et plus précisément des mères — « Tous pour l'école » à ce qu'on ne peut mieux appeler que 44 Cf. J.L . Vivès, De subvention pauperum, 1525 (trad. Del socorm de los pobres, Barcelone, Hacer, 1992). 45 Ibid., p. 78. 46 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p.47. 20 l'hospitalité scolaire : il s'agit d'estomper la dangerosité attachée à la séparation de l'enfant de sa famille et à son enfermement dans un lieu contraignant dont on avoue publiquement redouter la méconnaissance de l'identité tsigane, et dont moins publiquement on craint d'y livrer les enfants à l'expression du racisme ordinaire des « payos » (non-gitans « blancs »). L'Education nationale, par l'Inspection académique et par ses établissements, en l'occurrence le Collège Jean-Moulin de Saint-Jacques s'emploie depuis plusieurs années, et avec une intensité accrue depuis 1997, à adapter les Gitans à l'école et l'école aux Gitans, à y favoriser leur réussite. Dans le cas du Collège mentionné, ce sont les missions mêmes de l'institution scolaire que l'on redéfinit au contact des jeunes Gitans et de leurs familles. La « réussite », c'est la présence relative des élèves, un absentéisme un peu moins massif ; c'est l'organisation d'ateliers, non pas de menuiserie (à la pratique de laquelle les jeunes gitans ont été jugés très majoritairement «inaptes») mais d'électricité pour travailler en partenariat avec la Ville à l'éclairage public de leur quartier (au sens technique mais aussi dans l'éducation au respect des installations), de maçonnerie pour fabriquer un kiosque à musique, de musique tout court pour faire un « orchestre gitan ». La réussite, c'est aussi ce que le chef d'établissement appelle la « socialisation », envisagée au travers du partenariat structuré par l'école avec la Fédération des associations gitanes du Roussillon (un organisme qu'il convient, pour l'instant et faute de mieux, de définir comme un « lobby » gitan parmi d'autres et en concurrence avec d'autres – le terme de « lobby » signifiant un groupe d'intérêts représenté par des leaders charismatiques ou traditionnels, sans que nous y portions de connotations péjoratives), avec le Conseil communal de Prévention de la Délinquance (CCPD) et avec la Police nationale. Au simple énoncé de ces partenaires, la norme scolaire entre dans un rapport de mutuelle dépendance avec la norme ethnique jugée par les institutions publiques la plus représentative et avec le corpus préventif ou répressif des normes légales nationales. Structurellement, le mouvement d'adaptation de l'école au milieu qu'elle cherche à s'attacher reproduit et agrandit l'image contraignante que les politiques urbaines de pré-scolarisation s'étaient vouées à défaire. Si l'analyse s'en tient à cette conclusion – qui n'est ici produite qu'à titre provisoire et illustratif -, elle appartient pleinement à la logique des politiques publiques, elle contribue à leur évaluation et, partant, à leur amélioration. Elle borne elle-même sa portée à la recherche de la meilleure scolarisation possible, en relevant au passage tout ce que le confinement de la mission scolaire dans des activités tournant manuellement autour de l'identité musicale peut avoir de doucement stigmatisant et inégalitaire, et tout ce que le balisage policier de la socialisation peut signifier de la dangerosité collective attribuée a priori aux enfants gitans. Quand les sciences sociales assujettissent leurs démarches et leurs objets aux compartiments factuels des interventions sociales ou aux représentations croisées que les intervenants et ceux sur lesquels l'on intervient se font de ces interventions, elles ne produisent guère, comme l'a dit Jacques Commaille dans un bilan récent, que des « regards parcellisés »47 et, ajouterons-nous, des discours légitimateurs des actions étudiées pour cette simple raison qu'en les objectivisant, elles en cautionnent le sens politique au détriment d'autres sens possibles, voire de leur signification anthropologique globale. C'est celle-ci que nous avons l'ambition de dégager en tâchant de mesurer méthodiquement et de fonder en théorie l'épaisseur, la densité, l'amplitude propre des phénomènes locaux et de leurs 47 J. Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, Paris, Hachette, 1997, p. 53. 21 «propriétés inductrices »48. L'approche est ici, comme toujours en anthropologie, et plus rigoureusement en « sociétés complexes », une affaire de point de vue. On se souvient du précepte de Sartre qui enjoignait de prendre « le point de vue du plus défavorisé ». En l'occurrence, ce serait le point de vue des gitans de Saint-Jacques, comme s'il s'agissait d'une tribu sur une île de Mélanésie, tribu réfractée par la négation environnante, île sociale balisée dans l'espace comme un lieu dangereux par ceux qui le considèrent de l'extérieur et comme un havre de sécurité pour ceux qui l'habitent.49 Hormis pour les aspects linguistiques50 et musicaux51, les gitans de Perpignan ont échappé au regard ethnologique : leur structure sociale, leur système de parenté et d'affinité, leurs mythes et leurs rituels, attendent leur monographe. Les Gitans de Catalogne ont fait l'objet, en Catalogne sud (i.e. la Generalitat de Catalunya), de travaux anthropologiques importants de la part de Teresa San Román ou sous son égide : la « structure gitane » y est toutefois envisagée par ses points de contact avec la société englobante dans le cadre d'une problématique « du social » ou du développement social ».52 Le décryptage de la mise en altérité semble à vrai dire nourrir de façon privilégiée la thématique gitane dans l'anthropologie espagnole : décrire comment les « payos » traitent les Gitans, dans l'histoire sociale et politique, dans les relations institutionnelles, dans les démarches d'intégration ou d'exclusion nous en dit plus, comme le prouve le bel opus de Tomas Calvo Buezas53, sur l'identité espagnole que sur la société gitane, incessamment définie en creux, par le catalogue de ses « différences ». II. COMMUNAUTÉ ET RÉPUBLIQUE : LE TERRITOIRE PUBLIC DE LA «QUESTION GITANE» Notre approche de la sollicitude publique envers les Gitans de Catalogne nord ne saurait faire, comme on l'a évoqué plus haut, l'économie d'un décryptage du « regard payo », dans la mesure où les représentations qui le structurent conditionnent concrètement les actions entreprises et déterminent en retour les attitudes ou les stratégies gitanes. Le domaine de l'éducation scolaire dessine ainsi pour nous l'un de nos « terrains » de prédilection. Parce que le corps des enseignants, responsables d'établissements, personnels de l'académie, membres des services sociaux de l'éducation nationale, constitue une population statistiquement digne d'étude, un échantillon valide du « regard blanc », 48 Nous empruntons le terme, et le contexte méthodologique, à C. Lévi-Strauss, « L'efficacité symbolique », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 205-226. 49 Le travail de géographie cognitive entrepris dans notre équipe par Germà Pelayo auprès des enfants gitans de Saint-Jacques scolarisés en classes maternelles fait ressortir, dans ses premiers résultats, une représentation collective de « Sant-Jaume » (seule partie de ville désignée par eux en langue vernaculaire) comme un centre de bien-être dépourvu de limites strictes mais dont l'éloignement suscite un sentiment progressif d'insécurité (voir annexe). 50 Cf. Jean-Paul Escudero, Contribution à l'étude de la langue des Gitans de Perpignan, Th. Université de Perpignan, ICRESS, 1998, sous la direction de Georges Costa. 51 Cf. G. Bertrand et J.-P. Escudero, « Les musiciens Gitans de Perpignan », Etudes Tsiganes, 1994, 1, pp. 44-55. 52 Voir T. San Roman, La diferència inquietant. L'elles i noves estratègies culturale delsgitanos, Fundaciô Serveis de Cultura Popular, Editorial Alta Fulla, Barcelona, 1994 , du même auteur « Los Gitanos en el mundo del trabajo », Documentacidn social, 1980, 41 et avec Elisenda Ardevol, Entre la marginaciôny el racismo. Reflexiones sobre la vida de los Gitanos, Alianza Universidad, Madrid, 1986. 53 . Calvo Buezas, Espana racista i? Voces payas sobre los Gitanos, Madrid, Anthropos, 1990. 22 par delà toute considération liée à l'exercice de fonctions spécifiques. Parce que, surtout, l'école est à la fois l'incarnation et l'organe de transmission de l'idéologie républicaine et le lieu de sa remise en cause. François Dubet jugeait en 1987 que de « symbole d'un lien politique, d'un principe d'unité face à la diversité de la société », l'institution scolaire s'était transformée en un « prestataire de services pédagogiques » perçu « comme l'agent d'une sélection sociale confronté « à l'éclatement et à l'hétérogénéité des demandes ».54 1. L'école : norme coutumière, raison éducative et « terrorisme républicain » A Perpignan, pour l'Inspection académique du département des Pyrénées-Orientales, poser la question gitane revient à poser la question du sens de la mission éducative. Dans une table ronde organisée par l'Inspecteur d'académie le 5 décembre 1997 et que le chercheur auteur de ces lignes avait été appelé à « modérer », les termes du problème étaient clairement posés : la mission éducative s'inscrit dans un processus dialectique de redéfinition sur le fond dont la question gitane est l'enjeu. Figuraient autour de la table, outre les précités, le Préfet des Pyrénées-Orientales, le Recteur de l'Académie de Montpellier, le député-maire de Millas (Christian Bourquin, PS), le maire-adjoint de Perpignan (Marie-Thérèse Sanchez-Schmidt, PRS), le Procureur-adjoint de la République, le Colonel, commandant du groupement de Gendarmerie du département, le directeur départemental adjoint de la sécurité publique (Police nationale), divers chefs d'établissements et enseignants, ainsi qu'un panel choisi de représentants gitans : Jean Gimenez (dit « Boy »), de la Direction du développement social et de la jeunesse (Ville de Perpignan), Jean-Marc Pagès (Président de la Fédération des associations gitanes du Roussillon) et Jean-Baptiste Vila (dit « Néné »), responsable d'un organisme associatif de prévention du SIDA et de la toxicomanie. Plus, non invitée, Rose Gimenez, présidente de l'Association des femmes gitanes, accompagnée de son époux. D'emblée, l'Inspecteur d'académie, Jean-Noël Loubès donne la mesure de la cause. Nul ne saurait être exclu du bénéfice de l'égalité des chances que l'école républicaine à pour tâche de mettre en œuvre. Nulle « communauté » ne saurait opposer ses normes à la loi. Le député-maire Bourquin affirme que quiconque voudrait se soustraire à l'obligation scolaire doit être exclu du bénéfice des prestations familiales, entraînant l'acquiescement du colonel de Gendarmerie. A quoi Jean-Marc Pagès rétorque que l'exercice d'un tel « terrorisme républicain » frappant avec dilection la communauté gitane ne saurait que l'éloigner définitivement de l'intégration dont cet homme politique dit rechercher la réalisation. Une responsable des services de l'Equipement dresse un bilan précis des opérations de réhabilitation des logements entrepris sur Saint-Jacques. Avec une sympathique candeur, elle en souligne le souci de respecter le mode de vie gitan : la grande salle commune destinée à accueillir la famille élargie ou la parentèle, la coutume qui veut que les enfants dorment dans un espace collectif et non dans des chambres individualisées... Elle inscrit ensuite d'un même ton le défaut d'hygiène corporelle des gitans dans l'ordre des traditions coutumières. Rose Gimenez, vigoureuse sexagénaire, se lève, s'approche d'elle, le buste tendu : « Sentez-moi, madame. Je sens bon. Je me lave et je me suis toujours lavée. Et chez nous tout le monde se lave.» La fonctionnaire authentiquement bienveillante, et active au-delà de l'administrativement requis dans l'action sociale à Saint-Jacques, avait exaspéré la bouillante Rose, figure emblématique du quartier, incarnation du chagrin des mères de voir leurs enfants 54 F. Dubet, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987, p. 238. 23 mourir de la drogue et du sida. Une remarque malheureuse avait déclenché un incident que le registre discursif qu'elle employait avait longuement préparé par sa rhétorique généralisatrice : « le Gitan fait que... », « la jeune Gitane... », « l'enfant gitan... » etc. Comme si la norme coutumière privait réellement chaque Gitan de cette liberté individuelle dont l'idéologie française crédite philosophiquement et légalement tout être humain, comme si la « communauté » formait réellement un corps organique au sort duquel tous ses composants pouvaient être réduits. C'est sur le front de la question gitane que la théorie fondatrice des institutions publiques françaises trouve son domaine d'épreuve, à nos yeux, le plus paroxystique, et par la problématique scolaire un laboratoire essentiel. Dans leurs modes opératoires, les politiques publiques requièrent une adaptation maximale à l'état objectif des populations qu'elles visent et, par ce biais, acceptent pragmatiquement l'idée d'une normativité communautaire potentiellement négatrice des principes fondateurs de l'unité nationale — notamment du principe de souveraineté individuelle qui, par l'école, devient citoyenneté et facteur unique du pacte social et de l'ordre démocratique. Ainsi, entre communauté et République, les discours et les actes associant les Gitans et l'école conduisent-ils directement à l'espace problématique qui les englobe et dont ils procèdent : le renouvellement des conditions idéologiques et institutionnelles de l'unité nationale fondée en raison, face à la rémanence ou à la résurgence d'identités et de solidarités fondées sur l'appartenance culturelle. Par ce dernier moyen, la question gitane rejoint le double problème posé par la revitalisation effective ou souhaitée des « sociabilités primaires » (familiales, vicinales, communautaires) sur la scène nationale et européenne des politiques sociales et par le statut à définir pour les entités culturellement territorialisées à l'heure de l'affaiblissement intra-européen des souverainetés territoriales. Si l'identité catalane et le nationalisme catalan reposent avant tout sur un paradigme linguistique, les Gitans de Perpignan, catalanophones et souvent exclusivement catalanophones, ne relèventils pas de plein droit des formes multiples prises par les aspirations catalanistes ? 2. Capacité interlocutoire ou représentation politique ? Le nouveau rapport à l'ordre public, à la légalité, aux institutions, qui s'est imposé depuis deux décennies fait, pour certains, du droit un mode de régulation des rapports de forces entre des groupes.55 Le législateur comme le juge, ou quiconque se trouve en position de dire la norme ou de trancher entre des prétentions divergentes (comme la contractualisation généralisée et la « territorialisation » de l'action sociale en transmettent de plus en plus nettement la charge aux multiples « partenaires » des contrats de ville), serait ainsi soumis « au chantage des groupes ».56 Ce processus, dans lequel on pourrait voir le signe de ce que Slama nomme la « greffe du modèle juridique anglo-américain sur le droit français »57, s'accompagne d'une extension régulière du catalogue des « droits naturels fondamentaux de l'homme », dont la reconnaissance est fondamentale au modèle démocratique français comme au modèle 55 Voir le pénétrant essai de Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flammarion, 1995. 56 A.-G. Slama, La régression démocratique, Paris, Fayard, 1995, p. 208. 57 Ibid., p. 207. 24 américain, dans le sens d'une spécification accrue à la fois des attributions de l'individu comme de l'individu ayant droits. Le « droit au travail » (1946), le « droit au logement », le « droit à la ville » (1991) sont consacrés par la législation française qui ratifie par ailleurs le 2 juillet 1990 la convention de l'ONU sur les « droits de l'enfant » dans laquelle un fort courant postmoderniste, que dénonce Irène Théry, a voulu voir l'entrée dans l'arène démocratique d'une « minorité opprimée », enfin dotée des moyens de sa libération.58 L'évocation de ce contexte macro-sociologique n'a ici qu'un seul but : nous aider à penser les formes prises par la représentation politique gitane, ou, de façon plus nuancée, la capacité interlocutoire des Gitans de Saint-Jacques. Un stéréotype local, certainement pas dénué de raisons, voudrait assujettir l'existence politique de la communauté aux cycles de ce que Georges Vedel appelle les « brèves étreintes de l'isoloir ». Elle constituerait un réservoir homogène de votes négociés par les chefs charismatiques et traditionnels de la vie politique départementale avec les chefs charismatiques et traditionnels de la communauté. La rétribution du vote étant pour les chefs « tribaux », des places ou du numéraire, pour la population, des « cadeaux »... : l'ethnologue connaît bien ces systèmes où le pouvoir dérive du pouvoir de donner ; et la rumeur locale s'étonne, s'amuse ou se scandalise des distributions post-électorales (réelles ou fantasmées) de réfrigérateurs aux femmes, de scooters aux enfants... L'état réputé captif de la réserve tribale a été ébranlé lors des élections législatives de mars 1997 par l'irruption du Front national, doté du leader charismatique et traditionnel qui lui faisait défaut lors de précédentes échéances59, dans ce jeu réputé classique. Par la voix de plusieurs personnalités gitanes de SaintJacques, le FN fut admis à enchérir autour de revendications formulées par elles de façon spécifiquement ethniques et spécifiquement politiques : le vote gitan serait dès lors subordonné à la présence de Gitans sur la liste que présenterait le FN aux prochaines élections municipales. Retenons de cela d'une part le désaveu public, livré aux «payos », des caciques habituels, mais surtout l'expression claire d'une volonté gitane de récuser le potlatch des verroteries pour prendre au sérieux la représentation démocratique, d'y peser du poids fort reconnu à la cohésion du groupe, et de faire bénéficier le groupe dans son ensemble des attributs reconnus à la condition citoyenne. Le diagnostic global qu'il est possible de porter aujourd'hui sur la capacité interlocutoire des Gitans diffère ainsi singulièrement de part et d'autre de la frontière franco-espagnole. Teresa San Román dépeint pour la Catalogne sud les trois dernières décennies comme un processus lent et contradictoire de « réarmement ethnique» des Gitans. Pendant la croissance, l'intégration par le travail, la facilitation des relations avec l'Etat et les administrations par le truchement d'une efflorescence d'associations gitanes fondées sur l'appartenance ethnique et dans une moindre mesure la localité, le voisinage (vehinal), ont favorisé une démarche d’« acculturation sélective ». Du monde « payo », a été retiré un intérêt pour les bienfaits de l'enseignement, une amélioration relative de la condition de la femme, un fléchissement des hiérarchies patriarcales, la réduction des solidarités de parentèles, l'adhésion aux pratiques consuméristes et l'affaiblissement des croyances mystiques. Le mode de vie des « payos » est devenu objet d'émulation sans toutefois porter significativement atteinte au maintien d'une identité propre. Les effets de la crise touchent la communauté à mesure inverse de ses degrés d'intégration. De la typologie précise et fournie que dresse Teresa San Román, on doit relever d'une part ce constat paradoxal de ce que le développement de la consommation et du commerce de 58 59 Cf. I. Théry, « Nouveaux droits de l'enfant : la potion magique ? », Esprit, 1992, 3-4, pp. 5-30. Il s'agissait de Jean-Louis de Noell, chef d'entreprise quadragénaire, revendiquant l'identité catalane. 25 stupéfiants fonctionne comme un puissant vecteur d'assimilation aux codes «payos » et de désolidarisation ethnique, et d'autre part l'acquisition d'un niveau supérieur de mobilisation politique ethnique par l'adhésion relativement massive au culte pentecôtiste.60 D'inspiration moins généralisatrice, moins « gitanologique », plus contextualisée mais aussi plus attentive aux cas singuliers, la lecture que donne Alain Tarrius pour Perpignan de ce processus contrasté part du vécu dramatique d'une population atteinte dans sa chair depuis les années 1980 par les ravages de l'héroïne et du sida, redéfinissant les relations des familles, leurs affinités et leurs conflits, leurs capacités de se projeter dans l'avenir, leurs rapports aux « payos ». Les propos qu'il cite d'un élu local – lequel ne fait qu'exprimer un stéréotype urbain très commun, véhiculé par des « payos » de toutes classes sociales, de droite ou de gauche, et maintes fois asséné aux chercheurs – dépeignent la résolution de la question gitane en forme de « solution finale » auto-administrée, par les effets conjugués de la toxicomanie et de l'infection HIV.61 Sur le plan de la représentation politique, Tarrius note le déclin des « tios» (notables par l'âge et l'influence parentélaire) qui cherchent désespérément à vendre « aux premiers politiciens venus » les « quelques voix que leurs derniers lambeaux d'influence rassemblent encore », et l'avènement sur la scène publique des « femmes en noir, celles qui portent sur elles le deuil de leur homme ou de leur fils et acquièrent par là même un droit d'interpellation sans contestation possible, manifestent dans ces circonstances un pouvoir d'initiative sans précédent ».62 Enfin, « les églises évangélistes s'imposent comme interlocutrices privilégiées auprès des élus et deviennent les relais de l'action sociale, préconisant le « retour des femmes à l'obéissance », la musique et le sport en guise de réhabilitation généralisée, de panacée pour retrouver l'âge d'or communautaire et éradiquer drogue et VIH. » 63 Le sociologue laisse parler son exaspération et son inquiétude, proportionnelles à celles de ses témoins. Pour situer à nouveau la complexe densité de la problématique que nous nous attachons à forger, il faut nous reporter au contexte précédemment évoqué, la table ronde académique sur la difficulté de scolariser les enfants gitans, et en dévisager à nouveau les participants à la lumière de cette thématique controversée de la représentation politique ou, si l'on préfère de la redéfinition des capacités interlocutoires de la communauté. Le président de la Fédération des associations gitanes du Roussillon et le responsable du Point d'accueil de Saint-Jacques sont tous deux pasteurs évangélistes. Le premier fut l'interlocuteur privilégié des « puissances »64 rassemblées et parla « au nom de la communauté » ; des deux « tios» présents, un seul intervint pour regretter ce temps pas si ancien où les jeunes respectaient leurs aînés. Rose Gimenez est une « femme en noir », elle incarne pleinement cette « dignité d'accéder au malheur », ce droit de porter la souffrance sur une scène publique « qui considère la souffrance comme un malheur à quoi l'on doit attention, soins, réparation, soulagement, invention positive »65. Présidente d'une association de femmes gitanes, elle n'était pas conviée au débat : elle s'y est imposée, elle y a conquis la parole, forte de ce pouvoir neuf que lui confère le caractère publiquement assumé de 60 T. San Român, La diferèneia inquietant ..., op. cit., 1994, p. 108 et s. A. Tarrius, op. cit., p. 26. 62 Ibid, p. 21. 63 Id. 61 64 Je reprends ici le vieux terme générique par lequel le droit médiéval catalan désignait tous ceux dont le sort du peuple dépendait (potestats). 65 J.-F. Laé, L'instance de la plainte. Une histoire politique et juridique de la souffrance, Paris, Descartes et Cie, 1996, p. 176. 26 son deuil, avec d'autant plus de vigueur que certains discours « payos » font, eux, allègrement leur deuil de ce deuil-là. Ces recoupements, ces différences d'échelles, cette pluralité des logiques et cette multiplication nécessaire des niveaux d'observation témoignent concrètement des dangers de plaquer un prisme exagérément culturaliste sur le dossier gitan contemporain. En particulier entrevoit-on la terrible portée de ce discours d'ethnologue qui associe le Tsigane à l'image de la mort dans la longue durée des mythologies européennes pour lui faire endosser, lorsque la société, « en crise », devient mortifère, le masque de la « mort sociale ».66 Quand la tradition du rejet vient, par l'entremise de l'intellectuel qui en expose la logique, inscrire l'exposition du groupe à l'héroïne et au sida dans la série récurrente des fléaux dont il est normal parce que « mythologiquement admis » qu'ils l'affligent, quand l'ethnologie cautionne les stigmates imposés parce qu'ils appartiennent à la « Tradition », il devient impérieux de dire, avec Marx, qu'on ne justifie pas l'infamie d'aujourd'hui par l'infamie d'hier. C'est le cri poussé par la victime sous le knout qu'il faut entendre, et non mettre le knout au musée ou dans les manuels d'ethnographie du moment qu'il est chargé d'années, héréditaire, historique. III. POLITIQUES ET ANTHROPOLOGIES DE LA MUSIQUE : JOIE UNIVERSELLE ET CANTONNEMENT URBAIN Le dossier contemporain de la condition gitane ne se laisse pas enclore dans un isolat sur la latitude et la longitude duquel il suffirait de se placer pour jouir du point de vue apte à en révéler la dimension intérieure et les relations externes. Il n'est surtout pas réductible à un quelconque schéma binaire de l'interne et de l'externe, du soi et de l'autre. Il est comme la modernité dont il constitue une modalité extrême et révélatrice : un écheveau complexe de réseaux et de catégories en mouvement, d'institutions et de représentations inscrites dans la durée historique, tributaires du passé et recomposées au présent. L'ensemble de démarches concrétisées autour de la musique sont l'un des fils de l'écheveau, qui vaut par lui-même et passe par tous les autres. A l'origine de notre initiative de recherche, il y avait l'amarrage, consécutif à la mise en place en 1989 du revenu minimum d'insertion, de l'activité musicale des Gitans de Saint-Jacques à une politique de lutte contre l'exclusion sociale67. Les effets les plus visibles en sont connus, et ont été amplement médiatisés : par exemple, la success story d'un groupe « sorti du ghetto » comme les Tekameli. Au départ, il y a l'engagement d'une personne, Guy Bertrand, ethnomusicologue et directeur du département des musiques traditionnelles et nouvelles au Conservatoire de Perpignan, dont nous assimilerons volontiers la situation à la notion leplaysienne d' « autorité sociale », déjà définie. Le trait musical, comme trait significatif d'appartenance culturelle gitane, relève toutefois du domaine public, des représentations publiques, des politiques publiques : tout aussi disponible à la planification d'un enfermement exotique dans un quartier livré à la consommation touristique, qu'à d'authentiques stratégies d'intégration, c'est-à-dire de «participation active à la Communauté nationale (...) tout en 66 N. Martinez, Les Tsiganes, Paris, Puf, 1986, pp. 118-121. Cf. L. Assier-Andrieu, Le culturel et le social Ethnographie de l'«insertion» chez les Gitans de Perpignan, CNRS/ICRESS, 1996, Appel d'offres interministériel «Culture, ville et dynamiques sociales », convention de recherche. 67 27 acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales, morales et en tenant pour vrai que l'ensemble s'enrichit de cette complexité, de cette variété.»68 1. La leçon de salsa La concrétisation récente du projet de Casa Musicale, association para-publique, par sa localisation dans Saint-Jacques, sur les flancs d'un édifice religieux à ciel ouvert, dans les murs de l'ancien arsenal des troupes de marine — une caserne de « la coloniale », juste en face du monument aux morts dont un majestueux médaillon superpose un profil blanc et un profil nègre dans la même commémoration du destin impérial français —, délimite enfin pour l'enquête un cœur de cible, un espace de travail privilégié. Un samedi après-midi de janvier. On répète de la salsa dans l'une des trois salles équipées de la Casa. Des jeunes Gitans de tous âges, des tous petits, agiles aux baguettes, jusqu'aux plus grands, leurs grands frères ou leurs pères, partagent les instruments, échangent leurs places, sortent et rentrent — car, dans les salles, on ne fume pas (une injonction difficile à respecter mais que Garth ou surtout Eric, piliers de la Casa, s'appliquent à faire respecter). De plus anciens sont là, qui interpellent le « payo » en visite. Ils sont en quête d'une salle place Cassanyes (avec la place du Puig, l'une des deux agoras de Saint-Jacques) pour y installer une association pour l'animation de la place, animation musicale bien sûr. Ils lui demandent aussi (le « payo » appartient au monde de la recherche et de l'université) s'il ne pourrait pas venir, lui ou les siens, ceux de son genre, aider des Gitans adultes à apprendre à lire et écrire. On attend des Cubains. Avec Guy Bertrand, arrive le Septeto Turqueta, de Santiago de Cuba. L'assemblée a grandi. Par petits groupes, des préadolescents ou des adolescents de 66 Définition donnée de l'insertion par M.-T. Join-Lambert (et alii), Politiques sociales, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques & Dalloz, 1994, p. 511. 28 Saint-Jacques ont fait des entrées sporadiques. Ils venaient pour la première fois à la Casa, s'étaient vêtus élégamment. Bertrand traduit en français ce qu'un Cubain explique de l'histoire de la Salsa, et y rajoute d'érudites ampliations : l'exposé à deux voix est dépourvu de complaisances simplificatrices et totalement dénué de condescendance. L'auditoire est averti, et attentif. Au fond de la salle, un jeune Gitan accapare un membre du groupe (et le « payo » ethnologue, qui fait l'interprète du castillan au franco-catalan), qui très aimablement trace quelques portées que le jeune empoche avec gourmandise pour, confie-t-il, aller se les faire expliquer au Conservatoire... par Guy Bertrand. Après l'exposé, Bertrand se retire. Les Gitans jouent, les Cubains observent. La leçon de salsa peut commencer. Par gestes, d'abord. Tous les Cubains jouant tour à tour les chefs d'orchestre sans baguette. De temps en temps, l'un d'entre eux prend l'instrument tenu par un Gitan, pour une relance, pour un tempo. A l'exception du piano, les instruments changent de mains. Puis le compositeur cubain (Odit) fait un exposé théorique des canons de la Salsa pratique (en castillan) : seul le chanteur jouit du pouvoir d'improviser, la rythmique est là pour annoncer l'impro et en ponctuer la conclusion d'une violence d'autant plus efficace qu'elle sera maîtrisée par la différenciation des percussions. Petit à petit, l'auditoire est sorti. Odit a continué à théoriser à l'extérieur, pour deux groupies, ... et pour l'ethnologue (les ethnologues sont friands d'exposés théoriques). Que pense-t-il de la Salsa qu'expriment les Gitans de Saint-Jacques ? Elle manque de la discipline nécessaire à en diffuser la violence : elle mérite plus de hiérarchie, plus d'organisation, plus de normes. Noir d'apparence, Odit était heureux à Saint-Jacques de retrouver la France, terre d'origine de son lignage paternel. Quelques jours après cette immersion des Cubains dans le milieu gitan de Perpignan, les jeunes de Saint-Jacques avaient parfaitement traduit la communauté de leur langage musical : à un interlocuteur « payo », ils se présentaient comme « cubains ». L'enquête de Germà Pelayo sur les perceptions socio-spatiales du « quartier » par les enfants gitans de 4 à 13 ans fait ressortir, dans ses premiers résultats69, l'existence de cartes mentales individuelles dont les correspondances s'expliquent par la conjonction de trajectoires liées à la familiarité avec des personnes, que l'on suit, et des sites physiques qui configurent autant de « noyaux internes » de fréquentation au sein d'un périmètre, indéfini conceptuellement, qui recouvre le « triangle » balisé par la place de la Révolution française, la place de la Fontaine neuve, la rue d'En Calçe, la place Saint-Joseph, la place du Puig, l'Eglise Saint-Jacques et la place du Puig. De ce « triangle » partent des chemins de sortie qu'empruntent les habitants du quartier pour des activités ponctuelles, des chemins symbolisés par les grandes avenues proches, la Cathédrale Saint-Jean et les casernes : la Casa Musicale, implantée dans une ancienne caserne, se trouve ainsi physiquement en bordure externe du quartier, dans un lieu tiers ; cognitivement, elle figure sur un axe de sortie que sa fréquentation familière par les aînés est susceptible de convertir, pour les plus jeunes, en un nouveau « noyau interne » de sécurité et de vie. 69 G. Pelayo, La perception sono-spatiale des cultures minoritaires : le cas de la population gitane à Perpignan, ICRESS, rapport de suivi, oct. 1997. 29 2. La Casa Musicale : la doctrine culturelle d'un espace social Les politiques sociales ont du mal à donner la mesure de leur efficacité.70 Gouvernés par le principe de précaution, les acteurs sociaux savent mieux dire les risques qu'ils conjurent que traduire factuellement leurs succès. Aussi la communication sur le social, qu'elle soit sollicitée par les personnels politiques ou qu'elle émane directement des médias, s'appuie-t-elle volontiers sur des cas exemplaires, sur des personnalités dont le parcours témoigne des urgences du temps comme des possibilités de « s'en sortir », par la reconquête de l'autonomie individuelle, par le recours aux organismes existants, et dont le rôle apparaît ainsi plus clairement qu'à la lecture de leurs organigrammes, grâce à l'hospitalité pourvue par les groupements volontaires. Il est remarquable – et explicable par le caractère paroxystique de la situation perpignanaise – que les cas exemplaires perpignanais connaissent régulièrement une notoriété nationale. Jean Muňoz, ancien détenu et ancien SDF, devenu « médiateur de rue » après avoir animé l'association L'ouvre-toit,71 ou Danielle Huèges, au parcours proche, qu'une mission auprès du secrétaire d'Etat chargé de l'action humanitaire a rapproché d'un Perpignan dont elle avait éprouvé les capacités carcérales pour structurer, en étroite collaboration avec le maire Jean-Paul Alduy et son équipe, une politique d'accueil des sans logis, connaissent ainsi une notoriété personnelle qui valide les dispositifs urbains en général, et les acteurs « anonymes » (comme le disent curieusement les journalistes – tout le monde n'a-t-il pas un nom ?) de ces dispositifs. Le groupe Tekameli et, dans une certaine mesure, Guy Bertrand luimême, apparaissent aussi comme des figures exemplaires. « Depuis sept ans à Perpignan, Guy Bertrand et son association, l'AMIC (Association musique interculturelle catalane), contribuent à redonner une dignité aux Gitans », écrivait Catherine Bédarida dans Le Monde en 1996.72 Cette formulation est sans doute la plus proche des événements, parmi une revue de presse, locale et nationale, pléthorique depuis l'idée de Bertrand d'associer l'attribution du revenu minimum d'insertion chez les Gitans de Saint-Jacques à la promotion de leur musique dans le cadre d'une interculturalité perçue d'emblée par cet ethnomusicologue averti comme une donnée interne du fait musical Gitan à Perpignan : « Est-ce un hasard, nous a-t-il confié, si dans l'essor actuel de la world music, la référence aux musiques tsiganes semble si souvent jouer un rôle crucial ? ». Les Gitans ont pour lui « le privilège d'accéder à la vérité des traditions qu'ils visitent », de « révéler, à l'intérieur d'un territoire musical, un horizon que personne n'avait auparavant aperçu ». Avec le soutien de structures d'insertion et de formation professionnelle, avec l'appui particulier de la Direction Régionale des Affaires Culturelles et, depuis 1993, celui de la Ville de Perpignan, par sa Direction de la jeunesse et du développement social nouvellement mise en place après l'élection du maire Jean-Paul Alduy, avec à sa tête Jean-Paul Carrère73, l'intérêt de Bertrand pour « ce sens gitan littéralement tourné vers la création » est devenu un mouvement public de réhabilitation sociale dont la Casa Musicale (la maison des musiques) constitue un solide point d'ancrage et de redéploiement. Pour Bertrand, comme nous l'avons dit de Menuhin, l'action entreprise procède d'une anthropologie consciente de l'objet de 70 Cf. L. Assier-Andrieu (et alü), Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan, rapport cité, CNRS / ICRESS, 1997. 71 Cf. Ch. Charras, La définition d'un social de type nouveau : l'Ouvre-Toit et l'équipe de rire de Perpignan, mémoire de DEA (sld L. Assier-Andrieu), Université de Perpignan, ICRESS, 1997. 72 Le Monde, 3-4 mars 1996. 73 Une autre de ces « autorités sociales » dont le rôle clé et la doctrine active sont évoqués dans L. Assier-Andrieu (et alii), op. cit., 1997. 30 l'action : ici, de la place de la musique dans la culture. C'est à la communauté « une raison de vivre car elle exprime l'essentiel : le plaisir, la joie à travers les fêtes dont le point culminant est la cérémonie de mariage, ou la foi exprimée lors des nombreuses cérémonies religieuses »74. L'usage s'était établi que l'on invite à grand frais « l'orchestre le plus en vogue venu d'ailleurs ». La réhabilitation devait donc commencer par la mise à jour et la valorisation pour les Gitans eux-mêmes d'une « mémoire musicale enfouie » : il s'agissait de les réconcilier avec leur propre tradition pour, par le travail d'atelier, atteindre la « mise en situation professionnelle ». De la « première sortie hors du quartier » pour un festival d'été à Rennes en juillet 1990 jusqu'aux tournées internationales actuelles des Tekameli, des répétitions artisanales aux séances d'enregistrement en studio, la musique n'a rien perdu, pour ce professeur-chercheur-animateur, de son caractère religieux ou convivial en devenant peu à peu une manière crédible de gagner sa vie suscitant chez les jeunes Gitans « un regard nouveau posé sur les spécificités de leur communauté et des questionnements plus pertinents pour l'avenir. » 75 Pour son administrateur, Michel Vallet, la Casa Musicale est un projet culturel qui a pour objet de permettre à de jeunes musiciens une pratique musicale de qualité autour et à partir des projets de quartiers.76 Cette présentation, auprès d'un public averti d'acteurs sociaux, relève d'une autre acception de la notion de culture : celle qui justifie l'existence d'un ministère et de services, celle qui fait l'objet de politiques et de projets, voire, d'un nouveau « droit à ». Avec autant de véhémence que de pertinente érudition, Marc Fumaroli avait mis le doigt sur les paradoxes et les contradictions d'un Etat pouvant vouloir être à la fois un instrument de défense de ce qui dans la nation sert à en perpétuer 1' « âme collective » (à la Renan), et une structure de soutien de la multiplicité des cultures, des groupes, des classes d'âges, des professions, de tout ce qui peut s'affirmer ou être suscité comme 74 G. Bertrand, in G. Bertrand, Jean-Paul Escudero, « Musiciens Gitans de Perpignan », Etudes Tsiganes, 1994, 1, p. 45. Voir sur ce point la contribution de Karen Asnar à ce rapport (P.II, Ch. III). 75 IbicL, p. 46. Et voir la trajectoire des Tekameli et son impact dans ce rapport (P.I1, Ch.II, par Guillaume Fonbonne). 76 Relevé de conclusions du Comité Local de Développement Social (CLDS) de Saint-Jacques, Perpignan, 6 mars 1997. 31 « demande sociale » : « Mot-écran, mot opaque, le mot «culture» convient admirablement à un art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme, transcendance nationale et immanence sociologique. Il est bien fait pour désigner de grands ensembles flous, des phénomènes collectifs qu'une bureaucratie elle-même tentaculaire s'efforce de « cibler » pour les « couvrir» et les différencier. »77 Sous la passion d'un écrit polémique, il y a la réalité contradictoire inhérente aux politiques culturelles, évoquée en Introduction, toujours exposées à trouver sur leur route une culture dont l'acception anthropologique en contrarie la trajectoire, d'une « cible » qui se dérobe au cadrage prévu, ou d'une « demande sociale » qui ne vient pas ou qui ne vient jamais suivant les canaux espérés. Par sa forme institutionnelle, une association permettant un réel partenariat public, la Casa Musicale n'échappe pas aux tensions structurelles qui affectent des politiques sociales toujours pensées pour « lier socialement » la nation — d'où le choix du quartier comme assise territoriale : un lieu physique, dont le peuplement peut toujours être jugé divers et donc redevable de la fonction distributive de l'Etat souverain — mais pragmatiquement averties de ce que la philosophie du contrat social ne pénètre pas par décret dans « les quartiers » et qu'une politique du lien passe obligatoirement par la prise en compte des liens existants, voire par l'engagement de tout acteur social dans la confrontation ou dans l'échange identitaire. Si l'on n'y prend trop garde, à force de s'affirmer « républicain », comme on l'entend souvent dans les débats où l'on dresse les bûchers du communautarisme, les républicains vont finir pas ressembler à une communauté comme les autres, avec son langage et ses codes vernaculaires. L'engagement des politiques culturelles dans la dynamique des dispositifs de cohésion sociale est un fait nouveau, lié au développement de modes d'intervention spécifiques et coordonnés sur la ville, et solidaire par conséquent du complexe maillage partenarial que tisse la « politique des villes ». L'étude de cet engagement mérite certainement, si ce n'est déjà fait, sa thèse ou son manuel de droit public ou de science politique. C'est pour nous une dimension supplémentaire du dossier, une logique de plus, un ensemble de référents professionnels, une « culture » supplémentaire de l'intervention qu'il convient d'intégrer dans l'analyse du « local », puisqu'à présent le « local » en dépend. 3. L'alternative de la grâce et de la disgrâce La Casa Musicale, comme les politiques sociales « musicales » à Perpignan, n'ont officiellement pas pour objet exclusif les Gitans. Dans un Projet Pilote Urbain soumis à l'Union européenne pour « sauver au cœur de la Cité le quartier Saint-Jacques », le maire Jean-Paul Alduy78 décline son objectif de sauvetage d’« un patrimoine en péril » 79. 77 M. Fumaroli, L’Etat culturel Une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1991, pp. 172-173. Outre la légitimité que lui confère son mandat, Jean-Paul Alduy discourt de la ville avec les moyens d'une authentique « autorité sociale » : architecte, urbaniste, sociologue de la ville, et opérateur, sur le plan national, des politiques urbaines depuis deux décennies, il est de ces rares politiques aptes à jouir des compétences d'un expert dans l'appréhension des dossiers ; ce qui n'en rend pas moins ardu de faire dans ses discours la part de l'analyse objective et celle de la projection idéologique ou politicienne (Cf. L. Assier-Andrieu, «La Cité doit-elle produire la société ? Cohérences institutionnelles et politiques de cohésion sociale à Perpignan », in Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan, rapport cité, 1997 ; et entretiens avec J.-P. Alduy). 79 J.-P. Alduy, Saint-Jacques d'ombres et de lumières, 1996 ; les principaux éléments de ce dossier sont repris dans J.-P. Alduy, « Le projet SOL : Saint-Jacques d'ombres et de lumières. Exemple du quartier Saint-Jacques à Perpignan », in Villes et hospitalité, Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme/ Plan Construction et Architecture, novembre 1997, pp. 73-76. 78 32 De quoi, pour lui, ce patrimoine est-il fait ? Il s'agit, outre l'habitat et les architectures religieuses, du « patrimoine social et culturel des communautés roussillonnaise, gitane, maghrébine dont il faut organiser la coexistence en prenant appui sur la vie associative et la démocratie locale ». La difficile cohabitation de ces groupes que le premier magistrat nomme aussi des « ethnies »80 a pour épicentre « la question (...) de l'intégration des populations gitanes qui (...) ont des habitudes de vie tout à fait propres, qui ne se concilient pas très bien avec le mode de vie européen. »81 Il conviendra de revenir, dès lors que le territoire du quartier devient territoire matriciel des politiques sociales, sur le délicat problème que pose la qualification de ses habitants pour une tradition française d'administration publique qui « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. »82 Retenons simplement ici la précellence gitane dans la problématique du quartier, à laquelle répond régulièrement, comme un écho redondant, une presse locale qui semble vouloir susciter un sentiment général de soulagement de voir, en substance, les Gitans lâcher les seringues pour empoigner les manches de guitare. Ou du moins d'en savoir la possibilité ouverte. Cette rhétorique publique mérite attention.83 Elle s'appuie sur des fondements eschatologiques : l'idée affichée d'une « communauté menacée »84 par la délinquance et par la toxicomanie (avec la représentation implicite d'une communauté menaçante, envers ellemême et envers les tiers) est mise en équation avec une politique du salut dont témoignerait la religiosité des thèmes d'un groupe comme Tekameli. La problématique gitane est ainsi inscrite dans une alternative de la disgrâce et de la grâce. Le journal L'Iindépendant prêtait en 1990 à une figure majeure du quartier la « reconnaissance » de ce que Saint-Jacques vive « une concentration de pauvreté, la drogue, le chômage, l'oisiveté ouvrant la porte à de multiples exactions, l'insalubrité et les problèmes de logement. » C'est donc un Gitan qui invoquerait la perspective ethnocidaire, c'est un Gitan qui, à l'instar de Vivès et de la dogmatique chrétienne, avertirait que l'oisiveté individuelle est en soi, aujourd'hui comme hier, porteuse de nocivité sociale. Qu'un tel constat global semble émaner de la parole « indigène », et de l'un des notables communautaires les plus reconnus par la société « paya », possède une double conséquence sur le plan logique. Il est, en premier lieu, suggéré que la communauté s'exprime par son leader et qu'elle soit aussi consciente que lui de la source des malheurs qui l'inscrivent dans une durée historique caractérisée par deux « issues » possibles : soit la fin de l'histoire ; soit le salut via l'investissement de la collectivité dans le religieux dont le mode d'accès comme la garantie visible au regard des tiers inquiets est l'activité musicale. En second lieu, la conscience du problème85 et la connaissance de la voie présentée comme la seule issue viable permet de faire peser sur la communauté, et sur la communauté seule, la responsabilité d'emprunter le chemin lumineux, et la culpabilité de ne pas l'emprunter. Dominées par un horizon religieux, les représentations de la réussite musicale gitane se déclinent sur le mode de l'ambiguïté. On pourra se féliciter de ce que puissent 80 Art. cit., 1997, p. 74. Ibid., p. 76. 82 Constitution du 4 octobre 1958, art. 2, al. 1. 83 Elle n'est ici qu'évoquée. Une analyse systématique du volumineux dossier de presse réuni par les soins de Guy Bertrand est en cours, différenciant depuis 1990 les discours et les images véhiculés par le quotidien quasi-monopolistique local, L'Indépendant, de la presse nationale ou internationale (musicale). Nous incluons dans ce corpus différentes émissions radiophoniques ou télévisuelles nationales. 84 ' L Indépendant, 16 février 1990. 85 Voir, sur la notion de conscience, L. Assier-Andrieu, « Le territoire de la conscience. Culture et pensée normative », Droit et Cultures, 1998, 35, 1. 81 33 s'estomper « les stéréotypes de voleur de poules ou de dealer qui collent à la peau de leur communauté »86, tout en encourageant la revitalisation d'autres formes de marquage ethnique autour du caractère inné, génétique, héréditaire de leur aptitude musicale, lesquelles formes créent les conditions intellectuelles d'un cantonnement de l'utilité sociale du Gitan à l'expression musicale87. La rhétorique est celle-là même qui autorisa la négritude américaine à déployer le jazz hors des limites de son enclave originelle, le district de Storyville à la Nouvelle-Orléans", pour amarrer in fine la spiritualité musicale au marché en la créditant, dans un environnement ségrégationniste, d'une positivité fondée sur la spécificité raciale. D'un même mouvement, cette rhétorique peut tout aussi bien légitimer une politique d'insertion réelle dans les différents modes d'exercer le métier de musicien, qu'une forme de thérapie occupationnelle aux fins de prévention sociale (pour le regard « payo ») et de salut spirituel (pour le regard gitan) cantonnée dans les murs de la communauté. « Danses, guitares, flamenco, chevaux sur la place du Puig, et tous les touristes arriveront », affirme un politicien pour qui il est clair que ce processus de conversion d'une culture gitane caricaturée, en marchandise touristique ne saurait être d'initiative gitane.89 La démarche entreprise par Guy Bertrand et Michel Vallet, et des diverses institutions de formation, d'insertion et de développement social qui les accompagnent, procède d'un esprit radicalement différent : il s'agit au contraire de mettre à la disposition des Gitans les moyens nécessaires à la rationalisation professionnelle de leur créativité musicale. La trajectoire des Tekameli est ainsi exemplaire du passage de la condition assistée, à l'activité subventionnée et de celle-ci à l'intégration dans le marché national et international du disque et du spectacle. L'arbre peut-il cacher la forêt ? Une expérience modèle est-elle reproductible à l'infini ? Des attitudes locales envers ce sentier de la gloire, nous retiendrons quelques pistes utiles pour penser le contexte dans lequel vient se positionner la Casa Musicale. Pour la Ville, elle s'inscrit dans une authentique conception globale du développement : une « politique culturelle génératrice d'emplois » et une politique de « renouveau de la démocratie locale ».90 Autrement dit, l'affichage sur Saint-Jacques d'une politique culturelle de quartier91 ne se voudrait ni annonciatrice d'un écomusée urbain ou d'une réserve touristique, ni d'un centre polyvalent d'ergothérapie musicale92, mais peut-être d'une substitution possible, comme le disait Victor Hugo, « à l'aumône qui dégrade de 1' assistance qui fortifie »93 ; 86 L’Express, 13 janvier 1996. Ce que laissent entrevoir certaines pratiques d'éducation scolaire (voir supra). 88 Le ghetto noir de Storyville (où naquit en 1900 Louis Armstrong) fut institutionnalisé de 1897 à 1917, par ordonnance municipale, comme un espace de loisirs pour blancs, livré à la consommation du jazz et de la prostitution : la marine américaine provoqua sa suppression après l'entrée en guerre des Etats-Unis pour atteinte à la moralité des troupes (B.H. Wall, et alii, Louisiana : A History, Arlington Heights, Forum Press, 1990, p. 279 et s.). 89 Cité par A. Tarrius, op. cit., p. 29. 90 Cf. Projet SOL, documents cités. 91 Saint-Jacques , rappelons-le, figure parmi les 29 Projets Culturels de Quartier par lesquels le Ministère de la Culture entendait en 1996 ajuster les modalités de ses actions sectorielles aux formes contractuelles encouragées par le XIe Plan et prenant le « quartier » pour assise territoriale (Cf. M.-T. Join-Lambert, Politiques sociales, op. cit., pp. 536-537, pour les aspects techniques, et G. Chevalier, « Volontarisme et rationalité d'Etat. L'exemple de la politique de la ville », Revue française de sociologie, 1996, XXXVII, pp. 209-235, pour un regard historique). 92 Vivès, encore lui, avait inventé en 1525 la notion d'ergothérapie, non pas pour des finalités médicales ou sociales, mais pour éviter que les malades, les vieillards ou les handicapés, ne soient exposés au risque d'oisiveté, et à la perdition spirituelle, au moment précis où l'amélioration de leur état leur ferait obligation de travailler : quelle meilleure résolution de ce délicat passage que de les mettre a priori en état d'activité ? (cf. Joan Lluis Vivès, op. cit., p. 24). 93 V. Hugo, Discours à l'Assemblée législative (1848). 87 34 c'est-à-dire, en termes plus actuels : d'une perspective réelle d'insertion économique et sociale, spéculant sur une modification radicale du rapport addictif aux « aides sociales » de toutes sortes. 4. La dimension symbolique d'une convention d'insertion sociale La Ville mise fort sur la Casa qui doit être un « lieu d'initiation, de sensibilisation et de formation aux pratiques musicales, mais aussi de valorisation et d'accompagnement vers la professionnalisation », ainsi qu'un lieu « inscrit dans une logique de création et de développement du lien social. »94 L'anthropologie explicite de Guy Bertrand rejoint pleinement cette préoccupation d'équilibre entre économie et démocratie, entre employabilité et « interculturalité » (cet autre nom, postmoderne, du vieux « lien social » de Rousseau). Par essence, la musique héritée et recréée, réinventée, par les Gitans de Saint-Jacques tient, comme toute musique, mais plus que toute autre musique, un langage d'universalité potentiellement consommable par les membres de n'importe quelles autres cultures, dans l'écoute, dans la danse, dans la fête, sans que ses profonds mobiles spirituels, ses attaches magiques et rituelles, ne puissent être jamais aliénés de la communauté dont ils émanent.95 Ainsi la sphère culturelle et artistique est-elle pensée par les responsables locaux de la politique de la ville comme une sphère autonome de socialisation, de communication inter-ethnique, de formation qualifiante ou de sublimation individuelle. C'est de cette autonomie postulée que naîtrait l'efficacité sociale de l'institution. Dans cette logique, plus est entretenu le clivage entre le culturel et le social, plus le culturel est à même de « faire réellement du social » puisque son domaine d'intervention est vécu et perçu comme extérieur à l'entrelacs des dispositifs assistantiels,96 et puisqu'il est soustrait à l'emprise des effets pervers couramment associés à ces dispositifs (tendant notamment à conforter une culture de la subordination, de la dépendance, de la réclamation et de l'insatisfaction permanentes). Les élaborations conscientes, les volontés institutionnelles, sont toutefois confrontées aux environnements dans lesquelles elles prennent forme. La réussite des Tekameli permet par exemple d'entrevoir certaines chaînes de causalités dont les aboutissements sont aléatoires. Au sens premier, cette réussite est d'ordre symbolique, c'est-à-dire relevant d'une « construction de remplacement » en vertu de laquelle un geste tire sa signification dans un système de rites et de représentations.97 Un symbole figure ainsi l'intermédiaire d'une convention : ici, de la convention qu'appelle la notion d’« insertion » dans l'opinion publique. Isabelle Astier a récemment défini les contours théoriques et pratiques de cette convention spécifique. 94 Projet SOL, doc. cit. Et déclarations réitérées de J.-P. Alduy pour qui l'institution est un élément clef d'une politique globale de l'intégration urbaine de la jeunesse tant de la ville de Perpignan que de ses zones péri-urbaines. 95 Comme l'a fait Caterina Pasqualino pour les Gitans du quartier San Miguel à Jerez de la Frontera en Andalousie, le chant et le souffle, l'art vestimentaire et l'invocation musicale des morts sont constitutifs de rituels qu'il est anthropologiquement « urgent de prendre au sérieux ». Cf. C. Pasqualino, « La voix, le souffle, une séance de chant flamenco chez les Gitans de Jerez de la Frontera », Etudes Tsiganes, 1994, 2 ; voir également du même auteur, Dire le chant. Anthropologie sociale des Gitans de Jerez de la Frontera, Andalousie, Th. EHESS, Paris, 1995 (sld. D. de Coppet). 96 C'est sans doute dans l'esprit de cette volonté de clivage qu'il faut entendre les réserves émises ci ou là par des acteurs culturels quant au voisinage sur le site de l'Arsenal de la Casa Musicale et d'une structure d'accueil nocturne des sans logis. 97 Sur la symbolique antique et contemporaine, voir P. Legendre, Le désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l'Etat et du droit. Leçons VII, Paris, Fayard, 1988, p. 89 et s. 35 « Le souci d'insertion, écrit cette sociologue, est devenu le transformateur politique de la réalité tourné vers une épreuve de soi pour échapper à la dépendance, accéder à une socialité élargie, remplacer la sueur et le mérite par de la dignité », par « une sorte de discipline d'engagement de soi qui tente de combler l'écart entre une promesse désenchantée d'émancipation et la foudroyante réalité d'une domination sans appel. »98 La convention elle-même est donc de l'ordre de l'entre-deux : entre la conscience de soi et le respect des autres, entre l'occupation licite et le travail rétribué, entre l'appartenance à la société et le nuancier infini des désaffiliations. Le contrôle de cet espace conventionnel relève par ailleurs d'une « magistrature sociale dont l'exercice a débordé depuis dix ans (loi instituant le revenu minimum d'insertion) le cadre des professionnels du social ou assimilés pour gagner quiconque souhaite se l'approprier.99 C'est d'une « magistrature sociale » ainsi définie que procèdent les jugements portés sur la réussite des individus et des groupes, autrement dit le décodage des symboles. En l'occurrence, les magistrats sont nombreux et les décodages multiples. Passage de la condition de « érémistes » à celle d'intermittents du spectacle, reconquête de la dignité par l'acharnement individuel au travail, comblement du fossé creusé entre Gitans et « Payos » par une commune adhésion à la « volonté de s'en sortir » comme valeur dominante de l'idéologie conventionnelle de l'insertion : telles sont les variations qu'évoque le thème « Tekameli », lui-même emblématique de l'ensemble des conduites et des actions qui peuvent lui être rapportées. En outre réunit-il par sa fonction exemplaire les pôles opposés de la convention d'insertion : pour un premier pôle d'interprétation, il lui échappe ; pour un second, il en saborde les fondements. 5. Les limites du contrat social — une dialectique publique de la générosité et de la volonté Si les Tekameli vivent de leur art, s'ils se produisent à titre onéreux sur les scènes des cinq continents, s'ils vendent des disques et perçoivent les revenus de la diffusion de leurs oeuvres, on peut estimer qu'ils n'appartiennent plus à l'univers dont ils sont la référence. Leur exemplarité a pour effet paradoxal de tendre pourtant à les y ramener. Les pouvoirs publics qui ont encouragé leur succès, et l'ont totémisé, semblent souvent juger normal d'obtenir localement à titre gracieux des prestations dont le professionnalisme, qui est l'aboutissement souhaité des dispositifs mis en place par ces mêmes pouvoirs, a assis la valeur marchande. Cette propension procède d'une représentation du groupe Tekameli en tant que « produit » des politiques publiques d'insertion. De prime abord cette représentation ressemble à une sorte de désir de « retour sur investissement» : si les politiques locales d'insertion ont misé sur eux, la norme des échanges marchands, à laquelle tout fut fait pour les conformer, ne doit pas s'appliquer localement, car localement il ne s'agit précisément que de s'acquitter d'une dette (un peu comme l'étudiant qui une fois dans la vie active rembourse le prêt bancaire qui a financé ses études). On ne saurait dire si cette logique habite réellement certains esprits ; elle est trop simpliste et réductrice pour que l'on s'y attarde. C'est en revanche plus vraisemblablement une autre représentation de 98 99 . Astier, Revenu minimum et souci d'insertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 14. I. Astier, op. cit., voir sa « critique sociale du classement des pauvres », pp. 128-130. 36 l'échange qui peut déterminer plus ou moins consciemment les conduites évoquées. Il s'agirait de l'échange dont les règles ont été dites jadis par Mauss avec une grande clarté100 et qui veut que le fait de donner entraîne de la part de celui qui reçoit une obligation de rendre. Dans l'esprit de politiques publiques territorialisées, les sollicitudes convergentes des différents partenaires d'actions dont, comme on l'a dit, rares sont les occasions de promouvoir la visibilité et l'efficacité, peuvent être considérées sous l'angle du don ou, dans la tradition gréco-latine relayée par les religions du Livre, de la générosité. Ce dernier concept s'inscrit dans une dogmatique générale de la solidarité pratique qui veut que l'aide, nécessaire, ne s'exerce que dans la mesure juste de la préservation de l'honneur et de la dignité d'autrui101. Un tel capital symbolique est mis en danger dès lors que l'abondance prive celui à qui l'on donne de la capacité de donner en retour et d'assurer le maintien de son statut dans la communauté humaine. Cette lecture moins immédiate des attentes perpignanaises envers les Tekameli, de ce désir d'en consommer gratuitement le talent, nous semble plus digne d'attention. L'abondance de l'aide et son rapport avec la nécessité qui la provoque sont affaire d'appréciation subjective de la part des responsables comme d'un public largement sensibilisé par les médias à son existence. La sollicitude publique, partagée individuellement au sein du public, peut néanmoins en toute logique nourrir la présomption d'un désir légitime, proportionnel au don initial, et dont l'insatisfaction ferait courir aux destinataires du « souci d'insertion » le risque de l'indignité, et porterait atteinte par conséquent au dispositif tout entier. La convention d'insertion révèle ainsi une limite dont nous éprouvons l'existence par l'hypothèse de son franchissement. Il semble difficilement pensable que l'activité musicale issue d'une politique sociale ne relève que du seul registre commercial dans sa société d'émergence : le pacte serait rompu, la convention serait bafouée. Au fond, le désir de réciprocité qui se manifeste chez des « Payos » envers le groupe Gitan peut être assimilable à un élargissement du cercle communautaire à l'intérieur duquel la musique est insusceptible de transactions monétaires. En poussant cette hypothèse jusqu'à ses derniers fruits, la communauté dont Tekameli est l'emblème a pu s'agrandir, grâce aux politiques sociales, à leur publication, à leur partage, à un certain nombre de « Payos » qui, à l'instar de ce que penseraient les Gitans placés dans une situation analogue, jugeraient indigne de devoir payer pour ce qui leur est coutumièrement dû. Sous ce jour, c'est la réussite de la convention d'insertion sociale qui interpose, entre le groupe musical et le marché, les droits d'un groupe nouveau, multiculturel, conventionnellement construit. Nous approchons par ce biais un autre pôle logique, et une autre limite, de la convention d'insertion. La valorisation du parcours Tekameli comme une trajectoire de sortie du ghetto et d'accès à la normalité libre-échangiste de l'économie-monde peut apparaître symboliquement comme l'exemple de ce qu'il fallait démontrer : un modèle de faisabilité contrariant, comme on l'a vu, les divers stigmates d'inadaptation et d'inadaptabilité attachés à l'identité gitane de SaintJacques. La démonstration est toutefois capable de saper ses propres prémisses. Puisque c'est possible, puisque les structures pour le faire sont en place, pourquoi plus de Gitans 100 M. Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1923-1924) », in Sociologie et anthropologie, op. cit., pp. 143-279. 101 On en trouve l'attestation aussi bien chez Hésiode (Les travaux et les jours, n° 349-352) que dans la Bible (Lévitique, XIX, n° 35-36). 37 n'empruntent-ils pas cette voie de sortie ? Dans cette optique, l'exemple, et les quelques autres exemples qui l'accompagnent, deviennent des exceptions, des dérogations à une « culture gitane » repliée sur ses stigmates d'enfermement et d'immobilité. Et nous voyons resurgir la problématique de l'imputation de responsabilité. La mise en exergue des Tekameli, continue dans la presse locale et les discours publics depuis 1990, peut servir à renverser la charge sociale de l'insertion en faisant peser sur la communauté gitane ès qualités le fardeau de son refus de « se prendre en charge ». Bien qu'elles se défient de « classer les pauvres », les missions d'évaluation des politiques d'insertion font volontiers figurer « ceux qui prennent des initiatives » et « ceux chez qui il existe un désir de s'en sortir » du côté du pôle positif de la convention.102 La volonté individuelle d'échapper au malheur social est interprétée en soi comme une réponse adéquate aux politiques d'insertion voire comme une concrétisation effective de l'insertion. Dans tous les cas elle est exonératoire de la responsabilité d'être pauvre et marginal. La volonté se substitue dans la doctrine moderne de l'insertion à la fonction anciennement dévolue au travail dans la dogmatique chrétienne des secours publics103 elle symbolise, pour une société dans laquelle la notion de travail est détachée de celle d'emploi,104 le rejet de la dépendance, elle témoigne de l'acceptation de l'obligation morale de vivre sa condition dans la reconnaissance des sollicitudes exprimées par la société à l'égard de cette condition, elle vaut acquiescement au souci public d'insertion. Que la manifestation de cette volonté fasse défaut et c'est la sollicitude publique tout entière qui est reniée, dans sa légitimité fondamentale comme dans ses modalités les plus concrètes. Dans les démarches accomplies et structurées autour de la musique, l'objectif de « professionnalisation » est avancé pour, comme on l'a vu, affirmer l'autonomie du culturel par rapport au social, et se tenir ainsi à bonne distance des modes d'intervention désormais classiques de 1' « Etat animateur ».105 Mais comment devient-on « professionnel» ? Quels sont les critères qui président à l'évaluation de la place de chacun au sein de cette convention d'insertion qui tient le « professionnalisme » pour clef de voûte des méthodologies de l'action et pour horizon ultime des projets ? Globalement, dans l'esprit de certains acteurs de « terrain », les jeunes Gitans relevant des activités de la Casa Musicale sont fort éloignés des critères minimaux d'un professionnalisme potentiel. La qualité intrinsèque de leur art (le talent, la technique) n'entre pas en ligne de compte. Mais plutôt les traits culturellement attribués à la représentation formelle du travail organisé : ponctualité, soin apporté au matériel, aux instruments, accomplissement de la tâche à laquelle on s'est engagé... Un clivage semble se dessiner, parmi les « clientèles » de la Casa, entre d'une part les jeunes des « cités », maghrébins ou non, qui y pratiquent le rap, organisent rationnellement la dévolution des tâches, entretiennent des formes d'apprentissage mutuel, se familiarisent avec les ordinateurs pour écrire leurs textes, et acquièrent par là un respect de la langue et de la chose écrite susceptible de rejaillir sur leur approche de l'école, et d'autre part les jeunes Gitans, jugés globalement irrespectueux de la structure mise à leur disposition, peu disposés à en admettre les règles 102 Catégories usitées par l'Ecole Nationale d'Administration, cf. I. Astier, op. cit., p. 129. Cf. J.-L. Vivès, op. cit. 104 Cf. D. Méda, Le travail une valeur en voie de disparition, Paris, Alto/Aubier, 1995. 105 Voir sur cette notion du « social contractuel », J. Donzelot et Ph. Estèbe, L'Etat animateur, Paris, Esprit, 1994. 103 38 d'organisation autrement que sous la forme de l'exercice d'un droit subjectif, oublieux de leur propre matériel, des horaires, et surtout victimes d'une vision exclusivement communautaire de l'activité musicale qui rendrait monnayable tout rapport avec les « payos », quel qu'en soit le contexte. Sur cette seconde limite et cette seconde polarité, négative, de la convention d'insertion, le Gitan « ordinaire » subit le contrecoup de la surcharge symbolique attachée précisément à la réussite commerciale par la musique : il lui est demandé de multiplier les preuves de sa volonté individuelle au moment même où celle-ci se trouve bridée par un renforcement du sentiment communautaire lié à la reconnaissance publique de la valeur marchande de leur identité musicale. Nous nous trouvons donc en présence, sous cette hypothèse, d'une vigilance accrue de la société englobante à l'égard des volontés gitanes, pouvant aller jusqu'à leur imputer collectivement la culpabilité du rejet de la convention solidaire qui leur est proposée. Symétriquement, l'appropriation « paya » du sentier lumineux emprunté par les Tekameli (et, dans une mesure moindre, par quelques rares homologues -- Chabo, Rumberos Catalans) pour valoriser l'accomplissement de la « part paya » de la convention d'insertion est susceptible de renvoyer chaque Gitan aux sources mêmes de ce succès, à l'âme communautaire, au « chant profond », à la religiosité du chœur, autant d'éléments de sens appartenant en propre aux hommes et à leurs familles, aux prédicateurs et aux fidèles qui ont inventé récemment à Perpignan106 la « salsa sacrée », irréductible à sa valeur marchande, irréductible à une problématique de l'insertion. CONCLUSION — L'ANTHROPOLOGIE ET LA CITÉ : UNE MORALE DE LA MÉTHODE Ce bref parcours pèche par ses ambitions et par la nature même du thème qu'il s'est assigné. Théoriser anthropologiquement la globalité d'un problème social conduit à remettre en cause les outils de l'anthropologue, historiquement forgés pour fuir la globalité, percer le mystère des communautés élémentaires et accéder par elles aux lois fondamentales de la condition humaine. Nous nous sommes efforcé de ne pas nier ce front-là de la démarche, cette vulnérabilité et cet enjeu qui imposent de ne pouvoir avancer qu'en étant prêt à recomposer en permanence le véhicule du voyage. Cette dimension appartient à l'arrière-cour, à la cuisine, à l'atelier de l'anthropologue, ou, plus noblement dit, à sa posture épistémologique. Ce travail de refondation constante de la méthode par l'épreuve de l'objet a été rendu visible (et l'est ci-après, voir K. Asnar, P.II, Ch. III) à chaque fois qu'il a semblé opportun de réitérer notre souci d'objectiver les conditions de l'observation et de l'analyse. Les leçons en seront tirées de façon systématique, dans le dessein de contribuer à affiner et à affirmer le positionnement de l'anthropologie pour l'intelligence de ce qu'Augé nomme la « surmodernité » et particulièrement pour continuer d'asseoir avec fermeté l'étude des institutions et des normes dans le champ d'une anthropologie générale qui l'a traditionnellement négligée ou minorée.107 Répétons toutefois qu'à nos yeux, la confrontation des trois dimensions de la culture, du social, et des Gitans, constitue un foyer problématique d'une exceptionnelle densité, un cas-limite aux rayonnements fulgurants pour la redéfinition d'une anthropologie 106 Cf. l'historique du passage du flamenco à la rumba, de celle-ci à la salsa puis au « chant profond » actuel chez les Gitans de Perpignan depuis les années 1950, par J.-P. Escudero, in G. Bertrand et J.-P. Escudero, art . cit., pp. 48-54. 107 Cf. L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. Essais et recherches, 1996. 39 enfin apte à assumer, dans les sociétés dites « complexes », la tâche d'explication globale qu'elle a vertueusement accomplie hors d'Europe depuis un siècle. Le thème ici travaillé empiriquement est, en second lieu, un thème qu'il est vain de prétendre aborder si l'on n'est pas prêt à admettre sa réalité mouvante et plurielle, et à exposer la raison scientifique à la multiplicité des espaces sociaux et des codes sémantiques qui en émanent. Notons à ce propos une exigence et une difficulté, toutes deux sont impérieuses. L'exigence est celle de n'exclure a priori aucune des voies d'interprétation des réalités observées, quand bien même ces voies pourraient paraître relever de l'hypothèse d'école, de la spéculation abusive ou du trompe l'œil. Une parole gitane et un plan de formation des énarques à la thématique de l'insertion sont des éléments potentiellement équivalents et complémentaires pour la compréhension de la situation de Saint-Jacques, et dans Saint-Jacques de la place faite à la Casa Musicale. La pluralité des plans, des niveaux et des échelles d'observation et d'analyse est de rigueur, elle suppose une multiplication des sources d'information (diversité d'interlocuteurs, de matériaux documentaires, de contextes d'observation et d'implication) à la mesure du caractère délocalisé du statut anthropologique du « local ». Elle suppose un franchissement constant des frontières issues des découpages traditionnels d'une recherche selon des « champs » ou des « populations », dont le tracé obéit aux délimitations préalables des objets sociaux par la science (par exemple, une minorité ethnique) ou par l'action publique (par exemple, un quartier). La difficulté rencontrée est d'ordre « méthodologico-déontologique» et phénoménologique. Commençons par ce dernier aspect. Les phénomènes étudiés le sont pratiquement en épousant le temps réel de leur inscription dans l'histoire : l'exigence de totalité de sens est ainsi exposée en permanence à la survenue de voies d'interprétation nouvelles, en raison d'un brusque changement de cap dans l'ordre des politiques publiques globales (qu'en estil par exemple de la continuité de l'action publique en matière de projets culturels de quartiers ?) ou tout aussi bien à cause d'une inflexion locale des démarches entreprises, de par l'humeur d'un élu, d'un acteur du dispositif ou pour des motifs plus structurels. La factualité du dossier ouvre et referme ainsi quotidiennement de séduisantes hypothèses et d'opportunes généralisations. La difficulté «méthodologico-déontologique» est liée au contexte de l'action scientifique et renvoie à l'éternel problème de l'implication des chercheurs et de leur pouvoir d'interférer avec les phénomènes étudiés. Avec Malinowski, on pensait que tout était bon à prendre lorsqu'il s'agissait de comprendre : c'était la doctrine souveraine de 1’« observation participante ». Depuis les années 1960 et, en particulier, la dénonciation du rôle des anthropologues américains dans les opérations militaires au Viêt-Nam et au Cambodge, une morale de l'observation a pris corps pour s'intégrer dans les présupposés de la recherche, non seulement à titre éthique mais également à titre méthodologique. Inévitable, l'interférence doit être maîtrisée dans ses répercussions sur le contenu de l'enquête (il convient de prendre en compte par exemple la situation concrète de l'enquêteur pour apprécier un discours recueilli — i.e. la condition « paya » ou masculine de l'anthropologue qui interviewe une femme gitane, ou les propres convictions religieuses d'une ethnographe qui s'intègre dans un mouvement religieux distinct, comme l'a fait pour cette enquête K. Asnar) ; c'est l'aspect méthodologique. Mais aussi parce que l'interférence est susceptible de transformer la réalité étudiée par diverses entrées : le mode de perception de l'enquête par ceux qui en font l'objet, l'engagement individuel ou collectif des chercheurs en faveur ou contre un enjeu en cause, les modalités de restitution de résultats de la recherche livrés par destination au débat interne des parties en présence voire au débat public. 40 C'est là une question éthique qui se pose à chaque chercheur en tant qu'individu, et une question déontologique qui se pose à chaque individu en tant que chercheur. L'implication du chercheur dans la cité, le simple fait qu'il l'habite et y vive une sociabilité, l'éloignent de la tentation de subordonner les règles de l'urbanité ou de la considération pour autrui à un quelconque scoop scientifique. Souvent, dans les cercles de ceux qui font métier d'anthropologue ou de sociologue, on évoque untel ou une telle qui « a brûlé son terrain », qui ne peut y retourner, tellement ses brillants travaux ont été mal reçus de la part des « indigènes », qui les auront mal compris ou à qui on les aura mal traduits. Il est vrai que ces chercheurs-là viennent souvent d'ailleurs et ne croisent pas leurs « informateurs autochtones » tous les matins en allant acheter leur baguette de pain. Le problème est d'autant plus aigu que la demande de compréhension globale s'élargit dans la société et que, d'exotique, l'anthropologie est devenue de plus en plus une science de proximité : les « indigènes » lisent volontiers la presse, ils écoutent la radio, regardent la télévision, et ils lisent des livres. En revanche, le chercheur qui s'interroge sur le social et sur les politiques publiques est exposé aux sollicitations d'acteurs et de décideurs prompts à se saisir de sa démarche ou de ses travaux (dans un registre critique ou dans un registre d'approbation) pour défendre leur propre cause, pour faire avancer un dossier, pour valoriser une opération, pour légitimer une opinion controversée. La résolution de la difficulté passe avant tout par la reconnaissance de son existence et la conscience de ses effets de la part des chercheurs, comme de la part de leurs partenaires publics ou des acteurs prioritairement concernés. N'oublions pas que cette difficulté n'est rien d'autre que le reflet contingent de la tension fondamentale entre la connaissance et l'action dont une démarche de recherche dans et sur la ville comme celle que nous avons entreprise à Perpignan en étroit partenariat et en discussion constante avec les opérateurs locaux et nationaux peut fournir l'occasion de réunir les pôles. 41 DEUXIÈME PARTIE VOIES DE RECHERCHE CHAPITRE I INTERPRÉTER UNE POLITIQUE CULTURELLE : GENÈSE ET CONTEXTE D'UNE "DISCRIMINATION POSITIVE" CHRISTOPHE CHARRAS La volonté d'insertion des Gitans par la culture, présente dans l'initiative de Guy Bertrand, trahit les passerelles aujourd'hui existantes entre ce que l'on a coutume de nommer "le culturel" et "le social". Cette imbrication est pour le moins récente. On peut en faire remonter les origines à l'avènement "des politiques d'insertion" que Robert Castel nous invite à penser "dans un reflux des politiques d'intégrations à partir du début des années 80" sur fond de "nouvelle question sociale'108. C'est d'ailleurs aux politiques d'intégrations que le sociologue oppose les politiques d'insertion, lorsqu'il en propose une définition : 'j'interpréterai ici les politiques d'insertion à partir de leurs différences, et même en forçant un peu le trait, de leur opposition par rapport aux politiques d'intégration. Elles obéissent à une logique de discrimination positive : elles ciblent des populations particulières et des zones singulières de l'espace social, et déploient à leur intention des stratégies spécifiques. Mais si certains groupes ou certains sites, sont ainsi l'objet d'un supplément d'attention et de soin, c'est à partir du constat qu'ils ont moins et qu'ils sont moins, qu'ils sont en situation déficitaire. En fait, ils souffrent d'un déficit d'intégration...»109 L'application de cette logique suppose l'identification préalable de groupes sociaux, religieux ou culturels, c'est-à-dire une forme de pensée que la tradition française refoulait en postulant l'absence de corps intermédiaires entre l'Etat et les individus. L'histoire récente du concept d'insertion constitue le symbole même de ce refoulé. Utilisé un moment pour qualifier un mode de politique reconnaissant à "l'étranger la place qu'il occupe dans l'économie, le cadre social ou culturel tout en préservant son identité d'origine, ses spécificités culturelles et ses modes de vie", il a été abandonné, "alors qu'il est couramment employé, sans arrière-pensée, dans le domaine des politiques d'emploi; s'agissant des politiques d'immigrations ce terme est apparu correspondre à un respect excessif du "pluriculturel" , du droit à la différence, qui constituaient des déviations jugées dangereuses par rapport au modèle français».110 108 R Castel, Les métamorphoses de la question sociale ; une chronique du salariat, Paris, Fayard, L'espace du politique, 1995, p. 418. 109 Ibid., p. 418. no 110 M-T Join-Lambert, Politiques sociales, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques & Dalloz, 1994, p. 511. 42 La réapparition de ce concept au cœur d'un projet concernant le destin collectif d'une des grandes figures de l'altérité en Occident ne va pas sans soulever certains questionnements. Il situe en tout cas le projet qui donna naissance dans son ultime phase à la Casa Musicale, dans un double questionnement autour de la "question sociale" et de "la question gitane". Or, dans les modes de traitements locaux des Gitans à Perpignan, ce rapprochement est lui aussi récent. L'insertion des Gitans n'a en effet pas toujours constitué une préoccupation pour les politiques et les administrations. Les autorités locales ont en effet longtemps cherché à les exclure, avant de chercher à les sédentariser pour mieux les contrôler. Ces tentatives provoquaient alors la colère des riverains qui recherchaient à travers des formes d'actions collectives à obtenir des autorités locales l'expulsion des indésirables au mépris d'une citoyenneté pourtant accordée par la Révolution française (I). La sédentarisation des Gitans acquise, le traitement de la question gitane va alors relever, et relève toujours aujourd'hui d'une logique de domination économique et politique d'une minorité qui s'apparente aux schémas d'administration qui organisaient autrefois la vie des peuples colonisés (II). La rencontre entre les Gitans et le social est de ce fait récente : il revient à l'initiative développée par Guy Bertrand autour de la musique, et relayée par les différents partenaires de la Casa Musicale d'avoir rompu non seulement avec les logiques précédentes, mais aussi avec les fondements intellectuels du social classique appliqué aux Gitans (III) en fomentant à partir de la reconnaissance du talent musical des Gitans une initiative de réinsertion fondée sur un postulat de discrimination positive (IV). I - Les enjeux historiques du traitement de la question gitane : exclure ou sédentariser Les premières apparitions des Gitans en Catalogne remontent au XVe siècle. Jean-Paul Escuderoll1 relève ainsi qu'après "avoir été signalés à Montblanc en 1434, des Gitans sont aperçus à Barcelone en 1447". Dès lors, des sources législatives ou judiciaires attestent des 111 J-P. Escudero Contribution à l'étude de la langue des gitans de Perpignan, Th Université de Perpignan, ICRESS, 1998. 43 fréquents passages de compagnies gitanes à travers la Catalogne. Comme dans toute l'Europe occidentale, l'accueil réservé à ces «nobles étrangers» est dans un premier temps marqué par une certaine bienveillance. C'est en effet l'époque où de prétendus leaders gitans commencent à s'affubler de titres de noblesses tels que "Comte de petite Égypte" ou encore « Comte des Égyptiens de Bohême ». En Catalogne même, il est ainsi très régulièrement fait allusion aux pérégrinations d'un certain « Comte Marti et Thomas ». Il est vraisemblable que la proclamation d'une chefferie résulte d'une stratégie d'adaptation aux contraintes de la vie nomade. A propos des chefferies gitanes du XIVe, François De Vaux de Foletier remarque ainsi que si les chefs gitans, "les rois et les reines jouent un grand rôle dans les coutumes tsiganes à l'usage des gadgé, (...) il ne s'agit cependant pas d'une invention récente. Lorsque les Tsiganes circulaient à travers l'Europe par compagnies de plusieurs dizaines, voire de centaines d'hommes, de femmes, et d'enfants, les chefs étaient indispensables pour faire régner quelques disciplines et pour négocier avec les autorités des régions visitées. Les représentants des Etats ou des administrations locales auraient été désarmés devant des hordes anarchiques; ils préféraient avoir affaire à des chefs responsables, auxquels ils reconnaissaient un statut privilégié, et notamment le droit de juger et de condamner leurs sujets".112 L'invention d'une chefferie susceptible de négocier avec les autorités locales par les compagnies gitanes circulant dans les territoires de la chrétienté médiévale se prête ainsi à une double lecture : − Du côté des autorités locales, la nécessité de rencontrer un interlocuteur gitan doté d'un pouvoir de contrainte sur les siens marque les prémisses d'une administration indirecte que l'on retrouvera définitivement affirmée quelques siècles plus tard dans la gestion des peuples colonisés, ou plus près de nous dans certaines formes d'administration contemporaine du quartier Saint-Jacques à Perpignan113. Elle contient par ailleurs la constitution des Gitans en altérité, et laisse d'ores et déjà préfigurer leur rejet futur. − Du côté des Gitans, la nécessaire invention de chefferies montre la nécessité de recourir à de véritables stratégies afin d'obtenir le droit de circuler dans un monde chrétien majoritairement sédentaire. C'est ainsi que les Tsiganes rechercheront de puissants protecteurs. François De Vaux de Foletier114 relève ainsi que l'empereur Sigismond accorda à ces nobles étrangers une lettre de protection qu'ils purent montrer en Westphalie puis sur les bords de la Baltique. Ces protections séculières s'avéraient cependant parfois insuffisantes, et n'empêchaient pas qu'en certains lieux les compagnies gitanes pouvaient être chassées. C'est ainsi qu' "ils comprirent que s'ils voulaient continuer à circuler librement dans le monde chrétien, ils devaient pouvoir justifier d'une protection de caractère universel : la protection du pape. En juillet 1422, le duc André, à la tête d'une nombreuse compagnie passa par Bologne et Forli en déclarant qu'il allait voir le pape. La Cronica di Napoli signale le passage à Naples du duc d'Egypte, de la duchesse et de leurs enfants. Cependant on ne trouve dans les chroniques romaines et dans les archives vaticanes aucune trace de leurs arrêts dans la capitale de la chrétienté. Mais au retour, ils racontaient leur accueil par le pape et présentaient des lettres de Martin V. Etaient-elles authentiques, ou furent-elles plus tard modifiées, améliorées par des clauses plus favorables, portant des dates plus récentes à mesure que le temps passait ? Toujours est-il que, durant plus d'un siècle, les lettres papales valurent aux compagnies tsiganes un accueil très favorable, leur permettant de circuler où bon leur semblait"115. Le recours fréquent à de telles stratégies pour obtenir le droit de circuler librement montre que les fondements intellectuels et sociaux qui justifieront le rejet ultérieur des Gitans sont d'ores et déjà contenus dans la société du XVe siècle. 112 De Vaux de Folletier, Le monde des tsiganes, Berger-Levrault, Espace des hommes, Paris, 1983, p. 25 113 Cf. La deuxième partie de ce texte consacrée aux modes de gouvernement du quartier de SaintJacques. 114 De Vaux de Foletier, op. Cit., p. 20. 115 Ibid., p. 20. 44 Il n'est donc guère surprenant qu'à l'aube du XVIe siècle, le traitement administratif des Gitans se durcisse. Deux tendances peuvent alors être distinguées : l'expulsion et la recherche de la sédentarisation. Jean-Paul Escudero note ainsi que "Dès lors (...), l'essentiel de la politique catalane à l'égard des gitans tient en un mot : expulsion" 116. La disparition des institutions catalanes et l'avènement du XVIlle siècle marqueront un revirement, et le point de départ en Espagne d'une tendance nouvelle à tenter de sédentariser les Gitans. L'Etat Français qui annexe le Roussillon (1659) se caractérise pour sa part par une extrême sévérité envers les Gitans qu'il tend à assimiler dans ses textes législatifs aux vagabonds. Comme pour ces derniers, la question gitane se pose alors aux autorités locales sous la forme d'une alternative entre accueillir et exclure, sachant que dans un contexte régional de rejet de ces populations, accueillir équivaut pour une autorité locale à prendre le risque de voir affluer en nombres ces indésirables, ce qui signifie supporter seul les coûts économiques, sociaux et politiques inhérents à cet accueil. Cette alternative est de nature structurelle : elle survient dès lors que se pose la question de l'accueil de populations errantes par une autorité locale territorialisée. Elle sous-tend aujourd'hui encore l'ensemble des politiques sociales d'accueil des sans-abri ou encore de ceux que l'on appelle désormais les gens du voyage par les communes117, comme la politique de contrôle des flux migratoires par les Etats des Etats nations les plus riches. Bien que l'espace de nomadisme des Gitans tende progressivement à se réduire géographiquement au fil des siècles, la sédentarisation des Gitans à Perpignan constituera un long processus qui va s'étaler jusqu'au milieu du XXe siècle, et leur arrivée massive dans le quartier de Saint-Jacques. Jusque-là, seuls quelques gitans exerçant des professions bénéficiant d'une complémentarité avec l'économie de la société englobante parviendront à se sédentariser dans les quartiers du centre historique de la ville (maquignons). Les autres tendent quant à eux à effectuer des passages de plus en plus fréquents et de plus en plus longs dans des zones situées aux faubourgs de la ville. En 1924, une affaire symbolise les écueils auxquels se heurte la sédentarisation des Gitans118. Un dénommé Espinet, concessionnaire d'un terrain du domaine public situé dans la zone des faubourgs de Perpignan dite du Champ de Mars, loue alors ce terrain à un groupe de Gitans pour la somme de vingt-cinq centimes par jour et par voiture. Il semble que dans un premier temps, et très certainement sous la pression de ses voisins, ce dernier dépose une plainte devant la justice pour obtenir l'expulsion de ces "gitanos". L'affaire va cependant durer plus d'un an, et les Gitans qui occupent légalement un terrain désormais soumis au droit privé paraissent inexpulsables. Un groupe de défense des intérêts de l'ancien Champ de Mars se crée alors dans le but de faire pression sur les autorités locales et obtenir leur expulsion. Ces personnes qui se présentent comme de conditions modestes proposent alors devant les difficultés rencontrées par les autorités locales pour procéder à l'expulsion des "gitanos", et sur les conseils du préfet, de se cotiser pour acheter à la périphérie de la ville un terrain susceptible d'abriter ces indésirables. Le site retenu dans le Haut-Vernet, près des routes de Bompas et de Pia semble approximativement correspondre à la zone qui deviendra ultérieurement la cité de transit, puis celle des nouveaux logis, et à l'intérieur de laquelle vit aujourd'hui encore une importante population gitane. A travers cet exemple, on voit comment la mobilisation de citoyens règle en lieu et place des autorités publiques la question gitane en provoquant ce qu'il conviendrait d'appeler une exclusion paradoxale. Les Gitans seront semble-t-il alors déplacés du Champ de Mars et relogés dans un lieu situé aux portes de la ville dans lequel leur possible arrivée provoquera une série de pétitions de la part des résidents qui eux non plus ne veulent pas d'un tel voisinage. 116 J-P. Escudero, op. cit. p. 22 Cf, C. Charras, «Les nouvelles institutions de lutte contre l'exclusion perpignanaise : l'Ouvre-Toit et l'équipe de rue», in Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan ; dir L. Assier-Andrieu, rapport intermédiaire de recherche, Pôle de Connaissance sur le Développement Social, I.C.R.E.S.S. 118 Sources consultées aux archives municipales de Perpignan 117 45 Cette affaire est exemplaire du sort des populations nomades en général, et des enjeux du traitement de la «question gitane» avant leur sédentarisation. Les Gitans sont ainsi collectivement assimilés aux vagabonds. Dans un courrier envoyé au maire de Perpignan, le commissaire central relève que "si par la suite ils s'installaient sur la voie publique, ils tomberaient alors sous l'application des règlements sur le stationnement des nomades et, notamment, de l'arrêté préfectoral du 10 juillet 1879 et seraient, sauf autorisation spéciale pour ceux réellement exerçant une profession, poursuivis et déférés au parquet pour vagabondage 119. Ces quelques mots illustrent l'attitude des autorités locales envers les Gitans. Leur assimilation juridique aux vagabonds provient de la constitution de «d'errance» en altérité. Il en résulte la problématique de nature structurelle que nous évoquions précédemment : dans un contexte régional de rejet des populations gitanes, les autorités locales ne peuvent accueillir sans s'exposer à devoir payer seules les coûts économiques, sociaux et politiques inhérents à cette décision. Ainsi, lorsque ces derniers voudraient imposer la sédentarisation de gitans, ou s'aviseraient simplement de faire respecter les droits d'individus devenus citoyens français à la Révolution française, des communautés de voisinage se lèvent contre la présence des Gitans dans leur quartier, et exercent une pression politique et électorale. Dans une lettre adressée au préfet, un membre du comité de défense de l'ancien Champ de Mars relève ainsi que "si Perpignan est obligé de tolérer pour son chef-lieu ce qu'aucun village du département ne saurait supporter' et que "s’il y a une vingtaine d'années, la population disséminée et clairsemée de la route de Saint-Estève et du quartier de l'ancien champ de Mars, s'est résignée à accepter provisoirement un pareil voisinage, cela devient intolérable à l'heure actuelle"120. La mobilisation de résidents soudainement confrontés à la «question gitane» fait que ces derniers ne peuvent être raisonnablement sédentarisés nulle part sans soulever les protestations des riverains. C'est ce sentiment qu'exprime dans une seconde lettre adressée au Préfet des Pyrénées-Orientales suite à la pétition des habitants du Haut-Vernet contre l'arrivée probable de Gitans dans leur quartier, un membre du comité de défense de l'ancien Champ de Mars : "loin de nous porter obstacle, cette pétition plaide éloquemment notre cause. Les habitants du Haut-Vernet protestent énergiquement parce que le voisinage de ces bohémiens causerait les plus graves préjudices aux propriétés environnantes. Nous n'avons pas dit autre chose dans nos réclamations. ( ..). Nous comprenons très bien que personne ne soit enchanté de recevoir cette exigence-là. De quelque côté que vous décidiez de les transférer, s'élèveront des protestations véhémentes. Nous ne pouvons pas tout de même pour cette seule raison les subir éternellement"121. Ces quelques mots inscrivent le rejet des Gitans dans la longue durée historique qui caractérise les sociétés occidentales. Le comprendre demande d'explorer l'histoire, et de remonter au tout début du Moyen Age lorsque se forment les catégories des mendiants et vagabonds. Du fait de leur nomadisme, les Gitans se situeront en effet très vite hors des réseaux de protections qui font des sociétés pré-modernes des sociétés cadastrées. Leur association avec les vagabonds et les mendiants dans les catégories mentales de l'époque les éloigne des bienfaits de la bienfaisance. Ils ne remplissent alors pas la condition de proximité qui en conditionne l'octroi tout au long de l'histoire de l'occident chrétien. Depuis la matricula qui voit les paroisses dresser des listes de pauvres locaux secourables, la charité s'organise en effet alors selon "une zone de responsabilité locale" à l'intérieur de laquelle "les pauvres sont à la charge des riches" tandis que "ceux qui se trouvent à l'extérieur sont le fardeau des autres ou de personne" 122. Situés en dehors des réseaux de protections verticaux et horizontaux qui fondent les sociétés de l'ancien régime, les Gitans ne seront ainsi à la charge de personne. Autres, parce que nomades dans la société cadastrée du Moyen Age, leur sort ne peut qu'accompagner 119 Sources consultées aux archives municipales. Sources consultées aux archives municipales de Perpignan 121 Sources consultées aux archives municipales de Perpignan 122 A. De Swaps, Sous l'aile protectrice de l'Etat, P.U.F., Sociologies, 1988. 120 46 celui des vagabonds et des mendiants, ces autres figures de l'altérité fomentées par l'occident chrétien. Tout deux ont en effet le tort d'être de nulle part, d'être mobiles dans des sociétés immobiles, de ne dépendre d'aucune protection permanente de type ecclésiastique ou seigneuriale, et de ne pas trouver une place définie dans l'organisation sociale des sociétés traversées. Désaffiliés, ils constituent une menace pour l'ordre social. Comme l'écrit Robert Castel, « l'interdépendance soigneusement encastrée des statuts dans une société d'ordres est menacée par la pression qu'exercent tous ceux qui n'y trouvent pas leur place à partir de l'organisation traditionnelle du travail »123. Cette menace que créent les Gitans traversera allègrement les siècles. Jacques Delon dans un rapport pour le ministère de l'Intérieur rédigé pourtant en 1802 relève ainsi qu'il "existe dans ce Département une peuplade d'origine étrangère qui sans domicile fixe parait avoir établi depuis longtemps sa résidence, s'y multiplie, circule et vit de larcins et de brocantage. Ce sont lesgitanos"124. Avec le même mépris, dans l'affaire du Champ de Mars, le commissaire de police informe le maire de Perpignan que "de nombreuses protestations se sont élevées à l'occasion de la présence des romanichels sur le terrain affermé à M. Espinet, et, surtout, à raison des déprédations et des larcins de toutes sortes que commettent fréquemment ces peu intéressants voisins. Ces individus (...) n'exercent habituellement aucune profession définie, et, qu'ils se disent maquignons ou vanniers, ils ne vivent le plus souvent que de rapines ou de marchandages" 125. Dans ces quelques lignes issues de deux textes différents, l'absence d'une profession reconnue équivaut à assigner aux Gitans une place au-delà des frontières de la société, et participe à la création d'une représentation de dangerosité sociale. L'un des membres du comité de défense du Champ de Mars oppose ainsi son statut de "patentable et de commerçant" à l'absence de statut des Gitans : "Nul citoyen français n'ayant d'après le code le droit de porter obstacle à son voisin, pourquoi tolère-t-on que ces gens-là qui ne sont ni commerçants, ni patentables portent un préjudice à tout un quartier et deviennent la plaie de ce quartier ?" 126. Dans les discours autochtones, cette absence de statuts confère aux Gitans une image de dangerosité sociale : "Il est pénible de voir dans la journée des bandes de gamins assaillir les passants sur la route en demandant la charité avec l'insistance la plus outrageante, de voir de chez moi les saletés les plus repoussantes étalées au bord de la route de Saint-Estève et d'avoir la perspective de laisser toute la journée ma famille dans un voisinage si nauséabond"127. L'affaire du Champ de Mars, montre qu'alors que la société libérale s'affirme et tend à s'affranchir des rigidités de l'Ancien Régime, les Gitans continuent paradoxalement d'être assignés à ces marges, et représentent toujours une menace pour l'ordre social. Cette menace tient toujours à leur extériorité par rapport aux règles du travail, et d'une manière générale par rapport à l'ordre social nouveau fondé sur la propriété individuelle. Cette extériorité rendait extrêmement difficile la sédentarisation et l'intégration des Gitans dans la République. Pour les populations roussillonnaises, ils continuent au début du XXe siècle de se situer en dehors des communautés locales et nationales en dépit des effets des décrets révolutionnaires d'incorporations des minorités qui font des Gitans des citoyens français. Témoin de ce dévoiement de la citoyenneté individuelle des Gitans, le représentant du comité de défense de l'ancien Champ de Mars conclue sa plainte en opposant implicitement son statut de citoyens français à l'extériorité des Gitans en demandant au préfet "de nous rendre l'existence possible dans nos immeubles de citoyens français"128. Ces opposition construites à partir de la dialectique identitaire entre "nous" et "eux", montre à quel point les Gitans constituent 123 R. Castel op. Cit., p. 85 Cité par J-P. Escudero, op. Cit, p. 27 125 Sources relevées aux archives municipales de Perpignan 126 Sources relevées aux archives municipales de Perpignan 127 Sources relevées aux archives municipales de Perpignan 128 Sources documentaires relevées aux archives municipales de Perpignan 124 47 ces "étrangers de l'intérieur"129 par rapport auxquels se définit l'identité autochtone. C'est ainsi que le nomadisme culturel des Gitans les situait hors des communautés locales au mépris d'une citoyenneté pourtant reconnue depuis la Révolution. Nomades, ils étaient traités en nomade. Riverains et autorités locales s'appliquaient alors à éviter, à écourter, ou à déplacer leurs hébergements. Traités en altérité dans une République censée ne reconnaître que des individus, leur sort dépendait alors d'une gestion administrative et ethnique qui les écartait en pratique des velléités assimilatrices de la République et du « social », et les renvoyait à leur différence, c'està-dire à eux-mêmes. Ce rapport entre la communauté gitane et les autorités locales se modifiera avec leur sédentarisation définitive. C'est ici que le quartier Saint-Jacques qui concentre la plus grande communauté gitane du département devient exemplaire des nouveaux enjeux locaux de la question gitane. II- Le gouvernement de Saint-Jacques : domination économique et politique Une présence gitane est attestée dès 1812 dans le quartier Saint-Jacques. Il s'agit très certainement de quelques familles en charge d'activités liées au cheval (maquignon, tondeurs...) qui immigrèrent d'Espagne suite aux guerres napoléoniennes. Ce n'est cependant qu'au XXe siècle que Saint-Jacques deviendra ce que l'ethnolinguiste Jean-Paul Escudero appelle un " espace gitan" 130. Le processus qui conduit à l'installation massive de Gitans à Saint-Jacques a récemment été raconté par le sociologue Alain Tarrius. Ces derniers y ont remplacé les Juifs dans le contexte extrêmement trouble des années 40 au terme "d'un processus lent de sédentarisation" qui "ne laisse place à aucune politique délibérée, aucune initiative des autorités municipales, à visée intégrative, comme cela s'est produit ailleurs, dans les années 60 et 70 pour des Tsiganes nomades, ou ségrégatives, comme on peut actuellement l'observer un peu partout dans le choix des emplacements périurbains pour gens du voyage"131. Un cacique gitan a raconté au sociologue les conditions de l'arrivée des siens dans ce quartier situé sur les hauteurs du centre historique de la ville : C’est la construction du "Pont Rouge" à la place du vieux pont, qui a provoqué le début des départs. Les travaux ne nous convenaient pas, à nous et au chevaux, et on ne faisait pas propre autour du nouveau pont. Alors on est nombreux à s'être déplacés vers les jardins de Saint-Jacques, où certains possédaient quelques terrains, ou les louaient. (..) Le coup d'éclat c'est en 1940, quand le décret du gouvernement est tombé : plus de nomades pendant la guerre, tout le monde doit avoir un domicile dans les villes et les villages. Alors on est presque tous monté au plus haut de Saint-Jacques, sur la place du Puig, qui veut dire sommet en catalan, parce que là il y avait une caserne désaffectée. Ceux qui avaient un peu d'argent ont acheté des vieilles maisons à de pauvres Juifs qui commençaient à partir ; rue du Paradis, ma famille a acheté un immeuble à un tailleur 129 . L. Missaoui, "Reconstruction d'une catégorie sociale historique "l'étranger de l' intérieur , Revue Européenne des Migrations Internationales, Vol 13, n°3, 1997.(ICRESS) 130 J-P Escudero, op. cit., p. 32. 131 A. Tarrius, Gitans de Perpignan à Barcelone : crises et frontières, Revue Européenne des migrations Internationales, 1998, 1, p. 100.(ICRESS) 48 juif en 1942. On lui a donné tous les sous qu'on avait et on l'a fait passer lui et tous les siens du côté espagnol. Il nous à béni cent fois (...) A l'époque le camp de Rivesaltes servait pour les juifs, plus de trente mille y sont passés avant d'être expédiés vers les camp de la mort ; pour nous à Perpignan, quelques-uns y sont allés, mais il n'y a pas eu de morts dans les camps (..) Les autres ont tenu bon dans la caserne, et puis peu à peu on s'est étendu comme de l'encre sur du buvard"132 Aujourd'hui, et bien que l'on ne dispose pas de statistiques fiables sur le peuplement de Saint-Jacques, les estimations que l'on possède permettent d'attirer l'attention sur la part importante de Gitans parmi la population du quartier. La municipalité de Perpignan par l'intermédiaire de son Maire, Jean-Paul Alduy133, a récemment mis sur la place publique des statistiques selon lesquelles 2200 personnes vivraient actuellement dans le quartier Saint— Jacques. Selon ces estimations, 50% d'entre-eux seraient des Gitans, et 25% d'origine maghrébine (les derniers 25% étant d'origines autres). Ces chiffres qui correspondent à une estimation basse qu'il conviendrait sans doute de majorer pour prendre la mesure exacte de la part de population gitane, suffisent néanmoins d'imaginer l'effet de ghetto qui ne manque pas de saisir le touriste qui depuis la place Rigaud s'infiltre dans Saint-Jacques par la rue Emile Zola. C'est au bout de cette rue qui abrite certains édifices municipaux, bien après la nouvelle bibliothèque municipale que depuis le centre ville l'on pénètre réellement dans ce quartier situé aux extrémités nord-ouest du centre historique. Au terme de cette artère, on est alors rue Lucia dans une sorte de vallon urbain, coincé entre deux petites collines qui forment la géographie d'un quartier dont l'inscription historique dans la cité est attestée par les locaux de l'ancienne université dans une rue adjacente. Remontant de la rue Emile-Zola vers la place Cassanyes et les boulevards de ceinture du centre historique, la rue Lucia constitue la seule voie de communication traversant le quartier que se hasardent à emprunter les non résidents. Partout ailleurs, Saint-Jacques se présente en effet comme un tissu resserré de petites maisons de deux ou trois étages séparées par des ruelles de trois ou quatre mètres de large. Véritable "coupe gorge" pour les perpignanais, ces rues étroites constituent cependant pour leurs habitants qui commencent à les investir dès onze heures du matin non sans un aisé mépris pour les rares voitures qui s'y hasardent, un véritable périmètre de sécurité. Jusqu'à très tard dans la nuit, ces petites ruelles se transforment ainsi en une véritable place publique. Assis sur une chaise ou une marche d'escalier, debout dans la rue, une communauté de voisinage de tout âge, majoritairement mais non exclusivement féminine, s'interpelle et discute sans trop paraître se préoccuper des enfants qui courent et jouent devant eux. Ces images de Saint-Jacques, ces bruits qui la nuit montent de la rue et empêchent celui qui le désire de trouver le sommeil avant deux heures du matin, questionnent la pertinence de ces politiques de développement social qui cherchent à recréer à partir d'initiatives institutionnelles un lien social supposé déficient. La question sociale ne se pose en effet pas à Saint-Jacques en terme d'intégration d'individus isolés. Les Gitans sont en effet intégrés à leur société et à leur quartier. Personne dans ce quartier populaire ne semble souffrir d'un déficit de "solidarités primaires". Il est un détail qui ne trompe pas : contrairement à la société moderne, la société gitane n'exclut toujours pas ses enfants, et ne produit pas encore de "sans domicile fixes". Cela veut il dire que tout va bien dans le meilleur des mondes gitans possible? 132 A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; Drogues, pauvreté, communautés d'étrangers, jeunes sans emplois et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Délégation interministérielle à la Ville et Ministères de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, 1996, p. 49 (I.C.R.E.S.S.) 133 J-P. Alduy, "Le projet SOL : Saint-Jacques d'ombres et de lumières. Exemple du quartier Saint-Jacques à Perpignan", in Villes et hospitalités, Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme/ Plan Construction et Architecture, novembre 1997, p 73. 49 Evidemment non. Si une question gitane se pose, il s'agit de l'intégration collective du groupe et des individus qui le compose à la société englobante. Ce déficit d'intégration s'établit à partir d'un rapport de domination politique, économique et sociale qui n'est pas sans rappeler «les schémas coloniaux »134 qui assuraient il y a peu la gestion des populations colonisées par une minorité européenne. Le rapport démographique est ici simplement inversé. Il s'agit d'une majorité qui gère dans un rapport de domination le destin collectif d'une minorité. Le schéma «colonial» qui participe au destin de Saint-Jacques s'appuie en premier lieu sur une domination économique qu'atteste l'exclusion collective des gitans des sphères d'échanges de biens qui caractérisent la société englobante. Depuis le déclin des petits métiers gitans (ferrailleurs, rempailleurs, maquignons....) dès les années 50, il n'existe pour ainsi dire plus de complémentarités économiques entre gitans et non gitans pour la bonne et simple raison que les activités économiques gitanes ont progressivement périclité. Des données fournies pour l'ensemble du quartier par le Pact-Arim de la Région Languedoc-Roussillon en 1993 signalaient pour "332 logements occupés par leurs propriétaires, 66 Rmistes, 48 personnes sans ressources identifiées, 116 retraités et 102 salariés. Les mêmes sources concernant 553 ménages de locataires signalent 244 Rmistes, 55 personnes sans ressources identifiées, 105 retraités et 95 salariés 35. Sachant que pour les Gitans, il convient de majorer la part de personnes inactives, ces chiffres permettent de prendre la mesure de l'exclusion collective des Gitans du monde du salariat et du travail caractéristique de la société englobante. Cette situation ne semble pas être substantiellement compensée par des activités invisibles de commerces de produits licites ou illicites. On pense ici en premier lieu au commerce des drogues, et plus particulièrement de l'héroïne dont l'importante consommation par les Gitans catalans de Saint-Jacques constitue une donnée sociale fréquemment relevé par les travailleurs sociaux. Les recherches entreprises sur ce thème par Alain Tarrius entre Perpignan et Barcelone montrent en effet "qu'il n'existe pas de filière gitane catalane de l'héroïne au delà des quelques trafics permettant l'autoconsommation familialé"136, et que par conséquent la communauté gitane ne saurait en tirer de bénéfices substantiels. Une conclusion similaire peut être faite pour le cannabis, dont les marges bénéficiaires sont de toutes façons moindre, et pour lequel le marché local de la revente, le seul auquel peuvent espérer s'intégrer quelques jeunes Gitans, est de toute façon éclaté en une multitude de petits vendeurs issus de tous groupes sociaux. On peut alors reprendre la conclusion d'Alain Tarrius : "inutile de chercher du blanchiment dans ces belles Mercèdès que possèdent quelques gitans catalans de Perpignan : elles sont acquises comme le furent celles de leurs pères, dans les années soixante, c'est-à-dire bien avant l'apparition des économies de psychotropes : solidarités familiales, dur travail de revente de tapis et tissus, occasions bricolées"137. Ce n'est donc pas ces quelques activités licites et la persistance d'une solidarité communautaire qui permettent de remettre en causes le constat de domination économique des Gitans de Saint-Jacques établis précédemment. De ce chômage de masse, il résulte une forte dépendance des Gitans vis-à-vis des sphères publiques qui monopolisent et contrôlent une grande part du lien social existant entre le monde gitan et la société englobante. Contrairement à un stéréotype local fort répandu, les Gitans de 134 Cf G. Balandier, sociologie actuelle de l'Afrique noire, P.U.F, Quadridge, 1982. Cité par A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; Drogues; pauvreté, communauté d'étrangers, jeunes sans emplois et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, op. cit., p. 46. 136 A. Tarrius, Gitans de Perpignan à Barcelone : crises et frontières, op. cit., p. 108 137 A. Tarrius, ibid p. 108. 135 50 Saint-Jacques ne constituent en effet pas pour le secteur associatif en charge de la solidarité privée138 une clientèle privilégiée. A une solidarité interne de type communautaire souvent pas ou seulement très faiblement institutionnalisée qu'il ne faut certes pas négliger, mais qui constitue au plus une simple solidarité de la survie, se superpose les interventions publiques de la société englobante sous leurs multiples visages. La dépendance des Gitans de Saint-Jacques vis-à-vis des politiques publiques en général, et de l'aide sociale en particulier est alors toute entière contenue dans le constat de l'importance quantitative de familles mono-parentale fait par une assistante sociale travaillant en polyvalence de secteur à Saint-Jacques. Cette donnée ne cadre en effet pas avec les résultats des travaux entrepris sur la famille gitane qui mettent en évidence que le mariage gitan, réalisé à l'église et non à la mairie, constitue toujours un passage obligé dans la vie d'un individu, et un engagement difficile à rompre. S'il s'agit là très certainement dans nombre de cas d'une stratégie de captation des allocations d'aides aux familles monoparentales, l'acte illustre bien par défaut la dépendance de la communauté gitane vis-à-vis des sphères publiques et des politiques sociales. C'est cet état de dépendance que le système politique local va instrumentaliser en utilisant les "chefs" des quelques grandes familles subsistantes comme intermédiaire pour négocier une réserve de suffrages lors des élections locales. Alain Tarrius a été le premier a inscrire dans le débat public ces rapports que la rumeur ne cessait jusqu'alors d'alimenter: "c'est dans les premières années 70 que se noueront des rapports de dépendance étroite entre chefs de clans et élus municipaux, les uns bradant aux autres ce que les lambeaux de leur pouvoir leur permettent de mobiliser, c'est-à-dire des "gros bras" pour les campagnes électorales, et surtout des voix lors des élections locales, contre des avantages en espèces ou en nature"139. Aujourd'hui encore, à chaque élection la rumeur publique fait état de tractations entre les politiques locaux et ceux que l'on nomme "les leaders gitans" sans toujours d'ailleurs tenir compte de leur représentativité réelle. Les témoignages s'indignant de ces pratiques affluent alors vers l'anthropologue sans qu'il sache toujours très bien quel crédit leur accorder. Tantôt, c'est un médecin généraliste appelé à intervenir à Saint-Jacques qui témoigne de la présence de bulletins de votes sur le téléviseur d'une famille gitane, tantôt c'est un habitant de Saint-Jacques qui s'étonne de la coïncidence entre la prolifération de scooters pour enfants dans le quartier et une échéance électorale. S'il est difficile d'ethnographier des pratiques par définition occultes, on peut néanmoins postuler que le système de relais fondé sur le pouvoir des «tios» mis en place sous l'ancienne municipalité parait aujourd'hui à bout de souffle, et semble pâtir du déclin de l'influence de ces derniers. Le développement récent d'un tissu associatif et l'émergence de nouveaux relais tels que les églises évangéliques140 ou encore des femmes gitanes portant le deuil d'un enfant mort des méfaits de la drogue et ayant acquis à ce titre un droit à la parole publique, ont ainsi multiplié sur fond de paupérisation croissante les intermédiaires potentiels, et complexifié les règles du jeu politique. Dans le contexte économique précédemment décrit, les associations caritatives et les politiques de développement social représentent en effet pour la communauté l'un des seuls moyens d'obtenir un travail et des revenus, et d'acquérir un pouvoir interne par sa capacité à négocier avec les politiques locaux les dividendes des voix gitanes. Cette manière "de réduire les chefs indigènes au rôle de simple créature", de compromettre, en l'intéressant, l'aristocratie indigène"141 , nous renvoie aux schémas coloniaux " 138 Observations et entretiens réalisés au Secours Catholique et au Secours Populaire A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; drogues, pauvreté, communautés d'étrangers, jeunes sans emplois, être nouveau des civilités dans une ville moyenne française, op. cit.,p. 50. 140 CF. La contribution à ce rapport de K. Asnar 141 G. Balandier, op cit., p.5 139 51 d'administration des peuples indigènes. Le résultat est atteint, et le discrédit des leaders gitans rejaillit sur l'ensemble de la communauté. En juin 1997, un séminaire était organisé à l'Université de Perpignan par des sociologues français, espagnols et italiens avec pour objectif de former des médiateurs santé pour répondre au défi suscité par le V.I.H en milieu gitan. Lors des débats, une question de fond apparut : qui choisir comme médiateur ? Fallait-il s'appuyer sur les relais existants pour la plupart compromis par leur participation à ces jeux institutionnels ou promouvoir de nouveaux intermédiaires investis de ce fait par la reconnaissance de la société englobante d'un pouvoir nouveau dont il conviendrait de penser l'intégration dans les réseaux de pouvoirs existants ? Symbole d'un même questionnement qui rend perceptible dans le contexte local la transformation de toute initiative publique s'appuyant sur la communauté en opération de "chirurgie sociale"142, un acteur du développement social connu localement pour sa probité évaluait l'action d'un médiateur gitan par le fait que ce dernier ne s'était "jamais impliqué dans les magouilles gitanes" 143. Les conséquences sont telles qu'aujourd'hui toute action publique destinée aux Gitans est à priori reçue sous le joug d'un double soupçon144. Côté gitans, il est ainsi présumé à priori que le "paio" ne saurait être désintéressé, et qu'il rechercherait à tirer certains dividendes personnels de son action en faveur des Gitans. Du côté de la société englobante, il est au contraire présumé que le Gitan détournera la philosophie du projet et recherchera lui aussi certains bénéfices personnels du projet. Ces derniers discours très fréquents à Perpignan sont acceptés et intégrés par les Gitans qui tendent à les reproduire avec tout non gitan promoteur d'une initiative de développement social. Tout se passe alors comme si ces pratiques politiques renforçaient les représentations de l'autre en les alimentant perpétuellement d'anecdotes nouvelles. C'est à ce moment précis, si l'on se réfère à Georges Balandier, que le type de gouvernement «colonial» qui préside au destin de Saint-Jacques aboutit définitivement : Pour les non gitans, la réalité coloniale s'efface en effet des discours, l'amnésie naît, et la responsabilité du dévoiement de la citoyenneté des Gitans peut " rationnellement" leur être imputée au prix d'un renversement de la responsabilité : "vous comprenez ils pèsent plus de 5%, et ils ne savent rien des mœurs démocratiques, alors ils faussent tout ici". C'est alors une incapacité "ethnique" ou "culturelle" des Gitans à intégrer le jeu démocratique qui expliquerait et justifierait aux yeux des gens le dévoiement de leur citoyenneté. Le partage de la croyance d'une culpabilité gitane dans la responsabilité du viol du jeu démocratique par les autres habitants de Saint-Jacques et de Perpignan consacre et perpétue par conséquent leur isolement symbolique en lui apportant une justification « rationnelle ». C'est ainsi que ces jeux politiques attirent paradoxalement le soupçon et la jalousie des Maghrébins de Saint-Jacques, et alimentent à l'extérieur de la communauté l'image d'un groupe se complaisant dans l'assistance. Récemment, dans un des petits snacks qui contribue encore à faire de la rue Llucia l'artère commerçante du quartier, un responsable associatif d'origine maghrébine, entre rumeur et vérité, nous confiait son exaspération devant les cadeaux dont auraient bénéficié les gitans en échange de leurs voix (four à micro-onde et bons d'achat dans une grande surface de la ville) lors des dernières élections cantonales. Dans cette rue dont la majorité des magasins145, des bazars aux cafés sont majoritairement tenus par des Maghrébins, il ne manquait bien sur pas 142 lbid., p. 5 Entretien ville de Perpignan 144 Cf le paragraphe intitulé «la responsabilité du lien social : une dynamique du soupçon» in L. AssierAndrieu, Entre grâce et disgrâce - Les gitans la ville et la culture. Essai d'anthropologie des politiques publiques, programme interministériel de recherches Cultures, Villes et Dynamiques sociales, Rapport d'étapes, 1998. 145 Aucun magasin de la rue Llucia n'est tenu par des familles gitanes 143 52 d'opposer le sort des Gitans à celui des siens, qui pour la plupart du droit de vote ne verraient pas leur malheurs pris en compte par les politiques locaux alors que "eux" travaillaient. On voit ici comment ces pratiques politiques participent à la production de l'imagerie très répandue chez les non gitans d'un peuple assisté et inapte au travail. Alors que les Gitans se voient ainsi isolés du reste de la population, et renvoyés à eux-mêmes par les stigmates des autres, ces pratiques politiques confortent paradoxalement un système de parenté privilégiant la famille élargie de type patriarcale sur l'individu. Dans la pratique, l'individu promu négociateur par les politiques peut au minimum négocier les voix de sa parenté. Son pouvoir interne sur les siens se voit alors renforcé par la reconnaissance symbolique que lui confère le politique, et sa capacité à aller négocier pour eux avec les «paios». Si pour les intermédiaires concernés, ces jeux obscurs renforcent les solidarités familiales, ils reproduisent ou recréent cependant des hiérarchies entre les familles, et avivent les rivalités à l'intérieur de la communauté entre les différents lignages ainsi mis en concurrence. A termes ces pratiques paraissent travailler à une reproduction de l'existant. Elles freinent en effet considérablement toute évolution dans le système de parenté gitan en apportant un appui à la structure familiale élargie de type patriarcale d'autant plus précieux qu'elles participent par ailleurs au processus d'isolement des Gitans du reste de la société en renforçant la dialectique identitaire qui tend à les marquer du sceau de spécificités discriminantes. Dans un monde extérieur perçu comme excluant et stigmatisant, le repli sur les valeurs communautaire d'une « gitanité » pensée en référence à un passé idéalisé, et sur les protections familiales, constitue alors pour les gitans une tentation permanente, pour ne pas dire l'unique voie de salut offerte. Expression d'un multiculturalisme français refoulé par la tradition républicaine et néanmoins repérable et exprimé dans différents moments de notre histoire moderne, le schéma de gouvernement qui préside au destin des Gitans de Saint-Jacques contredit en ce point les idéaux républicains d'autonomie des individus que nombres d'autorités sociales revendiquent pourtant, et tentent tant bien que mal à mettre en pratique dans leurs actions quotidiennes auprès de ces mêmes populations. III L'action publique appliquée aux Gitans : principes républicains, spécificités gitanes, et reproduction effective de la discrimination Exclus des échanges économiques propres à la société englobante, politiquement dévoyés des attributs de leur citoyenneté individuelle, renvoyés à eux-mêmes par des pratiques et une dialectique identitaire stigmatisante, les Gitans tendent traditionnellement, et non sans paradoxe, à être soumis à une volonté d'application des principes de légalité républicaine de la part des professionnels des politiques publiques. Cette volonté qui guide souvent la philosophie des actions se heurte dans sa mise en pratique à la spécificité de la question gitane, et à la reconnaissance d’une "spécificité gitane". Cette contradiction apparaît pour l'aide sociale. Si les Gitans sont soumis aux conditions légales d'ouverture des droit sociaux, et bénéficient à ce titre du principe d'égalité des droits, les travailleurs sociaux reconnaissent faire preuve envers eux d'un surcroît de vigilance qu'ils expliquent par une attitude "culturelle" de leur clientèle face à ces aides. "On reste sur une base commune, au niveau intervention, on reste sur l'évaluation d'une situation et donc du besoin d'une aide parce que c'est vrai que c'est une population qui est très demandeuse, au niveau de l'aide financière parce que c'est une population en grande précarité de toute façon. Hein ! Donc c'est vrai qu'on reste quand même sur les critères 53 pour une attribution d'aide commun à toutes les familles. Simplement c'est vrai que, on essaye de, quand on connaît un petit peu les réseaux familiaux, quand on arrive à repérer les réseaux familiaux, il y a quand même la solidarité familiale qui joue chez les gitans. Hein, bon on sait qu'il, a des réseaux. Et donc par rapport à des fonctionnements gitans qui sont bon très demandeurs, très pleureurs, bon qui sont souvent, qui nous racontent des histoires hein, donc nous on a quand même des techniques ne serait ce que d'entretiens, des techniques de vérifications pour évaluer bon si la demande est justifiée ou pas. Mais les critères restent les mêmes"146 Dans le discours de ce travailleur social, l'interférence de la question gitane dans les politiques sociales ne peut être comprise qu'en référence à la longue durée historique qui caractérise les sociétés occidentales, et à au processus de construction de l'aide sociale. Le Gitan de Perpignan devient ici l'incarnation contemporaine d'une figure historique de la pauvreté. Il prend ainsi les traits du mauvais pauvre ou du faux pauvre, c'est à dire de celui que l'on soupçonne à priori d'essayer de se démettre volontairement de l'obligation morale de gagner sa vie à la sueur de son front par le travail, et de tenter de se fondre dans les handicapatologies qui justifient l'octroi des subsides de la charité publique. Ce soupçon qui pèse collectivement sur les Gitans dépasse le cadre du seule discours de ce travailleur social comme en atteste la rumeur qui voudrait que la grossesse des Gitans soit liée à l'existence d'une allocation sur l'obésité. Il justifie un à priori stigmatisant qui en appelant une vigilance accrue de la part des travailleurs sociaux, excluent les Gitans des vertus du principe égalitaire. Les initiatives liées à la problématique de la scolarisation des enfants gitans147 n échappent quant à elles également pas aux contradictions existantes entre les aspirations mythologiques à l'égalitarisme républicain et la reconnaissance dans la pratique d'une spécificité gitane. Ces contradictions paraissent même exacerbées par le poids du lien historique entre l'idéologie républicaine et l'école. C'est ainsi que les réunions organisées par l'inspection académique des Pyrénées-Orientales sur le problème de la scolarisation des enfants gitans commencent par un rappel des principes fondateurs de l'institution dans notre pays. Pourtant, le thème même de ces réunions en conférant à la scolarité des enfants gitans un caractère problématique, contient une reconnaissance de la spécificité gitane, accepte que la question gitane interfère avec la question scolaire, et rend ainsi possible un traitement de type différentialiste. C'est ainsi que les initiatives développées sur le champ de l'école oscillent structurellement entre la négation idéologique de la question gitane et sa reconnaissance pratique. Dans ce contexte, L'important devient pour le chercheur de repérer les ruptures historiques et d'identifier dans quelles circonstances se privilégient l'un au détriment de l'autre. Dans l'initiative de l'inspection académique, il est ainsi significatif que le repérage de la communauté gitane résulte d'une série de constats négatifs tels que l'absentéisme plus élevé ou encore l'échec scolaire plus important des enfants. Elle est de ce fait contemporaine des politiques d'insertion et des politiques de la ville dont elle reprend la logique de discrimination positive. C'est en effet le constat d'une déficience collective d'un groupe donné que l'action publique se doit de combler par une série d'effort de tous ordres (de compréhension, financier, d'actions) qui légitime la convocation de ces réunions. On se doit cependant de relever que ce ' 146 Entretien avec une assistante sociale. Cf le paragraphe l'école norme coutumière, raison éducative et «terrorisme républicain» in L. AssierAndrieu Entre grâce et disgrâce - Les Gitans, la ville et la culture. Essai d'anthropologie des politiques publiques, op. cit., p. 17. 147 54 désir d'insertion se heurte au mythe fondateurs lorsque un enseignant évoque l'idée de l'usage du catalan, langue maternelle de ces enfants, pour faciliter leur apprentissage. L'invocation des principes républicains par les autorités académiques pour révoquer cette idée exclut ici paradoxalement les enfants gitans des -bienfaits intégrateurs de l'école, et participe à la logique de domination que nous décrivions précédemment. Peut-on en effet objectivement accepter et affirmer qu'un groupe catalanophone, parlant couramment français, et possédant pour beaucoup un niveau oral de castillan plus qu'acceptable, soit inapte à toute intégration au système économique dominant alors que dans le contexte actuel de construction européenne, il vit à vingt minute de l'Espagne, et de la Catalogne qui tout en faisant dans les faits du catalan sa langue officielle a porté cet Etat vers ce qu'au sud les journalistes espagnols appellent parfois la première division 148 de la communauté européenne? Notons que si à Perpignan les autorités académiques se montrent réticentes à la simple instauration d'un bilinguisme de fait dans les classes fréquentées par des enfants gitans, les élites perpignanaises francophones locales tendent quant à elles à envoyer leurs enfants dans des écoles bilingues pour qu'ils puissent profiter de la dynamique engendrée par la proximité de Barcelone. On voit à travers cet exemple comment l'action publique en milieu gitan peut renforcer la logique de domination, lorsqu'elle refuse de sélectionner dans la culture comme mode opératoire les éléments susceptibles de permettre une intégration collective de la communauté. IV L'insertion par la musique : reconnaissance collective et discrimination positive Le projet initial élaboré par Guy Bertrand d'insertion des Gitans par la musique prend quant à lui le contre pied de l'action de l'éducation nationale en initiant une véritable démarche de discrimination positive. Dans sa première phase149, en juxtaposant à un travail sur les techniques musicales, un programme de formation diplômant que suivront 19 personnes, il signale un déficit en la matière, et postule la nécessité d'y remédier comme condition préalable à la réalisation de l'objectif d'insertion économique et professionnelle des musiciens sélectionnés : " on s'est rendu compte qu'en fait la musique était un moyen important, un moyen premier pour nous ( ..) de montrer que finalement ces gitans qui souvent sont des bannis, sont des gens qui sont hors circuits avaient une véritable richesse. Et bien ce qu'on a voulu c'est leur donner justement confiance en eux, de se dire que ce qu'ils pouvaient sur le plan du marché, entre guillemet international et national faire quelque chose, réaliser, se réaliser, en tant qu'individus dans une société mondiale large. De montrer ça à leurs enfants à leurs neveux, à tous ceux qui cohabitent avec eux. Et de leur montrer que finalement ils peuvent arriver à quelque chose avec peut être un sentiment d'étude, de mise en valeur de leur propre cultures avec et pour cela forcément faire peut être des efforts sur des niveaux auxquels ils auraient jamais faits d'efforts Je pense apprentissage de l'écriture, apprentissage de la langue, apprentissage de la langue, apprentissage, enfin je sais pas d'une scolarisation quelconque, de façon à monter un petit peu leur savoir, et l'amener sur un rayonnement tout à fait autre"150 148 Métaphore utilisée en Espagne pour évoquer l'entrée de ce pays dans l'Europe de Maastricht et souvent perçu dans les discours politiques et médiatiques comme la réussite à un examen de modernité. 149 Cf., la contribution de G. Fonbonne, Tekameli ou les paradoxes de la réussite. 150 D. Tosi in Le cœur gitan, de San-Jaume Son, film réalisé par l'AMIC en 1992. 55 Dans ce discours qui a le mérite de traduire l'esprit qui animait le projet initial, le déficit justifiant l'action est traduit en terme d'apprentissage. Sa stigmatisation révèle en soi une tension culturelle sur la notion d'apprentissage ; à la conception gitane de l'apprentissage qui va voir progressivement l'enfant par imitation, et grâce aux dons naturels des Gitans pour la musique, copier ses aînés jusqu'à une forme toujours très subjective de perfection, il oppose une conception «moderne» valorisant l'apprentissage intellectuel d'une technicité. Cette opposition quant au sens culturel du concept "d'apprentissage" traverse, des premières actions conduites par Guy Bertrand au conservatoire de Perpignan jusqu'à la Casa Musicale, toute l'idée d'insertion des Gitans par la musique. Lorsque aujourd'hui, les animateurs de la Casa Musicale comparent l'attitude des jeunes musiciens gitans à celles des jeunes maghrébins, et stigmatisent leur côté désinvolte, leur manque de professionnalisme, et leur refus de jouer pour des "paios" autrement que dans le cadre d'un rapport tarifé, ils révèlent une profonde opposition sur le sens culturel de la musique qui dépasse le simple cadre de l'apprentissage , Si la musique constitue pour les gitans un acte communautaire, festive et/ou spirituel avant une profession, elle est pensée par animateurs du projet comme un moyen d'insertion. L'idée d'insertion par la musique qui sous-tend l'existence de la Casa Musicale fait ainsi peser une tension permanente entre ces deux conceptions culturelles de la musique que doivent gérer quotidiennement dans des interactions permanentes les animateurs de la Casa Musicale. Il faut alors toute l'habileté de Garth, véritable gestionnaire au quotidien des rapports de l'institution avec une jeunesse souvent dès plus turbulente pour dépasser cette tension structurelle. Irlandais, il possède en effet un rapport à la musique autre qui sait associer ses dimensions festives et spirituelles avec la nécessité d'arriver à vivre comme le font dans un contexte social difficile un nombre considérable de petits groupes irlandais. Il constitue ainsi un passeur de frontières entre les conceptions occidentales et gitane de la musique, d'autant plus efficace qu'il représente pour ces derniers un type de "paio" jusqu'alors non identifié dans le contexte local. La volonté de tendre vers une insertion professionnelle des jeunes musiciens à partir d'un véritable travail de recherche et de création musicale constitue un choix délibéré de la Casa Musicale. L'insertion constitue en effet ce que Louis Assier-Andrieu nomme un "concept normatif vide"151. Non définie législativement, l'idée d'insertion est formalisée en pratique par les travailleurs sociaux selon les termes d'un contrat explicite ou implicite, établi à partir d'une évaluation des potentialités de l'intéressé, et négocié plus ou moins autoritairement avec ces derniers. De ce fait, elle se concrétise en une déclinaison de possibilités entre deux pôles révélant une conception minimale et une conception maximale de ce qu'insérer signifie. Pour les contrats RMI, et selon les organismes instructeurs, ils vont ainsi de l'injonction faite à un individu de venir commenter l'actualité avec le personnel d'une association à la négociation d'un protocole d'accord incluant une formation professionnelles, la recherche d'un stage, et une sortie vers la vie professionnelle. Le contenu dépend nous l'avons vu d'une évaluation des potentialités de l'individu par le travailleur social. Traditionnellement, plus l'individu est jugé désocialisé plus la contre partie au RMI l'éloigne de l'insertion professionnelle pour le situer dans de l'occupationnel. A Perpignan, les Gitans sont généralement situés dans ce pôle faible de l'insertion. Pour les mères de familles, la contre partie du RMI constitue souvent un engagement de leur part à faire respecter par leurs enfants l'obligation de scolarité. Une assistante sociale, travaillant en polyvalente de secteur nous confiait la difficulté à faire rentrer les Gitans dans un contrat d'insertion : 151 Cf L Assier-Andrieu, "La cité doit-elle produire la société ? Cohérences institutionnelles et politiques de cohésions sociales à Perpignan" in Eléments d'analyse de recherche de la politique de la ville à Perpignan, op. Cit,. 56 Ils sont tellement dans un fonctionnement de non effort que déjà tout petit, que bon quand on leur demande un effort on arrive parachuté là. Je crois qu'on est pris comme des gens qui venons faire de la morale, qui bon, venons les déranger dans leurs fonctionnement. C'est pas toujours bien accepté (...) Là je viens d'inclure dans un contrat d'insertion, la semaine dernière, un jeune qui vient de sortir de prison. Un jeune qui est mineur, il a dix sept ans. Je l'ai inclus volontairement dans le contrat d'insertion, en lui disant attention tu signes le contrat d'insertion avec ta mère, tu vas aller t'inscrire à l'A.N P.E, enfin j'ai essayé de faire avec lui projet.. Mais bon. On essaye de faire des projets comme ça, qu'il aille à l'A. N. P.E, je l'ai orienté vers un traitement de soin, on essaye de voir. mais bon on a l'impression vraiment que c'est des gouttes d'eaux. Bon quand j'ai été le voir à onze heures il était couché, il dormait. Alors je lui ai parlé d'un stage qu'on pourrait lui proposer éventuellement d'alphabétisation. Il a commencé à ouvrir des grands yeux . Puis il me dit ce sera l'après midi. Je lui ai dis et bien si c'est le matin tu te lèveras. En fait son inquiétude, c'était de savoir si son stage ce serait le matin parce qu'il faudrait se lever. Voilà c'est le travail au quotidien avec des familles qui vous renvoie ce genre de perception disons de leur fonctionnement de tic qui est comme ça depuis tout petit.152 Relevons ici que le projet d'insertion des Gitans par la musique s'inscrivait au début dans une conception haute de l'insertion. Il était pensé non comme de l'occupationnel dont le but aurait été d'éviter que de jeunes marginaux ne viennent troubler un ordre social inégalitaire en utilisant leur trop plein de temps libre par quelques incivilités, mais comme un apprentissage musical devant permettre aux plus talentueux d'accéder à une autonomie financière. Cette conception que nous avons qualifié de maximale de l'insertion se heurte cependant en pratique à deux contraintes majeures qui dans l'action sont toujours susceptibles de ramener le projet vers de l'occupationnel: les possibilités d'accès au marché musical et la capacité d'adaptation de ces jeunes musiciens talentueux aux contraintes du marché. Le traitement de la question gitane à Perpignan oscille à travers l'histoire entre leur constitution en symbole de l'altérité et la négation de toute différence. L'identification actuelle de ces deux pôles contradictoires des théories de l'altérité forgées au cours des siècles dans l'Occident chrétien dans l'ensemble des sollicitations publiques destinées aux Gitans, et parfois même au sein d'une même initiative, illustre l'éclatement et la confusion de sens qui prévaut actuellement. L'affirmation d'une logique de discrimination positive à l'origine de la mise en place de la Casa Musicale peut agir comme un facteur déterminant dans la mise en pratique d'un mode traitement de la question gitane sachant trouver une juste mesure entre d'une part la reconnaissance et le respect de l'altérité, et d'autre part l'affirmation d'une « gitanité » insérée à la société englobante parce qu'ouverte au changement social. 152 Entretien avec une assistante sociale 57 CHAPITRE II L'EXPÉRIENCE "TEKAMELI" OU LES PARADOXES DE LA RÉUSSITE GUILLAUME FONBONNE L'histoire des Tekameli est celle d'une success story, : de jeunes musiciens gitans faisant l'objet d'un programme d'aide a la réinsertion qui deviennent un groupes de professionnels et accèdent a la reconnaissance internationale. C' est à la trajectoire de ces musiciens que nous allons nous intéresser ici. Le groupe Tekameli: histoire et trajectoire Le groupe Tekameli153 est le fruit de l'action musicale menée dans les quartiers de Saint-Jacques et du Bas-Vernet de Perpignan depuis une dizaine d'années. En 1989, Daniel Tosi, directeur du conservatoire de Perpignan décide de mettre en place un nouveau département " musique traditionnelle/musique nouvelle" dont il confie la direction à Guy Bertrand, venu pour l'occasion de Toulouse. En quelques mois, celui-ci va s'immerger totalement dans le milieu gitan, multipliant les rencontres avec des musiciens gitan des quartiers de Saint-Jacques et du BasVernet. Une association voit le jour, " Perpignan Roussillon Action Musique " . Son objectif : 153 Tekameli signifie "je t'aime / je te veux" 58 " remobiliser, redonner confiance, susciter ou inventer des scènes pour les musiciens, car l'immense potentiel musical semble en léthargie '154. Son idée est de développer et de faire connaître la culture musicale de cette communauté. A la fois musicien, animateur et militant de la "musique du monde", il incarne ce que Le Play désigne sous le nom d"autorité sociale", une personnalité exemplaire qui se reconnaît au respect de ceux qui acceptent son influence 155 C'est en tant que musicien, qu'il a été fasciné par le rapport des Gitans a la musique et en tant qu'animateur qu'il va mener une action concrète. La mise en place du revenu minimum d'insertion et des mesures d'accompagnement qu'il prévoit sont l'occasion d'entreprendre un travail de terrain qui va prendre pour objet la mémoire musicale et la pratique musicale, sous la forme d'ateliers destinés à mettre des musiciens en situation professionnelle et à diffuser leur musique. Ces ateliers aboutiront à un premier concert pour une trentaine de ces musiciens, qui se produiront au festival d'été de Nantes en 1990. Parmi ces groupes se distinguent Tekameli, Chabo et Els Rumberos Catalans. D'autres concerts suivront, puis un album, "Musiciens gitans de Perpignan", enregistré au département "musiques traditionnelles" du conservatoire de Perpignan, réunissant ces musiciens sera édité.156 Une dynamique est en place : dés lors la démarche va tendre à devenir davantage professionnelle : stages entre professionnels, investissement dans le matériel.. Les médias nationaux et internationaux vont s'intéresser a ces jeunes musiciens157. Une association en marge du conservatoire voit le jour, l'Association musicale interculturelle catalane (AMIC)158.En Catalan « amic » signifie « ami ». Destinée a gérer et dynamiser l'action musicale, sa naissance témoigne du positionnement de Guy Bertrand, qui est un positionnement a la fois spécifique et ouvert. Elle fera l'objet d'un financement dans le cadre du projet PAQUE159 .Son action va concerner une quinzaine de jeunes Gitans et Gitanes âgés de 16 a 25 ans. L' AMIC poursuit un double objectif : une formation musicale et une formation d'enseignement général, qui encourage un travail sur la mémoire et le recueil de témoignage des aînés. Pascal Valles, Moïse et Salomon Espinas, musiciens du groupe Tekameli participeront à ce programme. Le programme PAQUE prendra fin en 1994. Aujourd’hui les membres du groupe Tekameli ont le statut d'intermittents du spectacle et ont signé en juin 1998 un contrat de production avec la maison de disque Sony. A l'origine les futurs membres du groupes ne se connaissaient pas. Ils sont issus de différents quartiers de Perpignan. A Perpignan, bien que Saint-Jacques concentre l'imagerie, le pittoresque, l'identification gitanes, la plus grande partie de cette population est répartie sur trois endroits : Saint-Jacques, qui se trouve dans le centre historique de la ville.; la cité du nouveau logis et les HLM de 1' avenue de l'aérodrome. Ces deux derniers lieux sont situés dans le quartier du Vernet, dans la périphérie nord de la ville. Ces lieux constituent ce que J-P Escudero désigne comme "espaces gitans". Longtemps confinés dans ces quartiers spécifiques, 154 G. Bertrand, in G. Bertrand, J-P Escudero, "Musiciens gitans de Perpignan", Etudes Tsiganes, 1994, p. 47. Cf. Louis Assier Andrieu, Entre grâce et disgrâce : la musique, la culture et le social. 156 Musiciens Gitans de Perpignan/ De Sant Jaume Son, 1991, distribué par Média 7. 157 Ainsi la chaîne Franco-Allemande Arte a diffusé un reportage consacré aux musiciens gitans de Perpignan dans le carde de l'émission "Mégamix" en 1994. 158 Après quelques balbutiements à l'automne 1992, l'AMIC, association loi de 1901 est officiellement déclarée en 1993. 159 Préparation Active à la Qualification et à l'Emploi. C'est une convention passée entre la délégation régionale à la formation professionnelle, représentant le Ministère du Travail, et différents organismes de formation, ici le Greta. 155 59 ces espaces montreraient aujourd'hui des signes d'émiettement hors de leurs limites habituelles, dans l'ensemble de l'espace urbain. Les frères Jeremy, Moïse et Salomon Espinas, ainsi que leur oncle Jérôme Espinas sont issus du quartier Saint-Jacques, qui se trouve au centre de Perpignan. Ils sont les petit fils d'Emmanuel Cargol, un prédicateur évangéliste gitan, qui était également un musicien et qui fût, lorsque la salsa est apparue à Perpignan, l'un des premiers "salseros" Gitan de Perpignan. Les " salseros" nous renvoient à la riche histoire musicale de la "rumba" gitane de Perpignan160 . Cette musique puiserait ses origines européennes dans les quartiers Gracia et Hostafrancs de Barcelone, a la fin des années 1950 et serait un mélange de flamenco et d'influence cubaine. Cette musique sera introduite a Perpignan par l'entremise d'une famille, les Gimenez-Saadna . A la fin des années 1970 une nouvelle musique cubaine fait son apparition, la salsa. Dans la communauté gitane Perpignanaise, les musiciens influencé par cette musique seront appelés « salséros ». A Perpignan Manuel Cargol fit de ceux là. Plus tard ce virtuose des "congas" préférera se consacrer à la direction de l'orchestre de l'assemblée. Son fils "Joanet", père de Jérémy, Moïse et Salomon, va s'impliquer très fortement a la fois dans la musique et dans la religion en écrivant de nombreux chants religieux . Les autres membres du groupe, Pascal Vallés, Antoine "Tato" Garcia et Jean Soler, dit Jeannot" sont du quartier du Vernet, a la périphérie de Perpignan. Jeannot et Tato résidaient dans la cité HLM "Peyrestortes", surnommée par ses habitants et ses riverains "Chicago " ou "le Bronx". L'image négative de cette cité est attribuée à une partie de ses habitants, les arrivants les plus récents, gitans hispanophones, couramment qualifiés d'espagnols, bien qu'ils viennent pour la plupart de différentes régions de l'hexagone. La réponse pratique a cette rumeur publique est d'écarter ses habitants de la sollicitude englobante envers les Gitans. Pascal Vallés, résidait dans la cité du "nouveau logis" qui tire son nom de son origine : elle fut construite à quelques mètres en face d'un anciens ensemble d' habitation, " la cité Bellus", qui fut détruite a cette occasion. Cette ancienne cité "Bellus " avait elle même était érigée dans les années 60 en lieu et place d'un Bidonville occupé par des gitans chassés d'un autre endroit de la ville.161 Pascal Vallés a été initié a la musique par un oncle, le demi-frère de sa mère, "Chabo", qui s'était produit professionnellement, mais qui est surtout lié à la famille Saadna, dont nous avons évoqué le rôle important dans l'introduction de la rumba chez les gitans Perpignanais. " Les Gitans du quartier Saint-Jacques et ceux du Vernet entretiennent entre eux une certaine distance qui s'exprime dans le discours des uns et des autres. Cette distance se traduit aussi par une certaine rivalité autour du patrimoine musical que chaque famille garde jalousement. "Etre gitan, c'est l'art de cultiver sa différence" nous confiera J.-P. Escudero. Cela se décline de la différentiation par rapport au non gitan, à la différentiation entre quartier, entre famille, entre individu. Par son travail, Guy Bertrand va créer de nouveaux ponts entre les musiciens de ces différents quartiers, en les engageant à travailler sur la mémoire musicale, sur leur patrimoine musical, ils vont reconstituer ensemble un patrimoine commun. Les Tekameli vont construire leur succès autour d'une musique qui trouve sa source dans le répertoire 160 Cf. J-P Escudero, "à propos de la Rumba...", in J-P Bertrand, J-P Escudero, Musiciens gitans de Perpignan, op. Cit., p. 48 161 L'histoire de cette Cité est développé par Christophe Charras dans la première partie de son article « les enjeux historique de la question Gitane : exclure ou sédentariser ». 60 traditionnel de fête, mais aussi par l'interprétation par les frères Espinas de chant religieux issus du répertoire familial ou entendu dans les églises évangéliques de Perpignan L'acquisition d'un statut exemplaire En même temps qu'ils accèdent à la reconnaissance médiatique et à celle du marché, les Tekameli se constituent en modèle de réussite. Nous l'avons dit, ce groupe est le fruit de l'action musicale engagé par le conservatoire, on peut en attribuer la paternité a Guy Bertrand qui a provoqué la rencontre entre ces musiciens, qui au départ ne se connaissaient pas., et les a accompagné jusqu'aux studios Sony à Paris. Leur succès, c'est celui de leur talent de musiciens, bien sur, mais c'est aussi celui des politiques publiques qui les ont financés, et celui de ce mode original d'intervention qui se situe entre l'action sociale et la politique culturelle et dont D. Tosi nous livre ici l'esprit: " on c'est rendu compte, en fait, que la musique était un moyen important, un moyen premier pour nous et pour les personnalités de Perpignan, ceux qui s'intéressent a la musique, de montrer que finalement ces Gitans qui souvent sont des bannis, sont des gens qui sont hors circuit, , avaient une véritable richesse, et, partant de cette richesse, ce qu'on a voulu faire c'est leur donner confiance en eux, leur montrer que sur le plan du marché, ils pouvaient, sur un marché entre guillemets « national, » « international » ils pouvaient en tant qu'individu, se réaliser, dans une société mondiale large. De montrer ça à leurs enfants, à leurs neveux, à tous ceux qui cohabitent avec eux, et de leur montrer que finalement ils peuvent arriver à quelque chose avec un sentiment d'étude, de mise en valeur peut-être de leur propre culture, et pour cela peut-être faire des efforts sur des niveaux auxquels ils n'auraient jamais fait d'effort 162 Dans ce discours la musique est conçu comme une médiation en soi. C'est un discours de pair, de musicien à musicien, dans lequel la notion d'effort est directement intelligible et productif. D'autre part il situe l'exclusivité de la source musicale gitane dans le répertoire, en sus de la prédisposition génétique radicalisante. Le succès des Tekameli offre donc l'occasion de faire passer un certain nombre de messages : − ils permettent de visibiliser l'action entreprise. − de légitimer une méthode. − ils sont érigés en exemple à destination de la population gitane. − à destination des non gitans, en leur donnant une autre image de cette communauté. Le succès des Tekameli en a fait un modèle de réussite. Ils sont devenus les ambassadeurs de la culture musicale de la communauté gitane de Perpignan dans le monde entier : participation aux festivals de Winnipeg et Vancouver, Canada en 1993, concerts en Australie, et à l'automne1998 une tournée de quarante concerts est prévue aux Etats-Unis. Cette situation place ses membres dans une sorte d'entre deux culturel : en sortant du "quartier" en devenant intermittent du spectacle ils sont intégrés dans la société englobante la plus globale qui soit. Or, en même temps, ils sont aussi d'une certaine manière les représentants d'une identité spécifique, (ainsi leurs albums sont classés sous l'étiquette "musique du monde"). Ils sont de ce fait régulièrement sommés de tenir un discours sur leur communauté et son intégration : 162 D. Tosi in Le cœur gitan, de Sant-Jaume son film réalisé par 1’association Perpignan d’action musicale en 1992. 61 " avant, les gitans c'est vrai ils étaient mal vu. Bon, c'est vrai, parfois, surtout les jeunes, ils font des bêtises, tout ça... mais maintenant grâce a la musique c'est pas pareil… il y a moins de racisme aussi"163. "C'est vrai qu'il y a beaucoup de gitan , des jeunes qui se droguent. Il faut les intégrer un peu plus dans la société. Il y a beaucoup de Gitans, on sait, c'est la musique. "164 " Les gens, maintenant, ils nous regardent différemment. Maintenant, quand on nous regardent, on pense pas du mal de nous et ça nous fait plaisir.... C'est normal, le gitan avant c'était un voleur de poules comme on disait.... c'était pas des choses méchantes qu'ils faisaient mais ils. se faisaient mal voir : ils renversaient les poubelles dehors, les enfants allaient pas a l'école...les gens se disaient " mais qu'est ce que c'est que ces gens là, ce sont des sauvages ou quoi ? " c'est normal... mais maintenant le gitan c'est un regard différent des gens, avant les gens ils avaient pas le même regard."165 Ce qui se joue dans ce type de discours, c'est la négociation même de la nature de l identité gitane. Les Tekameli nous livrent une analyse, opérée du point de vue particulier de Gitans que leur statut d'exemple autorise a être entendu, des rapport de la société gitane avec le reste de la société. Les catégories utilisées par les membres de la société englobante pour les appréhender sont mise a plat, les problèmes internes de cette population sont exprimés. Il est singulier de constater que ce type de phénomènes fait l'objet de réflexion de la part de spécialistes du social qui tendent a le formaliser : ainsi, Bertrand Schwartz a initié depuis 1992 à travers une association, "moderniser sans exclure" une démarche "d'automédiatisation"166. L'idée de son initiateur est de faire participer les personnes des quartiers sensibles, les personnes a faible niveau de qualifiquation, au débat sur l'insertion. En faisant d'eux des interlocuteurs dynamiques, cette automédiatisation permet, selon ses promoteurs, de modifier les représentations a priori que chacun se fait des autres, et grâce à cette compréhension mutuelle d'accroître l'efficacité des dispositifs imaginés. En pratique, cela consiste a réunir une fois par semaine un petit groupe de volontaires partageant une même situation avec un intervenant pour débattre de leur situation sous l'oeil d'une caméra. Le film est ensuite présenté aux décideurs impliqués afin de susciter un débat lui même filmé. Cette seconde mouture est à son tour présenté a un cercle plus large d'interlocuteurs. Le but est de toucher ainsi progressivement tous les partenaires concernés à un titre ou à un autre. Ainsi par le truchement d'une caméra on introduit cet effet de distanciation par rapport à sa situation, à ses appartenances. Manifestement le nouveau rapport ainsi construit s'inscrit dans la démarche récurrente des politiques publiques, de demande de participation de ceux qui en font l'objet . ' Cette appartenance multiple est illustré de façon frappante par la trajectoire résidentielle de Moïse Espinas : à mesure des succès des Tekameli, il déménage successivement de la rue des farines, au cœur du quartier Saint-Jacques, à la rue Emile-Zola qui se situe a la lisière de ce quartier, puis il s'installera boulevard Aristide Briand, frontière entre le quartier Saint-Jacques et le quartier Saint-Gauderique qui est un quartier résidentiel majoritairement habité par des classes moyennes, dans un immeuble qui fait face au quartier Saint-Jacques, mais de l'autre coté du boulevard: "là ou il y a les docteurs." Déclare Moïse pour désigner sa nouvelle adresse. La fête d'anniversaire de son fils, événement emblématique, donne de façon plus significative encore, la mesure de cette tension entre son identité gitane et son intégration a la société englobante. Nous avons la chance d'y être convié depuis six ans. Nous avons fait la 163 France Culture a consacré en décembre 1994 une émission, les nuits magnétiques, a Tekameli intitulée "Nuit gitane à Perpignan" 164 ibid 165 Moïse Espinas, Extrait du film Le cœur gitan, op. cit., 166 Cf, rapport de synthèse du forum débat jeunesse et délinquance urbaine, 15 mai 1998, Aix en Provence. 62 connaissance de Moïse lorsqu'il habitait rue Emile-Zola, par l'intermédiaire d'amis qui habitaient le même immeuble. Il s'agit d'une fête de famille à laquelle sont conviés des non gitans, ce qui en soi n'est pas très répandu dans le milieu gitan : à tel point que lors d'une de ces fêtes l'arrivée d'un petit groupe de non gitans déclencha une réaction d'affolement de la part d'enfants gitans jouant dans l'escalier qui conduisait a l'appartement et qui ne les connaissaient pas. Ils s'en furent sur le champs prévenir les autres convives de cette intrusion en hurlant... Ce qui n'était au départ qu'une fête familiale s'agrandit au fil des années et s'institutionnalisa pour devenir une sorte de mise en scène de sa double appartenance L'impact sur les jeunes. Nous avons souligné la dimension exemplaire du succès du groupe Tekameli, et sa fonction de modèle pour la jeunesse qui lui est attribué. .En 1993 l'adjoint au maire de Perpignan déclarait : " A l'heure où on se penche sur certains quartiers des villes, certains quartiers où pouvait régner une certaine insécurité, où on a pris conscience des problèmes qui se posait, notamment des problèmes de la jeunesse, il est certain que des opérations de réhabilitation sociale peuvent passer par la musique. Notamment dans des quartiers où la tradition ancestrale était aussi profonde qu'elle le sont ici .il est certain que les amener à mettre en valeur leur culture c'est les valoriser eux même. Donc en effet, pour ces jeunes enfants, voir des aînés qui son peut-être en train de devenir des professionnels ( ..) qui sont en train de prendre un métier au lieu de rester inactif ( ..) c'est un meilleur exemple que celui de traîner dans les rues à ne rien faire." En 1994, la réussite des Tekaméli n'est pas encore ce qu'elle va devenir, mais elle n'est déjà pas négligeable. Dans le discours qui précède, la politique musicale est pensée comme s'inscrivant dans le cadre des politiques sociales urbaines, dont l'objectif principal serait la lutte contre l'insécurité, qui nécessite de se pencher sur les problèmes de la jeunesse de "certains quartiers". Il est entendu, sans qu'ils soient nommés, que Saint-Jacques et le Vernet font partie 63 de ces quartiers, en fait il ne s'agit que d'eux, et que les jeunes dont il est question sont essentiellement les jeunes Gitans. Leur relation à la musique est qualifiée de "tradition ancestrale", qui nous renvoie a l'idée d'une qualité intemporelle du « peuple » assimilé dans la plupart des discours a un caractère inné, héréditaire de l'aptitude musicale chez les Gitans. Ce marquage ethnique, associé à l'imputation implicite de leur responsabilité dans les problèmes évoqués structure un raisonnement dans lequel la musique est envisagée comme un moyen de canaliser une jeunesse déviante par nature. Cette conception aboutit à considérer qu'il y aurait une double nature gitane, avec deux propentions intrinsèquement « ethniques », pour la musique et pour la délinquance. Les Gitans ont totalement intégré cette image de leur culture qui leur est renvoyée : " Si tu veux attraper un poisson, tu mets un ver au bout d'un hameçon, si tu veux attraper un Gitan c'est la musique..."167 " Le Gitan en lui même est musicien. C'est en lui même. Parce que le père, par exemple, jouera et chantera et un bambin de deux ans il commencera a danser et chanter aussi, parce qu'il voit le père qui joue de la guitare et qui chante et il apprend les accords à son fils. Et son fils peut-être plus tard sera plus fort que le père, ça s'est vu. "168 La musique est associé a un type d'apprentissage, l'apprentissage par imitation, qui est différent de la conception classique de l'enseignement mais il qui exige aussi une certaine discipline : "si tu joues il faut écouter les autres". Toutefois la pratique de la musique comme moyen d'insertion professionnelle reste aléatoire, comme en témoigne cette assistante sociale de Saint-Jacques qui explique ne pas avoir signer un seul contrat d'insertion relatif à la musique. On peut chercher une explication a cela dans le rapport particulier qu'entretiennent les Gitans à la musique : "la musique est un plaisir et non pas un travail" répondra une figure de Saint-Jacques à qui il était demandé ce qu'il pensait de la musique devenue espoir d'insertion professionnelle. Mais on peut également entrevoir un autre type de réponse en s'interrogeant sur les tensions qui traversent ce mode d'intervention. Guy Bertrand a une vision inter-génerationnelle et universalisante de la musique. Sa démarche participe tout a la fois de sa sensibilité de musicien et de sa pratique anthropologique. On pourrait se demander jusqu'où cette conception de l'universalité de la musique considérée d'un point de vue artistique est compatible avec une vision de la culture comme élément d'intégration émanant d'une administration d'Etat. N'y aurait-il pas là à l'œuvre deux logiques contradictoires? 167 Entretien avec un musicien Pitou" Cargol in Le cœur gitan, op. cit., 168 " 64 CHAPITRE III "LE NOUVEAU PEUPLE" : LA MUSIQUE ET LE SACRÉ KAREN ASNAR La croyance mystique, pour les groupes tsiganes en général et les Gitans de Perpignan en particulier, est une partie essentielle de leur cadre culturel, traditionnel et social. De quelque manière que ce soit, elle est présente dans de nombreux moments du quotidien, sous forme de mythes ou de rituels d'origine domestiques et collectifs. Ainsi sont inclues dans la religion un grand nombre d'activités qui sont classées comme culturelles dans la communauté englobante. Ainsi le chant possède cette double classification selon les groupes sociaux qui l'envisagent. Les actions culturelles menées par les municipalités envers les populations gitanes tendent à constater le chant et la musique comme éléments de culture indépendants et "typiques", comme le flamenco par exemple. Mais cela serait oublier que pour les communautés évangélistes gitanes surtout, la musique et le chant sont une composante de la religion et non seulement un élément culturel, digne de faire l'objet d'une politique de même adjectif. Selon cette vision, la musique sans volonté religieuse n'a pas vraiment de raison d'être, car "c'est pour Dieu que nous chantons, pour sa gloire".169 Nous sommes ainsi confrontés à un certain décalage entre la nécessité du chant dans la célébration évangéliste et le désir et la mise en place de politiques culturelles faites par les institutions publiques des villes autour de la musique comme élément proprement culturel. C'est dans cette optique que le groupe Tékaméli, sur sa célébrité, suscite maintes réserves de la part des évangélistes, car ce groupe devenu commercial utilise les chants religieux qui ne devraient être réservés qu'à un usage de célébration du Seigneur. "C'est pas bien ce qu'ils font. Ils utilisent les chants religieux pour avoir de l'argent'.170 Bien sûr, il y aurait moindre mal si ils voulaient évangéliser grâce à la musique. "Ils ne le font pas pour des bonnes raisons".171 Le chant religieux comme activité culturelle est presque un "sacrilège", une dénégation du sens profond de cette musique. Nous avons en général une idée caricaturale des pratiques religieuses gitanes, comme l'image de ces femmes pleurant et criant, lors des cérémonies catholiques, au pied des statues de vierges. Surtout, émerge le stéréotype d'une communauté gitane catholique, symbolisé par le pèlerinage de Saintes-Maries-de-la-Mer Depuis peu, une proportion importante ne l'est plus, elle reste chrétienne mais se tourne vers une nouvelle façon de croire, plus en accord, dit-elle, avec la vérité de leur foi. Je voudrais présenter ici les grandes lignes de cette nouvelle "religiosité" gitane de la communauté de Perpignan, afin de comprendre ce qu'elle a bouleversé dans les structures et les rapports sociaux au sein du groupe. Et surtout quelle en est son ampleur. Nous assistons ici à une véritable émergence d'une nouvelle tendance, une mutation profonde de la société gitane en général. 169 David, pasteur, mars 1998. Daniel, pasteur, répondant à la question : « Que pensez-vous des Tékaméli ?» mars 1998. 171 Vincent, pasteur, mars 1998. 170 65 Pour expliquer brièvement ma démarche de terrain, je me suis attachée à suivre les groupes évangélistes gitans dans leur pratique religieuse, les réunions de prière et les missions. Pour un meilleur rapport d'entente avec le groupe et permettre des relations plus personnelles, j'ai limité mon observation à trois salles de Perpignan, dans les quartiers à forte représentation gitane. Les descriptions détaillées de ces trois salles ainsi que le résultat ethnographique du terrain seront retranscrits dans une seconde partie. Je voudrais revenir sur quelques définitions précises des termes qui seront employés tout au long de ce texte, m'appuyant également sur les écrits de A. Kovacs-Bosch et J. Baubérot. Commençons par l'évangélisme: que signifie-t-il et qu'induit-il comme environnement théologique? Selon la définition générale et générique, l'évangélisme est une volonté de revenir aux préceptes de la Bible, de suivre les règles et discours du Livre. L'Eglise évangélique fait partie du mouvement réformé pentecôtiste. D'origine américaine, comme les "assemblées de Dieu" dont nous reparlerons plus tard, elle s'inspire du récit des Actes de Apôtres relatif à la venue de l'Esprit Saint sur eux et les charismes qui en ont résulté, comme le don de guérison, la glossolalie172. Les réunions sont structurées autour des chants, des récits de conversion et de guérison173. Avec J. Baubérot ( 1993, p. 427), on peut dire que l'Église évangélique peut aussi être appelée Eglise pentecôtiste, appellation selon le pays où elle est implantée. Les principes sont précis et clairs: l'expérience de la conversion, les dons spirituels apportés par l'Esprit Saint (glossolalie, prophétie, guérison), l'attente du retour du Christ, parfois avec une tendance apocalyptique très marquée. Schématiquement, l'évangélisme est un mouvement religieux inclus dans le pentecôtisme protestant qui "affirme sans réserve l'autorité de l'Écriture Sainte " (KovacsBosch A.,1995, p.14), c'est-à-dire des actes des Apôtres et qui a pour fondements l'expérience personnelle et individuelle de la conversion par l'Esprit Saint, le baptême à l'âge adulte par immersion totale, les dons spirituels reçus lors de cette descente de l'Esprit (dons "visibles et efficaces"), et les "miracles " qui en découlent, la volonté de suivre les principes "bibliques" de vie (ne pas fumer, ni boire, pas de drogue, pas de violence, les femmes s'occupent du foyer...). Les groupes de Perpignan se retrouvent dans cette peinture, et nous verrons plus tard qu'ils ne sont pas isolés mais font partie d'une ensemble suivant les mêmes règles. Pour retranscrire au plus juste les observations issues du travail de terrain, il m'a paru évident de devoir utiliser les termes courants entendus lors des réunions. Ainsi, les mots " Seigneur, Dieu, Esprit Saint... " sont employés régulièrement. Derrière ces mots, il y a bien sûr une croyance religieuse particulière. Il n'est pas question ici de discuter des modalités de cette croyance, sa vérité ou non-vérité. Il ne sera pas non plus dans le sujet d'expliquer en détail l'environnement théologique de cette religion. Nous prendrons les termes tels qu'ils ont été dits dans leur contexte religieux et situationnel. Que pouvait révéler ce changement de confession pour le groupe entier des Gitans de Perpignan et des environs, quelles évolutions mettait-il à jour? Comme nous le verrons, la conversion des Gitans s'est faite de manière très rapide et il convient de s'interroger sur la façon dont le mouvement évangéliste a pu répondre aux attentes gitanes, avec quel impact En quoi, en d'autres termes, l'adhésion massive des gitans à l'évangélisme, avec tout ce que cela implique de changements des principes de vie a bouleversé le fonctionnement global de la communauté, les membres étant étroitement liés les uns aux autres. 172 La glossolalie ou le parler en langue est un don reçu par un fidèle lors d'une réunion et dans une sorte de transe il: prononce des paroles incompréhensibles par la plupart des personnes présentes. Il arrive souvent qu'une autre personne de la salle, recevant le don d'interprétation, puisse traduire ses propos. 173 Chevalier J.(sous la dir. De), Les religions, Paris, CEPL, 1972. Samuel, Les religions aujourd'hui, Lyon, Chroniques sociales, 1987. 66 Nous tenterons dans une troisième partie de donner sens à cette interrogation en nous appuyant sur les observations et les entretiens faits auprès de la communauté. Ce chapitre sera construit autour de trois points distincts, regroupant les différentes formes du changement social et individuel: tout d'abord les modalités nouvelles de structuration du groupe gitan en fonction de la place grandissante de l'évangélisme et de ses responsables religieux, dans un deuxième temps, le phénomène d'intégration dans le groupe et par le groupe des individus plus ou moins marginalisés, et enfin la nouvelle vision que les groupes évangélistes ont d'eux-mêmes à l'intérieur de la communauté et surtout pour l'extérieur, le "paio", le non-gitan, en d'autres termes un nouveau mode de présentation- représentation de « l'identité culturelle» I- La Mission Evangéliste Tsigane (MET) et les évangéliste de Perpignan Avant de continuer dans une réflexion plus approfondie, il est important de bien comprendre dans quel cadre évoluent les groupes évangélistes gitans, de Perpignan et d'ailleurs. Ils ne sont pas isolés mais inclus dans un vaste projet global, mondial. Cette notion de participation à un tout, de relation avec l'extérieur sera développée plus avant. Découvrons tout d'abord cette organisation qui est à l'origine de l'accession des Gitans à l'évangélisme, tel que nous l'avons déjà défini. La communauté évangéliste gitane de Perpignan fait partie pour sa majorité de la MET, Mission Evangéliste Tsigane. 174 C'est le pasteur Clément le Cossec, breton et non-tsigane, qui est l'initiateur de la mission. Elle débute en 1952 et s'étend aujourd'hui, avec la Mission Evangéliste Tsigane Mondiale dans trente-six pays. Un récit, qui prend la forme d'un mythe fondateur, est régulièrement rappelé à la mémoire des fidèles, notamment dans la revue "Vie et Lumière", éditée par la Mission sur les actions menées à travers le monde: une femme tsigane, dont le fils gravement malade, est perdu pour la médecine officielle des " paios", va suivre une réunion pentecôtiste et grâce à l'imposition des mains par les pasteurs, le fils est miraculeusement sauvé. Le deuxième fils, après la guérison, voudrait se faire baptiser par immersion mais cela lui est refusé car il n'est pas civilement marié et vit dans le «péché». Rencontrant Clément le Gossec, alors pasteur à Rennes, il lui demande conseil. Lors de la réunion de prière, le tsigane reçoit l'Esprit Saint et se met à « parler en langue ». Le Cossec décide alors de baptiser par l'eau ceux qui l'ont déjà été par l'esprit, tsigano ou autres. Il va alors devenir le moteur de l'évangélisation des "gens du voyage". Depuis 1975, La MET fait partie de la Fédération protestante de France et reste très proche des assemblées de Dieu, autre mouvement évangéliste. La MET veut rester officiellement reconnue car concernant une population quelque peu en marge, elle ne voudrait pas rajouter aux craintes des responsables politiques non-gitans, qui pourraient y voir un groupement de type sectaire. C'est pourquoi, lors de ces missions sont régulièrement invités des responsables de la fédération protestante. En ce qui concerne plus particulièrement les gitans de Perpignan, leur histoire dans l'évangélisme est indissociable de celle de la MET. Ils commencent à se convertir dans les années 50. Des familles entières viennent se regrouper pour former l'association " Vie et Lumière" (nom tiré du titre de la revue éditée par la MET). Les hommes qui désirent devenir pasteurs suivent une formation de quelques mois au Centre évangélique national de Nevoy. Après plusieurs étapes d'apprentissage, où les "candidats" perfectionnent leur lecture, 174 Baubérot J., Ethnologie des faits religieux en Europe, op. cit. 67 s'exerçant sur la Bible, puis l'explication de passages de l'Ancien et du Nouveau Testament, ils font l'expérience du prêche, où comment parler et illustrer pour un public moins averti des concepts abstraits de croyance et de religion. Ils reçoivent enfin, après ces "épreuves", une carte officialisant leur fonction de pasteur de la MET. Revenus à Perpignan, et en fonction des besoins de la région ils deviennent d'abord aide-responsable puis responsable d'une salle. Aujourd'hui, on dénombre environ 2000 baptisés gitans, précisément ceux qui sont passés par la cérémonie du baptême, et ce chiffre est en progression constante par rapport à la population gitane totale, dont 700 à 800 fidèles, qui assistent très régulièrement aux réunions de prière, le dimanche et en semaine, cela tendant également à s'étendre, malgré l'assiduité que cela implique, ce que nous verrons plus avant. Les pasteurs sont une quarantaine à Perpignan, en formation ou "agréés", de tous âges. Ils ont bien cette fonction officielle mais ne sont pas rémunérés pour l'exercer. C'est pourquoi la plupart continue de travailler parallèlement, en général comme itinérant sur les marchés. Le plus ancien doit avoir dans les 65 ans, le plus jeune 25 ans. Ils sont dans le commerce de la fripe, des chaussures et des matelas. Au cours de leur formation, au sein du même établissement, les pasteurs de tous horizons sont amenés à se côtoyer, et ainsi, de semaine en semaine se tisse des liens de reconnaissance mutuelle. Un réseau intense se constitue, reliant les régions, et les communautés, les unes aux autres, par le déplacement régulier des pasteurs. En effet, ceux-ci s'invitent dans leurs salles respectivement pour venir passer quelques jours ou quelques semaines et animer les réunions de prières chez leurs hôtes. A cette occasion, des missions sont organisées par la ville qui reçoit. Nous reviendrons plus en détail sur ces temps fort de la vie religieuse par la description de l'un d'eux. Comme je l'évoquais précédemment, la majorité des lieux de prière sont dépendants de la MET, dont la salle la plus importante de la région est celle du quartier Saint-Jacques. Seule une salle, celle du Vernet, que nous nommerons Vernet 2, se détache de "Vie et Lumière". Le pasteur qui la dirige a suivi les mêmes formations que les autres, dans les mêmes lieux, mais il a ensuite désiré rester indépendant, et tous les fidèles de la salle avec lui. La raison en semble que la salle Vernet 2 souhaite se détacher car ses pasteurs ont le projet d'organiser le groupe autour de règles de vie plus strictes (les femmes toujours en jupes, ...). Une autre raison se retrouve dans les origines des pasteurs: ceux de Vernet 2 font partis d'une famille très ancienne de Perpignan et très attachée à la ville, au quartier, une sorte de bourgeoisie gitane par rapport aux itinérants qui se sont installés plus tard dans le quartier Saint-Jacques. S'opposent ici deux intérêts qui créent cette séparation cultuelle, qui pourrait amener à une lutte de pouvoir dans un proche avenir. Les femmes ont vu une évolution de leur place au sein de la communauté évangéliste. Par les principes religieux, "qui viennent de la Bible", elles sont tenues, après la timide émancipation de ces dernières années, de reprendre le chemin du foyer et de l'éducation des enfants, ainsi que de retrouver une tenue vestimentaire appropriée et plus ou moins stricte: le port de la jupe, des robes et des hauts sobres, non transparents. Ce retour à une normativité que l'on a connu il y a plusieurs générations est justifié par la volonté de suivre les préceptes de la Bible relativement adaptés au groupe gitan. II- Une ethnographe en milieu gitan : Une présentation des salles de prière qui ont servi de point d'observation pour ce travail s'impose. 68 La première salle, la plus grande de "Vie et Lumière" est celle du quartier Saint-Jacques. Située dans le centre historique de Perpignan, où est regroupée un grande partie de la communauté gitane de la ville, elle constitue le point essentiel de l'évangélisme de la région. Elle rassemble près de 200 fidèles et nécessite six à sept pasteurs et aides pour la conduire, dont trois se consacrent uniquement aux chants et à la musique lors des prières. Etant la salle la plus importante, le pasteur qui en a la charge est également celui par qui passe les informations venant de la MET et toutes les demandes de la part des salles à leur intention. Autant dire que c'est un peu le pasteur responsable du département. Il est désigné par la MET elle- même. Le pasteur de Saint-Jacques depuis maintenant plus de quinze ans se nomme Joanet Cargol. La salle elle même est d'aspect simple. Au dessus de la porte se trouve un grand panneau annonçant " Vie et Lumière". L'intérieur est rempli de chaises en plastique avec au milieu un espace de passage. Au fond se trouve une petite estrade en bois sur laquelle sont installées des chaises et un pupitre avec un micro servant aux pasteurs. Sur la gauche on trouve du matériel musical, clavier et guitares, et table de mixage pour le son des micros. La seconde salle, beaucoup moins importante se situe dans le quartier du Haut-Vernet, juste à coté d'un stade de rugby. Ce quartier est un autre lieu de résidence choisi par les groupes gitans, mais la communauté est beaucoup moins importante et surtout mêlée à d'autres groupes, d'origine arabe notamment. Elle reçoit entre cinquante et cent personnes. Quatre pasteurs en ont la charge, dont deux s'occupent plus particulièrement de la musique, qui, nous le verrons, tient une place importante. Le pasteur responsable, David, son frère Daniel, avec Vincent " Beach", se relaient pour le prêche et le chant. Pour précision, Daniel et David sont les fils de Joanet, le pasteur de St Jacques. La salle est beaucoup plus petite que la première. Sur un coté extérieur, une pancarte annonce "Vie et Lumière" et un panneau indique les horaires des réunions. Les chaises sont, là aussi, disposées en deux rangées, et au fond on retrouve une petite estrade en bois, un pupitre et les appareils musicaux. Derrière le pupitre, sur le mur, est accrochée une grande croix en bois. La troisième salle est également située au Haut-Vernet, dans une rue voisine de la seconde, face à l'hôpital. C'est pourquoi nous la nommerons Vernet 2. Elle ne fait pas partie de " Vie et Lumière", comme je l'ai expliqué plus haut. Elle est plus grande que la salle de SaintJacques et peut accepter jusqu'à 300 personnes. Le pasteur responsable, assisté de trois autres, a pour patronyme Baptiste, grande et ancienne famille gitane de Perpignan. La disposition est pratiquement la même que pour les autres salles. Aux murs de droite et de gauche sont collées des affiches imprimées d'un dessin et d'un passage de la Bible. Devant le pupitre, par terre, une table est souvent décorée d'un bouquet de fleurs. Et sur le mur, derrière le pupitre, est accrochée une inscription: "El Bethel". Selon les explications du père du pasteur responsable, cela se traduit par la Maison de Dieu, et cela vient de l'hébreu. Voilà la seule différence visible entre cette salle et les deux autres. Mon premier contact avec l'évangélisme gitan s'est fait lors d'une réunion très importante dont l invité d'honneur était Clément le Cossec (événement exceptionnel), en quelque sorte le guide spirituel de la communauté. Pour cette occasion, trois jours d'offices avaient été prévus au Couvent des Minimes, patrimoine historique et centre culturel municipal, à la limite du quartier St Jacques. Après les prières du premier soir, je me suis présentée aux pasteurs. Tous étaient très occupés et le contact ne fut pas immédiat, mais comme des questions sur mon compte allaient circuler rapidement, étant quelque peu remarquable car non gitane, il m'a paru bienvenu de me faire connaître dès le début. Le dernier soir fût l'occasion de parler avec quelques jeunes femmes venues à la réunion, puis à la fin, de discuter avec Clément le Cossec lui-même et surtout avec ' 69 sa femme, qui le suit dans toutes ses missions. Elle me raconta leurs voyages en Inde et ailleurs. A la fin de la conversation, deux hommes, pasteurs, m'abordèrent pour me demander si j'étais intéressée par l'évangélisme et me proposèrent de venir à leur réunion au Vernet. Ce que je fis dès le lendemain. A mon arrivée, avant même de m'asseoir, Daniel, un des responsables, vint m'installer auprès d'une fidèle et me donna un livre de chants. Lors des phrases de conclusion de David, il avoua être content d'accueillir une "nouvelle amie" parmi eux. Cette position, nous le verrons un peu plus loin, malgré mon insistance sur les raisons de ma présence, fût la plus forte. Pour le groupe, je suis venue pour une raison précise , les observer, mais cela ne m'empêche pas d'être potentiellement une future convertie. Bien que je ne participe à aucun acte pendant les réunions, prières, chants ou autres, il n'est pas exclu que "je m’y mette". D'un autre coté, j'ai fait la rencontre du père du pasteur responsable de Vernet 2, puis de lui-même. Ils m'invitèrent également à Vernet 2. A la fin de la première réunion, le père vint me présenter quelques membres de sa famille, sa femme, ses nièces... Bien entendu, dans l'une et l'autre occasion, on me posa des questions sur les raisons de ma présence, sur mes croyances. J'y répondais le plus précisément possible, insistant bien sur le fait que je faisais un travail d'observation, tout en ne fermant pas la porte sur mes convictions et mon intérêt personnel. Après avoir assisté plusieurs fois aux réunions de la salle du Vernet, je demandais à m'entretenir avec David, le pasteur responsable de cette salle. Avec son accord, après une réunion, nous sommes restés. Mais avec nous s'installèrent également les autres pasteurs, les femmes de deux d'entre eux, dont celle du premier soir. Ce fut un entretien collectif: je posais une question et tous me répondaient l'un après l'autre. Je me suis rendue également à la salle de St Jacques, ayant demandé aux pasteurs du Vernet de parler de moi au responsable de la grande salle. Je me suis présentée à lui après la réunion. En sortant, un groupe de jeunes femmes m'a abordé et m'a posé des questions sur les raisons de ma venue, mes croyances, mes origines religieuses, tout en parlant des leurs. Ayant plus de contact avec les fidèles du Vernet, notamment avec la femme du premier soir, et préférant l'échange à l'interrogation permanente, j'ai parlé à quelques-uns d'un ennui de santé qui m'empêcherait de venir pendant quelques semaines. La femme et David ont insisté pour prier pour moi, ce que je n'ai pu refuser. Nous sommes restés dans la salle tous les trois, elle derrière moi et le pasteur debout devant moi. Il a posé une main sur ma tête et fait une prière à haute voix pour m'aider dans ce moment, pendant qu'il nous demandait de nous recueillir. Après mon absence, je suis revenue de temps en temps aux réunions. Un soir, lors de l'une d'elle, David, en train de prêcher, déclare qu'il a des difficultés, car "il sent une résistance" et qu'il est sûr qu'il va y avoir des bénédictions, que l'Esprit Saint va révéler leurs charismes à des personnes de la salle. Il arrête alors son prêche et demande le recueillement. Au cours de la réunion, plusieurs personnes vont "se sentir bénies". Mais le pasteur ne se résout pas à finir les prières, car "le Seigneur lui parle et lui dit qu'il y a encore une personne qui résiste". Ayant la tête baissée suffisamment pour ne pas le voir, je sens tout de même son regard insistant sur moi. Cette réunion fut remplie d'émotion, mélange de tension et de méfiance, ainsi que de libération pour les personnes se sentant bénies. Avant de terminer l'office, le pasteur dit qu'il est de son devoir de parler à cette personne qui a résisté. Les commentaires des femmes vont bon train pour savoir de qui il s'agit, l'une d'elles va même demander au pasteur si c'est bien celle à qui elle pense. David me demande de rester après l'office. Quand tous sont partis sauf Daniel, David et Vincent, il me confirme que c'est bien de moi qu'il s'agissait. Dans cette situation s'offraient à moi deux solutions pour expliquer ma position non impliquée: je pouvais mettre en avant mon travail et faire comprendre que je ne suis là que pour observer de l'extérieur. J'ai été poussée à révéler ma propre conviction 70 religieuse, pour mieux l'abstraire du débat et rétorquer sur un même terrain, ayant en face de moi des personnes plus préoccupées par ma vie spirituelle que par mon travail.175 Ce fut l'occasion d'une discussion approfondie sur les croyances et postulats des groupes évangélistes, notamment sur leur conception. Mes doutes sur la croyance en une entité triple, c'est-à-dire que Dieu, Jésus et le Saint Esprit ne soit une seule et même chose, n'ayant pas été levés, il m'a été affirmé en conclusion, que les réponses à mes questions seraient apportées par Dieu. Je craignais d'être un peu mise à l'écart après cet épisode, mais il n'en fut rien, au contraire. Les relations avec les fidèles se sont améliorés et les pasteurs se préoccupent régulièrement de savoir si j'ai obtenu ces réponses. Par contre, lorsque j'ai posé quelques questions du même ordre à plusieurs fidèles de Vernet 2, j'ai senti une certaine méfiance, qui n'a pas disparu encore. Là aussi, j'ai été placée dans une situation de potentielle conversion, mais le fait d'avoir des doutes a rappelé à mes interlocuteurs la raison de ma venue. Commençons par la réunion de prière de la semaine, qui se déroule dans toutes les salles, à des jours différents (le mercredi, vendredi à Vernet 2, le lundi, jeudi à Vernet et le mercredi à st Jacques). L'office commence à 20h30 environ. Les fidèles prennent place dans la salle de façon assez précise: à Vernet 2 et à st Jacques, les hommes s'assoient sur les sièges de la rangée de droite, les femmes à gauche. Les places restées libres derrière les hommes sont prises indifféremment par hommes et femmes. Au Vernet, les hommes s'installent devant, sur la droite et la gauche. Les femmes occupent les places derrière eux. Ces dispositions sont bien sûr schématiques mais assez bien respectées. Les enfants circulent relativement librement entre les deux allées, et quand ils sont plus grand, jouent dehors. La réunion débute par des chants religieux, chantés par un pasteur responsable de la musique, suivi des fidèles, accompagnés à la guitare ou au clavier. Les chants choisis sont variés, mais ils sont tous tirés d'une liste répertoriée sur un cahier et commune à toutes les salles. Ainsi, au Vernet, les musiques sont " Flamenca", avec guitare ( jouée par Vincent) et solo du chanteur (en général Daniel), les musiciens étant sur l'estrade, face à la salle, les fidèles tapent dans leurs mains en créant un rythme soutenu. A Vernet 2, les chants sont faits par deux jeunes femmes assises au premier rang à gauche. Elles ont un micro mais ne montent pas sur l'estrade, tournent le dos à la salle. Les musiques sont plus lentes, plutôt des complaintes. Un homme sur l'estrade les accompagne à la guitare ou au clavier. Les fidèles chantent et participent peu. Dans les trois salles, les deuxtiers des chants sont en français, seuls deux ou trois par réunion en espagnol et au maximum deux en catalan. Les femmes se mettent un foulard sur la tête pendant toute la durée de la réunion. Parfois, après quelques chants, le pasteur cède sa place et un autre prend le relais des musiques. Plusieurs mélodies plus tard, le pasteur responsable se met au pupitre. Pour prendre la parole, il commence sa phrase par "Gloire à Dieu" ou "Alléluia". Les fidèles répondent "Amen". Il en sera fait de même à chaque reprise de parole. Il demande à un fidèle de la salle, un homme, de "placer la réunion devant le Seigneur". Il parle toujours en français et désigne les fidèles, dont celui-ci, comme les frères et les sœurs. L'homme qui s'exécute se lève de sa place et demande à Dieu ou au Seigneur de bénir l'office et de "venir parmi eux" pour les aider. Il effectue cette 175 J'ai précédemment effectué une enquête de même sorte sur une communauté de Renouveau charismatique, pendant laquelle j'ai été confronte à la même interrogation. Dans les deux cas, ma situation fût la même: mes convictions personnelles m'ont toujours maintenues hors des croyances de chacun des groupes, ne correspondant ni aux unes ni autres. 71 prière à voix haute, en français, rarement en catalan, et les fidèles ponctuent ses phrases de " Amen" et "Alléluia", ainsi que "Gloire à Dieu" ou toute autre expression exprimant des remerciements. Puis les chants recommencent pour une durée variable. Ensuite vient au pupitre un fidèle, homme ou femme, ou un pasteur, désigné avant l'office, et qui fait part à l'assistance de son "témoignage". La personne va raconter une partie ou la totalité de sa vie passée, de façon résumée bien sûr, en insistant sur les passages difficiles, les épreuves, les deuils, les maladies... ou en accumulant les actes répréhensibles qu'il ou elle aurait commis, les vols, les abus (alcools, drogues, cigarettes, sorties... ), tout ce qui peut être vu comme mauvais, à vivre ou à faire, toujours en rappelant que cela se passait avant. Dans un deuxième temps, le témoin va révéler qu'il a ressenti "la présence de Dieu dans son cœur" et que depuis sa vie a totalement changé: il ou elle ne fume plus, ne boit plus, ne sort plus, et a une vie familiale rangée. Les épreuves sont encore là mais sont plus faciles a supporter depuis. Le témoignage prend fin et les chants recommencent pour quelques minutes. Un des pasteurs vient dire quelques phrases à propos de ce qui vient d'être révélé, mais cela surtout dans le but d'appuyer un raisonnement sur les actes réels et visibles du "Seigneur", les preuves de son existence. Un ou deux chants après, le pasteur désigné à l'avance vient prendre place au pupitre et commence son discours. Il l'entame par une lecture d'un court passage de la Bible, en général du Nouveau Testament. Il enchaîne sur une réflexion à propos de cette lecture, mais toujours en se servant d'exemples concrets. Il se peut qu'au cours de son prêche il relise un autre passage pour argumenter son discours. Tout au long de cet enseignement, ses phrases sont ponctuées de "Amen", "Alléluia", et les fidèles font de même selon leur envie. Il rappellera souvent que ses paroles sont inspirées par le Seigneur, et aussi que "ce n'est pas lui qui le dit mais la Bible, et que la Bible dit toujours la vérité' . Cette partie dure environ une demi-heure. A la fin de son prêche, le pasteur tente toujours de tirer une leçon et invite les fidèles de manifester leur volonté de prendre pour eux ces enseignements. Pour cela il demande que tous baissent la tête pour se recueillir. Les fidèles marmonnent à voix basse mais intelligible des prières et des remerciements. Il en sera fait de même à chaque moment de prière personnelle. Ceux qui s'occupent de la musique mettent un fond mélodique discret. Le pasteur demande alors à ceux qui le souhaitent de lever la main en signe d'acceptation. Chaque fois qu'une main se lève, il dira à haute voix: "Merci Seigneur pour cette main". Il tentera de convaincre les fidèles qui n'ont pas encore levé leur main par des phrases d'encouragement. Au bout de dix minutes, il cessera. En avant-dernière partie, il demande aux personnes malades ou ayant des proches malades de se lever et de venir devant le pupitre. Avec les autres pasteurs, il descend de l'estrade et tous posent une main sur la tête de la première personne. Ils prient ensemble, à haute voix, le Seigneur de bien vouloir "descendre sur cette personne et la guérir" . Ils font de même avec tout ceux qui se sont levés, à tour de rôle. A Vernet 2 et St Jacques, les pasteurs ne descendent pas de l'estrade et font une prière collective. Le pasteur revient alors à sa place derrière le pupitre, et annonce que la réunion se termine. Il rappelle les quelques réunions ou missions particulières, puis demande aux fidèles de se lever de leur place pour se "quitter dans la paix". Il désigne alors un fidèle homme pour remercier le Seigneur et lui demander de les aider et protéger. Chacun dit "Amen" à la fin de la réunion. La réunion du dimanche est en de nombreux points identique à celle de la semaine. C'est pourquoi nous énoncerons simplement le déroulement des étapes. Sur une petite table installée devant le pupitre sont disposées deux coupes en gré, de part et d'autre de deux bannières en osier. Une bouteille de vin et un morceau de pain sont aussi prévus. La réunion débute vers 10h15 et commence par les chants. Après quelques dizaines de minutes, le pasteur prend la parole et demande à un fidèle de placer la matinée sous la bénédiction du Seigneur. Après cette prière à haute voix, les chants reprennent. 72 Il n'y a pas de témoignage de fidèle; le pasteur responsable passe directement au prêche. Avant la fin de celui- ci, quatre hommes se lèvent et se dirigent vers le fond de la salle où se trouve un lavabo et se lavent les mains à tour de rôle. Pendant que le prêcheur répète les passages de la Bible relatant la Cène, avec le partage du pain et du vin, symbole du corps et du sang du Seigneur, les hommes reviennent à la table devant le pupitre et restent debout, dos tourné à l'assistance. La musique crée un fond sonore; le pasteur cesse de parler et un fidèle demande à haute voix la bénédiction de la matinée grâce au partage du pain et du vin. Les quatre hommes préparent ensuite les coupes en versant du vin, et les bannières en découpant le pain en petits morceaux. Le pasteur demande aux seules personnes baptisées selon les règles évangélistes de se lever de leur place; ils se recueillent et prient à haute voix. Les quatre hommes mangent un morceau de pain et boivent un peu de vin, toujours devant la table. Puis deux d'entre eux prennent les coupes, avec un morceau de papier essuie-tout et les deux autres les bannières. Ils se séparent vers la droite et la gauche et des deux coté, l'homme avec une des bannières la tend à chacun des fidèles debout, puis derrière lui passe l'homme avec une des coupes qui fait de même. Pour avertir le fidèle, qui se recueille la tête baissée et souvent les yeux fermés, marmonnant comme pour chaque prière personnelle, l'homme lui touche le bras avec sa main, ou la bannière. Le baptisé relève alors la tête et prend un morceau de pain ou boit à la coupe. Après chaque personne, l'homme qui tient la coupe l'essuie avec le morceau de papier. Lorsque tous ont bu, les quatre hommes reviennent à la table et posent le tout. Ils reprennent leur place et tous se rassoient. Le pasteur annonce alors un moment de prière à haute voix, pour ceux qui veulent s'exprimer. Certains prennent la parole, à tour de rôle, les autres ponctuant leurs propos de "Amen" et " Alléluia", le prédicateur encourage les prières lorsque l'assemblée fait silence trop longtemps. Il arrive, lors de ces moments, que une ou plusieurs personnes parlent en langue ou prophétisent. Les autres se taisent alors et écoutent le message de "l'Esprit Saint". Puis lorsque plus personne ne parle, les chants recommencent. Le pasteur annonce la fin de la réunion, passe quelques messages pratiques sur les rendez-vous de la semaine, et quelques commentaires sur la réunion puis demande à tous de se lever de sa place pour la prière finale faite par un fidèle. Comme pour les autres réunions, des éléments invariants constituent le corps du rituel. La réunion débute, comme toujours, par des chants. Puis le pasteur invite les fidèles à prier à haute voix, après qu'un fidèle ait demandé la bénédiction de la réunion. Quelques personnes remercient ou demandent, à tour de rôle. Le pasteur responsable prend alors la parole et fait un petit discours, en utilisant toujours quelques passages de la Bible, mais à la place de l'enseignement habituel, il fait plutôt des remarques dans le but de donner une sorte de thème de prière pour la soirée :par exemple par la baisse des manifestations de l'Esprit Saint lors des offices, par des «parler en langue» ou des prophétisations, dans l'ensemble des salles . Tous chantent deux ou trois morceaux. Puis le pasteur invite les fidèles à prier et demander précisément telle ou telle faveur. Les participants se recueillent en marmonnant et certains prennent la parole à voix haute. Le pasteur et ses aides viennent près de la personne en train de parler et posent leurs mains sur sa tête. Ils entament une prière de bénédiction à haute voix en même temps que le fidèle. Cela dure environ trois-quarts d'heures. Puis tous se séparent après que l'un d'eux ait remercié pour les bénédictions. La réunion peut durer jusqu'à deux heures ou deux heures et demi. Les baptêmes ne concernent pas les jeunes enfants mais les adultes ayant choisi de donner leur vie à Dieu" et qui ont déjà été "baptisés par l'Esprit Saint". Ils sont célébrés pour plusieurs " 73 personnes à la fois. L'office commence par des chants, comme tous les autres. A gauche de l'estrade, on a installé un grand bac, dans lequel peut s'allonger une personne, rempli d'eau au quart, et fixé pour fermer le coin de la salle, un rideau qui cache le bac. Les pasteurs se relaient pour les chants, accompagnés à la guitare ou au clavier, un des futurs baptisés chante aussi. Après trois-quart d'heures, le prédicateur vient au pupitre et demande que plusieurs pasteurs ou frères prient pour l'aider dans son prêche. Chacun à son tour, ils se lèvent et prient à haute voix. Puis le pasteur fait son prêche, comme à l'accoutumé, en encourageant les candidats au baptême: " vous avez choisi le bon chemin, celui du Seigneur, Satan va essayer de vous reprendre, mais il faut résister et rester dans la bonne voie." David demande au premier qui va passer par les eaux de venir témoigner. Le jeune homme vient au pupitre et raconte sa vie passée en insistant sur ses actes indignes, les sorties... Il dit enfin que sa vie a changé "depuis que Dieu a agit sur son coeur. Ma famille est fière de moi..." Il parle en espagnol et David traduit en français au fur et à mesure. Lorsqu'il a fini, il se dirige vers le bac et se prépare, enlève ses chaussures et sa ceinture. Il est entièrement habillé de blanc. Pendant ce temps, David fait des commentaires sur son évolution et sa venue à la "vie avec le Seigneur". Il demande aux autres pasteurs de venir avec lui vers le bac, ainsi que la famille du baptisé. Le jeune homme est assis dans l'eau. David dit qu'il va faire sa profession de foi: il lui pose trois questions auxquelles le baptisé répond par " Amen". A chaque fois, David lui tendra le micro. - "Crois-tu que le Seigneur est mort pour toi et pour tes péchés? Amen! - Crois-tu qu'il reviendra pour te chercher? Amen! - Crois-tu que tu pourras le suivre dans les bons comme dans les mauvais jours? Amen!" David reprend:" Il va maintenant être baptisé selon les commandements du Seigneur". Les autres pasteurs prennent le jeune homme par la tête et les épaules et le renversent en arrière pour lui mettre la tête sous l'eau, et le remonte immédiatement. ce faisant, deux autres pasteurs tirent les rideaux pour cacher le baquet à la vue de tous. Les chants reprennent pendant que le nouveau baptisé se change, et sort de derrière les rideaux pour revenir à sa place. La deuxième personne, une femme, ne veut pas témoigner. C'est David qui le fait à sa place pendant qu'elle se déchausse. Elle est aussi habillée en blanc. En plus des pasteurs, deux femmes viennent aider la jeune femme à se mettre dans le baquet. A nouveau, un autre pasteur lui pose les questions de sa profession de foi, puis elle est plongée dans l'eau par les deux femmes. Pendant qu'elle se change, les chants recommencent, puis la réunion prend fin quand elle revient à sa place. Il n'y aura pas de fête après la cérémonie, chacun rentre chez soi. III- Communauté locale et mise en réseaux La structuration des groupes locaux de prière est liée à l'insertion de ces groupes dans le réseau évangéliste qui se manifeste lorsque les pasteurs de l'une ou l'autre salle reçoivent des prédicateurs importants et prestigieux, comme Clément le Cossec, gitan ou non. L'ensemble des salles se réunit alors plusieurs soirs de suite au couvent des Minimes, à la limite du quartier Saint-Jacques. Des chaises sont disposées au milieu du local, et ces occasions rassemblent plus de cinq cent personnes à la fois. Les femmes s'installent en groupes sur les chaises, les hommes se disposent autour, sur des chaises ou debout. Les jeunes hommes s'assoient sur des marches au fond de la salle. Une grande estrade est prévue pour les pasteurs invités et ceux qui reçoivent, avec un micro sur pied au devant et un équipement musical et électronique sur la droite. C'est le pasteur responsable, Joanet, qui dirige l'office si ce n'est pas lui qui invite: car l'hôte qui reçoit ne peut participer qu'en tant que spectateur. Il rappelle que les petits enfants doivent laisser leur place libre pour les adultes. L'office se déroule comme un réunion de prière classique, 74 le pasteur invité faisant un prêche un peu plus long que d'habitude. Ces rassemblements durent en général trois jours. Pour des invités moins "prestigieux" mais tout aussi reconnus, les missions se font dans la salle habituelle. Il arrive que le lieu change selon les disponibilités du couvent. Ces invitations sont relativement fréquentes, environ tous les deux mois. Les responsables de Perpignan sont également souvent invités par d'autres villes. Nous verrons que ces échanges ont une place importante, mettant en lumière le réseau d'échange et de relations entre les groupes. Dans la semaine classique se déroulent également d'autres réunions, comme celles réservées aux jeunes hommes le soir, et celle des femmes un après-midi. Ce sont des moments de prière, simple pour les femmes, pendant lesquels ils ou elles peuvent "dire plus de chose parce qu'on est entre nous. On se parle, on est plus sincère que dans les réunions normales, on est moins gêné. D'une manière générale, il y a très peu d'événements festifs sur l'ensemble de l'année: Pâques catholique est ignorée. Les dimanches sont régulièrement marqués par des jeûnes d'une journée, et c'est l'occasion de discutions à propos de la Bible. Conclusion La communauté tsigane en général, gitane en particulier et à Perpignan depuis 5-7 ans, a subi de grands changements et un des signes de ce changement est l'évolution religieuse, en délaissant le catholicisme pour l'évangélisme. Cette réorientation cultuelle induit une modification culturelle évidente, car l'évangélisme amène des nouvelles règles de vie, une nouvelle morale. Comme l'avait jadis noté P. Bourdieu (p. 300): " il existe une correspondance entre les structures sociales (à proprement parler, les structures du pouvoir) et les structures mentales, [... ] qui s'établit par l'intermédiaire de la structure des systèmes symboliques, langue, religion...".176 C'est donc que la religion est à part entière incluse dans le système de fonctionnement social des groupes gitans. On pouvait déjà appréhender toute l'importance de la tradition religieuse dans la vie communautaire tsigane. Elle s'en trouve là totalement révélée car elle est à la fois la cause et la conséquence de la création de nouvelles règles sociales, influent sur la mise en place d'une fonction de médiateur, essentiel et respecté. P. Williams affirme que " les formes inédites de sociabilité qu'apporte le pentecôtisme ! ..[, les modes de communication qu'il inaugure :.. ?, les solidarités nouvelles qu'il propose" sont autant de signes de la recomposition de groupes nouveaux autour de volontés différentes et axées vers le partage et l'échange entre fidèles d'un même culte religieux, non plus entre membres d'une même famille. Les groupes se constituent autour d'un pasteur, par affinité pour son discours religieux et pour l'accueil de la communauté, les relations familiales ou de quartier ne sont plus primordiales. On vient d'un autre endroit de la ville parce que l'on fait partie d'une communauté religieuse particulière. Sur la constitution de ce groupe vient se greffer la volonté d'instaurer les règles qui font défaut à l'ensemble gitan. Ainsi la religion devient créatrice de règles sociales et de règles morales. Comme le dit J.B. « Néné » Vila,177 lors d'un entretien à propos de la place des pasteurs : "l'évangélisme est la référence de toute chose pour l'identité et les valeurs". Il s'agit d'un phénomène de prise en compte d'une règle religieuse pour en faire une norme commune à toute la population, convertis ou non. En effet, la place des anciens, sages et garants d'une certaine tradition et morale collective est remise en question. Selon P. Williams toujours (p. 437) " [ le pouvoir des pasteurs viendrait relayer l'autorité des anciens et mieux que le code 176 177 Bourdieu P., Structure et genèse du champ religieux, in Revue française de sociologie Leader associatif, actions contre le SIDA, de la toxicomanie... 75 familial, la morale religieuse saurait garder les jeunes générations des tentations corruptrices qu'offre la ville. " 178 Les pasteurs deviennent les nouveaux sages, les garants des règles que même la famille ne donne plus, ils ont le pouvoir reconnu par le groupe, même les nonévangélistes. Le pouvoir des pasteurs remplace le pouvoir des anciens. Même un pasteur jeune sera appelé pour régler des conflits entre gitans, baptisés ou non." Un ancien lui a déjà demandé conseil et cela le gène car il n'aime pas cette place. "Un pasteur plus ancien est une sorte de référence, quelqu'un qui est écouté, c'est un patriarche". On ressent bien cette nouvelle position des pasteurs qui malgré eux, deviennent garants de l'équité, de la sagesse et de l'écoute. P. Williams conteste une partie de cette affirmation. Il écrit (p. 442): "[avec le pentecôtisme apparaissent des structures d'autorité nouvelles et permanentes puisque n'émanant plus de la compétition pour le prestige mais d'une source immuable et extérieure, la religion. " 179 Dans cette première phrase intervient la notion de non-intérêt de la part des pasteurs, qui ne cherchent pas à obtenir le pouvoir mais qui en sont investis presque malgré eux par la communauté entière, au nom de leur neutralité morale, c'est-à-dire de leur place de détenteur d'un ordre moral religieux. Il continue: "l'autorité d'une personnalité se trouve renforcée par la qualité de pasteur, mais une telle qualité ne suffit pas à donner une position d'autorité " Il ressort du cas perpignanais qu'une personne n'ayant aucune raison de tenir une telle position, de par sa jeunesse, sa famille, se trouve mis en possession d'un rôle essentiel de médiateur pour la seule raison que c'est un pasteur. La communauté gitane dans son ensemble est touchée comme on l'a dit par les conversions massives à l'évangélisme. Autour de cette nouvelle religiosité se construit un nouvel ordre social, où les places d'autorité sont tenues pour une grande partie par les prédicateurs, qui sont devenus les nouveaux référents culturels. Partant du groupe évangéliste et s'étendant aux autres groupes, les convertis tendent à recréer suivant les principes religieux un véritable système moral et social de partage, de communication hors de la famille et surtout de conduite de vie excluant abus et excès. Cette transformation part effectivement du noyau religieux et tente d'investir les autres groupes par des actions de communication et d'échange. Les évangélistes gitans ont établi de nouvelles règles pour pallier celles, traditionnelles, qui se sont dégradées depuis quelques décennies, elle offre aux jeunes une nouvelle orientation morale, un nouveau système de fonctionnement social. Ces modifications dans le fonctionnement social du groupe gitan ont amené un nouveau rapport entre les gitans et les autres groupes sociaux qui les côtoient, ainsi qu'une nouvelle vision d'eux-mêmes. L'évangélisme a permit aux gitans de ne plus se voir comme un groupe à part, surtout rejeté et indésirable, mais de se voir comme un peuple toujours à part et surtout investit d'un rôle particulier. Le culte évangéliste récupéré par les communautés gitanes a cela d'essentiel qu'il en fait une «population sauvée », qui "est dans la vérité' , puisque, comme le dit toujours David, le pasteur du Haut-Vernet, "la Bible dit la vérité" et ils veulent suivre la Bible. Pour Williams, (p. 433) c'est un 'peuple sauve' car "ils ont répondu à l'appel de Dieu"180. Cette vision d'eux -même, inédite, leur permet de justifier leur place dans la société qui jusqu'à présent, les laissait en marge. Les Gitans, convertis tout au moins, ne font plus partie du peuple maudit, et vont dans le même sens P. Williams (p. 443): "Le négatif se change en positif la communauté maudite devient la communauté élue." et A. Kovacs-Bosch (p. 110): "Le pentecôtisme fait de ce peuple maudit un peuple élu" 181. C'est un groupe qui s'inclut totalement 178 Ibid. op. Cit. 180 Op. Cit. 181 Op. Cit. 179 76 dans la société, désigné par Dieu lui-même, fort de leur volonté de participer à la vie sociale globale tout en restant particulier. Mais cette vision de peuple désigné induit également une mission, un rôle en rapport avec leur nouvelle importance. P. Williams nous dit (p. 439) :" ils sont les premiers auprès de Dieu, investis d'une mission à l'égard des autres hommes." Ils sont là pour quelque chose de particulier, pour servir les "intérêts de Dieu". Ils ne peuvent pas prendre cela à la légère car ils passent d'une position de dépendance par rapport à la société englobante à un rôle de devoir envers lui, pour l'aider à se sauver également, à sauver le plus possible. C'est cette volonté religieuse qui modifie les rapports entre les gitans et les autres groupes sociaux. Ils ont une nouvelle image d'eux-mêmes, celle du peuple dont dépend l'avenir des autres. Cela leur permet d'avoir une attitude intégrative non seulement avec les Gitans en marge qui voudraient être sauvés mais également envers les 'paios" grâce à qui ils pourraient propager le message et remplir leur mission. Non seulement les règles sociales à l'intérieur de la communauté se modifient, mais surtout leur système de valeur évolue. D'une part les évangélistes continuent de vouloir revendiquer leur particularité de "peuple élu", par une singularité dans le domaine religieux grâce à la MET, qui leur permet une certaine autonomie, mais également de s'inclure dans le groupe plus vaste, non exclusivement gitan. L'évangélisme a permit dans un premier temps de renouer des contacts avec le communauté tsigane entière grâce aux réseaux constitués par les pasteurs. Les invitations nombreuses lancées aux autres groupes permet un échange constant et une meilleure valorisation du groupe par la prise de conscience des fidèles d'être inclus dans une totalité mondiale: P. Williams (p.439): " [...] l'adhésion au Pentecôtisme a signifié une "retsiganisation" [...] à travers l'acquisition de traits culturels." C'est cette appartenance au groupe tsigane qui permet de constituer une identité forte de peuple à part, de "peuple élu". Mais ils ont surtout une volonté d'accomplir leur mission en propageant cette nouvelle morale, ces règles de vie dans le groupe gitan et aussi chez les "paios", il y a une forte démarche intégrative: pour intégrer les " marginaux" dans l'ensemble du groupe religieux, mais également pour leur permettre de s'intégrer par lui dans le groupe global des non-gitans. Nous l'avons vu dans les descriptions, le recours aux témoignages est très important car il permet de mettre en avant les personnes qui ont été sauvées et ont intégré le groupe religieux. Nombres exemples de jeunes hommes surtout qui avaient une vie de marginaux, alcooliques, drogués, voleurs, sont rappelés lors des réunions. Parlant de cela, David me dit : 'I1y a des jeunes garçons ici qui prêchent et qui étaient tout, alcooliques, drogués, et qui en sont sortis grâce au Seigneur". Ce sont les porte-parole d'une volonté de "récupérer" les exclus, de les sauver. Les réunions réservées aux garçons ont été mises en place dans ce but, pour faire venir ceux qui n'auraient pas osé. De même, la participation des fidèles à la musique lors des offices peut être un moyen de motivation supplémentaire. Nous avons donc d'une part un mouvement évident d'ouverture et d'entraide au sein même de la communauté mais également une volonté de communiquer et d'échanger avec le non-gitan. Pour cela, les évangélistes valorisent l'apprentissage de la lecture, en s'exerçant sur la Bible, une règle religieuse permettant d'amener l'accès à une certaine connaissance et instruction, pour s'ouvrir aux autres groupes sociaux. L'apprentissage de la lecture est ressenti comme l'ouverture d'une porte vers l'échange avec le monde environnant. De même, bien que la langue catalane soit la langue maternelle des Gitans, nous avons vu que les prêches et de nombreux chants sont fait en français. Des non-gitans sont invités lors des missions. Cela prouve bien que le groupe évangéliste veut 77 jouer le rôle de passage entre la marginalité totale et l'intégration, non seulement dans le groupe gitan mais aussi dans la société en général. La langue choisie est bien le signe d'une ouverture vers le non-gitan, une envie de communiquer et de lui faire comprendre le sens de ce changement dans la communauté gitane Celle-ci veut se montrer à eux de façon claire pour valoriser ses nouvelles règles et sa "nouvelle vie", comme avec les témoignages, grâce à l'évangélisme. La religion joue ici le rôle de catalyseur pour mettre en place des liens endogènes, pour inclure les Gitans qui se convertissent, et exogène, pour inclure le groupe religieux lui-même dans la société globale. Nous avons vu que la conversion à l'évangélisme a bouleversé toutes les structures sociales du groupe et les relations de ce groupe avec les autres. La religion crée les nouvelles règles de vie, les nouvelles normes sociales, le fonctionnement à l'intérieur de la communauté gitane, et même les principes d'instruction et d'éducation de celle-ci. Elle crée les liens avec l'extérieur et avec les membres exclus. On se trouve dans la situation où le religieux inclut tous les éléments culturels du groupe gitan, convertis ou non, où la religion est culture. 78