Jennifer Brial

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Jennifer Brial
Jennifer Brial
Ceci n’est pas une carte : promenade aux confins de l’imaginaire
avril 2015 , par Marion Alluchon
C’est avec un esprit un tantinet mutin que Jennifer Brial s’empare d’objets aussi familiers et ordinaires
qu’une carte IGN, un planisphère ou une mappemonde. A l’heure où aucun territoire sur notre planète ne
nous est plus inconnu, à l’heure où certains de ces outils de géographie, avec le GPS ou Google Earth©,
deviennent obsolètes, il pourrait y avoir quelque chose de désuet à s’emparer de tels objets. Pourtant, la
manière dont Brial s’approprie ces artefacts ne doit rien à un fétichisme auréolé de respect. Au contraire,
enroulant les cartes, dépliant les mappemondes, inversant les planisphères, elle les détourne de leur
fonction première. Renversant la primauté du signifié sur le signe au profit d’expérimentations plastiques
sur le volume et sur le plan, elle ouvre ses représentations codées et connues de tous à la projection,
poétique et subjective, d’une géographie désormais sans frontières.
Le temps des explorateurs est bien fini : place au tourisme ! Maintenant que tous les recoins de notre
planète nous sont connus, ceux qui ont la chance de pouvoir s’offrir un tour du monde aiment parfois
s’enorgueillir dans l’énumération de toutes les contrées qu’ils ont parcourues. Tel est le sous-entendu du
Monde épinglé (2010), cette mappemonde qui, entièrement coiffée d’épingles à têtes en verre colorées, ne
permet plus de visualiser une seule petite étendue de terre ou de mer. Tel est également l’idée sousjacente de Terrae cognitae (2009) qui, chose rare dans l’œuvre de Brial, prend un caractère
autobiographique. A l’instar de l’entomologiste, elle épingle de nouveau sur un carton des fragments issus
d’une carte du monde physique représentant tous les territoires qu’elle a parcourus de 1979, date de sa
naissance, à 2009, date de création de l’œuvre. Carnet de voyage d’un genre nouveau, si ce tableau de
chasse se moque gentiment de la collectionnite de certains voyageurs, il détourne aussi la carte de sa
fonction première. Découpée selon l’étendue des territoires parcourus, et omettant parfois de faire figurer
le nom des villes ou les frontières des pays en question, la carte ne sert plus à identifier un lieu mais
disparaît sous un répertoire de formes nouvelles.
La déconstruction du signifié au profit d’un jeu sur les qualités formelles de la carte se retrouve à travers
sa série dite des Cartes recomposées (2007-2012). De sa propre collection de cartes IGN de la série
orange, elle sélectionne quatre cartes se référant à des lieux dans lesquels elle a vécu, et par suite, à des
territoires qu’elle a elle-même arpenté. Mais la manipulation qu’elle fait de ces cartes n’a pas volonté à
restituer les déplacements qu’elle a elle-même effectués. Au contraire, prenant de la distance, Brial, après
avoir procédé à l’évidement soigné de la carte IGN selon son quadrillage originel, recolle suivant un
désordre arbitraire les morceaux de territoire sur le fond de carte originel. Si de loin l’œuvre est toujours
rapidement identifiable à une carte, de près, il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que la carte ne
sert plus aucun repère : projection d’un territoire qui n’a désormais ni queue ni tête, ni nord ni sud tant le
puzzle des carrés s’abstrait de toute cohérence, la carte est devenue illisible, insignifiante et perd presque
tout contact avec la réalité.
Désorienté, on l’est encore face à Kusudama (2009), mappemonde réalisée à partir de deux cartes du
monde, l’une physique, l’autre politique, contrecollées et pliées suivant la technique éponyme de cet
origami modulaire. Ayant presque la forme et le poids d’une mappemonde ordinaire, comportant
également sur sa surface le dessin des continents et des mers, la représentation du monde, sous ses
triangulations en relief, disparaît. Au gré des plis et déplis, des parties visibles et invisibles, la sculpture
se fait donc l’image d’un monde subjectif et partiel, projection que la mise en volume du planisphère avait
déjà nécessairement faussée.
Triangulaires, la vingtaine de plaques de Dymaxion V1 (2010) le sont également, éléments sur lesquels
Brial a gravé les contours terrestres de notre planète suivant le planisphère inventé par Richard
Buckminster Fuller qui permet de représenter, avec davantage de fidélité que le planisphère de Mercator,
la distance et les proportions des terres émergées. En son temps, Buckminster Fuller espérait ainsi créer
une projection du monde physique qui, abolissant la hiérarchisation entre hémisphère nord et hémisphère
sud, aurait contribué à améliorer les « affaires humaines ». Aujourd’hui encore, Mercator est toujours le
planisphère de référence et celui de Fuller, à l’image de l’ordre politique du monde qui, malgré
l’émergence de nouveaux pays décisionnaires, n’a pas changé, est toujours aussi peu usité. Rendant
hommage à cette belle idée, Brial a entrepris d’imprimer le planisphère de Fuller sur vingt-deux plaques
de bois aggloméré pouvant être manipulées à souhait. Entre le puzzle et le jeu de construction, l’œuvre
s’offre ainsi à toutes sortes de reconfiguration du monde physique parmi lesquelles il est désormais
possible de faire coexister l’Australie avec l’Arctique, la Chine avec les Etats-Unis. Le planisphère est
également gravé à l’envers, la pièce de Brial pouvant alors servir de matrice pour des impressions papier,
suivant la méthode de gravure qui fut utilisée pour les premières reproductions de cartes. Imprimées sur
papier (Dymaxion V2, 2011) ou, à l’encre bleue, sur Vélin d’Arches (Dymaxion V3, 2012), les terres
émergées sont à nouveau délicatement épinglées au mur, l’imprécision des contours dans la version bleue
renforçant encore leur fragilité.
Le passage de la deux-dimension à la trois-dimension et inversement se voit aussi exemplifié par le dessin
du Monde énervé (2011) qui, réalisé à même le mur ou sur papier, représente une carte du monde que
son propriétaire, probablement énervé, aurait mis en boule et jeté. Il s’agit donc ici d’une carte, soit à la
base d’une mise à plat d’une réalité en 3-D, qui, après avoir été muée en volume, de la forme d’une
sphère, se retrouverait de nouveau mis à plat par la reproduction dessinée.
Enfin, si la carte a été découpée, recollée, désarticulée, pliée, froissée, La légende ou l’atelier de
construction du territoire (2013) la fait quant à elle exploser. Désormais, plus de pays, plus de frontières,
plus de reliefs, de terres émergées ou de mers : de la carte ne demeurent que les signes graphiques de sa
légende, reproduits à « échelle humaine » sur des matériaux industriels. Ceux qui connaissent bien les
cartes IGN reconnaîtront sans peine, dans cette juxtaposition d’objets, une voie de chemin de fer, un plan
d’eau ou encore une chapelle ; les autres n’y verront peut-être qu’une agglomération d’objets aux couleurs
et au design modernes. Dernière étape connue de ce processus de déconstruction de la carte comme
image signifiante, les outils de la légende, accrochés comme dans un atelier de bricolage, sont comme en
attente d’être utilisés, ouverts à toute création d’un monde qu’il reste à inventer.
Si les œuvres de Brial ne sont pas sans rappeler certaines sculptures cartographiques de Robert
Smithson, leur approche n’est sensiblement pas la même. Bien qu’il ait aussi apprécié la carte pour ses
qualités formelles et son potentiel d’abstraction, les sculptures cartographiques de Smithson, exposées en
galerie ou en institution, n’en demeuraient pas moins liées à ses autres sculptures, réalisées in situ, dans
des espaces naturels, éloignés et désertiques du continent américain. A une époque où l’expansion du
marché de l’art poussait les artistes à réaliser des œuvres éphémères ou invendables, l’investissement par
l’art de territoires incongrus s’imposait comme une forme de contestation. Document, parmi d’autres,
pour « authentifier » l’existence de ces sculptures difficilement visibles, la carte restait néanmoins liée à
un territoire spécifique, dût-il n’exister, pour le visiteur de galerie, qu’en imagination. Chez Brial en
revanche, ce n’est pas tant le rapport à un territoire spécifique qui l’intéresse que le décalage absurde,
drôle et poétique qui surgit du détournement de la carte en tant qu’image signifiante et connue de tous.
De ce fait, ses œuvres se rapprochent davantage, pour rester dans les années 1960-70, de celles de
Marcel Broodthaers, qui, en son temps, avait aussi entrepris d’annuler tout rapport d’échelle et de
proportion en reproduisant, juxtaposées, les silhouettes de pas moins de trente-deux pays du monde,
égalisées à la même taille (La conquête de l’Espace/Atlas à l’usage des artistes et des militaires, 1970).
Dans l’esprit d’un Magritte ou d’un Mallarmé, Broodthaers, en choisissant un classement typologique
formel, se jouait avec humour de l’importance politique de ces pays et osait, en pleine guerre froide,
prôner ainsi une vision décalée et poétique du monde. Plus récemment, le détournement de la carte au
profit de son aspect graphique a aussi été exploré par Detanico et Lain (The World Justified, 2004) ou par
Armelle Caron qui, par exemple, reclasse par typologie de formes le planisphère ou les plans de
nombreuses villes selon la taille des continents ou, pour les villes, de leurs zones d’occupation (Le Monde
rangé, 2012, Les Villes rangées, série in progress). Comme chez Broodthaers, la carte désarticulée
devient un ensemble d’anagrammes graphiques, une nomenclature à l’alphabet mystérieux et crypté.
Néanmoins, si le détournement de la carte au profit de sa représentation graphique est une des
caractéristiques du travail de Brial et si elle se plaît, à son tour, à « trahir les images », la manière dont
elle conçoit ces détournements de cartes comprend toujours un aspect physique et matériel qui l’éloigne,
de ce fait, de l’approche plus purement conceptuelle de ses contemporains. Témoignant d’un esprit
inlassablement curieux et ouvert à l’expérimentation de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques,
qu’il s’agisse de l’origami, des diverses techniques d’impression ou de la découpe laser, ces œuvres ne se
limitent pas à détourner la carte de leur fonction première. Elles sont aussi le fruit de recherches
plastiques sur la possible traduction d’un objet plan en volume et inversement. Ainsi, si comme l’écrivait
Gilles Tiberghien dans son livre sur l’art cartographique, « imaginer, c’est déplier le possible à partir du
réel » (1), Brial, en imaginant à partir de cartes préexistantes, de nouvelles sculptures, explore également
les possibles de la matière. Emplies d’humour et d’autodérision, les œuvres de Jennifer Brial n’ont pas fini
d’abolir les frontières et de nous embarquer, avec elles, dans les contrées de son fabuleux imaginaire.
(1) Gilles A. Tiberghien, Finis Terrae : imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007,
p. 131
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