Du cabaret berlinois à Cabaret

Transcription

Du cabaret berlinois à Cabaret
Centre d’études théâtrales
Université catholique de Louvain
Du cabaret berlinois à Cabaret
Etudes de la mise en scène d’Harold Prince
et de l’adaptation cinématographique de Bob Fosse
Nathalie Wilmots
Mémoire présenté en vue
de l’obtention du grade de licencié
en Arts du spectacle
Promoteur :
Professeur Serge Goriely
Louvain-la-Neuve
Août 2009
Je tiens à exprimer mes remerciements les plus sincères
à Monsieur le Professeur Serge Goriely pour m’avoir autorisée à choisir ce sujet, pour ses
précieux conseils et pour le temps qu’il m’a consacré tout au long de cette année.
J’adresse également toute ma gratitude à Madame la
Directrice Anne Wibo ainsi qu’à tous les membres du personnel du Centre d’Etudes
Théâtrales pour leur gentillesse et leur serviabilité.
Je tiens aussi à exprimer ma vive reconnaissance à
Marie-Christine Meunier qui m’a si gentiment aidée pour la compréhension des textes
anglais ; à Madame Marie-Thérèse Lips et Monsieur Eric Legrand pour leurs conseils avisés
en orthographe ainsi qu’à Monsieur Benoît Bureau pour ses subtiles réflexions sur le sujet.
Je n’oublierai évidemment pas Monsieur Thomas
Ladrière qui m’a considérablement soutenue tout au long de ce travail.
Je terminerai en remerciant tous ceux qui m’ont aidée de
près ou de loin à concrétiser l’élaboration de ce travail.
Table des matières
Introduction ____________________________________________________________4
I. La légende des cabarets berlinois__________________________________________5
I.1. Origine_____________________________________________________________5
A. Le Chat Noir___________________________________________________6
B. Les Variétés____________________________________________________7
C. Les Brettl______________________________________________________8
D. Les Überbrettl et le Buntes Theater__________________________________9
I.2. Le cabaret sous la République de Weimar_________________________________10
I.2.1. Quelques personnalités et cabarets essentiels marquant les années vingt
et contribuant à l’évolution des cabarets berlinois.__________________11
A. Max Reinhardt___________________________________________11
B. Friedrich Höllander_______________________________________12
C. Rudolf Nelson___________________________________________12
D. Walter Mehring__________________________________________13
E. Erwin Piscator___________________________________________13
I.2.2. L'influence du jazz___________________________________________14
I.2.3. Les années trente____________________________________________15
I.3. Analyse____________________________________________________________16
II. Le roman Adieu à Berlin de Christopher Isherwood : la source d’inspiration______17
II.1. Origines de l’œuvre_________________________________________________18
II.1.1. Origines biographiques_______________________________________18
II.1.2. Origines romanesques________________________________________20
II.2. Analyse___________________________________________________________30
III. La comédie musicale Cabaret d'Harold Prince_____________________________33
III.1. Genèse___________________________________________________________33
1
III.2. Canevas__________________________________________________________35
III.3. Etude de la représentation du cabaret berlinois dans la comédie musicale
Cabaret d’Harold Prince_____________________________________________39
III.3.1. Le cabaret berlinois : lieu de dénonciation_______________________39
A. Intentions du metteur en scène______________________________39
B. Parcours de la représentation_______________________________42
III.3.2. Le cabaret berlinois : lieu de divertissement ______________________50
A. Intentions du metteur en scène______________________________50
B. Parcours de la représentation_______________________________51
III.3.3. Le cabaret berlinois : lieu de dépravation et de perdition____________55
A. Intentions du metteur en scène______________________________55
B. Parcours de la représentation_______________________________55
III.4. Analyse__________________________________________________________60
IV. Adaptation cinématographique de Bob Fosse_______________________________61
IV.1.Genèse____________________________________________________________61
IV.2. Iconographie de films influençant Bob Fosse dans la création de la comédie
musicale Cabaret___________________________________________________63
A. Der Blaue Engel (L’Ange bleu) ___________________________________63
B. Die Dreigroschenoper (L’Opéra de Quat’Sous)_______________________65
C. I am a camera________________________________________________66
IV.3. Canevas__________________________________________________________68
IV.4. Etude de la représentation du cabaret berlinois dans la comédie musicale Cabaret
de Bob Fosse______________________________________________________70
IV.4.1. Le cabaret berlinois : lieu de dénonciation________________________70
IV.4.2. Le cabaret berlinois : lieu de divertissement______________________76
2
IV.4.3. Le cabaret berlinois : lieu de dépravation et de perdition_____________81
IV. 5. Les spécificités du cinéma___________________________________________91
IV.6. Analyse__________________________________________________________92
V. Conclusion__________________________________________________________94
Références_____________________________________________________________96
Annexes
3
Introduction
Espace de rêve ou de cauchemar, imagerie de la décadence ou exutoire, lieu de
contestation ou de divertissement, le cabaret berlinois restera à jamais ancré dans la
mémoire weimarienne. La comédie musicale Cabaret a tenté de s’approprier ce lieu
pittoresque et de nous en faire part tant sur scène qu’à l’écran. Les versions de Cabaret
sont multiples, nous ne pouvons toutes les aborder. C’est pourquoi nous nous pencherons
essentiellement sur deux versions : d’une part celle d’Harold Prince qui est le créateur du
concept et d’autre part, celle de Bob Fosse qui l’a portée sur les écrans.
Dans un premier temps, notre étude portera sur une approche historique des cabarets
berlinois, ce qui nous permettra de définir plus précisément leur singularité. Nous
pourrons en dégager les agents essentiels, leur importance et la place qu’ils occupaient
dans la société berlinoise sous la République de Weimar.
Dans un second temps, nous parcourrons les passages du roman Adieu à Berlin de
Christopher Isherwood qui ont intéressé les auteurs dans la rédaction des diverses trames
narratives. Ce roman est le matériau de base, la source d’inspiration. S’y attarder nous
permettra de mieux cerner les thèmes abordés et l’impact qu’ils ont eu dans la création.
Le troisième chapitre sera consacré à la version scénique de la comédie musicale Cabaret
réalisée par Harold Prince. Nous nous interrogerons sur la façon dont y est représenté le
cabaret berlinois, sur les raisons de ce choix de mise en scène ainsi que sur la manière
dont les différentes disciplines artistiques participent à sa concrétisation.
Dans le quatrième et dernier chapitre, le même processus de travail sera effectué avec la
version cinématographique de Cabaret réalisée par Bob Fosse. Une double réflexion
s’impose quant aux apports de l’outil cinématographique et quant à l’impact de cette
comédie musicale sur l’histoire du cinéma.
4
I. La légende des cabarets berlinois
Le cheminement des cabarets berlinois est l'objet de maintes créations artistiques
protéiformes. Tant le roman Adieu à Berlin que la comédie musicale Cabaret ont été
imbibés de cet héritage culturel et artistique tributaire du contexte historique dans lequel
il s'inscrit. Afin de bien percevoir et ressentir l'essence de l'œuvre, je propose un tracé
succinct des cabarets berlinois depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la fin de la
République de Weimar, époque au cours de laquelle les cabarets berlinois atteignent leur
apogée. Durant cette période pré-hitlérienne, la culture est progressivement mise à mal, la
censure et le durcissement politique étant responsables de cette société tombant en
lambeaux. Ainsi, dans ce climat d'effondrement social et politique, le cabaret des années
1930 est synonyme de décadence et devient, progressivement, le symbole cathartique
d'une souffrance humaine grandissante.
I.1. Origine
L'origine du mot cabaret reste obscure : « pour les uns, elle remonte à l'ancien picard
camberete, ''la petite chambre'', et pour d'autres, plus douteusement de l'arabe khamârat.
Il désigne, en tout cas, dès la fin du moyen-âge, un ''débit de boissons'' de basse catégorie
où l'on sert également à manger »1. Cependant, le cabaret n'a pris son sens actuel qu'au
XIXe siècle.
Appelé aussi café-concert en France, le cabaret était un lieu de distraction populaire et
d'évasion proposant diverses attractions aux consommateurs. Certaines caractéristiques
étaient récurrentes telles que petit public, petites scènes, atmosphère enfumée,
conversations entre les artistes et public venant briser le quatrième mur. L'objectif n'était
pas de faire réfléchir le consommateur, mais de le séduire, le sortir de ses préoccupations
1
Lionel RICHARD, Cabaret, cabarets. Origines et décadence, Paris, Plon, 1991, p. 8.
5
quotidiennes, le fasciner. Les productions artistiques ont recours à la présence de femmes
pour attirer l’œil du client. Ce sont les débuts timides de l’érotisme. Dès lors apparaissent
les premiers imprésarios et les dérives de la prostitution, le recours aux vedettes, à
l’organisation de tournées internationales du café-concert.
A partir de 1850, les débuts de la Bohème font leur apparition. Ils se caractérisent par une
vie de misère désordonnée, anticonformiste et protestataire, les protestations visant les
bourgeois. L’importance de l’argent et du pouvoir est contestée, l’uniformisation
culturelle est rejetée. La référence politique devient l’anarchisme, mais nous voyons aussi
émerger le dandysme, le symbolisme, la décadence.
A. Le Chat Noir
Le Chat Noir résulte de la rencontre entre Rodolphe Salis, attaché à Montmartre, et Emile
Goudeau, poète attaché au Quartier latin dont la fréquentation est beaucoup plus
populaire. En 1878, au Quartier Latin, Goudeau crée avec des amis la Société des
Hydropathes (personnes qui souffrent de l’eau, ce qui signifie, dans ce contexte,
personnes qui rejettent l’eau au profit de l’alcool) étant à la base un lieu de réunion où
des écrivains se rassemblaient une fois par semaine pour lire des poèmes. Abusant des
boissons alcoolisées, le tumulte faisait partie intégrante du style de la maison. Cette
caractéristique s’appliquera également aux futurs cabarets berlinois. Les séances
commençaient par des chansons interprétées en chœur, puis les poètes déclamaient leurs
textes. Le programme était conçu de façon à alterner la musique et la poésie, le comique
et le lyrique.
En 1881, le Chat Noir sera délocalisé, de l’autre côté de la Seine, à Montmartre, dans une
petite pièce ressemblant volontairement à un bric-à-brac et pouvant contenir une trentaine
de personnes attablées. Salis expose le programme en bonimentant et en improvisant.
Le bonimenteur constituera ainsi un point commun entre le cabaret et les arts forains,
mais l’intégration de ce personnage dans le cabaret deviendra une tradition inhérente au
6
genre. Il commentera l’action et servira de ciment entre toutes ces petites formes
présentées au cours de la soirée. Les chanteurs, compositeurs, pianistes, monolinguistes
sont mélangés de plain-pied avec les clients. L’établissement se veut être un lieu
d’expression, d’émulation et de créations artistiques. Des rendez-vous et des matinées
littéraires y sont organisés. Le public et les participants jouissent d’une grande liberté et
les interventions de Salis en tant que meneur de revue apporteront une touche singulière
au Chat Noir qui deviendra la référence en Europe.
Ensuite, devenu trop petit, le Chat Noir déménagea rue de Laval, dans un petit hôtel
particulier de deux étages. Là, étaient jouées, avec des marionnettes, de courtes pièces
satiriques sur des morceaux de musique à la mode, ce qui amena le Théâtre d’Ombres du
Chat Noir.
B. Les Variétés
Les cabarets parisiens ont suscité, en Allemagne, chez quelques écrivains, l'envie de
renouveler les spectacles de variétés.
Les Variétés ne sont pas définies par une activité précise. Par Variétés, nous entendons
diverses formes de spectacles semblables à des divertissements populaires, sorte de
cafés-concerts2. Le public pouvait y trouver des chansons, des sketches, des saynètes
humoristiques, des danseuses en petite tenue évoluant sur une musique trépidante.
Décors fastueux, costumes étincelants, cette hybridité était une source de fascination.
Ce style d'endroit s'avérait être davantage un lieu où les gens pouvaient s'évader et se
distraire plutôt qu’un véritable lieu de création artistique. Les variétés se développèrent,
car, bien que présent, ce genre était à cette époque moins soumis à la censure que les
répertoires des théâtres officiels. Les spectacles étaient également constitués de
performances physiques, d'arts visuels tels que le cirque. Ils remporteront un vif succès
en Allemagne. Les textes des chansons, quant à eux, étaient limités dans leur contenu et
ne laissaient pas de place à la réflexion ni au sens critique, la censure étant responsable
2
Louis BRUNET, Le cabaret des ‘’Elf Scharfrichter’’ , Que Vlo-Ve ?, Dresat, Série 3 n°16, octobredécembre 1994, p. 85.
7
de cette restriction qui, néanmoins, était plus facile à contourner à Berlin qu'à Munich.
C'est vers 1880 qu'apparurent les premières formes de cabarets à Berlin avec l'apparition
des Tingel-Tangel, sorte de cafés-concerts s'appuyant sur le modèle des cabarets parisiens
où la musique l'emporte sur la satire sociale3.
Les Variétés, établissements situés dans le nord de Berlin, étaient, dans un premier temps,
composés de spectateurs provenant de classe sociale de bas étage se déplaçant pour y
voir des comiques ainsi que des Chansonetten, chanteuses un peu triviales, aguicheuses
et fantasmatiques4, une chope de bière à la main à l'instar de Lola-Lola dans l'Ange bleu,
quarante ans plus tard.
Au sein des Tingel-Tangel, la parodie sera de mise, et ce jusqu'à la fin du XIXe siècle.
Dans un second temps, le style de public se métamorphose et devient plus bourgeois. A
cette époque, la célèbre chanteuse, Yvette Guilbert, se rend à Berlin et y transmettra le
répertoire fétiche des chansons montmartroises de Xanrof et Aristide Bruant via leur
traduction en langue allemande5.
C. Les Brettl
Ensuite, apparaîtront, à Berlin, les premiers Brettl : ce terme d’origine bavaroise désigne
un podium ou des planches6. Il s’agit de petites scènes relevant de la satire sociale et
politique. On commence à se moquer de l'autorité mise en place7.
De nouveaux motifs émergent tels que la prostituée, die Dirne et la jeune fille faussement
innocente faisant abstraction de sa vertu, das süsse Mädchen8. Ces figures suscitent
l'intérêt du public pour leur aspect tant croustillant que pimenté et non pas pour une
quelconque préoccupation sociale.
Néanmoins, c'est une belle avancée, car même si les textes et les représentations sont
3
Ibid.
Ibid.
5
Ibid., p. 86.
6
Ibid., p. 97.
7
Ibid., p. 86.
8
Littéralement ‘’la jeune fille sucrée’’.
4
8
pauvres, c'est la première fois que sont exposés au grand public des thèmes concernant la
politique et la sexualité. Nous pouvons constater que ces deux thèmes persisteront et
seront exploités dans la comédie musicale Cabaret dont nous parlerons ultérieurement.
En 1897, le poète Julius Bierbaum sortit son roman Willibad Stilpe, racontant comment
un héros crée un cabaret littéraire9, ce qui donna des idées aux futurs créateurs de
cabarets. Le héros, ayant connu successivement de nombreux échecs, rêve de créer une
nouvelle forme de spectacle révolutionnaire et fantasme sur un Berlin artistique.
Ainsi, Bierbaum donna la première image de cabaret allemand.
D. Les Überbrettl et le Buntes Theater
En 1900, Bierbaum publie un recueil de chansons intitulé les ''Deutsche Chansons'’10
afin d’apporter l’art aux petites gens. Il voulait élever les variétés populaires au niveau
d’un art sérieux et démontrer que des thèmes culturels sérieux pouvaient mener à des
formes populaires. Inspirées du Chat Noir, celles-ci engendreront le cabaret berlinois.
Dix poètes, précurseurs de l'Expressionnisme y figurent dont Finck, Ersnt von Wolzogen,
et Frank Wedekind. Leurs poèmes constitueront une grande partie du répertoire des
Überbrettl, c'est-à-dire le répertoire succédant aux Brettl, le premier étant créé le 18
janvier 1901 par le dramaturge et directeur de théâtre Ernst von Wolzogen animé par la
volonté de transformer le genre des ''Variétés'' en plaçant '' l'Art au service de la scène''.
Ce premier Überbrettl connut un succès retentissant. La censure limitait très fortement la
satire politique et la rébellion sociale n'avait pour but que d'épater ''les bourgeois''.
Ernst von Wolzogen, avec l'aide financière de riches commerçants amateurs d'art, crée le
Buntes Theater11. Afin de couvrir les frais, Ernst von Wolzogen doit proposer des
spectacles attrayants pour le public tels que des farces ou des pièces burlesques et des
chansons interprétées par des professionnels. En effet, il est impossible de se limiter à
quelques poètes lisant leurs œuvres ou de se contenter d'improvisations vu le type de
9
Ibid.
Ibid.
11
Ibid.
10
9
public : public aristocratique et bourgeois désirant profiter de spectacles délassants et non
enclin à recevoir un enseignement littéraire. Comme à Paris, l'argent finit par imposer sa
loi. C'est pourquoi, en aucun cas, il n’était question de théâtre, mais plutôt de soirées
vêtues d'amusements, de chansons bouffonnes et de divertissements hétéroclites. Cette
approche manquait d’intimité.
La satire était, à présent, convenue. En effet, la censure imposait un examen préalable des
textes. Ainsi, la liberté d'opinion était de plus en plus diluée au sein de ce magma aux
allures dictatoriales.
A présent, il ne s'agissait plus de créer quoi que ce soit de politiquement engagé. Le
Buntes Theater périclite, ses meilleurs artistes dont Otto Strauss, partent : refuser la
satire, c'est tuer le cabaret dans son originalité12.
Ce métissage de spectacles situés entre music-hall, influença le Chat Noir de Salis,
variétés commerciales et lucratives et théâtre littéraire s'avère être la cause de cet échec.
Le théâtre de Wolzogen n'a plus rien à voir avec l'espace intime d'un cabaret : il ne
permet plus les mêmes relations avec le public.
Ce public devient un véritable enjeu pour l'existence et la pérennité du cabaret, d'où
limitation des programmes du music-hall intégrant le cabaret et les cafés-concerts.
Un autre facteur qu'il ne faut pas négliger est le cinéma. Celui-ci commence à faire
concurrence au cabaret et ce, essentiellement dans les milieux populaires.
I.2. Le cabaret berlinois sous la République de Weimar
Ce ne sont pas ''les lieux de plaisir'' qui manquent à Berlin : environ une centaine de
cabarets, sous la République de Weimar, est recensée. En effet, après 1919, les cabarets
s'ouvrent en grand nombre à Berlin suite à « l'effondrement de l'Empire et la
libéralisation de la censure après l'époque de l'insurrection spartakiste. »13
12
13
Ibid.
Michel CORVIN, dictionnaire encyclopédique, Paris, Bordas, p. 149.
10
Berlin devint une ville haute en couleur et décalée :
« Les portes tournantes des cafés laissent échapper des bouffées de
musique. Les tramways filent en tout sens. Les gens courent. Les femmes
sourient. Mille divertissements s'offrent au passage. De hautes affiches
annoncent des combats de boxe, tous les théâtres jouent des opérettes, des bals
nouveaux sont ouverts tous les jours ... La nuit venue, c'est une invasion de
femmes de toutes tournures qui bourdonnent le long des rues principales comme
des guêpes sur un fumier. Et il n'y a pas qu'elles ! Berlin renonce à l'hypocrisie.
Tous les vices s'y étalent à l'aise. C'est Babylone et c'est Sodome.»14.
Ainsi, de multiples formes de cabaret émergent dans ce Berlin en pleine ébullition et plus
particulièrement dans l'ouest de Berlin surnommé le Berliner Broadway : cabarets
artistiques, politiques, érotiques, travestis, tous revendiquent leur place et cherchent à se
produire sur scène.
Espace de contestation ou espace de rêve, ces cabarets sont, avant tout, fréquentés par
une population cherchant à oublier le tragique d'une situation économique s'aggravant au
fil du temps.
I.2.1. Quelques personnalités marquant les années vingt et
contribuant à l'évolution du cabaret berlinois
A. Max Reinhardt
En 1919, il redonne vie à son vieux cabaret satirique ouvert en 1901 et l'installe dans les
sous-sols du Grosses Schauspielhaus, avec l'intention initiale d'y jouer des parodies des
pièces qu'il met en scène, les drames naturalistes du Deutsches Theater.
Il s'entoure d'acteurs concernés par le cabaret ainsi que d'artistes tels que l'écrivain
berlinois Tucholsky qui se révèle être l'un des écrivains les plus redoutés de l'après14
Lionel RICHARD, op .cit., p. 201.
11
guerre, son esprit satirique étant particulièrement aiguisé.
Mais le cabaret de Reinhardt est loin de se limiter à la parodie : il se veut être le miroir de
la politique et de la société de l'époque grâce à un nouveau style : la critique sociale. Au
Schall und Rauch sont présentées des danses, des conférences, des spectacles de
marionnettes à teneur politique, des caricatures15. Les étrangers admiraient la capitale,
mais en 1922, le Schall und Rauch fermera ses portes peu après le Grosses
Schauspielhaus. Malgré l'effet de nouveauté, le coup de force de Reinhardt n'a pas tenu.
Pour des raisons économiques, miné par la concurrence, il abandonne l'entreprise16.
B. Friedrich Höllander
Le cabaret de l'après-guerre est devenu une forme privilégiée de protestation où tente de
s'exorciser le malaise. L'un des artistes les plus représentatifs de cette période est sans
doute le compositeur de musique légère et de revues apolitiques, Friedrich Höllander, cité
précédemment. A travers ses compositions, il exprimera toutes les ambiguïtés du Berlin
de l'après-guerre. Le cabaret est, selon lui, un mélange de théâtre, de variétés et de
politique17.
C. Rudolf Nelson
Rudolf Nelson, accompagnant ses propres chansons au piano, s'affirma dans ce style.
Déjà quelques années avant la République de Weimar, « Nelson fait partie, avec Walter
Kollo, des pionniers du cabaret berlinois. Il fonda, en 1904, le Roland de Berlin : cabaret
composé de chansons au rythme entraînant, faciles à retenir, et aux paroles grivoises. En
1907, il est directeur de son propre Chat Noir : un chat Noir dépourvu de la
condescendance de Paris au profit d'amusements recherchés par la haute société
berlinoise. En 1910, il est directeur du Cabaret Metropol, cabaret près duquel logera
Christopher Isherwood.
15
Pascal HUYNH, La musique sous la République de Weimar, Fayard, Paris, 1998, p. 85.
Ibid., p. 91.
17
Ibid.., pp. 88-89.
16
12
Nelson crée ensuite le Nelson-Theater où se produisait, entre autres, Joséphine Baker. Il
composait également des revues au Berliner Metropoltheater et fut à l'origine de
spectacles de nus et de ''danses d'expression''. Ces danses se définissent par une intense
expression du corps. En guise d'exemple : la strip-teaseuse Anita Berber ainsi que la
danseuse et actrice de cabaret Valeska Gert, dotées d'une grande maîtrise des
mouvements de leur corps, n'hésiteront pas à l'utiliser pour leur art ainsi que pour créer
leur personnage. Elles intégreront ces lieux dans lesquels elles interpréteront des rôles
audacieux et provocants comme celui de la prostituée.
Le rythme musical trépidant des années vingt est bien présent et l'argent est également
devenu un thème récurrent intégrant les textes de cette période. « Bittle zahlen
(L'addition, s'il vous plaît) fournit le titre de la revue à succès de Rudolf Nelson (1921)
qui transcrit au mieux les fantasmes de l'inflation »18.
D. Walter Mehring
Le poète dadaïste Mehring, autre figure fondamentale des cabarets berlinois, s'avère
être le fondateur du cabaret politique et littéraire où il trouve l'inspiration pour créer des
couplets politiques et des chansons berlinoises. Connu de tout Berlin dont il est devenu le
symbole vivant, Mehring fut amené à écrire pour le Schall und Rauch. C'est la satire qui
restait son objectif majeur. En mai 1919, lors d'une soirée dada, il s'était produit sur scène
avec des couplets satiriques auxquels il avait attribué des rythmes jazzy.
Il anima également les cabarets de Trude Hesterberg (Die Wilde Bühne- La Scène
sauvage) et de Rosa Valetti (Grössenwahn-La Folie des grandeurs), et atteint son apogée
vers 1922. « Bête noire des nazis, il réussit à s'enfuir en février 1933. Il faisait partie de
ces intellectuels que Goebbels souhaitait interroger en personne»19.
E. Erwin Piscator
L'une des premières revues prolétariennes s'intitule Revue Roter Rummel, mélange de
18
19
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 87.
13
revue informative et de pièce de théâtre. Le but de ce metteur en scène communiste est,
en réalité, de favoriser les élections du 7 décembre 1924.
« Raillé pour ses Piscator's Girls, Piscator fait de la scène du cabaret, un moyen
d'agitation »20.
Les chansons, les sketches montrent la justice bourgeoise, les conditions de travail à
l'usine et la lutte des classes dont le prolétaire sort toujours vainqueur, le prolétariat étant
le héros collectif de la lutte contre la bourgeoisie commune à tous les cabarets. « Ainsi le
cabaret s'érige en théâtre de la révolte et est comme une loupe qui grossit la violence des
événements sociaux »21.
Partout apparaissent les mêmes figures : le capitalisme, le junker, le fonctionnaire, le
prêtre et le gros général opposé aux prolétaires, et ce dans des textes schématiques dupant
la police qui surveille les cabarets et met à nu les contradictions de la société allemande.
En 1928, presque tous les cabarets développent la satire politique. En 1929, la crise
économique débute.
I.2.2. L'influence du jazz
Rythme trépidant et syncopé, le jazz fit son apparition en Allemagne dans les années
vingt. La civilisation américaine se définissait, entre autres, par le jazz et affichait une
autre manière de vivre. Les Etats-Unis représentaient la liberté et étaient à la mode. Les
Allemands avaient trouvé en ce pays un moyen de s'évader de leur grisaille quotidienne,
du moins de façon imaginaire.
Grâce aux tournées des musiciens de jazz Sam Wooding et Duke Ellington, des petits
orchestres de jazz allemands firent irruption à Berlin. La musique jazzy de ces derniers
avait, cependant, des couleurs de charleston, en vogue à l'époque, et suscitait un grand
enthousiasme auprès du public.
Le jazz eut un impact capital : de nombreux musiciens intégrèrent les particularités
20
21
Michel CORVIN, op.cit., p. 150.
Pascal HUYNH, op. cit., p. 89.
14
rythmiques et harmoniques du jazz dans leurs compositions. Kurt Weill est, sans doute,
dans les années vingt, l'une des figures allemandes les plus marquantes, mais déjà
précédemment, en France, ce phénomène fit son apparition chez les renommés
compositeurs du « Groupe des six » ainsi que chez le compositeur avant-gardiste Igor
Stravinski avec son célèbre Ragtime. Cet engouement prit fin en 1929. Les illusions de
liberté des Etats-Unis s'estompèrent, supplantées par le sentiment d'insécurité. Les
Allemands ressortirent leur répertoire précédent.
I.2.3. Les années trente
Dans les années trente se produisent des cabarets politiques représentatifs de
l'atmosphère régnant à Berlin à cette époque. Certains artistes prônent l'internationalisme,
défendent les communistes, évoquent la misère des ouvriers et l'absurdité de la guerre
dans la crainte de l'éclatement d’un nouveau conflit. Cependant, la misère est
grandissante. En effet, la crise économique ne cesse de s'aggraver et les gouvernements
qui se succèdent n'arrivent pas à résorber la crise. C'est alors que le parti nazi commence
sa fulgurante ascension : le slogan '' Allemagne réveille-toi !'' est lourd de signification.
La violence se trouve partout dans les rues, les nazis mènent des campagnes d'agitation et
multiplient les provocations autant qu'Hitler, les meetings et les rencontres avec la foule.
A l'intérieur des cabarets, les nazis font alors irruption. Tout cela ne ralentit pas l'activité
artistique, mais la société en décomposition et ces éléments inquiétants se retrouvent
dans certains spectacles de cabaret. Cependant « ce mélange d'humour, d'ironie et de
sévère critique sociale dérange les nazis qui chassent la plupart des chansonniers,
qualifiés de ''littérateurs juifs de rue'', de la scène et du pays ». « La nomination de
Goebbels comme Gauleiter de Berlin sonne le glas du cabaret. Les SA saccagent les
spectacles, s'en prennent aux auteurs les plus politisés : Tucholsky, Claire Waldoff. Après
1933, ce dernier espace de liberté est interdit. Beaucoup d'artistes sont assassinés,
envoyés en camp de concentration ou condamnés à l'exil.
Le Tingel-Tangel de Holländer et la Katakombe de Werner Finck continuent leurs
critiques jusqu'en 1935, ces deux derniers cabarets berlinois seront rasés au bulldozer.
15
I.3. Analyse
Selon les époques, les plaisirs et les perspectives du cabaret varient. Le cabaret devient
un lieu accueillant sous toutes sortes de formes : des formes populaires et des extraits de
pièces censurées qui n'auraient pas pu être dévoilés dans les théâtres officiels. La variété,
ingrédient propre à ce type de cabaret, séduit le spectateur.
Le cabaret, îlot de provocation et de liberté dans une société qui n’en offre pas, a permis
aux artistes de toutes disciplines de s'unir. On pourrait dire qu'il est une forme de théâtre
total où le comique, le lyrique et le tragique se confrontent.
16
II. Le roman Adieu à Berlin de Christopher
Isherwood : la source d’inspiration
A présent, je propose d’aborder les parties du roman Adieu à Berlin qui ont intéressé les
auteurs Harold Prince et Bob Fosse dans la constitution de l’histoire de la comédie
musicale Cabaret. Les éléments de ces parties nous permettront d’analyser, globalement,
les thématiques principales ainsi que de faire connaissance avec les personnages et les
différentes situations qui ont inspiré ces auteurs. En ce qui concerne l’univers même du
cabaret berlinois du roman, il est difficile d’en parler longuement, car Christopher
Isherwood est très laconique en ce qui concerne ce sujet.
Dans les deux prochains chapitres, nous observerons que le canevas de l’histoire chez
Harold Prince et chez Bob Fosse comporte des divergences. En effet, ils se sont inspirés
d’ingrédients différents du roman pour l’élaboration de la trame de l’histoire, les ont
agencés, métamorphosés, rattachés à d’autres éléments et conceptions scéniques.
Une des questions qui se présente est la manière dont ils ont conservé ces divers
constituants tout en s’y détachant, et comment, au sein de leur canevas, ils ont intégré le
concept du cabaret berlinois, le tout aboutissant à l’univers singulier et pittoresque de
Cabaret. C’est la raison pour laquelle, dans un premier temps, je m’attarderai à analyser
certains aspects des chroniques et certains traits de caractère des personnages qui ont
interpellé Prince et Fosse. Cela nous permettra de comprendre, dans un second temps, les
particularités de la création de la comédie musicale Cabaret de Prince et de Fosse ainsi
que leurs objectifs.
17
II.1. Origines de l’œuvre
II.1.1. Origines biographiques
« Durant des années en Allemagne, Christopher tenait un journal. A mesure
qu’il prenait conscience qu’il écrivait un jour des histoires sur les gens qu’il
rencontrait, ses notes de journal s’allongeaient. Par la suite, elles devaient lui
fournir la plupart des matériaux qui servent à créer l’atmosphère d’époque de
Mr. Norris et Adieu à Berlin, le roman qui servit de tremplin à cabaret »22.
La comédie musicale Cabaret s’inspire du roman Goodbye to Berlin de Christopher
Isherwood et puise ses origines au cœur du vécu de l’auteur. Effectivement, l’écrivain
anglais Christopher William Bradshaw Isherwood rédigea des nouvelles sur base de sa
vie passée à Berlin entre 1930 et 1933. Elles sont regroupées dans le livre Goodbye to
Berlin (Adieu à Berlin dans la traduction de Ludmila Savitsky).
Dès lors, nous pouvons nous demander ce qui a motivé Christopher Isherwood à se
rendre dans cette ville, ville d’où son roman fut inspiré. A l’origine, en 1929, Christopher
Isherwood quitta l’Angleterre pour s’installer à Berlin. Son motif principal était de
découvrir une ville où il pourrait vivre librement son homosexualité. La société
britannique, comme bien des sociétés à cette époque, n’acceptait pas l’homosexualité, ce
qui explique que les gays se trouvent toujours en porte-à-faux avec le monde qui les
entoure. Cela a amené Isherwood à se poser maintes questions sur sa vie sexuelle et
surtout comment la vivre et où la vivre. Etant donné que Berlin était une ville très
libertine et très large d’esprit, Isherwood partit en Allemagne espérant trouver un endroit
où il pourrait enfin être lui-même sans subir le regard dédaigneux des gens.
Paradoxalement, ''la ville des garçons'' se transformera en ville de l'homophobie.
Isherwood, dans son roman, reste discret sur cet aspect de lui-même. Le thème de
l’homosexualité est vaguement suggéré dans son roman, mais il ne sera jamais explicité
22
Christopher ISHERWOOD, Christopher et son monde 1929-1939, traduit de l’anglais par Léo Dilé,
Paris, Hachette, 1981 (La bibliothèque anglaise), p. 50.
18
clairement par peur des représailles. Cependant, nous verrons, par la suite, que cette
particularité de l’auteur sera exploitée partiellement dans la version de Bob Fosse.
La raison pour laquelle Christopher Isherwood écrivit le roman Adieu à Berlin, réside
dans sa volonté de dénoncer la montée du nazisme et les travers d’une société de plus en
plus fascisante. Pour ce faire, il utilise l’option de se mettre en scène à travers le
personnage Herr Issywoo, un personnage factice, bénéficiant de la qualité d’affirmer aux
lecteurs qu’il est témoin de tous ces événements. La raison de cette option est qu’à
travers son personnage, il pouvait dénoncer les dérives de la société berlinoise tout en
prenant du recul et bénéficier de l’objectivité désirée. Le personnage Herr Issywoo lui
permettait également de se dissimuler afin de camoufler son homosexualité car, à cette
époque, il ne souhaitait pas l’exposer au grand jour.
Cependant, bien qu’il inscrive ce personnage dans une ville où Christopher Isherwood,
auteur, a vécu à cette même période, Adieu à Berlin n’est pas un récit autobiographique
au sens strict du terme, mais est en réalité une autofiction s’inspirant d’une partie de sa
vie, à Berlin, à l’aube des années trente. Ce choix lui offrait davantage de liberté dans
l’élaboration de son canevas dramatique. Le vécu de l’auteur est donc un point d’appui à
partir duquel l’aspect fictionnel se développera. Tout au long de cette autobiographie
fictive, Isherwood prend part au récit et parle de lui comme s’il était un personnage parmi
d’autres : Herr Issywoo ou Christopher, ou encore Chris selon les circonstances.
Pour des raisons d’écriture dramatique, Isherwood choisit délibérément de ne pas
respecter l’ordre chronologique de son vécu.
L’un des intérêts majeurs de ces histoires berlinoises est le ton documentaire qu’elles
contiennent. En effet, elles ressemblent à des tableaux représentant des tranches de vie de
personnes ayant vécu à Berlin de 1930 à 1933 et, par conséquent, elles relatent et
illustrent une situation historique et politique proche de la réalité. On pourrait dire
qu’elles sont, en quelque sorte, le miroir d’une tranche d’Histoire. Les personnages sont
construits à partir de personnes qui ont existé et que Christopher Isherwood a rencontrées
durant son séjour à Berlin, ce qui apporte de la crédibilité à sa démarche. Nous pouvons,
en effet, retrouver ces personnes, dans son roman autobiographique Christopher et son
monde rédigé en 1979. Cependant, dans Adieu à Berlin, ces personnages sont remodelés,
19
transposés. Ainsi, le lecteur est confronté à un passage d’une réalité historique, à une
histoire. Certains de ces personnages s’inscriront, de façon plus ou moins importante,
dans la comédie musicale Cabaret d’Harold Prince et de Bob Fosse, d’où l’intérêt de
faire leur connaissance.
Christopher Isherwood écrit dans ses nouvelles : « I am a camera with its shutter open,
quite passive, recording, not thinking »23. Ainsi, il se définit en tant qu’ ’’observateur qui
enregistre et ne pense pas’’ et non comme le héros du roman. Cependant, son regard va
au-delà, car il éclaire des aspects de la vie en approchant une atmosphère que la caméra
ne peut pas révéler. Cette phrase fétiche suggère deux choses : d’une part une autoconscience du narrateur et d’autre part, une sorte d’objectivité technique : « The camera
would record only outward appearances, actions, and spoken words – no thoughts, no
feelings, nothing subjective »24. Prince transférera, scéniquement, ce souci d’objectivité
dans le traitement de sa mise en scène.
II.1.2 Origines romanesques
Herr Issywoo, observateur étranger de la vie, détaché de l’Allemagne reçoit ses
premières impressions : dès le début de la première chronique, l’essence de l’œuvre
transparaît, point de départ qui ne laissera pas indifférent Harold Prince et Bob Fosse. En
effet, Christopher Isherwood plante le décor et l’atmosphère terne de l’appartement dans
lequel il est amené à vivre. Ce climat a pour but de suggérer le mode de vie dégénératif
dans lequel il se trouve.
Berlin 1930, la classe moyenne est ‘’en déconfiture’’, le libertinage bien présent : les
prostituées déambulent dans les rues caverneuses de cette ville. C’est là que le
personnage Herr Issywoo, écrivain anglais, loge dans une petite chambre lugubre du
grand appartement de Frl. Lina Schroeder, la logeuse. Sous son peignoir à fleurs se cache
une femme difforme d’environ cinquante-cinq ans aux idées plutôt rigides, intrusive et au
23
24
ID., The Berlin Stories, New-York, W. W. Norton and Co., 1963, p. 1.
Keith GAREBIAN, The making of Cabaret, Oakville, Mosaic Press, 1999, p. 23.
20
regard inquisiteur. Avant la guerre et l’inflation, elle menait une vie aisée et une bonne
venait faire le ménage. Maintenant, la crise économique frappe et sa situation financière a
fondamentalement changé. Cela a comme conséquence qu’elle se retrouve contrainte de
faire le ménage des autres, de dormir dans le salon et d’accepter n’importe quels
locataires qui se présentent, notamment Frl. Kost, prostituée de bas-étage, grasse et aux
grands yeux bleus stupides, Frl. Mayr, surnommée Fritzi, chanteuse de music-hall,
cartomancienne s’exprimant avec des intonations particulièrement agressives, antisémite
virulente à l’esprit de vengeance et Bobby, jeune homme soucieux de son apparence,
barman à la Troïka. Dans ce bar, sur l’estrade, trois musiciens jouent des airs frivoles.
Des gigolos sollicitent des danses auprès de femmes appartenant à une clientèle tant
vulgaire que bien habillée. Ainsi, déjà à ce stade, à travers ces différents personnages,
nous pouvons ressentir l’ambiance décadente ainsi que la crise économique faisant
surface.
Ces personnages contrastent radicalement avec les Juifs allemands fortunés subissant les
premières agressions de la montée du nazisme : Frl. Glanterneck, victime de la
vengeance de Frl. Mayr, sa voisine antisémite, et Frl. Bernstein exprimant sa peur de se
rendre en ville suite au grabuge des nazis lapidant les Juifs. La situation des Juifs est
donc déjà fébrile et leur richesse accroît la jalousie des nazis. En effet, les Bernstein
vivent à Berlin, dans un quartier de millionnaires. Frl. Hippi Bernstein, la fille aînée de la
maison suit des cours privés d’anglais avec Herr Isherwood, ce qui permet à ce dernier de
subvenir à ses besoins, car il subit également les conséquences de la crise économique.
La jeune fille de dix-neuf ans, au sourire indolent, paresseuse et suffisante, apprécie ces
cours, les considérant comme une distraction dont elle peut se vanter. Ainsi, nous nous
trouvons dans une situation radicalement duale, cet excès pouvant être perçu comme un
peu irréaliste. Cette spécificité sera exploitée par Harold Prince dans sa comédie
musicale.
Si l’on se réfère, un bref instant, au vécu de l’auteur, Christopher Isherwood, a,
effectivement, bel et bien séjourné chez une certaine Frl. Meta Thurnau, appelée, dans
son roman, Frl. Schroeder. Elle est l’un des personnages les moins déformés par rapport à
la réalité. Christopher a entretenu avec cette dame courtoise et sympathique, une certaine
complicité. Elle louait ses appartements à des personnes que nous retrouvons dans le
roman et qui ont bel et bien existé : Bobby le barman, Frl. Kost, la prostituée, Frl. Mayr,
21
la chômeuse nazie25.
Cette situation économique et sociale très précaire n’était donc pas juste une façade.
Christopher Isherwood, en tant qu’étranger, en était également atteint. C’est pourquoi il
donnait de nombreux cours d’anglais à des Allemands qui s’enorgueillissaient pour des
raisons de prestige social. Cela lui permettait de compenser la perte d’argent dont il était
victime suite à la baisse de la livre.
‘’Le gouvernement britannique fut contraint en 1931 de renoncer à l’étalon-or, ce qui
réduisit la valeur de la livre par rapport aux monnaies étrangères, appauvrissant les
ressortissants britanniques qui vivaient à l’étranger sur l’argent anglais’’26.
Le célèbre personnage de Sally Bowles transcendant tant la scène que l’écran, reste ancré
dans la mémoire collective. Il est l’un de ceux les plus exploités et ce, essentiellement
dans la version de Bob Fosse. Ainsi, nous pouvons nous demander la raison de cette
extrême attirance envers cette figure, comment et qui Sally était à l’origine, quelle était
sa place dans son rapport avec le cabaret berlinois ainsi que dans sa relation avec Herr
Issywoo et la raison pour laquelle, Christopher Isherwood a désiré en faire une chronique
à part entière.
Il se fait que Sally Bowles était une jeune fille anglaise de dix-neuf ans complètement
atypique qui, via son exubérance, attirait facilement les regards. Lors d’une invitation
chez son ami Fritz Wendel, Herr Issywoo eut l’occasion de faire la connaissance de cette
jeune femme très excentrique tant dans son attitude que dans sa tenue vestimentaire
(accentuée par le vernis vert outrancier de ses ongles). Cet excès d’excentricité apporte
au personnage quelque chose d’intrigant. D’autre part, Sally partage la même nationalité
que Christopher, et tous deux se trouvent dans une ville qu’ils ne connaissent pas. Ces
points communs favoriseront leur complicité à venir.
Sally, n’accrochant pas aux études théâtrales qu’elle avait esquissées en Angleterre,
s'arrangea pour se faire expulser de ses cours afin de suivre une amie qui lui avait fait
miroiter un travail à l’Ufa de Berlin, une société de production cinématographique
allemande, le rêve de Sally. La réalité étant tout autre, elle devra se contenter de chanter
dans un cabaret berlinois de bas étage : le Lady Windermere.
25
26
Christopher ISHERWOOD, Christopher et son monde 1929-1939, op. cit., p. 68.
Ibid., p. 60.
22
D’emblée, nous sommes amenés à tisser un lien avec un personnage déconnecté de la
réalité, une femme désespérément naïve qui, paradoxalement, puisera son énergie au sein
de cette naïveté. « C'est une sensation inouïe, Chris. Je suis sûre que maintenant me voilà
lancée, en route pour devenir la plus formidable actrice du monde! »27. Ainsi, cette
attitude amène le lecteur à éprouver de la pitié ou de la compassion envers cet utopisme.
Qu’en est-il du Lady Windermere et que ressort-il de ce cabaret dont nous fait part
l’auteur ? Voici l’extrait qui le dépeint dans le roman :
« Le Lady Windermere était, tout près de la Taüenzienstrasse, un bar
‘’irrégulier’’, du genre artiste, auquel le patron essayait visiblement de prêter un
cachet ‘’Montparnasse’’. Les murs étaient couverts de tableaux, de menus, de
dessins humoristiques et de photographies de vedettes : « A la seule et unique
Lady Windermere », « A Johnny, de tout mon cœur ». Quant à l’Eventail, il
s’étalait au-dessus du bar, quatre fois grandeur nature. Au milieu de la salle, un
gros piano se dressait sur une estrade.
Sa voix était étrangement rauque. Elle chantait mal, sans aucune expression, les
mains inertes à ses côtés et cependant elle produisait de l’effet grâce à
l’inattendu de son physique et à son air de mépris total pour l’opinion des gens.
Les bras ballants, son sourire à prendre ou à laisser, elle chantait.
On l’applaudit chaleureusement. Le pianiste, beau garçon aux cheveux blonds
ondulés, se leva et lui baisa solennellement la main. Elle chanta deux autres
morceaux, en français et en allemand, mais ils furent moins bien accueillis. A la
fin, il y eut encore force baisemains puis un mouvement général vers le bar.
Sally était en pays de connaissances, elle distribuait de tous côtés des
tutoiements et des ‘’mon chéri’’. Pour une future demi-mondaine, elle paraissait
singulièrement dépourvue de tact ou de sens pratique. Elle perdait son temps à
faire des avances à un vieux monsieur, manifestement plus enclin à bavarder
avec le barman. Bientôt, nous étions tous un peu saouls. Puis Sally nous quitta
pour aller à un rendez-vous et le gérant vint s’asseoir à notre table. Fritz et lui se
mirent à parler de la Prairie d’Angleterre. Fritz était dans son élément. Comme
tant de fois déjà, je me jurai de ne plus jamais remettre les pieds dans un lieu de
ce genre »28.
27
Ibid., p. 68.
28
ID., Adieu à Berlin, traduit de l’anglais par Ludmila Savitsky, Paris, Hachette, 1979 (La bibliothèque
anglaise), p. 48.
23
De cet extrait, il ressort certaines particularités du cabaret berlinois. Le Lady Windermere
est un lieu de divertissement : c’est un endroit où l’on chante où l’on s’amuse et dans
lequel les gens ne se prennent pas au sérieux. C’est aussi un lieu de convivialité, les gens
circulent de table en table pour discuter tout en consommant de l’alcool.
La chanteuse, en l’occurrence Sally Bowles, chante mal, sa voix est rauque, presque
désagréable, elle est dépourvue de présence scénique, son attitude triviale renforce le côté
dépravation caractérisant également le cabaret berlinois.
Sally chante en plusieurs langues, mais le roman ne nous précise pas les raisons exactes :
l’endroit accueille-t-il des clients d’origine étrangère ou Sally chante-t-elle en français,
allemand et anglais, juste comme ça?
Le Lady Windermere est aussi un lieu empreint de libertinage au sein duquel Sally
n’hésite pas à ‘’chauffer les clients’’ quel que soit leur âge afin de se faire valoir.
Sally, chanteuse de cabaret, est donc prête à utiliser ses avantages personnels auprès des
clients pour aboutir au succès escompté. Elle dira : « Le travail avant tout…Mais je ne
pense pas qu’une femme puisse devenir une grande actrice sans avoir eu beaucoup
d’aventures… »29.
Ce passage montre bien l’état d’esprit dépravé du lieu que Sally fréquente, cette pseudoartiste figurant dans ce cabaret berlinois, ainsi que l’innocence du personnage, son
utopisme et sa façon chimérique de s’inscrire dans la vie. Elle ne perçoit, en aucun cas,
les bouleversements en latence, ne les mentionne à aucun moment et le Lady Windermere
n’en fait jamais part, ne serait-ce que de façon métaphorique.
Ainsi, nous baignons dans un cadre où provocation, dépravation, érotisme, diversion sont
au rendez-vous. En revanche, l’aspect dénonciateur et satirique du cabaret berlinois ne
transparaît pas ici. Julie Harris, Jill Haworth et Liza Minelli, ces femmes excentriques,
pourvues de sex-appeal seront le réceptacle de ces caractéristiques et des fantasmes
masculins du personnage.
Dans son roman autobiographique, Christopher et son monde, Isherwood sort au Cosy
Corner30, se rend de bar en bar tout en restant sérieux afin de pouvoir rédiger. Il
transparaît comme quelqu’un de sérieux et inhibé plutôt que fêtard même si Berlin était
bel et bien la ville la plus propice au libertinage et la plus décadente d’Europe. En guise
d’exemple de cette dépravation, lors des fêtes de fin d’année, dans un des dancings
29
30
Ibid., p. 59.
ID., Christopher et son monde 1929-1939, op. cit., p. 15.
24
berlinois, était organisé un grand bal costumé composé exclusivement d’hommes, la
majorité étant déguisés en femmes. Les travestis, les pratiques SM, les chaussures dragqueen etc., cet univers de perdition déplaisait à Isherwood, le mettait mal à l’aise.
Cependant, ses pairs atypiques intégraient la même culture que lui et défendaient les
mêmes droits.
Sally, personnage aux multiples facettes, se comporte comme une jeune femme frivole,
libertine et narcissique, croyant que tout le monde est à sa merci. Cupide et opportuniste,
elle n’hésite pas à manipuler Fritz qui lui pardonne tout. Femme enfant capricieuse,
femme à hommes désireuse d’argent, son aspect atypique et félin fait cependant d’elle
une femme fatale qui séduit. Sa provocation et son irresponsabilité interpellent : elle
invite Chris dans son appartement alors qu’elle ne l’a rencontré qu’une seule fois et
celui-ci devient son confident presque instantanément ; elle se rend seule, dans des lieux
pas très recommandables avec des hommes qu’elle ne connaît pas ; elle habite dans un
quartier lugubre etc. Cela fait de Sally une femme audacieuse, aventurière.
Lorsque Sally bénéficie de l’opportunité de s’installer dans l’ancienne chambre de Frl.
Kost, Fräulein Schroeder prit directement Sally en affection. Son côté infantile et sa
fragilité lui donnent un ‘’je ne sais quoi’’ d’attachant qui a sans doute touché Chris vu sa
présence et son écoute toute fraternelle. En effet, Chris n’est pas amoureux de Sally :
« …je suis contente que tu ne sois pas amoureux de moi – je ne sais pas comment cela se
fait – je ne pourrais jamais être amoureuse de toi. Alors, si tu l’étais, tout serait gâché »31.
Ainsi, au sein de cette relation homme-femme, il n’existe pas d’ambiguïté sexuelle.
L’affection qu’éprouve Chris envers Sally est gratuite et c’est cette gratuité qui fait la
beauté de la relation. Sally, femme dépourvue de repères, trouve chez Chris, le cadre
réconfortant dont elle a besoin. Quant à Chris, son côté protecteur lui donne un certain
statut : sa disponibilité et l’attention qu’il témoigne envers Sally le font exister et font de
lui un personnage indispensable. A travers leurs dialogues, nous pouvons percevoir cette
complicité particulière. Se rendant compte de son immaturité, Chris protège Sally et tente
de l’épauler en lui faisant prendre conscience des dangers qui la menacent. Ce duo
s’avère complémentaire : Chris, homme calme et doux offre une protection à Sally et
Sally offre à Chris un peu de fantaisie et de piment à sa vie fade. Cependant, on peut se
questionner quant à la raison du ‘’non-désir’’ de Chris. Sally ne serait-elle donc pas le
genre de femme recherché par Chris ou plutôt, se cache-il, en filigrane, une
31
ID., Adieu à Berlin, p. 59.
25
homosexualité latente, non verbalisée ou refoulée ?
Etant donné que le personnage ne donne pratiquement aucune information sur sa vie
privée, nous ne pouvons qu’établir des hypothèses, faire des suppositions. Si l’on se
réfère non plus au personnage, mais au vécu de l’auteur, il est aisé de deviner que cette
relation asexuée est un maquillage servant à camoufler la véritable sexualité du
personnage, l’auteur ne voulant pas se divulguer.
On pourrait peut-être interpréter qu’à travers le personnage de Sally Bowles, Christopher
Isherwood a voulu attirer l’attention sur les dangers de l’innocence et de la
méconnaissance de l’actualité, cette inconscience contribuant à la dégénérescence future.
Isherwood utilise la rencontre entre certains personnages afin de transcrire plus
profondément ses propos dénonciateurs et l’ambiguïté régnant dans ce climat malsain.
Ainsi, un soir, au bar la Troïka, Sally et Chris rencontrent un certain Clive, homme de
prime abord charmant, mais au comportement équivoque. Nanti, il aime jouer de sa
fortune : il séjourne à l’hôtel, offre quotidiennement des bouquets de fleurs somptueux à
Sally qu’il emmène à Dresde en avion, il prodigue des cadeaux du style porte-cigarettes
en or! Son rapport à l’argent et au couple est si particulier qu’on se demande,
inévitablement, la raison profonde de cette générosité disproportionnée. Pour se faire
aimer ? Pour se rendre indispensable ? Pour posséder les gens ?
Via ce passage, nous pouvons inférer que Christopher Isherwood aborde les
malversations de la manipulation de l’être humain. Le manque de sens critique piège
l’homme devenant une proie facile pour le manipulateur. Celui-ci peut, désormais,
exercer son pouvoir aisément, endoctriner l’autre en l’embarquant, insidieusement, dans
une machination perverse. Ainsi, par le biais du comportement de Clive, sa façon
‘’d’acheter l’autre’’, Isherwood nous interpelle tant elle paraît suspecte, malsaine comme
s’il se cachait un intérêt sous-jacent. Clive disparut aussi vite qu’il était arrivé, en laissant
trois billets de cent marks. A cela s’ajoute, l’ambiguïté sexuelle de Clive reflétant un
malaise impalpable pouvant se lire comme une métaphore du climat névrotique
environnant.
Bob Fosse exploitera cette relation triangulaire et équivoque, Clive sera réincarné dans le
personnage de Maximilien, un baron nazi ambigu.
26
« Sally : … je vais avoir un enfant.
Chris : Oh, mon Dieu !
[…]
Et que penses-tu faire ?
Sally : Ne pas le garder, bien sûr
[…]
que voulez-vous qu’il devienne, ce petit malheureux, s’il vient au monde ? Ai-je
l’air de quelqu’un qui ferait une bonne mère ? »32.
Via l’avortement de Sally Bowles, Isherwood aborde les méfaits de l’irresponsabilité, et
par la même occasion, il nous fait réfléchir sur les retombées néfastes pouvant en
découler. Ainsi, Sally annonce avec une désinvolture déconcertante qu’elle est tombée
enceinte, probablement de Klaus, le pianiste du Lady Windermere. Lors de leur rencontre
Sally en était éperdument amoureuse, mais cette nouvelle cristallisation fut, directement,
source de désenchantement car pour cet homme, elle était juste une occupation
passagère. Cette anecdote nous place encore face aux travers du refus de voir la réalité en
face peut-être parce qu’elle est trop ingrate et trop difficile à assumer à certains moments.
Qu’importe l’empathie, Isherwood met en avant-plan la primauté de la réalité et dès lors,
les méfaits de l’irresponsabilité se retournant toujours, tôt ou tard, contre l’être humain,
victime de sa désinvolture.
Cependant, différentes interprétations peuvent se lire dans cet extrait : une partielle prise
de conscience, étant donné que Sally ne veut pas faire du bébé ‘’un petit malheureux’’,
une femme s’avérant irrespectueuse de la vie vu qu’elle l’annihile d’une certaine
façon ou encore, la persistance dans cette déconnection de la réalité comme s’il était
impossible de l’atteindre tant elle est convaincue que son rêve pourra un jour s’exaucer.
Cette illusion de devenir actrice est tellement ancrée en elle qu’elle est prête à tout, quitte
à se manquer de respect. Certaines de ses réflexions peuvent laisser perplexe tant elles
sont remplies de puérilité : « Au restaurant, il m’a demandée en mariage, et je lui ai dit
oui… Tu comprends, je me disais que, dans le milieu du cinéma, il était habitué aux
décisions de ce genre. […] Et pour ma carrière, cela aurait été bien, n’est-ce pas ?... »33.
Parallèlement, la société allemande périclite de plus en plus sévèrement, la crise bat son
plein : la banque Darmstädter und National est fermée. Etant donné que les Berlinois, en
32
33
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 110.
27
proie à la crise économique se tracassent, se demandent de quoi demain sera fait, et que
Sally, quant à elle, fait complètement abstraction du monde dans lequel elle s’inscrit,
nous pouvons déduire qu’Isherwood, par le biais de ce décalage, intensifie d’une part la
dénonciation de la non-prise de conscience de l’humain et des graves répercussions sur la
société qui en résultent et d’autre part, le sentiment d’égarement dans l’existence.
Sally n’est plus en concordance avec la société et avec les gens devant assumer leur vie
dans l’aridité du quotidien. Sally semble désincarnée. Dès lors, nous pouvons nous
demander si, derrière ces apparats, Sally se réduit à un masque. Ainsi la question de la
dissimulation s’impose, ses conséquences et ses raisons : moyen de défense ? Choix de la
facilité ? Façon de fuir la réalité d’un monde trop obscur ?
D’autre part, la famille juive Landauer intervenant dans la comédie musicale de Bob
Fosse et plus particulièrement le personnage de Natalia Landauer, illustre toutes ces
thématiques. Cependant, lorsque nous aborderons ce chapitre, nous observerons que
Natalia Landauer a été considérablement remodelée. Prince, en revanche, n’intègre aucun
personnage de cette famille.
La montée du nazisme ressortant de cette chronique met particulièrement en exergue
toute l’aigreur des dérives du nazisme, la mort d’un des membres de la famille Landauer
se présentant à la fois comme une résultante maléfique de tout ce qui précède et une
amorce de tout ce qui va suivre.
Herr Issywoo fit la connaissance de Natalia Landauer, très peu de temps après son arrivée
à Berlin. Issue d’une famille riche à laquelle elle est très attachée, cette étudiante de dixhuit ans aime valoriser sa culture, mettre en avant ses goûts artistiques, évoquant Mozart
et Heine (l’un franc-maçon, l’autre Juif). Natalia est une personne intensément animée,
envahissante, intrusive et impertinente. Les autres membres de la famille ne cessent de
harceler Christopher sur le contenu de son nouveau roman ainsi que sur des sujets
sensibles et insidieux tels que le droit ou non de châtier Oscar Wilde, écrivain
homosexuel ou « Qu’est-ce qui vous a conduit à vous installer à Berlin ? »34. Christopher,
se sentait tenu de se justifier et se voyait infantilisé. Bien que cette arrogance l’agaçât, il
persistait à dialoguer et à s’intéresser à leur mode de vie. La raison profonde de cet
acharnement résidait dans son appétit de comprendre à tout prix, les tréfonds abyssaux du
34
Ibid., p. 227.
28
mode de fonctionnement de cette famille.
Chris prit l’initiative de confronter Natalia Landauer à Sally Bowles, le contraste entre
les deux filles le faisant sourire : cette entrevue fut source d’altercations, ce qui était
largement prévisible. La personnalité de Natalia et sa pruderie ne s’accordaient pas avec
le libertinage et la provocation incessante de Sally Bowles n’hésitant pas à étaler ses
nombreuses aventures. C’est ainsi que la relation amicale entre Natalia et Christopher
périclita, d’autant plus qu’elle imaginait que Sally était la maîtresse de Chris. Ce dernier,
facétieux, rentra dans son jeu en donnant foi à ses croyances !
Pendant ce temps, la situation politique devenait de plus en plus tendue, le nazisme
menaçant de plus en plus intensément les Juifs. En effet, en septembre 1930 lors des
élections législatives, le parti national-socialiste gagne nonante-cinq sièges et devient le
deuxième parti de l’Allemagne au détriment du parti social-démocrate, demeurant malgré
tout le premier parti allemand.
« Christopher devint de plus en plus conscient du genre de monde où il vivait.
C’était le creuset où bouillonnait l’Histoire en train de se faire : chômage,
malnutrition, panique financière, haine du traité de Versailles ; aux élections du
Reichstag, les nazis remportèrent 107 sièges contre les 12 qu’ils détenaient et,
pour la première fois, devinrent un parti politique de première importance »35.
Effectivement, un mois après les élections, les nazis maltraitaient, sans vergogne, les
Juifs dans la rue, brisaient les vitrines de leurs magasins, etc.
Frl. Mayr, évoquée précédemment, jubile et clame haut et fort ses propos antisémites :
« La ville en a plein le dos, des Juifs ! Retournez un pavé au hasard, vous verrez si ça
grouille ! Ils empoisonnent jusqu’à l’eau que nous buvons ! »36.
Bien que Herr Issywoo ne soit pas Juif, la montée du nazisme le tourmente. Par le biais
de son personnage, l’auteur fait part de ses angoisses et des motifs sous-tendant sa
lucidité à cet égard. Il résulte que sa prise de conscience du danger associée à son côté
35
36
ID., Christopher et son monde, p. 58.
ID., Adieu à Berlin, p. 205.
29
protecteur, font de lui une être soucieux, et ce, d’autant plus que les personnes qui
l’entourent, donnent l’impression de prendre la situation avec désinvolture. Acte de
défense face à une situation s’annonçant irréfutable ?
Christopher : « Les nazis écrivent peut-être comme des collégiens, n’empêche qu’ils sont
capables de tout. C’est justement ce qui les rend dangereux. Les gens rient, jusqu’à ce
que cela tourne mal… »37.
Ainsi, par l’évolution de la prise de conscience du personnage de Christopher et son
inquiétude provoquée par l’aggravation du régime, Isherwood nous interroge en nous
positionnant une nouvelle fois face aux dangers de l’aveuglement, de la frivolité, de
l’irresponsabilité. Effectivement, les craintes de Herr Issywoo n’étaient pas dénuées de
fondement : il apprit quelques temps plus tard, le décès de Bernardt, le cousin de
Natalia : un soi-disant arrêt cardiaque. « Des camps de concentration : on les fourre làdedans, on leur fait signer des papiers. Et puis ils ont un arrêt du cœur »38.
La mort de ce Juif sonne le glas de tout un peuple.
II.2. Analyse
De façon générale, Adieu à Berlin, roman fantasmagorique, dépeint l’univers décadent du
Berlin des années trente, traversant une grave dépression. D’étape en étape, cette
descente aux enfers est constamment mise en relation avec les défaillances de l’esprit
humain. L’auteur relate une succession d’événements illustrant l’agonie de toute
personne jugée comme ‘’anormale’’. Les nazis, enfermés dans leurs certitudes, se
montrent de plus en plus tyranniques et démoniaques tant envers les Juifs que les
communistes ou quiconque remettant en question le système et s’y opposant. Ainsi, le
grabuge se multiplie dans les rues, s’y étendant de part en part. Les valeurs humaines
s’éteignent à petit feu, laissant place à la violence, la torture physique et mentale, un jeu
37
38
Ibid., p. 258.
Ibid., p. 266.
30
de cruauté sans issue : « Il était là, tassé sur lui-même, gisant de guingois dans un coin
comme un sac oublié. L’œil gauche était à moitié arraché et le sang s’écoulait de la plaie.
Il n’était pas mort »39. Cet homme, stigmatisé, peut être perçu comme le reflet d’un
monde déshumanisé à travers lequel les personnes survivent malgré elles.
Le potentiel de l’histoire, exploité dans les différentes versions de Cabaret, se dégage
d’une part à travers l’aspect thématique : des sujets politiques tels que la crise
économique, la montée du nazisme, l’antisémitisme ; des problématiques sociologiques
telles que la difficulté de l’acceptation de la différence, le regard des gens et leur manière
de se comporter dans une telle situation de vie ; des thèmes psychologiques surgissant
des comportements individuels des personnages principaux et secondaires ainsi que les
relations qu’ils développent entre eux etc. ; et d’autre part à travers la manière dont ont
été amenés ces récits. L’auteur présente ces problématiques en se mettant lui-même en
scène, autobiographie et fiction étant enchevêtrées. Sa contribution à l’histoire prend,
néanmoins, une place particulière, car il reste volontairement très discret par rapport à sa
vie privée et est, dès lors, un personnage que nous ne pouvons pas véritablement cerner.
Nous pouvons, néanmoins, l’appréhender à travers ses répliques.
Sally est un personnage également difficile à décrypter, elle fuit la réalité du monde qui
l’entoure en se réfugiant dans le rôle d’une femme fatale séduisant facilement les
hommes tout en ne les gardant pas. A travers ce personnage fantasque, Isherwood
exprime, avec insistance, la gravité du manque de lucidité chez un citoyen, son
aveuglement menant au désastre.
Christopher Isherwood nous montre, par la même occasion, les bienfaits d’un regard
détaché. Ce regard permettant d’accéder à plus de clairvoyance et d’anticiper des
situations s’avérant gravissimes, car même si, dans le marasme de cette société
berlinoise, chacun tente de s’y retrouver, chacun conserve, néanmoins, ses préjugés :
« Les communistes, c’est tous des voyous, des fainéants… »40. Certains restent
impartiaux, d’autres se laissent manipuler : « Il s’en va chez les nazis, je suppose. Ils lui
mettent toutes sortes d’idées dans la tête, qui ne font que l’agiter. Il a changé du tout au
tout depuis qu’il les fréquente...»41. Ainsi, Isherwood dénonce la manipulation des nazis
profitant de la faiblesse et de l’ignorance humaine.
39
Ibid., p. 291.
Ibid., p. 163.
41
Ibid., p. 163.
40
31
Ainsi, il ressort de ces chroniques que quel que soit le personnage, Juif, nazi, communiste
etc., chacun manifeste, de façon évidente, un comportement persécuteur. Le respect de
l’autre est mis à mal comme si la non-acceptation de l’autre était inhérente à la race
humaine, la montée du nazisme cristallisant à son paroxysme l’intolérance face à la
différence. Ainsi, tous gravitent dans un univers instable aux multiples facettes. Artistes
désabusés, communistes, Juifs, homosexuels, tous déambulent, maladroitement, dans la
grisaille de cet âpre microcosme. Ainsi, au sein de cette atmosphère de finitude, chaque
Berlinois, voulant survivre, devra s’acclimater à l’aridité du monde qui les entoure,
s’incliner devant le diktat du maître tout puissant ou, à l’instar de Herr Issywoo, fuir vers
d’autres horizons.
32
III. La comédie musicale Cabaret d'Harold Prince.
Dans un premier temps, nous allons exposer la genèse et le canevas de l’œuvre, ce qui
nous permettra de cerner l’histoire rédigée à partir des nouvelles berlinoises de
Christopher Isherwood ainsi que le cadre dans lequel elle s’inscrit, et, dans un second
temps, nous analyserons les éléments représentatifs du cabaret berlinois au sein de la
comédie musicale.
III.1. Genèse
A Broadway, en 1966, Harold Prince monta sur scène la première version de la comédie
musicale Cabaret. Ce qui fit de lui le fondateur de la création de cette comédie musicale.
Cela implique qu’il est à l’origine de l’apport de nouveaux éléments et de conceptions
scéniques permettant à la comédie musicale de se développer. Vu le succès (1165
représentations en trois ans), une reprise a également eu lieu dans les années quatrevingts.
Cependant, en 1951, l’auteur John Van Druten s'était déjà risqué à écrire une pièce sur
base du roman Adieu à Berlin de Christopher Isherwood et, plus particulièrement, en
s’inspirant du personnage de Sally Bowles. Cette pièce, s'intitulant I am a camera,
transposée au cinéma en 1955, (Julie Harris incarnant le rôle de Sally Bowles) était
appréciée d’Isherwood parce qu’il trouvait l'évolution du personnage apportée par Van
Druten particulièrement intéressante : « John la dotait d'un humour plus retors et plus
grivois42 […] Elle est la vraie Sally, plus vraie que dans mon livre, et beaucoup plus
réelle que la fille qui m’a inspiré pour l’écrire. » On peut déduire que cet engouement de
la part d’Isherwood résultait de la contribution de Julie Harris, car son interprétation de
Sally Bowles était l’emblème de l’incarnation de l’ambiguïté et de la séduction, ce qui
caractérisait
42
le
personnage
du
romancier.
Cependant,
Christopher ISHERWOOD, Christopher et son monde, op. cit., p. 71.
33
malgré
l’enthousiasme
d’Isherwood, il ressort de ce film une énorme fadeur, un vide substantiel. C’est la raison
pour laquelle Prince voulait se détacher de cette vision, car, lui aussi, la jugeait trop
superficielle : “ What drew me to Cabaret had very little to do with Sally Bowles. I say
Cabaret rather than I am a camera because ultimately we used Christopher Isherwood’s
Berlin Stories to step off from”43.
Avant la réalisation de Cabaret, personne ne croyait réellement en la possibilité de créer
une comédie musicale sur base des histoires berlinoises de Christopher Isherwood, étant
donné les thèmes dramatiques qu’elle abordait. En effet, il n’était pas chose aisée de
réaliser, à Broadway, une comédie musicale sur des thèmes tels que l’ascension du
nazisme, l’antisémitisme, l’homosexualité, l’avortement etc., sujets délicats amplifiés
par des chants devant être interprétés de façon caduque vu les particularités sonores du
cabaret berlinois. Sally Bowles devait être une mauvaise chanteuse si nous nous réfèrons
au roman Adieu à Berlin. Par conséquent, tout cela était propice à bien des réflexions et
des interrogations. Le climat politique hostile de l’Allemagne ne permettait pas de mettre
sur scène des costumes scintillants et grandioses comme dans les comédies musicales
conventionnelles et encore moins de terminer par un happy end, d’où l’occultation du
thème de la persécution des Juifs. Par effet de ricochet, ceci amène, indéniablement, la
question du déni culturel.
Prince était avide de se confronter à une situation aussi épique, car toutes ces contraintes
nécessitaient un dépassement de l’imagination et dès lors permettaient un développement
et un renouveau de la comédie musicale américaine et ce, tant en ce qui concerne la
forme que le contenu. Seulement, une telle ambition comportait des risques, mais Prince
voulait aller au-delà, car ce qui primait pour lui, c’était d’avoir de réels critères
artistiques et non de se contenter de chansons comiques, de strass et de paillettes. Le
succès lui importait peu, c’est la raison pour laquelle il aimait engager des acteurs qui
n’étaient pas spécialement des stars, mais des comédiens qui seraient au service de ses
propos et de la force dramatique du spectacle.
43
Hal PRINCE, Contradictions : notes on twenty-six years in the Theatre, New-York, Dodd, Med and
Company, 1974, p. 125.
34
III.2. Canevas
ACTE 1
La première scène est la séquence d’ouverture chatoyante Willkommen introduite par le
Maître de Cérémonie. Une petite description de ce dernier est mentionnée dans la
première didascalie. Elle permet de cerner certains traits de sa personnalité et sa faculté
d’accueillir les spectateurs, d’emblée, dans l’univers palpitant et dépravé du cabaret.
La seconde est la scène d’exposition s’ouvrant sur un dialogue entre Clifford Bradshaw
et Ernst Ludwig, un contrebandier. Elle est interrompue par un officier allemand, premier
contact avec un autochtone, se méfiant de l’arrivée des immigrants. Grâce à la générosité
de Cliff, Ernst sera sauvé de la détection douanière. Celui-ci, en guise de reconnaissance,
propose à Cliff de réveillonner au Kit Kat Klub, l’endroit le plus chaud de tout Berlin
donnant une nouvelle impression du cabaret berlinois.
Ernst recommanda à Cliff de se loger chez Frl. Schneider, car il pourrait y louer une
chambre à bas prix. La raison de ces prix avantageux est sa difficulté d’avoir des logeurs,
cela nous donne un premier indice de la crise économique frappant Berlin. Le Maître de
Cérémonie clôture la scène en reprenant quelques lignes du numéro Willkommen.
Frl. Schneider et Cliff négocient le loyer de la chambre, discussion illustrée par la
chanson So What ?
Au Kit Kat Klub, le Maître de Cérémonie introduit Miss Sally Bowles apparaissant, pour
la première fois sur scène, en chantant Don’t tell mama. Arrive peu de temps après la
chanson Telephone Song. Ainsi, nous entrons de façon plus explicite dans l’univers du
cabaret berlinois, ce qui permet de mieux se familiariser avec lui, de plonger, tout comme
Cliff, dans ce monde pittoresque.
Ernst propose à Cliff des petits voyages à Paris pour lesquels il serait grassement payé.
Ce qui amène, insidieusement, Cliff dans une situation ambiguë, ne sachant pas au juste
de quoi il s’agit. Il apprendra par Sally qu’Ernst fait de la politique, ce à quoi, il ne réagit
pas directement, car il n’établit pas le lien entre les deux éléments. Dès le lendemain,
Sally se fait expulser du Kit Kat Klub et s’installe avec Cliff, chez Frl. Schneider, puis
suivent les chansons Perfectly marvelous et Two ladies. Cette dernière présidée par le
35
Maître de Cérémonie apporte de nouvelles facettes au personnage, surtout, par rapport à
ce qu’il représente au Kit Kat Klub et dans la société à laquelle il appartient.
La locataire Frl. Kost fait son apparition en se disputant avec Frl. Schneider à propos des
marins avec qui elle se prostitue. Herr Schultz, un Juif allemand fait des avances à Frl.
Schneider, ce à quoi vient se greffer le numéro It couldn’t please me more, suivi de la
chanson tudesque Tomorrow belongs to me. Ces chansons nous connectent de plus en
plus profondément avec les problématiques de l’Allemagne.
Cliff discute de son roman avec Sally qui lui annonce, peu de temps après, qu’elle est
tombée enceinte. Why should I wake up ?
Ernst propose à Cliff d’aller à Paris pour ‘’se faire de l’argent pour la bonne cause’’,
mais Cliff ne s’est toujours pas demandé de quoi il s’agissait exactement et Ernst se
réservait bien de le lui dire. La chanson The money song vient illustrer ce passage.
Schultz demande Frl. Schneider en mariage d’où les chansons Married et Meeskite dans
la scène suivante. Tout le monde est heureux de participer à la fête organisée pour le futur
mariage de Frl. Schneider. Cependant, lorsque Herr Ludwig apprend la judaïcité de Herr
Schultz, il s’empresse d’intervenir auprès de Frl. Schneider afin d’éviter ce mariage, car
ses convictions nazies et antisémites rendent inconcevable une telle alliance, sur quoi il
quitte la fête, une reprise de Tomorrow belongs to me clôturant la scène et l’acte I.
ACTE 2
La première scène de l’acte II est un numéro dansé : « Huit femmes, dansent en dehors
de la scène, évidemment, les femmes du Kit Kat Klub. Elles font une danse entraînante
avec des grands pas. Nous sommes soudainement conscients qu’une des filles est le
Maître de Cérémonie. Au moment où les danses se terminent, nous entendons le son
sinistre de tambours militaires. La musique change en une version plus militaire de
Tomorrow belongs to me pendant que le Maître de Cérémonie et les filles effectuent des
pas d’oie sur scène »44. Ainsi, dès l’entrée du deuxième acte, le ton s’assombrit. Le
spectateur baigne d’emblée dans un autre climat.
44
Joe MASTEROFF, Cabaret : the illustrated Book and Lyrics, Newmarket Press US, 1999, p. 87.
36
Frl. Schneider remet son mariage en question suite à la discussion avec Ernst Ludwig
craignant les problèmes et redoutant le retrait de sa licence afin de pouvoir louer ses
chambres. Elle n’est pas dupe, elle a conscience des méfaits du nazisme : « une brique
traverse la fenêtre… »45. Cet évènement malencontreux sera illustré par le Maître de
Cérémonie interprétant le numéro métaphorique If you could see her. D’après cet
épisode, il ressort que l’ascension du nazisme franchit une étape supplémentaire, celle de
la menace des Juifs et de leurs sympathisants subissant ainsi de plein fouet la rudesse de
leur haine dans leur intimité quotidienne. Cependant, Sally est loin de se rendre compte
du danger et, bénéficiant d’un nouveau contrat, retourne béatement au Kit Kat Klub
malgré la désapprobation de Cliff. Celui-ci lui demande de refuser ce nouvel engagement
vu le climat politique. En effet, Cliff veut partir avec Sally, en Pennsylvanie, sa région
natale, l’Allemagne commençant à prendre une drôle de tournure, il est préférable de fuir
afin de se protéger de cet environnement s’annonçant de plus en plus maléfique.
Frl. Schneider fait part de la reconsidération du mariage et rend le cadeau que Cliff et
Sally lui avaient offert pour ses fiançailles.
Cliff, en allant rechercher Sally au Kit Kat Klub aperçoit Ernst, attablé un peu plus loin.
Ce dernier l’invite à le rejoindre, afin de lui faire une proposition d’affaires. Cliff, ayant
enfin discerné les tenants et aboutissants, l’envoie au diable puis, harcelé, il en vient aux
mains. Deux nazis s’amènent aussitôt le rouant de coups jusqu’à perte de connaissance.
Ernst retourne à sa table comme si de rien n’était. Chanson Cabaret.
Herr Schultz vient saluer Cliff et lui annonce son déménagement. Sally, quant à elle,
avoue à Cliff son avortement ainsi que sa décision de demeurer à Berlin.
Cliff quitte Berlin- Final
Il résulte de ce canevas des contrastes délibérés, entre les deux actes : dans l’acte I, il
ressort que les personnages essaient de s’amuser pendant des moments difficiles dans une
ville qui est à la fois avenante et oppressante et dans l’acte II, le ton s’assombrit de façon
notable, les nazis détruisant, sans vergogne, la vie des personnages. D’autre part, nous
pouvons observer que le couple Sally et Cliff est le couple étranger, qui bouge et qui a
45
Ibid., p. 90.
37
l’opportunité de retourner n’importe quand dans sa ville natale, à l’inverse de Frl.
Schneider endossant le rôle d’une Allemande statique et omniprésente quelles que soient
les circonstances de l’Allemagne. Elle est le personnage qui s’adapte à tout, quitte à
rompre avec son fiancé Herr Schultz. Elle se retrouve coincée dans un système où elle
n’a pas le choix. Quant à Schulz, il essaie de s’adapter à ce que lui impose la société, un
système ne voulant pas l’assimiler. Nous pouvons ainsi percevoir la dichotomie figurant
entre les personnages appartenant exclusivement à la pension et ceux appartenant à la
fois au cabaret et à la pension.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, les histoires berlinoises de Christopher
Isherwood constituent le terreau de base de ce canevas, Adieu Berlin étant l’œuvre
référentielle. Ainsi, l’adaptation du roman en comédie musicale va engendrer,
indéniablement, de nombreuses transformations et des réflexions quant aux formes de
langage, la forme dialogique étant substituée à la forme narrative ; quant au choix des
personnages, leur rôle, leurs caractéristiques et, surtout, quant à l’intégration du cabaret
berlinois, du Maître de Cérémonie et de ses numéros.
Tout au long des scènes, nous observerons d’une part, les évolutions des couples ‘’Sally,
Cliff’’ et ‘’Frl. Schneider, Herr Scultz’’, ce dernier ayant été ajouté et d’autre part,
l’ascendance du parti nazi auquel Ernst Ludwig prend part. Les numéros de cabaret
viendront s’intégrer dans l’histoire, l’illustreront et s’infléchiront au fur et à mesure des
mutations opérées en Allemagne.
38
III.3. Etude de la représentation du cabaret berlinois
dans la comédie musicale Cabaret d’Harold Prince
Dans cette étude, nous allons analyser les indices révélateurs de dénonciation, de
divertissement et de dépravation qui se rapportent au cabaret berlinois et qui rejaillissent
dans la comédie musicale d’Harold Prince ainsi que leur rôle et leur pertinence.
Dans l’historique, nous avons pu constater que le cabaret berlinois est une forme
populaire, une forme de théâtre proche du public qui facilite la transmission des
messages, sa forme se révélant plus accessible. En effet, le cabaret a la qualité d’être à la
fois très ludique et visuel tant par ses costumes, que par ses danses, ses couleurs, son jeu
burlesque et, en même temps, très auditif par ses musiques très rythmées, colorées aux
multiples timbres. Par ailleurs, le cabaret berlinois est aussi un espace de contestation
permettant à la satire sociale et politique de s’exhiber. Par conséquent, toutes ces
caractéristiques font du cabaret un moyen privilégié qui parle aux gens et transmet plus
facilement ce que le metteur en scène veut faire passer.
III.3.1. Le cabaret berlinois : lieu de dénonciation
A. Intentions du metteur en scène
Les raisons de l’intégration du cabaret berlinois dans la comédie musicale d’Harold
Prince résident dans le creuset de ses intentions dénonciatrices. C’est là que siègent les
motivations du metteur en scène à monter une comédie musicale sur base des chroniques
berlinoises de Christopher Isherwood.
Au milieu du XXe siècle, le racisme prend de plus en plus d’ampleur. Dans le sud des
Etats-Unis, malgré l’abolition de l’esclavage, des lois ségrégationnistes réduisent les
Noirs à un statut de caste inférieure, la suprématie de la race blanche entraînant une forte
discrimination raciale. Des assassinats tels que ceux de Martin Luther King, de Medgar
39
Evers, grands défenseurs des droits de l’homme ainsi que des trois jeunes militants
Goodman, Chaney et Schwerner tués par un leader du Ku Klux Klan, ne peuvent laisser
indifférent. Des manifestations non violentes dont les marches militantes furent
également organisées : Marches de Selma à Mongomery luttant pour les droits civiques
des Afro-Américains, notamment pour l’accès au vote.
Ainsi, Prince baignait dans un climat de tension raciale aiguë. C’est pourquoi la
suprématie de la race arienne en Allemagne peut être mise en corrélation avec celle de la
race blanche aux Etats-Unis. Toutes deux étaient affectées de problèmes sociaux et
politiques basés sur la race et la vile ambition de détenir le pouvoir. L’Allemagne avait
ses nazis et était en pleine crise économique, l’Amérique, quant à elle, était assombrie par
le Ku Klux Klan. Ainsi, Cabaret se présente comme une parabole dénonçant la
discrimination et entrant en résonnance avec les problématiques contemporaines
rencontrées dans les années soixante aux Etats-Unis. Prince: “What attracted the authors
and me was the parallel between the spiritual bankruptcy of Germany in the 1920s and
our country in the 1960s”46. Par la même occasion, ces questionnements faisaient
probablement écho au vécu d’Harold Prince, à ses racines juives et allemandes, sa famille
s’étant installée à New-York après la première guerre mondiale. Prince était extrêmement
sensible aux malaises sociaux, politiques et culturels. Ces considérations se retrouvent
également dans d’autres comédies musicales comme A Fiddler on the roof mis en scène
par Jérôme Robbins et produit par Harold Prince, en 1964.
Ces critères présagent que son intérêt était, avant tout, de monter un spectacle imprégné
de valeurs humaines et non pas un spectacle démodé et ficelé, de telle sorte que son
succès était largement prévisible. Au contraire, il voulait créer une mise en scène
comportant une vision théâtrale avec ses formes propres au service de la remise en
question de toute la machinerie sociale et politique ambiante. C’est la raison pour
laquelle il voulait éviter, à tout prix, l’approche de Van Druten, celui-ci n’explorant
quasiment pas le champ politique ambiant de l’Allemagne. Selon Prince, Van Druten
avait trahi l’oeuvre originale d’Isherwood en utilisant un style mélodramatique, en
sentimentalisant ses personnages et en ne respectant pas la vision intimiste et
dénonciatrice de l’auteur. Prince désirait, à l’inverse, apporter une direction engagée à
son spectacle, le rôle de la mise scène ne se limitant pas uniquement à susciter des rires
46
Hal PRINCE, op. cit., p. 125.
40
chez le spectateur. C’est pourquoi, dans ses perspectives, il n’est pas étonnant que le
personnage de Sally Bowles ainsi que celui du narrateur introverti ne prennent qu’une
place secondaire.
Ce qui est prépondérant, c’est de mettre sur pied un spectacle où le climat politique du
Berlin des années trente susciterait une réflexion, un questionnement chez les spectateurs
en relation avec leur pays en leur offrant la possibilité d’établir un parallélisme entre
l’Allemagne des années vingt et les Etats-Unis des années soixante, tous deux étant
imprégnés par des problèmes sociaux et politiques similaires : le nazisme engloutissait
l’Allemagne tandis que le Ku Klux Klan sévissait aux Etats-Unis.
A travers sa démarche, Prince désirait souligner et dénoncer les conséquences
gravissimes de l’inertie des gens embourbés dans une telle situation politique : « En
Allemagne, dans les années trente, quarante, des gens disaient qu’ils savaient ce qui allait
se passer et ont détourné le regard ; d’autres rétorquaient qu’ils ignoraient ce qui se
passait […] Ce qui se passe en Allemagne sous Hitler est constamment discuté, ce qui
montre une culpabilité palpable. La question que la pièce pose est, ‘’Que feriez-vous ?’’
C’est un spectacle qui parle de la survie, mais aussi comment la plupart des gens ont
lâchement détourné le regard pour survivre »47.
L’intérêt de cette démarche est de faire prendre conscience aux gens que ‘’ça peut arriver
ici’’, mais dans un autre contexte, vu que cela vise les problèmes de racisme aux EtatsUnis. Par conséquent, cette comédie musicale se réinscrit dans une politique différente,
les problèmes des années trente reflétant des inquiétudes d’une autre époque.
47
Foster HIRSCH, Harold Prince and the American Musical Theatre, Cambridge University Press, 1989,
p. 42.
41
B. Parcours de la représentation
L’intégration du cabaret berlinois
L’intégration du cabaret berlinois dans le spectacle offre une vision symbolique plaçant le
spectacle dans un univers parsemé de métaphores. En effet, il place, indéniablement, à
l’avant-plan la situation politique trouble, s’imposant d’emblée comme une métaphore de
l’Allemagne sous la République de Weimar.
Ainsi, le cabaret berlinois, avec ses formes propres, endossera le rôle de porte-parole et
laissera paraître les travers et les mécanismes mentaux sous-tendant la dépravation du
système mis en place. L’aspect conscient et inconscient se matérialise dans le cabaret
mettant en relief la part cachée de la société. La dénonciation s’installera
progressivement afin d’évoluer en force et touchera tant l’ascension du nazisme que
l’inertie face à celle-ci. Dans la scène 4 de l’acte II, Cliff confronte Sally à la question
politique : “ If you aren’t against all this, you’re for it-or you might as well be”48. Cette
phrase place tant Sally que les spectateurs face à une interrogation idéologique, cette
phrase signifiant en d’autres mots – ‘’Si tu n’es pas antifasciste, tu es fasciste’’. Juste
après, arrive la chanson Cabaret commentant la question du déni du fascisme.
Il est peut-être intéressant de faire le parallèle entre les trois syllabes du nom du cabaret
Kit Kat Klub qui commencent par un K et l’appellation du groupe Ku Klux Klan. Cette
coïncidence n’est peut-être pas innocente vu les intentions de Prince citées
précédemment.
Le Maître de Cérémonie
L’un des points essentiels de l’apport du cabaret berlinois est l’incorporation du Maître
de Cérémonie, allégorie de la récession de l’Allemagne hitlérienne. Le Maître de
Cérémonie se révèle être un élément fondamental en ce qui concerne la dénonciation
parce qu’à lui seul, il représente de façon métaphorique l’Allemagne des années trente. Il
incarne l’aire spirituelle, espace d’expression. Les numéros, les paroles des chansons
48
Joe MASTEROFF, Harold Prince’s Cabaret, op. cit., p. 95.
42
qu’il interprète reflètent un monde qui change. Ainsi, le Maître de Cérémonie,
personnage pivot, est absorbé par cette sombre mutation et devient de plus en plus
menaçant.
En se métamorphosant progressivement, il représente l’évolution grinçante de la société
allemande dans son ensemble. Une des grandes ingéniosités de Prince est d’avoir intégré
ce personnage qui, à lui seul, se présente comme une mise en abîme de la situation
politique ambiante. « Dans le concept de Prince, la noirceur du Maître de Cérémonie
prend graduellement la place du monde réel dans lequel les personnages essaient de
plusieurs façons soit de servir, soit de s’adapter ou soit d’échapper au nazisme »49.
En revanche, Sam Mendes, dans son adaptation, a choisi l’option de la désintégration
progressive du Maître de Cérémonie. Cette option engendre une empathie du public
envers lui.
Quel que soit le parti pris, le Maître de Cérémonie ne semble pas être un personnage
pourvu d’une psychologie comme les autres, car il est un symbole, une image
représentant des choses, une figure qui ne pense pas dans la mesure où un symbole, par
essence, ne pense pas.
Le Maître de Cérémonie pourrait peut-être, dans une prochaine adaptation, être remplacé
par une marionnette : une marionnette tirant d’autres marionnettes.
Un des intérêts majeurs du Maître de Cérémonie est qu’il permet d’introduire tous les
numéros à haute implication politique abordant tant les questions pécuniaires que la
critique sociale, l’ascension du nazisme etc. Dans le cabaret, toutes ces implications
politiques évoluent de façon croissante, ce qui a comme conséquence de créer un impact
émotionnel de plus en plus intense chez le spectateur. Le Maître de Cérémonie, afin de
dénoncer les travers de la société, a recours à la satire qui, dans ce cadre, se moque de
l’autorité de façon équivoque et détournée ainsi que des répliques critiques
insidieusement formulées. En guise d’exemple, le Maître de Cérémonie prononce
cyniquement ces mots : - Auf wiedersehen ! A bientôt !
Cette phrase semble sous-
entendre que nous allons nous retrouver, effectivement, mais où ? Par conséquent, cette
phrase prend tout son sens car elle nous amène, implicitement dans les années
hitlériennes. Nous pouvons ainsi en déduire que le public est amené à se questionner.
49
Foster HIRSCH, op. cit., p. 64
43
Les numéros
Le numéro semblant se révéler le plus représentatif de cette approche est sans doute le
numéro If you could see her (morceau incarnant la rupture entre Frl. Schneider et Herr
Schultz), car cette chanson dénonciatrice, formulée sous la forme d’une parodie de
l’amour interdit entre Juifs et Ariens, exploite à son paroxysme la satire en dénonçant le
nazisme et les vices de la société. Ainsi, l’intérêt de cette chanson est lié à l’histoire de
l’holocauste et à sa prise de conscience. L’utilisation de l’humour en tant qu’outil
dénonciateur rend ce numéro très didactique et effectif d’un point de vue politique. En
effet, le gorille en tutu rose portant un sac à la main réduit le Juif à un animal déguisé,
cible pour l’idéologie antisémite. La chanson se présente comme une allégorie du couple
interdit en Allemagne nazie. Le Maître de Cérémonie et le gorille dansent sur une valse
renforçant la forme et le fond. A travers ce numéro d’une grande intelligence
métaphorique, la dénonciation est amenée via le Maître de Cérémonie commentant, en
solo, la situation de l’Allemagne de façon très ironique.
Un aspect dérangeant est la façon désinvolte, taquine, intégrant le burlesque tout un
parlant d’un sujet pathétique. La chanson débute avec les claquettes puis évolue vers une
valse au goût amer, à l’humour narquois et satirique.
Le Maître de Cérémonie : I understand your objection,
I grant you the problem’s not small,
But if you could see her through my eyes,
She wouldn’t look Jewish at all !50
Il va sans dire que la dernière phrase de la réplique a suscité un énorme scandale à
l’époque et a dû être retirée :
« Certains ont ri, la plupart furent choqués et beaucoup furent offensés.
C’est ce que nous voulions, mais ça n’avait pas d’importance. Nous avons
commencé à recevoir des lettres de protestations de gens dans le public et
quelques fois de rabbins et de congrégations entières. Après l’avant-première de
50
Joe MASTEROFF, Harold Prince’Cabaret, op. cit., p. 93.
44
New-York, le public resta dans le théâtre débattant fougueusement des grandes
parties de la pièce »51.
Ce témoignage nous permet d’inférer que la raison de cette polémique endiablée de la
part du public vient essentiellement des spectateurs juifs n’appréciant pas d’être
comparés à un gorille !
Dès lors, on peut en déduire que ces spectateurs n’étaient pas prêts à recevoir une
comparaison aussi osée, trop choquante pour l’époque, même si elle était au service de la
dénonciation du nazisme. Keith Garebian nous dira que « le numéro a jeté un sort sur un
public déchiré entre l’admiration pour son intelligence et son dégoût pour son
implication »52.
Prince pense que ses propos auraient été mieux tolérés avec le recul des ans. En effet,
Sam Mendes réhabilita cette réplique dans les années nonante et ne provoqua aucun
soulèvement. Il ira même beaucoup plus loin dans son processus de dénonciation, car il
ouvre la porte des camps de concentration. Au point culminant de sa pièce, le Maître de
Cérémonie se retrouve vêtu du pyjama rayé des camps de concentration. Ainsi, sous ses
allures de travesti, il montre la dure réalité de la vie. Par ce biais, Mendes aborde
Auschwitz sans en montrer l’horreur. Via la suggestion, le spectateur est amené à
imaginer, reconstituer. La vérité travestie par le Maître de Cérémonie place en avant un
monde qui tourne à l’envers.
Si l’on établit une dernière comparaison avec la récente version londonienne, Rufus
Norris franchit encore une nouvelle escale dans la création de Cabaret en exploitant la
nudité : dans un premier temps, elle est au service de la célébration du corps, de
l’hédonisme et dans un second temps, il montre ce que les nazis en font. Ainsi, Norris
termine son spectacle avec un Maître de Cérémonie entièrement nu se serrant contre les
autres artistes du Kit Kat Klub, entièrement nus également. La gradation paroxystique
arrive au moment où l’on entend un sifflement de gaz. Ainsi, Rufus Norris choisit
l’option d’emmener le spectateur jusque dans les chambres à gaz. Le public sort de ce
spectacle complètement glacé !
51
52
Harold PRINCE, Contradictions, op. cit., p. 137.
Keith GAREBIAN, The making of Cabaret, op. cit., p. 33.
45
Les aires de jeu
Ce numéro ainsi que les numéros Two ladies, Tomorrow belongs to me, The Money song,
la première scène de l’acte II (scène chorégraphique parodiant les nazis), s’inscrivent
dans une aire appelée aire Limbo.
L’intérêt de cette aire Limbo est de comporter tous les numéros métaphoriques illustrant
les changements politiques et sociaux siégeant dans la société berlinoise. Rien que par la
dénomination de ceux-ci, nous pouvons déduire leur fonction critique : parodie de la
crise économique, parodie de la prostitution etc.
Prince a choisi de scinder sa mise en scène en deux mondes : le monde dit ‘’réel’’, c’està-dire le vestibule de la pension de Sally, sa chambre, le train et le Kit Kat Klub
contrastant avec l’aire Limbo (Les limbes). Cette dernière représentant une zone
allégorique, un monde irréel et spirituel, bénéficie d’un caractère immatériel presque
impalpable et laissant penser à l’au-delà, à une sorte de no man’s land au sein duquel le
Maître de Cérémonie commente ce qui se passe.
« Cette aire abstraite était définie par un énorme escalier en colimaçon en fer se trouvant
du côté cour, sur lequel Prince pouvait positionner des spectateurs servant de substituts à
la population allemande qui regardait silencieusement la scène se déroulant dessous »53.
Ainsi, dans cet espace Limbo, Prince place des personnes qui ne font clairement pas
partie de l’action ni même du monde de la pièce. Il en résulte que, pour servir ses propos
dénonciateurs, il prend l’option d’incorporer acteurs et spectateurs dans un monde
déréglé, une Allemagne au bord de l’extinction.
La scénographie
A cela vient s’ajouter le concept scénographique suivant : lorsque les spectateurs
entraient dans la salle pour prendre place, ils se trouvaient face à un décor représentant
un night-club dans lequel était suspendu un énorme miroir trapézoïdal contre le mur du
53
Ibid., p. 49.
46
fond. Les spectateurs se retrouvent, ainsi, indirectement sur scène, incorporés, malgré
eux, dans le monde effervescent du cabaret et de la société berlinoise.
Cette idée de Boris Aronson était en totale harmonie avec les conceptions dénonciatrices
de Prince vu qu’elle permettait d’élaborer des similarités entre les événements qui se sont
déroulés à Berlin dans les années trente et ceux qui se sont passés aux Etats-Unis dans les
années soixante. Le miroir engendre de multiples effets visuels et grâce à son effet de
réflexion, il vient, également, casser le quatrième mur. Son intégration dans la
scénographie enrichit et renforce les propos d’Harold Prince. Ainsi, quels que soient
l’époque, l’appartenance ethnique et le pays, la nature humaine est invariante et, en ce
sens, le miroir détient une dimension allégorique universelle.
La composition musicale
La musique, l’un des principaux constituants de la comédie musicale et du cabaret,
participe activement à la création de Cabaret et vient appuyer les intentions du metteur
en scène. Si elle détient une place prépondérante dans la comédie musicale, c’est parce
qu’elle va bien au-delà des paroles, étant donné sa qualité d’être dotée d’une charge
émotionnelle sans précédent. Ainsi, nous pouvons nous demander comment la musique
traduit l’aspect dénonciateur que Prince a voulu intégrer dans sa comédie musicale.
47
Dans la plupart des numéros, nous pouvons percevoir une évolution de l’intensité sonore
et de la construction harmonique. Celles-ci leur apportent beaucoup de pertinence, d’un
point de vue musical, certes, mais surtout, elles permettent d’établir un parallélisme avec
l’évolution dramatique du pays. Le final illustre au mieux cet aspect, car d’un côté il
comporte davantage de cuivres, et d’ autre part, la tension musicale et dramatique devient
de plus en plus intense et oppressante. Cette tension musicale excessive, obtenue grâce à
l’utilisation de la polytonalité et d’une quarte triton dans les aigus (basse en mi b majeur,
reprise du thème en do majeur et la bécarre au violon) reflète l’évolution dissonante et
cauchemardesque de l’Allemagne et amène le spectateur à se projeter dans les années qui
suivent.
D’autre part, les chœurs font également partie de ces ingrédients fondamentaux de
l’évolution musicale et de sa dimension métaphorique. Kander travaille sur les nuances,
ainsi, les chœurs peuvent commencer à interpréter la mélodie Forte, puis, ils la
reprennent en chuchotant, piano ou pianissimo ; quelques mesures plus loin, elle sera
chantée fortissimo, et tout à la fin, fortississimo. Le crescendo a d’autant plus d’impact
lorsqu’il est renforcé par une gradation de la densité des instruments. L’évolution
musicale des chœurs peut également être amenée par d’autres biais que le crescendo
comme, par exemple, via les variations musicales du thème chanté.
Par ailleurs, les chœurs peuvent aussi être interprétés comme l’expression d’une
collectivité manifestant une force accrue, celle-ci étant davantage apparente dans
Tomorrow belongs to me. Les voix chantant en canon et se développant au fur et à
mesure de la chanson peuvent faire penser à la force grandissante du parti nazi, à
l’accroissement de ses adhérents. Le changement de tonalité dans la chanson peut
évoquer le franchissement d’un cap, une sorte de passage. Cette mutation de tonalité crée
inévitablement une gradation émotionnelle.
A l’écoute, nous pouvons établir un lien entre la composition musicale de Kander et celle
de Kurt Weill, vu le style musical, et ce, essentiellement dans L’Opéra de Quat’Sous.
Jacques Protat nous informe dans sa thèse que « John Kander ne s’est pas directement ni
spécifiquement inspiré des chansons de Kurt Weill pour composer Cabaret, mais a écouté
longuement le jazz allemand des années 1920 pour s’en imprégner. Cette écoute a rendu
sa musique moins typique des productions de Broadway.[…] il a créé un style
intermédiaire, une évocation personnelle. Beaucoup plus que le Kabarett - plus
48
intellectuel, pas toujours aussi engagé et satirique qu’on l’imagine, mais toujours
‘’artistique’’ – c’est l’Amüsierkabarett qui servit de modèle au Cabaret de Joe Masteroff,
Hal Prince…] »54.
Cependant, chez Kurt Weill comme chez Kander, nous pouvons identifier une impression
de décadence. A l’instar des musiques de cabarets berlinois, la musique de Kurt Weill a
une couleur sarcastique et satirique, reflet de son époque et du malaise qui l’englobe. Il
n’est donc pas étonnant que la musique de Cabaret puisse être assimilée à celle de Kurt
Weill. Effectivement, nous pouvons établir de nombreux parallèles en ce qui concerne
l’instrumentation et le style. Par exemple, dans plusieurs numéros, des parties chantées,
d’autres parlées alternent avec d’autres encore, exclusivement orchestrales. Ces
séquences font « l’usage d’interludes musicaux, à l’instar de L’Opéra de Quat’Sous,
isolant et élargissant les thèmes du spectacle […] ils ont pour but de surprendre et de
désorienter le public, de les écarter de l’identification que le réalisme avait promue dans
les scènes du livret »55.
Ils revêtent l’habit du cabaret berlinois et commentent les personnages et leurs actions
tout au long de la pièce. Foster Hirsch dira que ces numéros fonctionnent comme des
signaux ironiques qui structurent le scénario56.
Quant à l’instrumentation, nous pouvons observer l’utilisation des cuivres, de la diversité
des timbres, des caractères sonores grinçants en lien avec la société, etc. ainsi que la
mixité des lignes mélodiques construites sur des harmonies empruntées au jazz et au
blues. Ce style musical, émergeant à Berlin dans les années trente, était banni par les
Allemands le considérant comme dégénéré, dépourvu de sérieux. Ils l’appelaient
l’Entartete Musik. Par conséquent, toutes ces caractéristiques montrent le caractère
engagé de la musique de Cabaret qui reflète, du moins partiellement, le Berlin des
années vingt – trente, tout en commentant habilement ce qui se passe sur scène.
Cependant, à l’inverse de Kurt Weill, les compositions de Kander semblent davantage
ancrées dans la variété, sa musique étant très légère et assez formatée.
54
Jacques PROTAT, Le cabaret New-Yorkais. Prolégomènes à l’analyse d’un genre spectaculaire, thèse de
doctorat Université de Bourgogne, 2004, p. 71, 72, cité http://jazz-song.org/These Jacques Protat
Extraits.pdf
55
56
Foster HIRSCH, Harold Prince and the American Musical Theatre, op. cit., p. 61.
Ibid.
49
Les chorégraphies
Sur les musiques de ces numéros, viennent se greffer les chorégraphies. Ainsi nous
pouvons remarquer que dans la scène 1 de l’acte II, l’aspect dénonciateur exprimé à
travers les danses du cabaret est extrêmement prononcé, les filles traversant la scène au
pas d’oie sur une version militaire de Tomorrow belongs to me. Cette danse métaphorique
s’enracine dans la vie en s’arrimant au monde qui l’entoure. Elle saisit son époque,
l’absorbe pour mieux la distiller et enrichit la force dramatique. Par conséquent, nous
pouvons inférer que la danse est au cœur de l’action traduisant l’essence du message par
le biais du mouvement. Dès lors, l’intrication de la danse et de la musique se révèle être
un agent renforçateur servant la structure narrative et les messages du metteur en scène
qui la sous-tendent.
III.3.2. Le cabaret berlinois : lieu de divertissement
A. Intentions du metteur en scène
Le cabaret berlinois ne se cantonne pas à des fonctions dénonciatrices, c’est pourquoi
Prince ne veut pas perdre de vue que, d’une part le cabaret puise ses origines dans le
monde du divertissement et que, d’autre part, il se trouve à Broadway montrant ‘’des
éléments typiquement américains, dans les numéros clinquants du spectacle’’57. Ainsi,
même s’il désirait délivrer un message politique, le contexte était propice à charmer son
public.
57
Keith GAREBIAN, The making of Cabaret, Oakville, op. cit., p. 2.
50
B. Parcours de la représentation
Le Maître de Cérémonie
Le Maître de Cérémonie se révèle être l’agent principal de l’aspect divertissant du
cabaret, car c’est lui qui introduit, bonimente, interrompt, participe aux chansons, sert
d’intermédiaire entre le public et les numéros du Kit Kat Klub et, par le biais de sa
présence joviale, il incite les spectateurs à se divertir. Voici les premières paroles du
Maître de Cérémonie accueillant les spectateurs.
« Wilkommen, Bienvenue, Welcome,
Fremde, étranger, stranger
Glücklich zu sehen, je suis enchanté, happy to see you
Bleibe, reste, stay… »58.
Le fait qu’il s’adresse au public en allemand, en français et en anglais présuppose que les
clients du Kit Kat Klub sont en partie d’origine étrangère. La seconde réplique le
confirme. Les clients au Kit Kat Klub viennent de tous horizons pour se distraire, se
rencontrer et s’évader de leurs soucis. La Maître de Cérémonie : Leave your troubles
outside ! So-life is disappointing ? Forget it ! In here life is beautiful…59.
De cette façon, il incite les clients à ne plus penser à la grisaille du quotidien. Le Kit Kat
Klub, via ses multiples divertissements, leur offre la possibilité de s’évader du climat
angoissant de l’Allemagne et de laisser leur vie, l’espace d’une soirée, au vestiaire.
Le cabaret
Cependant, le cabaret n’est pas un lieu de divertissement et d’évasion exclusivement
pour les clients, mais aussi pour les artistes. Sally désire une vie enjouée, une vie remplie
de multiples distractions, d’amusement, de frivolité et c’est au Kit kat Klub qu’elle
trouve cela : Life is a cabaret, old chum. Come to the cabaret60. Afin de rassasier ses
rêves de petite fille et de maintenir une existence remplie de fantaisie et d’hédonisme,
58
Joe MASTEROFF, Cabaret : the illustrated Book and Lyrics, op. cit., p. 3.
Ibid.
60
Ibid., p. 80.
59
51
elle refuse obstinément de renoncer à Berlin ainsi qu’à l’univers superficiel et plein
d’entrain du Kit Kat Klub. Ce qui est prépondérant, c’est le Kit Kat Klub quitte à se
séparer de Cliff, quitte à avorter, quitte à vivre dans une société s’annonçant dictatoriale,
car pour elle, le cabaret est un espace dans lequel elle pourra magnifier son rêve.
C’est par l’intermédiaire de ce lieu que Sally et Cliff, deux anglophones ont pu se
rencontrer et amorcer une relation sentimentale. Herr Isherwood, l’Anglais à
l’homosexualité suspectée des chroniques berlinoises, fut métamorphosé en un Clifford
Bradshaw américanisé et hétérosexuel. Cela permettait de créer une relation sentimentale
et physique entre Sally et Cliff. Celle-ci s’avère complètement atypique, les personnages
formant le couple étant très contrastés : Cliff, jeune homme, posé, sérieux dont le seul
objectif est d’écrire un roman et Sally, jeune chanteuse volage de cabaret, excentrique,
rêvant de devenir une star de cinéma. Sally s’intéresse à Cliff, car il est écrivain et dès
lors, elle peut devenir l’héroïne de son livre et ainsi, avoir peut-être une chance de
devenir célèbre. Quelles que soient les raisons de leur union, le décalage de personnalité
fait d’eux un couple vivant une idylle non conventionnelle prêtant à sourire.
La composition musicale
Tout comme la personnalité haute en couleur du Maître de Cérémonie, la musique, par la
façon dont elle est amenée, s’avère très envoûtante et aussi très flatteuse. Elle revêt un
caractère cirquestre, source de gaieté bien spécifique au cabaret, à l’inverse des chansons
de la pension se présentant davantage comme des ballades. Son aspect divertissant est lié,
d’une part, à l’enjouement qu’elle apporte, l’allégresse, sa faculté de ‘’faire rire’’ les
instruments sur des rythmiques trépidantes et, d’autre part, à la diversité : la multiplicité
des timbres, l’alternance du parlé et du chanté, l’intégration des chœurs, les nuances, les
rythmes, les variations de style etc. Cette diversité musicale permet au spectateur de ne
pas se lasser et l’emmène dans une énergie chatoyante participant activement à le placer
dans une ambiance pétillante à l’image de l’effervescence du Berlin des années trente.
L’orchestration inclut de multiples instruments aux divers timbres, essentiellement des
cuivres, des bois, le piano droit, les chœurs, la batterie, les cordes et les petites
percussions dont certaines peuvent évoquer des onomatopées. Cette multiplicité
d’instruments rend la partition haute en couleur et offre une dimension très ludique aux
spectateurs.
52
Ces instruments jouent soit simultanément soit en alternance. Par exemple, dans le
numéro Willkommen, on peut percevoir que les bois reprennent la ligne mélodique en
alternance avec les cuivres. Cet aspect dialogique apporte beaucoup d’animation. On le
retrouve régulièrement entre le Maître de Cérémonie et les instruments, parmi les
instruments entre eux et enfin, entre le Maître de Cérémonie, l’orchestre et les chœurs.
A cela s’ajoute l’impact du rythme et l’influence essentielle qu’il peut répercuter sur une
ambiance. Ainsi, de façon générale, les numéros présentent un tempo très allègre rendant
les numéros extrêmement vivants. Ce tempo, dans certains morceaux, peut encore
s’accélérer au fur et à mesure du numéro. Ainsi, une chanson enjouée et immergée dans
un tempo de plus en plus effréné peut aboutir à un effet d’étourdissement chez le
spectateur, l’agrémentant encore davantage.
Dans les divers numéros, le rythme est décalé et syncopé. La syncope ne vient pas du
cabaret ou du jazz, mais elle est particulièrement exploitée dans ces styles musicaux.
Nous pouvons également percevoir qu’un même ostinato rythmique prend place dans les
numéros Willkommen, Don’t tell mama, l’entracte et le final. Dès lors, nous sommes à
même de nous demander l’intérêt de cette formule musicale. L’ostinato génère plusieurs
choses dont un support rythmique aux mélodies qui, dans ce cas, s’avère être très
sautillant. Etant donné qu’il apporte de la légèreté et de l’entrain aux numéros, il accroît
l’aspect divertissant du cabaret. Il démarre à l’entrée du numéro Willkommen et vient
s’interposer à de multiples reprises dans les chansons, tel un leitmotiv. De cette façon,
son aspect répétitif apporte un soutien et une unité aux mélodies. Par conséquent, il
permet aux spectateurs de ne jamais quitter l’univers enjoué du cabaret, d’autant plus que
cet ostinato-ci est typique de la variété donc d’un style de musique se prêtant à une
certaine forme de divertissement. La raison est que les basses sont séparées des
contretemps et cela est typique de la variété. En effet, cet ostinato s’étend sur deux
mesures et contient deux voix dont la première comporte plusieurs contretemps. Comme
les syncopes, les contretemps ne viennent pas du cabaret ou du jazz vu qu’ils existaient
déjà dans la musique classique, mais sont utilisés systématiquement dans ce cadre.
Cependant, il n’y a pas que l’allégresse qui rend l’aspect rythmique de la musique
palpitant. Effectivement, au sein d’un même morceau, nous pouvons rencontrer
différentes ambiances musicales nécessitant des tempos différents en fonction du climat
escompté. Par exemple dans Don’t tell mama, Kander promène le spectateur d’un style
53
musical à un autre : au début, nous baignons dans une ambiance romantique, ensuite nous
sommes transportés dans une atmosphère lounge pouvant faire penser à une ballade, et
puis, soudainement, la musique est rompue et devient d’un coup très rythmée, un peu
jazzy. Dans The money song, nous passons de l’ambiance de cabaret à une ambiance de
fanfare ou encore, dans le final à une forme de medley. Le spectateur est ainsi, en
permanence, dans l’effet de surprise.
D’autres spécificités musicales participent à l’enivrement. Dans la plupart des morceaux,
nous remarquons une évolution de l’intensité musicale. Elle s’obtient de différentes
manières : soit en jouant sur les nuances (crescendo ou diminuendo), soit sur la rapidité,
en accélérant ou en décélérant, soit sur la densité des instruments. Les chœurs
contribuent très souvent à mettre de la puissance, de l’impétuosité et ils s’inscrivent dans
la partition, au fur et à mesure du morceau, par petites grappes juxtaposées, amenant une
progression sonore. Celle-ci accroît l’intensité musicale allant de pair avec l’intensité
émotionnelle du spectateur d’où son côté captivant. Ceci permet une évolution de la
musique tenant en haleine le spectateur.
L’ensemble de ces paramètres contribuent à apporter de la jovialité, de l’exaltation, mais
souvent, on se retrouve dans de la variété, du show et, à l’inverse de la musique de Kurt
Weill, peu de profondeur émotionnelle s’en dégage. Ainsi, la musique va tourbillonnant,
les paillettes étincellent, parfois au détriment de la substance.
54
III.3.3. Le cabaret berlinois : lieu de dépravation et de
perdition
A. Intentions du metteur en scène
Le Kit Kat Klub est un lieu où sexualité, érotisme, prostitution et corruption
s’entremêlent. Prince a tenu à faire ressortir cet aspect malsain et ambigu du cabaret qui
participe au fondement de l’intrigue et qui est parallèle à l’ambiguïté des personnages.
B. Parcours de la représentation
Le cabaret
Le cabaret berlinois est un moyen pertinent de témoigner de l’aspect dépravé du Berlin
des années trente, car il est le reflet de cette ville libertine. Les numéros sont
extrêmement représentatifs à ce sujet.
Telephon Song, par exemple, fait écho aux relations sexuelles entre les filles et les
clients. En effet, dans l’univers du Kit Kat Klub, le sexe est une marchandise se
négociant de table en table, chacune étant équipée d’un téléphone. Ce type de
prostitution, à la fois édulcoré et pimenté par l’univers du cabaret, montre le côté
commercial déguisé du lieu où une ‘’Sally femme objet’’ vient s’ajouter à la ‘’Sally
femme fatale’’.
La prostitution reflète, partiellement, l’atmosphère dégénérée du milieu. Etrangement, ce
sera dans cet univers glauque que naîtra la relation entre Sally et Cliff. Ceci nous permet
d’inférer que l’atmosphère tumultueuse et décadente du cabaret contraste avec la pension
de Frl. Schneider se présentant comme le contre-pied du Kit Kat Klub.
Cependant, la prostitution est loin d’être l’unique ingrédient de dégénérescence. Nous
pouvons observer que le mensonge et la manipulation sont monnaie courante dans ce lieu
et concernent tous les personnages faisant irruption d’une façon ou d’une autre dans le
cabaret. Ainsi, Cliff promulgue des mensonges à sa mère restée à Harrisburg, à propos de
la prodigieuse façon dont il progresse en tant qu’écrivain. Sa mère, en échange, lui
55
envoie de l’argent. Sally expose sa situation et avoue, ouvertement, ses duperies envers
sa mère qui la croit en sécurité et qui ne connaît ni sa profession ni sa manière de vivre.
Sally prend le public à parti et le rend complice de la tournure de sa vie. Par conséquent,
nous pouvons en déduire que les personnages évoluent dans une logique de tromperie.
Celle-ci met en relief l’opposition entre les valeurs traditionnelles d’honnêteté, de
courage etc., enracinées dans la génération antérieure à celle de Cliff ou de Sally et les
comportements frivoles, le show business et l’atmosphère effervescente de Berlin. Mais
la manipulation la plus pernicieuse réside au cœur du mal nazi, reflété, via Ernst Ludwig,
pronazi emmenant Cliff au Kit Kat Klub, afin de mener à bien ses complots. Ernst
trouve, en la personne de Cliff, une proie facile à manipuler avec qui il pourra faire des
opérations de contrebande soi-disant ‘’pour la bonne cause’’. Cliff est quelqu’un qui ne
connaît personne, s’implantant dans une ville qui lui est étrangère, et qui a besoin
d’argent, ce qui le rend vulnérable. Victime des nombreuses omissions d’Ernst, Cliff ne
comprendra pas la machination qu’il met en place. Les septante-cinq marks qu’il reçoit
sont pour lui ‘’un cadeau du ciel’’ et il ne réalise pas que cet argent est un don des nazis
bien que Sally ait mentionné qu’Ernst était impliqué dans un parti politique. Cela peut,
par ailleurs, sembler suspicieux d’autant plus que, dans un premier temps, Cliff ne désire
pas connaître la source de son travail. Il faudra attendre le deuxième acte afin qu’Ernst
dévoile clairement ses opinions politiques et son adhésion au parti nazi. Par conséquent,
nous sommes embobinés dans une machination de complot, de mensonge et de
manipulation, notamment, via la désinformation volontaire.
Le Maître de Cérémonie
Le Maître de Cérémonie se présente comme un être mystérieux semant le trouble. Cette
figure est extrêmement pertinente, car elle fait de lui le symbole de la décadence
weimarienne. Le regard rempli de malice, il invite les clients, en les flattant, à se laisser
aller dans cet univers de perdition et de sexe contrastant avec la froideur du monde
extérieur. Le Maître de Cérémonie : « Outside it is winter. But here it is so hot-every
night we have the battle to keep the girls from taking off all their clothing. So don’t go
away. Who knows? Tonight we may lose the battle ! »61.
Il place à l’avant-plan une sexualité non conventionnelle, la luxure. C’est un personnage
61
Ibid., p. 4.
56
lubrique, emblème de la perversion, de l’érotisme menaçant, de l’enchaînement à la
salacité sexuelle. La chanson Two ladies est représentative à ce sujet : We switch partners
daily to play as we please62. Le Maître de Cérémonie prône les galipettes et les joies du
partage avec ses deux partenaires féminines. Il projette ainsi les spectateurs dans une
relation triangulaire douteuse où chaque personnage est fier de détenir la clé de la
ceinture de chasteté. Dès lors, la virginité se révèle importune. Les filles soulignent qu’il
est le seul homme du groupe : And he’s the only man, Ja 63! Par conséquent, ces paroles
illustrent d’une part l’un des plus grands fantasmes masculins hétérosexuels, celui
d’avoir une relation sexuelle avec deux femmes simultanément et, d’autre part, les
plaisirs lesbiens. Cela fait du Maître de Cérémonie un être trouble et animé par le vice.
« Huit femmes, dansent en-dehors de la scène, évidemment, les femmes
du Kit Kat Klub. Elles font une danse entraînante avec des grands pas.
Soudainement, nous sommes conscients qu’une des filles est le Maître de
Cérémonie….»64.
Son ambiguïté a comme impact qu’il est difficile pour les spectateurs de cerner,
véritablement, sa personnalité et son identité. Son travestissement en femme illustre cet
aspect équivoque et le proxénétisme qu’il exerce fait de lui un personnage submergé par
la malignité. En effet, il apparaît en maquereau avec des bijoux tape-à-l’œil et se pavane
avec des filles venues de divers pays qu’il vend à des prix élevés. Pour ce faire, elles
revêtent des dessous avantageux et érotiques avec lesquels le Maître de Cérémonie joue
dans le but d’appâter le client. La Japonaise a un yen sur chaque sein, l’Allemande a un
gong doré entre les cuisses que le Maître de Cérémonie fait retentir quand elle redescend
etc. De cette façon, la femme est une attraction alléchante participant à l’exacerbation de
la jouissance régnant à Berlin. ‘’ Mama doesn’t even have an inkling that I’m working in
a nightclub in a pair of lacey’’. Cela nous mène à la relation entre prostitution et
spectacle, les filles formant un chœur qui représente les devises des différentes nations. A
travers cette parade chorégraphiée, le Maître de Cérémonie se vante de sa concupiscence
et de la façon déloyale dont il acquiert ses richesses aux dépens de l’infortune de sa
famille et de ses proches. Il ira même jusqu’à prôner la sécurité financière que lui procure
62
Ibid., p. 45.
Ibid.
64
Ibid., p. 87.
63
57
cette activité de maquereau. Il n’a cure de la misère des siens, misère provoquée par la
paupérisation de l’Allemagne à cette période, et il les ridiculise de façon machiavélique.
« My father needs money
My uncle needs money
My mother is thin as a reed
But me, I’m sitting pretty
I’ve got all the money I need »65.
De façon générale, cette malignité ouvre l’œil du spectateur et agrémente l’envoûtement
qu’elle suscite chez lui. Ainsi, le Maître de Cérémonie, sous ses allures de pervers
polymorphe, brave les interdits et cette transgression affriolante renforce la séduction.
Peut-être qu’un bref parallèle peut être établi avec la chanson We’re in the money en ce
qui concerne le ballet d'entrée du film Gold diggers de 1933. Les filles sont déguisées en
pièces de monnaie géantes et représentent le thème central de la crise économique de
1929. Ce musical, sous ses dehors de pure évasion, possède un profond ancrage dans la
réalité de l’époque. En ce sens, la chanson Money de Cabaret serait un pastiche de We’re
in the money.
La composition musicale
La musique continue à remplir son rôle de porte-parole et traduit, à sa façon, l’aspect
dépravé du cabaret. Son caractère provoquant et malicieux semble davantage intégré
dans l’interprétation des mélodies. Effectivement, elles sont exécutées avec beaucoup
d’exubérance et, à certains moments, une espèce de folie en surgit (par exemple dans
The money song ou Two ladies). Ce côté délirant ancré dans les voix et l’instrumentation
contient un aspect burlesque et grotesque, par exemple via l’utilisation de sons
volontairement ‘’salis’’ venant amplifier l’ambiance décadente du cabaret.
Prince a cherché de la légitimité en tentant de reconstituer le plus fidèlement possible les
voix chantées du cabaret berlinois des années trente. Cette option aura, indéniablement,
65
Ibid., p. 64.
58
un impact sur la musique. En effet, Prince voulait engager une actrice qui n’était ni
talentueuse ni dépourvue complètement de capacités afin de recréer l’atmosphère des
cabarets berlinois de l’époque. Elle devait pouvoir interpréter au mieux un personnage
qui veut en faire trop. Ce sont d’ailleurs les raisons pour lesquelles Liza Minelli, qui avait
été auditionnée, n’a pas été engagée, son talent vocal étant trop prodigieux pour servir ce
contexte particulier. Par exemple, dans la chanson Don’t tell mama, si l’on compare
l’interprétation de Jill Haworth avec celle d’Ute Lemper qui, à l’instar de Liza Minelli, a
de grandes qualités vocales, l’ambiance singulière du cabaret berlinois semble un peu
amoindrie et ce, même si l’on fait abstraction de l’accompagnement orchestral très swing
et américain amenuisant l’âme de la chanson. Quoi qu’il en soit, ce que Kander et Ebb
désiraient transmettre était que « Sally fasse partie de cette maladie morale qui infecte
Berlin. Sa sottise pétillante est une bulle brillante qui éclatera une fois que la réalité
sinistre du fascisme enveloppera la nation »66.
De ce fait, la voix nasale et métallique de Jill Haworth ainsi que la lourdeur et le mauvais
goût des chœurs, participent de façon soutenue, à la représentation du cabaret berlinois.
Le Maître de Cérémonie surenchérit avec ses chants nasillards et l’utilisation de sa voix
de tête destinés à transmettre l’aspect pervers du cabaret dans son expression vocale. Il en
résulte une amplification du côté facétieux et provoquant de la musique et du cadre dans
lequel elle s’inscrit. Son penchant hystérique se dégage des mélodies et de leur
interprétation. L’instrumentation des cuivres dans The Money Song faisant penser à une
fanfare accentue le narcissisme qui émane de sa voix ainsi que sa volonté de se pavaner
en public.
Le rythme trépidant va au-delà de la simple distraction, car il est le reflet de l’excitation
et de la frénésie du Maître de Cérémonie lorsque celui-ci aborde les questions sexuelles
et monétaires. Indubitablement, le Maître de Cérémonie entre dans une excitation sans
précédent et le rythme sur lequel il s’exprime est d’une volubilité déconcertante et
dépourvue de naturel. C’est pourquoi Kander, via l’exploitation de la précipitation
rythmique, souligne l’hystérie de ce personnage métaphorique.
66
Keith GAREBIAN, The making of Cabaret, op. cit., p. 70
59
III.4. Analyse
« Cabaret est autant récréatif qu’instructif dans un jeu d’équilibre rare entre musique,
danse, dialogues, décors. Le Maître de Cérémonie et le Kit Kat Klub sont un héritage
supportant le théâtre musical américain, car ils laissent une marque indélébile sur la
conscience du spectateur »67.
Nous sommes face à une comédie musicale mettant en scène un cabaret. Le cabaret est
dans la pièce elle-même. Cela a comme impact d’augmenter la théâtralité.
Prince, à travers cette comédie musicale, invente un nouveau langage dépassant le simple
divertissement. Il aura une influence sur d’autres comédies musicales, chez Sondheim
(Par exemple : Sweeney Todd)
Par son pouvoir de dénonciation, le cabaret amplifie ce que chacun vit et annonce la
possibilité que le nazisme puisse prendre le pouvoir.
Par son implication politique et la façon particulière dont il a traité ce sujet, Prince a
contribué à développer le champ de la comédie musicale.
Le Kit Kat Klub, lieu de perdition vient renforcer l’esprit dénonciateur des numéros de
cabaret intégrés dans l’aire Limbo.
L’intégration de ce Maître de Cérémonie semble être la conceptualisation la plus
fondamentale puisque, à lui seul, il symbolise l’évolution de l’Allemagne qui s’adapte et
se transforme.
Hirsh : « une partie conventionnelle du livret musical réalisé en vue d’un réalisme
psychologique, une partie ironique brechtienne, une partie Broadway avec de la
sentimentalité, une partie comme une satire de Georg Grosz sont les points communs de
toutes ces parties scindées. »68. Cette phrase souligne l’hybridité de la comédie musicale
Cabaret.
67
68
Ibid., p. 2.
Foster HIRSCH, Harold Prince and the American Musical Theatre, op. cit., p. 68.
60
IV. L’adaptation cinématographique de Bob Fosse
Tout comme dans la version d’Harold Prince, nous débuterons notre recherche en
exposant la genèse de la comédie musicale. Nous jetterons ensuite un regard succinct sur
les divers films qui ont suscité un intérêt chez Bob Fosse et qui ont participé à
l’élaboration de son adaptation cinématographique. Nous en tracerons le canevas qui,
indéniablement, nous mènera à constater les divergences narratives par rapport au
scénario de Joe Masteroff. Ensuite, nous pourrons lancer les bases d’une investigation
sur la façon dont les particularités du cabaret berlinois s’insèrent dans l’œuvre.
IV.1. Genèse
A l'origine, suite à l'échec financier de Sweet Charity, il était question que Mankiewicz
ou Gene Kelly porte Cabaret sur les écrans de cinéma69. Fosse finit par être choisi, car
selon Feuer, le producteur, « il n’y a rien de mieux pour les numéros de comédie
musicale que Bob Fosse »70. En réalité, à l’inverse des procédés d’Harold Prince, ici, la
démarche s’avère être beaucoup plus commerciale d’autant plus que les droits d’auteur
étaient déjà achetés. Il valait donc mieux en faire quelque chose afin de rentabiliser la
somme dépensée. Dès lors, nous nous trouvons dans une tout autre logique, celle du
monde de l’économie des musicals. La Mélodie du bonheur de Robert Wise est sortie en
1965 et a rapporté une somme importante d’argent. En conséquence, beaucoup se sont
pris d’intérêt pour la comédie musicale et ont voulu en produire. C’est pourquoi, tout ce
qui avait un peu marché à Broadway a été acheté les yeux fermés jusqu’ au moment où
"le vent a tourné" et que les premiers échecs arrivèrent. Cependant, les droits d’auteur
avaient déjà été achetés, d’où l’intérêt de les rentabiliser. La Mélodie du bonheur a
rapporté énormément d’argent, mais hélas pour les autres comédies musicales, les
69
Patrick BRION, La comédie musicale : du chanteur de jazz à Cabaret, Paris, la Martinière, 1993, p. 363.
Martin GOTTFRIED, All his jazz, the life and death of Bob Fosse, 2d edition, New-York, Da Capo Press,
2003, p. 205.
70
61
producteurs ont bien dû admettre qu’il ne suffisait pas de prendre un spectacle à succès
venant de Broadway pour que cela fonctionne. Les voies du succès sont beaucoup plus
subtiles.
Le film a été tourné dans les Studios Bavarois de Munich, ce qui paraît intéressant d’un
point de vue esthétique et historique mais à l’origine, la raison n’est pas celle d’un souci
de reconstitution historique, mais celle d’un réel intérêt pécuniaire, le tournage en
Allemagne étant moins onéreux. L’enjeu commercial était donc très important et Cy
Feuer, le producteur, était désireux de miser sur les numéros de chant et de danse au
détriment du texte71.
L’approche de Fosse pour la recherche historique était entièrement visuelle. Par exemple,
il s’inspirait du style grotesque des dessins de George Grosz afin de reconstituer
visuellement l’atmosphère de Weimar. Fosse admit qu’il n’était pas intéressé par
l’histoire intrinsèque. Dans une entrevue, il se montra confus quant à la reconstitution
exacte du cabaret berlinois de cette époque et de sa différenciation des boîtes de nuit de
Weimar72. Effectivement, ces phrases de Bob Fosse confirment cet aspect : “I was not out
to make a factual film, a documentary, … I was not trying to do The Damned. I was not
trying to do a documentary on that period. I wanted to tell a love story, about human
relationships”73.
Néanmoins, l’ambiance sordide des cabarets berlinois de l’époque était reconstituée.
Au moment du film, le cinéma des Etats-Unis était un cinéma de contestation. Le milieu
du cinéma se désolidarisait du pouvoir établi et des idées. A présent, nous nous trouvons
dans un contexte où Bob Fosse, en évoquant une période autre que la sienne, parle de la
contestation et des métamorphoses du genre musical74. Ainsi, nous assistons à
l’essoufflement de la tradition. Fosse définira cette comédie musicale comme « le
premier film musical adulte »75.
71
Ibid.
Linda MIZEJEWSKI, Divine Decadence, Fascism, Female Spectacle, and the Makings of Sally Bowles,
Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 201.
73
Ibid.
74
NT BINH, Cours de cinéma, Centre d’Etudes Théâtrales, année académique 2006-2007.
75
Patrick BRION, La comédie musicale, op. cit., p. 363.
72
62
IV.2. Iconographie de films influençant Bob Fosse dans
la création de la comédie musicale Cabaret
A. Der Blaue Engel (L’Ange bleu)
L’Ange Bleu, premier film parlant du cinéma allemand, a été réalisé par Joseph von
Sternberg en 1930, d’après le roman d’Heirich Mann Professor Unrat.
L’histoire a lieu en 1925 sous la République de Weimar. Le film a été tourné à cette
époque, à l’inverse de Cabaret, film datant des années septante mais qui met en scène
une histoire se déroulant dans les années trente.
Le professeur Emmanuel Rath, le personnage principal est interprété par Emil Jannings,
acteur dont Sally fait allusion dans le film de Bob Fosse : « Je vous ai vu à la UFA avec
Emil Jannings, non ? Vous le connaissez, je le trouve "très amusant"».
Les premières images plantent le décor : une affiche de Lola-Lola, femme fatale qui se
révélera être dévastatrice et qui modifiera le destin du professeur, homme célibataire
enseignant dans un lycée. A l’époque, c’était un métier prestigieux et le jeu de mots
concernant son appellation n’est pas fortuite : Rat signifiant conseil. Ses élèves à la
verve goguenarde le surnomment Unrat, ce qui signifie ordure !
Il mène une vie fade et monotone, symbolisée par un petit oiseau mort qui ‘’de toute
façon ne chantait plus’’. Vu le contexte politique ambiant, cette vie mortuaire pourrait
sans doute être mise en relation avec la société allemande dans laquelle il vit.
Ses élèves se rendent à son insu dans un cabaret appelé L’Ange Bleu. Le public de cet
endroit, à l’inverse de celui de Cabaret, est très populaire, trivial, les représentations ne
sont pas dénonciatrices, mais ce sont des divertissements et des incitations à la
consommation.
Homme austère, droit et d’apparence stricte, Emmanuel n’hésite pas à se rendre dans ce
lieu de perdition afin d’y surprendre ses élèves. C’est ainsi qu’Emmanuel Rath tombera
malgré lui sous le charme de la séduisante Lola-Lola (incarnée par Marlène Dietrich),
star du cabaret. A l’instar de Sally Bowles, Lola-Lola est une femme qui sait s’y prendre
63
avec les hommes : femme fatale, aguicheuse, aux petites tenues provocantes avec
jarretelles et bustier. Le professeur ne saura pas résister à cette femme aussi alléchante
que superficielle et finira par l’épouser. Vu le décalage de personnalité entre ces
personnages, nous pourrions nous demander ce qui a poussé Lola-Lola à épouser un
homme de cet acabit qui, au final, ne semble pas lui convenir. Sans doute parce qu’il
représente une certaine sécurité, une protection peut-être un peu paternelle, vu son âge ;
protection qu’elle ne peut trouver chez les autres hommes. A ce sujet, Sally Bowles ne
recherche-t-elle pas, elle aussi, un homme protecteur et posé à travers Brian ?
Ce genre d’endroit léger était à cette époque considéré comme un lieu de débauche,
indigne d’un professeur de lycée, d’où son licenciement. L’Ange bleu est en effet un
endroit vulgaire, grotesque où sexualité et prostitution sont étroitement liées. Cependant,
là-bas, ‘’le petit oiseau chante’’ et symbolise, dès lors, la gaieté et la joie de vivre.
L’Ange bleu a quelques similitudes avec le Kit Kat Klub : l’un comme l’autre intègrent
des chœurs constitués de danseuses/chanteuses grasses, vulgaires, au maquillage
outrancier ; la musique, jouée en direct, est également interprétée par un petit orchestre
amateur composé de cuivres.
Emmanuel s’approprie cet endroit de jour en jour et s’imagine y avoir trouvé sa place.
Cependant, tous ses repères sont chamboulés et il plonge petit à petit dans une descente
aux enfers. Complètement aveuglé par sa passion pour Lola-Lola, il n’hésitera pas à se
ridiculiser en devenant un clown qui se laisse manipuler comme un pantin par le
magicien. Celui-ci désire parcourir les cabarets de Berlin, de Londres et de New-York
avec Emmanuel, son nouvel animal de cirque. Toute l’identité est mise à mal.
A l’instar de Sally Bowles dans la comédie musicale Cabaret, Lola-Lola s’imagine être
une artiste alors qu’elle n’est qu’une meneuse de revue, une chanteuse de cabaret,
femme-enfant manipulatrice. Toutes deux font preuve d’une instabilité émotionnelle
déconcertante et sont complètement dépourvues de maturité.
Emmanuel ne supportera pas les infidélités de Lola-Lola, ce qui l’entraînera
progressivement vers la mort. En effet, il mourra quelque temps après sa première
représentation dans son ancienne classe du lycée. Sa mort est-elle le symbole de
l’aggravation de la situation sociétale allemande, les nazis se montrant de plus en plus
présents ?
64
B. Die Dreigroschenoper (L’Opéra de Quat’Sous)
Brecht avait projeté de faire une transcription cinématographique de sa pièce sous le titre
La Bosse, mais le film L’Opéra de Quat’Sous sera réalisé en 1931 par le cinéaste
d’origine autrichienne, Georg Wilhem Pabst. Il est donc une transposition
cinématographique de la pièce musicale éponyme de Bertolt Brecht (1928), elle-même
écrite d’après The Beggar’s Opera de John Gay (1728).
Ce film se présente comme une parabole dénonçant les dérives d’une société baignant
dans la corruption : complicité entre Mackie et la police de Londres et manipulation de
Peachum instrumentalisant et exploitant les mendiants à ses propres fins. Ces derniers se
retrouvent sous le joug de leur leader, lequel leur impose une licence via un arrêté afin de
les contraindre à une mendicité forcée. Ainsi, répertoriés par Peachum, ils sont recensés
et obligés d’entrer dans un système visant à tirer profit du malheur des autres, système
maléfique qui fait écho à celui des Juifs. Pour arriver à ses fins, Peachum n’hésite pas à
les déshumaniser.
Les complots se déroulent dans un lieu secret, souterrain. Ce lieu dont la scénographie du
film ressemble à un décor de théâtre est également un lieu de perdition, de perversion
dans lequel les personnes osent s’exprimer et s’affranchir. Au-dessus de cet endroit,
l’autorité siège dans la rue, la répression est présente et la liberté est mise à mal.
L'avènement de la reine d'Angleterre est d’ailleurs une subtile allusion à l'ascension
d'Hitler au pouvoir.
La crise économique de 1929 entraîne le paupérisme et les inégalités sociales. Le thème
de la prostitution est également évoqué dans "les filles de Cambridge".
Dans les compositions de Kurt Weill, nous pouvons percevoir que ses chansons sont
charpentées d’harmonies simples et
sont rendues en partie par des instruments
apparentés au jazz : à plusieurs reprises, on voit dans le film un piano droit, dans
l’accompagnement orchestral, nous entendons des cuivres (dont un saxophone) dans un
style proche du cabaret. Il ne faut pas perdre de vue que Kurt Weill se produisait comme
pianiste de cabaret afin de gagner sa vie. Les musiques de cabaret ont donc nourri
inévitablement son inspiration. Ainsi, à travers sa façon très personnelle de composer :
syncopes, ruptures de tonalités, harmonies de jazz, harmonies simplifiées, rythmes, mais
65
aussi à travers sa façon de mélanger divers styles musicaux : musique classique, variétés
et jazz de son époque c’est-à-dire Ragtime, Fox trot, etc., Kurt Weill semble traduire,
dans l’évocation, une impression de médiocrité que l’on peut percevoir dans le film. Ces
aspects sont encore plus flagrants dans la version opéra. Compositeur de gauche et
engagé, il n’est pas étonnant que Kurt Weill ait voulu s’associer à Brecht et véhiculer ses
idées à travers des chants engagés à teneur politique. Dans la réalisation de ses chants,
Kurt Weill joue essentiellement sur l’aspect scénique et non lyrique : ses musiques sont
déclamées et collent à l’expression de l’acteur. Lors du solo de Polly, on peut constater
que les couplets sont parlés. La chanson de Mackie balance entre langage chanté et
langage parlé.
« S'adressant à un nouveau public, imposant de nouveaux comportements appelés à
abolir les frontières entre théâtre et opéra, entre genre léger et genre sérieux, Weill
s'engage dans un processus de simplification ; il conçoit sa partition non pas à l'intention
de chanteurs professionnels mais d'acteurs sachant chanter, dont une partie est issue du
cabaret et des revues. Voulant parler aux masses, il bannit la complexité passée de son
langage musical»76.
.
Par sa musique, Weill appuie et parodie le contenu des paroles de l’œuvre, ce qui
renforce l’effet de distanciation.
« Le but de Brecht et de Weill est de fournir à la conscience transformée des habitants
des grandes métropoles, un nouveau style contemporain universel, de sorte que le
présent, tout frémissant de contradictions sociales, n'apparaisse plus réduit à la
psychologie individuelle des personnages »77.
C. I am a camera
I am a camera est une pièce de John Van Druten écrite sur base des histoires berlinoises
de Christopher Isherwood. Cette pièce jouée à Broadway en 1951 a été portée sur les
écrans en 1955 par le réalisateur Henry Cornelius.
76
77
Pascal HUYNH, op. cit., p. 248.
Hanns EISLER, Musique et société, Paris, la Maison des sciences de l'homme, p. 7.
66
De cette adaptation filmique, il ressort une grande envie de valoriser le personnage de
Sally Bowles, jeune chanteuse de cabaret d’origine anglaise. Celle-ci va développer une
relation platonique avec le personnage de Christopher Isherwood, jeune écrivain anglais.
Sally rencontre un certain Clive à une fête, un homme riche qui aidera financièrement
Sally et Christopher. Les personnages ont quelque chose de sombre : Fritz est un Juif
gigolo n’admettant pas son judaïsme, Sally est chanteuse de boîte de nuit de basse classe
et indigente. Quant à Clive, il se comporte comme un millionnaire, qui au bout du
compte, se rétracte et ne tient pas ses belles promesses de cadeaux extravagants.
La pièce invente l’incident dramatique et sentimentalise ses personnages. Elle s’avère
très réservée quant au traitement du nazisme.
Le titre de Van Druten dans ce contexte altère l’expression I am a camera apparaissant
dans les Berlin stories de Christopher Isherwood, car il indique un angle de vue
photographique. Or, quand Isherwood introduit cette phrase, il veut exprimer une
conscience du narrateur ainsi qu’une sorte d’impartialité donnant aux lecteurs toutes les
données objectives qui leur permettront de deviner ce qui se passera ultérieurement.
Cependant, Isherwood approuva le scénario de Van Druten car le ton utilisé pour
représenter sa vulnérabilité ainsi que l’ambiguïté de sa vie sexuelle lui ont plu78.
Ce film peut paraître fade pour certains spectateurs, cela serait dû au manque de vigueur
de cette adaptation filmée. Le personnage de Sally Bowles (interprété par Julie Harris)
manque de consistance et par là-même, fait transparaître une certaine superficialité, ce
qui renforce le côté guilleret et niais du personnage. Sally est chanteuse dans une boîte de
nuit, mais le monde scintillant du cabaret n’apparaît pas dans le film et de surcroît, le
personnage du Maître de Cérémonie n’existe pas. C’est peut-être pour cette raison que le
film I am a camera peut paraître pour certains spectateurs assez plat, car c'est ce rôle qui
transcende la comédie musicale Cabaret.
78
Keith Garebian, The making of Cabaret, op. cit., p. 23.
67
IV.3. Canevas
Bob Fosse désirait que le scénario de son film se rapproche du roman Adieu à Berlin de
Christopher Isherwood, la source. C'est pourquoi, il s'écarta du scénario de Joe Masteroff
réalisé à Broadway. Le scénario sera réécrit par Jay Allen et Hugh Wheeler. Ceux-ci
s'inspirent très fortement de la pièce I am a camera et un peu moins du roman Adieu à
Berlin. Cependant, pour des raisons de droits d'auteur, le scénariste Joe Masteroff doit
être mentionné et ce avant Van Druten, même si ce dernier est la principale source
d'inspiration. Dans le générique, Isherwood est cité, lui aussi, après Masteroff bien que
son livret ne soit pas utilisé dans le film.
Synopsis
Le Kit Kat Klub est le cabaret berlinois tendance de l'époque composé d'un public
bourgeois. Brian Roberts, jeune écrivain anglais arrive à Berlin. Il s'installe chez Fräulein
Schneider, à qui il loue une chambre. C'est Sally Bowles, américaine logeant, elle aussi,
dans ce modeste petit appartement qui l'accueille. Chanteuse fétiche du Kit Kat Klub, elle
entraîne Brian dans ce cabaret berlinois. Bien que celui-ci prétende "qu’il ne couche pas
avec les filles", sa relation avec Sally va évoluer vers une histoire d’amour.
Afin de subvenir à ses besoins, Brian donne des leçons privées d'anglais qui lui
permettent de payer son loyer et de finir ses fins de mois. Ses deux élèves principaux
sont Fritz Wendel, jeune Juif se faisant passer pour un chrétien et Natalia Landauer, Juive
fortunée. Fritz tombe amoureux de Natalia, qui refuse de l'épouser pour des raisons
religieuses. Cette relation intervient comme une histoire parallèle au couple central.
Parallèlement, Sally fait la connaissance d'un jeune baron, Maximilian von Heune.
Manipulateur, Maximilian joue de sa fortune et il se sert de son argent comme outil pour
''acheter les gens''. Sally, ne se doutant pas des prises de position politique de ce dernier,
68
tombe sous le charme de cet homme fortuné. Entre Sally, Brian et Maximilian, une
relation très ambiguë s'installe. Ainsi Brian, représentant la figure d’Isherwood, se voit
métamorphosé en un personnage bisexuel, à l’inverse de chez Prince où il était
hétérosexuel. En effet, via cette relation triangulaire, nous apprenons que Sally comme
Brian ont eu des rapports sexuels avec Maximilian. Ces deux hommes ont pourtant des
convictions politiques complètement opposées. Maximilian est anticommuniste et voit
dans le nazisme le moyen d'éradiquer les communistes. L'extrême droite fait son chemin
et touche un nombre étonnant de personnes, celles-ci formant l’espoir que le nazisme leur
apporte une vie meilleure. Ainsi, il n’est pas étonnant d’assister à un effet de masse. Le
film atteint ce point crucial dans l'épisode très émouvant où un jeune garçon blond aux
yeux bleus, physique symbolisant la race arienne, chante la célèbre chanson Tomorrow
belongs to me. Cette chanson, à l'origine bucolique, est devenue désormais un symbole
du nazisme. Les spectateurs, un à un, viennent se joindre au jeune garçon et scandent en
chœur la chanson.
Sally découvre qu'elle est enceinte et ne sait pas qui est le père. Brian apprenant la
nouvelle propose de l'épouser afin d’offrir un avenir plus clément à l'enfant à venir. Brian
se réjouit de cet événement, mais sa déception est grande lorsqu’il apprend que Sally a
avorté, son désir de devenir une actrice reconnue prenant le dessus.
Peu de temps après, la répercussion de cet événement s’avérera être la séparation des
deux protagonistes. Nous pouvons inférer que cette histoire d’amour périclite à l’instar
de la situation en Allemagne qui se détériore.
Il résulte de ce schéma narratif de nouveaux aspects distincts des versions précédentes.
Certains ont été ajoutés, d’autres renforcés ou amoindris et d’autres encore retirés. En
guise d’exemples : le duo Schultz-Schneider n’existe plus, mais celui de Natalia
Landauer-Fritz Wendel prend vie ; Fräulein Schneider figure toujours dans l’histoire,
mais de façon extrêmement atténuée. Nous assistons également à des changements de
nationalité des personnages. Ainsi Sally se trouve américanisée. L’absence de son père
suscite un impact émotionnel considérable chez elle. C’est pourquoi elle le magnifie et le
fait passer pour un ambassadeur.
A l’inverse de la version scénique d’Harold Prince, l’accent est mis sur le personnage de
Sally Bowles comme dans I am a camera ainsi que sur son histoire d’amour avec Brian.
69
Cette ligne conductrice est entrecoupée de scènes montrant la montée d’un parti avide de
pouvoir.
IV.4. Etude de la représentation du cabaret berlinois
dans la comédie musicale Cabaret de Bob Fosse
IV.4.1. Le cabaret berlinois : lieu de dénonciation
Le cabaret
A l’inverse de chez Harold Prince, il est difficile de parler de dénonciation au sens strict
du terme. La menace du nazisme ne transparaît pas intensément au Kit Kat Klub dans la
mesure où la violence n’est pas vraiment mise en scène. Fosse n’était pas habité par le
désir de délivrer un message politique. Le fil rouge est l’histoire d’amour entre Sally et
Brian, tous deux expatriés, et ce n’est qu’en toile de fond que ressort la partie historique.
Même si c’est de manière réduite, celle-ci apparaît, furtivement, dans le scénario ainsi
que dans certains numéros du cabaret qui se présentent davantage comme des caricatures
satiriques. Ils sont mis en parallèle avec des scènes de la narration et commentent les
graves événements politiques : par exemple, lorsque le directeur du Kit Kat Klub est
battu à mort par une milice nazie. Cette scène dramatique est alternée avec un numéro de
danse bavaroise dans lequel les acteurs se giflent. L’obscénité de la scène intensifie
l’action dramatique. Le spectateur voit la mort du directeur arriver progressivement.
Celui-ci reçoit un coup poing dans le visage, se fait rouer de coups et enfin, couvert de
sang, il s’effondre sur le sol. Les nazis s’acharnent sur l’homme jusqu’à sa mort. Cette
scène réalisée en montage alterné s’avère pertinente, car elle expose la brutalité planant
sur le monde extérieur ainsi que la façon dont elle rejaillit sur la scène du cabaret.
Le numéro Tiller Girls commentant la scène du fox-terrier illustre également l’esprit de
dérision du cabaret. Natalia, horrifiée de voir son chien mort gisant sur le sol, éclate en
sanglots. A ce moment, sur la scène du Kit Kat Klub, le Maître de Cérémonie déguisé en
70
femme et les filles du chœur portant un casque militaire avancent au pas d’oie,
caricaturant de façon provocante les militaires nazis.
Photogramme : 01.27:49
Sous ses travers sardoniques, ce numéro peut se définir comme une exhibition
anticipatrice mettant en garde le spectateur contre la gravité des évènements tout en
reflétant l’absurdité du nazisme.
Le Maître de Cérémonie
Le recours à la parodie et à la satire politique permet de révéler l’aboutissement d’une
époque que les gens ne veulent pas voir s’achever. Cette fin d’époque, le Maître de
Cérémonie l’a bien cernée. Ainsi, au terme du combat de catch, il prend de la boue et se
dessine une moustache tout en caricaturant le salut hitlérien. Il ressort de cette image une
allusion au Führer et une moquerie tacite de l’autorité en train de se mettre en place.
Photogramme : 00.18:25
71
Cette image met bien en exergue le rôle attribué au Maître de Cérémonie, personnage
pivot de la comédie musicale. Dépourvu de toute effusion sentimentale, il manipule
habilement les spectateurs par ses boniments. En effet, par le biais de la satire, il
proclame à tout instant des commentaires sur le complot politique en train de se mettre
en place. Par exemple, il invite les spectateurs au cabaret via la chanson Willkommen, il
accueille le public et formule en ricanant : "Laissez vos soucis de côté. Ici, la vie est
magnifique etc." Ainsi, il insinue en filigrane qu’en dehors du cabaret, la vie est loin
d’être paradisiaque. Il demande aux spectateurs de laisser leurs soucis à l’extérieur, mais
en réalité les soucis sont déjà à l’intérieur du cabaret. En effet, dès le début du film, nous
voyons les nazis s’y infiltrer. La scène où le directeur jette un nazi hors du Kit Kat Klub
confirme ce point de vue.
Ainsi, il présente, épilogue sur les numéros, participe à certains d’entre eux, encadre les
spectateurs et fait des commentaires sur les parties musicales, le tout exprimé de façon
sarcastique. Il ne dénonce pas les choses, mais les laisse sous-entendre. Par conséquent,
nous nous trouvons dans un jeu de critiques codées.
Le Maître de Cérémonie s’avère être l'incarnation du bonimenteur cynique au petit
sourire narquois et, par là-même, peut engendrer une certaine crainte chez le spectateur.
Son maquillage outrancier fait penser à un masque qui ne change pas d'expression et qui
lui donne un aspect de marionnette consciente de ses dires et de ses actes. Ce masque
blanc peut évoquer la pâleur d'un mort prenant le pas sur le vivant.
Le Maître de Cérémonie ne parle pas en-dehors du Kit Kat Klub, mais à certains
moments de la narration, son visage apparaît furtivement. Son expression laisse à penser
qu'il sait ce qui était en train de se manigancer. A la fin de la chanson Tomorrow belongs
to me, il surgit avec un sourire maléfique.
Photogramme : 01.17 :45
72
Ses yeux remplis de malice et de lucidité observent le monde qui l’entoure à l'instar d'un
spectateur : " je suis une caméra, absolument passive, qui enregistre et ne pense pas ".
Ainsi, nous pouvons déduire qu'il incarne le rôle que Christopher Isherwood s'attribue
dans Adieu à Berlin. Sa perspicacité et ses interventions ont pour objectif d’avertir les
gens, de les sensibiliser à ce qui se trame afin que chacun puisse se responsabiliser. Mais
qui réagit à ses allusions ? Chez qui font-elles écho ? La scène, dans ces moments-là,
revêt un aspect politique. Nous sommes dans un discours engagé qui fait place au
questionnement. De là, va découler un jeu distancié.
Son visage reste impassible alors que son discours est provoquant. Dans la chanson If
you could see her, nous entendons la phrase "Si vous la voyiez comme je la vois, elle
n’aurait pas l’air juive du tout" a été prononcée. Les mentalités ont donc évolué avec le
temps.
Par conséquent, « même si Fosse travaille davantage selon les directives de film
mainstream, il a aussi créé dans Cabaret, un film qui rend ‘’l’acte de voir lui-même le
centre de la narration’’ et le film a, également, été lu comme moderniste ou brechtien »79.
Le public
L’évolution du public dans le Kit Kat Klub souligne la gravité de la situation politique en
Allemagne. Au début du film, nous pouvons observer une assistance bourgeoise
composée de personnes très libertines et à la scène finale, un public nazi fait son
apparition au premier rang du cabaret. Cette image finale est très pertinente, car elle est
révélatrice du tournant dramatique que prennent les événements en Allemagne. En effet,
à travers un reflet déformé, toute la première rangée du public est constituée d’auditeurs
nazis.
79
Linda MIZEJEWKI, Divine decadence. Fascism, Female Spectacle, and the Makings of Sally Bowles,
op. cit., p. 223.
73
Photogramme : 01.57:24
Un travelling parcourt cette première rangée qui peut faire penser à une ligne du temps
évoquant le futur. Par conséquent, ce reflet déformé du public apparaît comme l’image de
l’ascension du nazisme à Berlin. Ainsi, le cabaret, lieu qui ridiculise les nazis est devenu,
lui aussi, un territoire nazi. Ces derniers ont envahi le cabaret, ce qui laisse présager qu'ils
peuvent prendre le pouvoir.
Le Kit Kat Klub a ignoré cette question en rigolant, lançant des railleries mordantes sans
s’imaginer que cela pourrait se retourner un jour contre lui. Cette image est prenante d'un
point de vue émotionnel, car elle annonce l’emprise des nazis qui ne vont pas tarder à
fermer tous les cabarets berlinois et à envoyer les homosexuels dans les camps de
concentration. Le lieu de vie va se transformer en lieu de mort. Dans le final, le Maître de
Cérémonie dit au revoir au public en allemand et en français, mais pas en langue
anglaise, comme s’il était pris par le temps. Les didascalies nous livrent cette
information : « Il salue d’un coup en se courbant, suivi en panoramique vers le bas et
disparaît à toute vitesse entre les pans du rideau »80. Ainsi, le fait de constater qu’il se
trouve face à un public nazi a, peut-être, suscité une panique chez le Maître de
Cérémonie. Peut-être qu’il s’est rendu compte de l’imminence du danger et, dès lors, il
était impératif de fuir urgemment pour sauver sa peau.
La composition musicale
Les parties musicales sont révélatrices de ce qui se passe dans la vie. Le final est le
numéro le plus parlant : au début, la musique de Willkommen revient de façon beaucoup
80
Séverine MATHIEU, Cabaret de Bob Fosse, Découpage plan à plan après montage et dialogues inextenso, L’avant-scène cinéma, Mensuel-Juillet 1997, N°464, p. 77.
74
plus nostalgique que dans le numéro d’ouverture. Cette teinte est obtenue grâce aux
instruments à vent et aux cuivres avec sourdine. Nous sentons une lourdeur. Une fatigue
s’est installée. L’utilisation de la polytonalité joue un grand rôle, car elle traduit une
certaine douleur, elle exprime le trouble intérieur. Par conséquent, elle annonce le
malaise de l’Allemagne. La polytonalité permet de s’extraire de la fête et de percevoir les
événements de l’extérieur. Dans la version de Prince, elle débouche sur une sorte de potpourri pouvant faire penser à un délire dans lequel toute la vie repasse comme si la mort
était imminente. Dans la version de Fosse, il n’y a pas de pot-pourri, mais des images
fugitives de moments passés au Kit Kat Klub. Quelques mesures plus loin, la musique
s’arrête brusquement. Le spectateur est laissé pour compte. Kander interrompt sa phrase
musicale et supprime les trois dernières notes. Cela a comme impact de laisser le
spectateur en suspens, de l’abandonner. Ce côté inachevé pourrait représenter la
fermeture des cabarets. La joie fait place au drame.
D’autres éléments musicaux sont présents afin d’interpeller le public. Par exemple dans
Tillers Girls, on passe soudainement d’une musique cirquestre à un air militaire. Une
rupture glace l’ambiance et traduit en d’autres mots "vous vous amusez, mais regardez ce
qui vous attend là" comme si le fait de s’amuser impliquait un rappel à l’ordre, d’où le
clin d’œil à la musique militaire. Cet aspect est accentué par la clarté de l’orchestration.
En effet, à l’inverse de chez Prince, il n’y a pas de réverbération dans ce morceau, donc
le côté grinçant n’est pas adouci, ce qui a pour effet de rendre le climat plus froid.
Les chorégraphies
La danse et l’expression corporelle traduisent l’esprit de dérision du cabaret et
interpellent. Les chorégraphies ont rarement autant été utilisées comme effet dramatique
dans un film81. Par exemple, dans le numéro Tiller Girls, « Le Maître de Cérémonie et les
danseuses se tournent au garde-à-vous vers la gauche et avancent au pas d’oie rythmé par
la batterie»82.
81
Kevin BOYD GRUBB, Razzel Dazzel. The life and work of Bob Fosse, New York, St. Martin’s Press,
1989, p. 150.
82
Séverine MATHIEU, Cabaret de Bob Fosse, Découpage plan à plan après montage et dialogues in-
75
Véronik Micheli dira au sujet des chorégraphies : « Ainsi, sous le couvert d’une mise en
scène inventive et brillante organisée autour de numéros musicaux enlevés et
réjouissants, Fosse aborde avec une liberté totale le nazisme en même temps que
l’homosexualité et le triolisme, énonçant des vérités brutales. Son film prend un caractère
documentaire et militant uniquement grâce à la danse »83 .
IV.4.2. Le cabaret berlinois : lieu de divertissement
Le cabaret et les numéros
Dès le générique, l’ambiance divertissante du cabaret berlinois est présente : un brouhaha
émerge de la salle, les gens discutent, boivent, fument et rient. L’orchestre s’accorde puis
le Maître de Cérémonie apparaît en gros plan dans un miroir déformé. Toute cette
séquence commence sans Liza Minnelli. Or, tout le monde l’attend. Fosse joue ainsi sur
l’attente de la vedette mettant en haleine le spectateur.
Les numéros ne sont pas intégrés au récit. A l’exception de Tomorrow belongs to me, ils
font tous partie du cabaret. Comme Feuer, Fosse était désireux de supprimer les numéros
non justifiés et de ne garder que les chansons qui pourraient être chantées dans la vraie
vie c’est-à-dire principalement les chansons de divertissement84. Ainsi, Fosse fait une
séparation nette entre les parties musicales et les parties non musicales. Cela donne une
teinte particulière à l’œuvre et apporte une place privilégiée au Kit Kat Klub : un lieu à
part, isolé du reste du monde et dans lequel les gens viennent se distraire. Cette démarche
est assez révolutionnaire et judicieuse, car les spectateurs visionnant le film ne peuvent
plus croire en un personnage qui danse et chante dans la rue. Ainsi, nous observons une
métamorphose dans le genre musical.
Tout comme chez Prince, les numéros de Cabaret sont en étroite relation avec la
extenso, op. cit., p. 64.
83
Véronik MICHELI, Bob Fosse ou l’art du divertissement intelligent, cité dans Cabaret de Bob Fosse,
Découpage plan à plan après montage et dialogues in-extenso, op. cit., p. 3
84
Martin GOTTFRIED, All his jazz, the life and death of Bob Fosse, op. cit., p. 206.
76
narration. Par conséquent, nous pouvons avancer que les parties musicales font
progresser l’intrigue. Le monde du cabaret apporte un commentaire sur le monde du
récit. De façon métaphorique, les enjeux du scénario se trouvent également dans les
parties musicales du Kit Kat Klub. Ainsi, les chansons de la version scénique
disparaissent complètement, comme la chanson Ananas bien qu’on puisse en percevoir
l’air en fond musical dans la séquence où Sally apporte son vieux phonographe.
Les deux nouveaux morceaux Mein Herr et Maybe this time intègrent le Kit Kat Klub et
plongent les spectateurs davantage dans la représentation que dans l’univers intimiste du
cabaret. Liza Minnelli est la vedette et ces solos permettent de bien cadrer son visage.
Cette chanteuse qui interprète le rôle d’une autre chanteuse, est le centre d’intérêt,
l’attraction du public. Cependant, ces deux compositions ne sont pas très représentatives
du personnage de Sally Bowles, car à travers ces chansons, Sally est très femme alors
que le personnage incarne le rôle d’une femme-enfant.
Nous observons également que le numéro The Money song est métamorphosé et fait
place à Money Money. Dans cette chanson, il y sera également question d’argent, mais
sous un tout autre angle. Etant donné que cette nouvelle version est plus légère, il en
ressort une frénésie de la jouissance de l’argent à l’inverse de The Money song où la
notion de profit était plus ancrée. Le Maître de Cérémonie formulait presque en se
vantant, qu’il profitait de sa famille, de ses amis. Le côté malsain de l’argent prenait le
dessus. Ici, l’argent est davantage lié aux plaisirs, à la joie de vivre.
Le Maître de Cérémonie
Le Maître de Cérémonie anime et établit un contact avec le public. Pour ce faire, il
s’adresse aux gens, va les chercher, les divertit en les surprenant et en intégrant beaucoup
d’actions dans son jeu. Cela fait de lui un personnage très théâtral.
C’est lui le maître du jeu : via ses blagues facétieuses et ses attitudes burlesques, il fait
rire. C’est lui qui maintient le rythme du spectacle. Il commente la narration et ce qui se
passe dans son pays par le biais de l’humour, notamment avec la chanson If you could see
her, ce qui permet d’éviter les lourdeurs. Il est provoquant et cette provocation amuse le
77
public. Tout l’aspect dépravation que nous verrons en détails dans le point suivant
participe et alimente activement le divertissement. Ainsi, ces deux facettes sont
enchevêtrées. Cet assemblage intervient dans chaque numéro auquel il participe.
Le Maître de Cérémonie exerce un pouvoir de séduction impressionnant : son jeu théâtral
et son personnage interpellent car ils détiennent un aspect d'étrangeté qui se révèle être
un facteur d'envoûtement pour le spectateur. En effet, le Maître de cérémonie est un
personnage atypique qui ne ressemble à personne et le fait de ne ressembler à personne
est séduisant en soi.
La composition musicale
Nous pouvons observer diverses formes de divertissement dans la composition de John
Kander. La musique s’avère être pour la plupart des numéros très pétillante, haute en
couleur et emplie d’intensité, mais pour certains d’entre eux, elle emmène le spectateur
dans une ambiance beaucoup plus veloutée. Telle est la chanson Maybe this time. La
clarinette et le piano émettent des sons très caressants. L’utilisation du balai dans la
percussion contribue à nourrir cette ambiance étoilée, sentimentale et sensuelle. Nous ne
sommes plus dans l’amusement, mais dans un type de divertissement plus intimiste. Le
masque carnavalesque est ôté l’espace d’un moment.
Du début à la fin, nous pouvons observer la grande recherche de timbres dans
l’orchestration des numéros. Cet aspect peut transparaître via les cuivres jouant avec
sourdine, mais aussi par des sons marginaux dans les percussions ou encore par
l’intervention d’instruments hors du commun comme la scie. Tous ces coloris égaient la
partition et viennent alimenter cette variété musicale imprégnée de burlesque. Cela a
comme impact de tenir constamment le spectateur en haleine. Ainsi, lorsqu’un thème est
répété plusieurs fois consécutivement, la lassitude ne s’installe pas, car le spectateur est
conduit vers une intensité émotionnelle croissante. Cette particularité est amplifiée via
des changements de tonalité comme dans Willkommen ou Mein Herr ainsi que par de
nombreux bruitages et onomatopées qui se greffent aux instruments. Cette diversité
sonore est traitée avec beaucoup d’humour, ce qui explique l’univers débordant de
plaisanteries de Money, Money. Par conséquent, l’ouïe du spectateur est constamment
78
sollicitée.
Toute cette gamme de couleurs prend vie grâce aux rythmes et aux divers tempos.
Kander joue sur cet aspect et n’hésite pas à varier considérablement les tempos dans un
même numéro, ce qui apporte davantage d’impétuosité à la composition. Ces
accelerando poussent le public dans l’ambiance du cabaret. L’ostinato rythmique que
nous avons relevé dans la version de Prince est toujours présent. Cette cellule rythmique
permet aux spectateurs de pénétrer plus facilement dans l’univers du cabaret. Nous
pourrions dire qu’elle est la porte d’entrée musicale du Kit Kat Klub.
D’autres éléments rythmiques sillonnent la partition et suscitent l’entrain attendu, comme
par exemple la ritournelle avec gruppetto dans le numéro Two Ladies. De nombreux
rythmes syncopés et des contretemps apportent un aspect jazzy.
Ainsi, nous retrouvons l’influence du jazz. En effet, elle est omniprésente puisque nous la
retrouvons dans tous les morceaux. Cela donne à l’interprétation un côté allègre,
primesautier et balançant. Tantôt, nous sommes plus proches de l’univers musical de Kurt
Weill, tantôt de celui de George Gershwin avec ses harmonies lumineuses qui swinguent.
Chez ce compositeur, il n’y a rien de déglingué. Cela correspond bien à la chanson
Cabaret.
A certains moments, la voix de Liza Minnelli manifeste une grande ampleur vocale et ce,
essentiellement dans les solos. Sally déploie toute sa sensualité de femme à travers cette
voix ronde et puissante. Or, il ne faut pas perdre de vue que nous nous trouvons dans un
cabaret berlinois et, comme nous l’avons vu dans la partie historique, les chanteurs de
cabaret ne sont pas spécialement talentueux. Dès lors, nous pouvons nous demander
comment une chanteuse dotée d’une telle voix peut se produire dans un cabaret d’aussi
basse classe. En ce sens, l’interprétation des mélodies peut poser question quant à la
reconstitution du caractère typique du cabaret berlinois de l’époque. Ce choix engendra
de nombreuses polémiques et critiques. Cependant, l’avantage de ce parti pris vocal est
qu’il offre un côté contemporain au sujet et permet dès lors de toucher davantage les
spectateurs.
79
Les chorégraphies
Le cabaret est en soi une forme théâtrale très visuelle et Fosse rend particulièrement bien
cet aspect grâce aux danses éblouissantes, dynamiques, aux jeux de lumière et de
caméras. Les chorégraphies sont très soignées, derrière celles-ci se devine un désir de
perfection. La synchronisation des chœurs, la gestion de l’espace avec ou sans
accessoires, le souci du détail avec des figures chorégraphiques jusque dans les moindres
petits mouvements : tout est méticuleusement mis au point. Nous pouvons remarquer des
moments chorégraphiques semblables à ceux de Sweet Charity, avec ces petits gestes des
doigts bien typiques ponctuant et accompagnant la phrase musicale.
Le style chorégraphique de Bob Fosse se caractérise par la dislocation85 : ce n’est pas
l’unité du corps qui est représentée, mais des gestes acrobatiques, des mouvements
disharmonieux, des micromouvements, des déhanchements etc. La volonté d’expression
se manifeste dans chaque membre du corps, ce qui a comme impact d’agrandir l’œil du
spectateur, de le captiver.
D’autre part, Fosse manifeste beaucoup d’intérêt pour les bruitages qu’il chorégraphie,
entre autres, par des claquements de doigts. Il y intègre les percussions : Money, Money
en est une bonne illustration. Par exemple, dans le plan 596 « Sur un coup de percussion,
ils font glisser la pièce, elle dans sa robe, lui dans la poche de son veston »86. Intégrer un
claquement de doigts ou l’action de frapper sur le dossier d’une chaise font autant partie
de l’imaginaire musical que de l’imaginaire chorégraphique. Fosse exploite ces petits
gestes anodins, notamment grâce à l’accélération. Cela a une répercussion directe sur le
rythme qui a, lui, un impact sur la dynamique du morceau.
Les chorégraphies expriment une complicité entre les danseurs et les acteurs du Kit Kat
Klub. Le Maître de Cérémonie, sous son allure goguenarde, folâtre avec les filles du
chœur. Il les utilise dans son jeu de séduction et, les filles, assez dénudées, à la fois
toutes semblables et toutes différentes, participent activement à ce jeu. Tout comme dans
la comédie musicale Sweet Charity, nous pouvons dire qu’il y a une instrumentalisation
des filles du chœur.
85
NT BINH, Cours de cinéma, Centre d’Etudes Théâtrales, année académique 2006-2007.
Séverine MATHIEU, Cabaret de Bob Fosse, Découpage plan à plan après montage et dialogues inextenso, op. cit., p. 43.
86
80
Bob Fosse a la faculté d’adapter ses mises en scène en fonction des capacités des artistes.
Ainsi, il est capable de diriger des actrices qui ne sont pas nécessairement des
professionnelles de la danse. C’est ainsi qu’il est parvenu à faire de Liza Minnelli, une
actrice transcendant la scène du Kit Kat Klub.
L’audace des costumes, les coiffures, les maquillages colorés et variés des choristes et de
Sally, apportent énormément de vie aux numéros. Ce qui paraît intéressant, c’est que
nous y trouvons à la fois une diversité et une unité, ce qui apporte tantôt de la cohérence
tantôt de la variété.
Le public
Le public du Kit Kat Klub est plongé dans ce monde impalpable formé du jeu, de
l’apparat et du divertissement. Ainsi, il baigne dans une ambiance clownesque, fantaisiste
voire carnavalesque (comme au début du numéro Tiller Girls, des serpentins ondulent sur
la scène) qui lui fait oublier l’aridité du quotidien. Le Kit Kat Klub peut se définir alors
comme un espace de rêve, un lieu d’évasion dans lequel les gens désireux de se changer
les idées se rassemblent, communiquent en se téléphonant de table en table et prennent
du bon temps.
IV.4.3. Le cabaret berlinois : lieu de dépravation et de
perdition
Bob Fosse voulait faire preuve d’authenticité et était soucieux de reconstituer l’ambiance
des cabarets de cette époque. Il voulait ressentir et faire ressentir ce qu’était la vie à ce
moment-là, voir et montrer comment le sexe pouvait rompre avec le fascisme. Pour ce
faire, il s’est rendu de longues soirées dans les boîtes de nuit avec Joel Grey et Liza
Minnelli car là, il savait qu’il pourrait découvrir des comportements sordides, des
moments remplis de vulgarité tels qu’un combat de catch lesbien dans la boue. Certains
endroits étaient de vrais taudis, dans d'autres avaient lieu des shows pornographiques en
81
direct. Fosse s’inspira aussi de peintures de George Grosz, car il voulait ressentir ce
qu’était la vie à ce moment- là87.
Le cabaret et les numéros
Le Kit Kat Klub, lieu libéré et libertin, est un endroit propice aux relations sexuelles non
conventionnelles et salaces. Celles-ci constituent un des ingrédients essentiels dans la
dépravation du cabaret. A travers les numéros de la comédie musicale, transparaît cette
ambiance particulièrement agitée et décadente. Nous retrouvons, par exemple, le combat
de catch dans lequel la trivialité est omniprésente.
Photogramme : 00.5:01
Photogramme : 01.26 :23
Photogramme : 00.18 :36
Des numéros à connotation sexuelle prennent aussi régulièrement possession de la scène.
Les femmes du chœur ont un look de travesti et, impudiques, elles simulent des
prostituées. Par exemple, dans Willkommen, elles sont habillées en marins. Or, des
maisons closes se trouvent souvent près des ports. Les corps prennent dès lors la teinte
d’une valeur marchande. Il y a une réalité sublimée : la prostitution est bien plus sordide
dans la réalité.
Au Kit Kat Klub, espace de dérive, tous les vices sont permis, y compris le
sadomasochisme. En effet, si l’on regarde la scène des ombres chinoises, nous voyons
une femme en train de se faire fouetter. Dans ce numéro, nous pouvons observer un cadre
où est écrit Jedem sein Vergnügen (à chacun son plaisir). Ces quelques mots font peutêtre référence à la phrase nazie cynique Jedem das Seine (à chacun ce qui lui revient).
87
Kevin BOYD GRUBB, Razzel Dazzle. The life and work of Bob Fosse, op. cit., pp. 142 -145.
82
L’ambiguïté sexuelle et identitaire s’avère être un élément phare et omniprésent du Kit
Kat Klub. En effet, sur le plateau, elle se manifeste via les filles aguicheuses du chœur et
du Maître de Cérémonie qui emprunte des airs efféminés douteux. Cela lui donne un
aspect énigmatique, impalpable. Elle apparaît également dans la relation entre les acteurs
et le public. En effet, le travesti aguiche les clients venant s’encanailler au cabaret.
Par l’intermédiaire de Sally, Brian va découvrir le Kit Kat Klub, un monde en totale
antinomie avec la vie lisse qu’il menait jusqu’alors. Ce lieu aux mœurs dissolues se
révèlera être une source de révélation en ce qui concerne ses orientations sexuelles, la
scène de l’urinoir avec le travesti illustre bien cet aspect. Ce travesti va semer le trouble
chez Brian. Le lieu de perdition et de débauche sera une source de révélations.
L’ambiguïté sexuelle émerge également de la narration essentiellement par le biais de la
relation triangulaire Sally, Brian et Maximilian. Les deux hommes sont très équivoques
quant à leur sexualité. En effet, l’aventure menée par Brian avec Sally ne l’empêchera
pas d’amorcer une relation sexuelle avec Maximilian, le riche baron anticommuniste.
Manipulateur et sachant user de sa fortune, Maximilian ne se gênera pas pour jouer un
double jeu au détriment du couple Sally-Brian et de l’éthique. Ainsi, ce sera d’une part
via le Kit Kat Klub et d’autre part via cette relation triangulaire amorale que Brian
franchira le cap de la relation physique avec un homme. Peut-être, qu’avant d’arriver en
Allemagne, Brian n’avait pas encore réalisé son coming out et dès lors, Sally, le cabaret
et Maximilian se révéleraient être les agents déclencheurs de la prise de conscience de
son identité. Rick Altman dira : « La musique et le spectacle ne sont plus le fruit d’une
histoire d’amour heureuse pleine de vitalité […] L’attraction sexuelle a été réduite à une
fonction physique comme la faim ou la transpiration »88.
La parodie explicite également cette problématique. Ainsi, le numéro Two Ladies se
présente comme une métaphore de la relation trilatérale inscrite dans la narration. Elle est
parodiée par le Maître de Cérémonie introduisant le numéro avec ces paroles : « Berlin
voit d’étranges accouplements aujourd’hui. Il y a des gens qui aiment avoir deux
partenaires. »
Dans ce numéro, nous observons que le trio est renversé. Le numéro musical permute les
88
Rick ALTMAN, La Comédie musicale hollywoodienne: les problèmes de genre au cinéma, Paris,
Armand Colin, 1997, p. 289.
83
genres de la situation narrative89. En effet, la chanson met en scène un homme et deux
femmes alors que le trio de l’histoire est composé d’une femme et de deux hommes. Vu
le contexte, on peut déduire que Fosse aborde la problématique de l’identité sexuelle : les
deux femmes de ce numéro goguenard ne sont-elles pas la caricature de Brian et de
Maximilian ?
Cette
interrogation
soulève
la
question
identitaire
mentionnée
précédemment. Ce trio a un côté dépréciatif, chaque composant du triangle se trompant
mutuellement. Le spectateur est dès lors indéniablement plongé dans une logique de
tromperie. Cet aspect ressort d’autant plus qu’il contraste, radicalement, avec la réserve
et la piété de Natalia ainsi qu’avec la sincérité sentimentale de Fritz à son égard.
Cette trame peut offrir aux spectateurs une image confuse de l’homosexualité, car elle se
prête facilement aux amalgames, aux généralisations abusives, au surenchérissement des
a priori voire à des visions homophobes. Néanmoins, l’aspect favorable est que ce sujet
sensible et délicat ait pu être porté sur les écrans, ce qui n’était pas chose aisée à
l’époque, l’homosexualité n’étant pas encore véritablement intégrée dans les années
septante. En effet, au moment de la réalisation du film, nous nous trouvons à peine à
l'aube des premières gay prides, les émeutes de Stonewall ayant eu lieu le 28 juin 1969 à
New-York.
Le Maître de Cérémonie
Dès le début du film, la décadence est annoncée par le côté grinçant du Maître de
Cérémonie. Il appâte le client par des comportements coquins et osés avec les filles du
chœur : muni d’un petit air malicieux, il pince les fesses d’une fille de l’orchestre, il
s’assied sur celles de la pianiste ou encore se penche, clairement, pour regarder les seins
d’une autre. Les filles entrent dans son jeu. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir une
danseuse passer le bras entre ses jambes. La complicité entre les deux parties engendre la
provocation escomptée.
89
Linda MIZEJEWKI, Divine Decadence. Fascism, Female Spectacle, and the Makings of Sally Bowles,
op. cit., p. 218.
84
Photogramme : 00 :05:23
Ce déploiement de salacité vise à déstabiliser le public, à le surprendre, à le captiver. Par
exemple, nous voyons le public abasourdi lorsque le Maître de Cérémonie présente les
filles du chœur et lance des petits commentaires grivois sur chacune d’elle.
Le numéro d’ouverture Willkommen met en relief, via le montage alterné, l’aspect
équivoque de Brian et du Maître de Cérémonie. Effectivement, l’un et l’autre ont des
personnalités ambiguës. Dans le montage alterné de la première scène, nous pouvons
constater que le reflet du visage de Brian dans la fenêtre du bus est relayé par le visage
du Maître de Cérémonie reflété dans le miroir déformé du cabaret, ce qui souligne leur
analogie. Sous le couvert de son androgynie et du miroir distordant son apparence, le
Maître de Cérémonie dévoile son ambivalence. Ce parallélisme dans la prise de vue n’est
sans doute pas anodin et reflète métaphoriquement l’ambiguïté sexuelle des deux
hommes.
Nous terminerons ce paragraphe par ce témoignage de Joel Grey, car il rend bien l’esprit
dans lequel le personnage a été conçu.
« J'ai traversé ce personnage de part en part, assimilé son rythme de vie. Je sais
le pire dont il est capable, son degré d'immoralité, ce dont il ne cesse d'avoir peur, la peur
également qu'il inspire aux autres. Il n'est que le symbole de la décadence et de la
déchéance dans le Berlin du début des années trente. Mon maquillage, mon style de jeux
outranciers reproduisent exactement certaines photographies de vedettes allemandes des
night-clubs de l'époque. Bien des hommes usaient alors de ce rouge à lèvres accentué et
laquaient leurs cheveux immodérément. Pour ces entertainers de troisième zone, c'était
une marque de professionnalisme et rien d'autre. Ceux qui ont connu Berlin à cette
époque se souviennent de ces meneurs de jeu de cabarets pervers peut-être, mais bien
85
moins en tout cas que les hommes de commandos qui commençaient à infester Berlin. Le
délire baroque et trouble de ces night-clubs servait de refuge nocturne à ceux qui
voulaient oublier l'horreur naissante »90.
La composition musicale
Dès les premières notes, le spectateur tombe dans l’univers décadent et érotique du
cabaret. Le tuba basse participe à cet érotisme et traduit l’atmosphère dépravée lorsqu’il
interprète les basses avec le banjo. Effectivement, ce mélange de timbres donne une
sonorité déglinguée qui reflète le milieu du cabaret berlinois. L’association de certains
timbres participe ainsi à la reconstitution de l’ambiance déliquescente du cabaret. Cette
idée musicale est exploitée aussi dans le final : la clarinette et le trombone jouent le
même thème simultanément. Il ressort de ce mixage une sonorité malséante.
L’orchestration traduit la tromperie : dans Two Ladies, la mélodie est bucolique ce qui est
en totale contradiction avec le thème tabou de la bigamie et de son côté indécent. La
mélodie utilise les sons de la nature, comme les pépiements d’oiseaux, alors que nous
nous trouvons complètement dans l’obscénité et le libertinage. La légèreté des voix, le
bruit sautillant des souliers et l’instrumentation joviale contrastent et camouflent
l’immoralité. Cette duplicité est amplifiée par l’intervention du violon jouant une
mélodie sentimentale avec vibrato, ce qui accroît le décalage et, par la simulation
d’orgasmes émis par les deux filles, accentue la provocation ainsi que la dépravation.
L’aspect humoristique avec la ritournelle et le côté jazzy créent un écart supplémentaire
comme si l’amusement justifiait la perversion.
Dans Money, Money, Kander recourt à la répétition incessante de la ritournelle, qui
pousse le spectateur dans l’obsession. Kander utilise également divers éléments dans
l’orchestration traduisant l’univers dépravé du cabaret. Ainsi, nous entendons de
nombreux glissandos joués par les cuivres. Ceux-ci expriment un humour gras et
grotesque. Le Maître de Cérémonie étire très fort ses phrases, ses syllabes. Cette
articulation excessive engendre de l’exagération, du "surjeu". Il produit aussi beaucoup
90
Patrick BRION, La comédie musicale : du chanteur de jazz à Cabaret, op. cit., p. 364.
86
de sons nasillards avec ses résonateurs qui enlaidissent les sons, apportent du ridicule et
ressemblent à des ricanements.
Beaucoup de bruitages ponctuent la composition de Kander. Ces effets sonores peuvent
servir le discours comme dans la chanson Money, Money avec le bruitage de pièces de
monnaie. Ces sons clinquants participent à la représentation de l’appât du gain. L’homme
se ment à lui-même dans sa quête de l’argent et l’intervention de ces sons concrétise
l’attachement au matériel.
La couleur de la voix du Maître de Cérémonie est grinçante. Nous entendons que sa voix
n’est pas placée, elle n’est pas esthétique, ce qui convient très bien au cabaret.
La voix de Liza Minnelli en revanche est assez lyrique ce qui altère la reconstitution
fidèle du cabaret berlinois. Cependant, sa voix ne se limite pas à cet aspect lyrique, elle
est aussi très ronde et très érotique. Dans Mein Herr par exemple, elle joue avec cet
érotisme, ce qui amène une certaine provocation et entraîne le spectateur dans l’ivresse
du cabaret. Cette sensualité vocale a un côté presque provoquant. Celui-ci combiné à la
puissance vocale de la chanteuse va déclencher une escalade. La musique module chaque
fois d’un demi-ton ce qui donne un effet de surcharge. Nous allons dans la surenchère.
Dans Money Money, la voix de Liza Minnelli et celle du Maître de Cérémonie sont
mixées. Ainsi voix chaude et voix sarcastique sont juxtaposées et ont pour impact
d’amplifier le côté décalé du cabaret. De plus, elles chantent en canon et, par là même,
traduisent l’aspect épars du Kit Kat Klub.
Les chorégraphies
Les chorégraphies sont très représentatives de la décadence weimarienne : les corps sont
immobiles puis d’un coup, se contorsionnent de façon aguichante et vulgaire. Cet étalage
de provocations est montré avec ironie.
Le chœur est composé de femmes qui s’affichent et qui s’affirment dans leur exhibition.
Elles veulent montrer qu’elles ont la maîtrise de leur existence. Elles sont maîtresses
d’elles-mêmes. Leur lascivité et leur étalage de provocations sont comme un défi qu’elles
lancent aux spectateurs. Il y a donc une part de voyeurisme. Le spectateur est amené à
87
contempler ces filles qui se trémoussent en jarretelles et qui ont un look provoquant.
Photogramme : 00.05 :53
Photogramme : 00.05 :48
Le Maître de Cérémonie amplifie cet aspect en les touchant malicieusement ou en se
positionnant entre leurs jambes : il y a une mise en scène du fantasme. Celui-ci est
alimenté par des prises de vue aux dimensions fétichistes : dans le numéro Willkommen, à
certains moments, la caméra attire le regard du spectateur sur les entrejambes des filles
du chœur, à d’autres moments sur leur bassin qu’elles font tourner. Un peu plus loin, un
zoom apparaît juste sous leurs jambes levées. Dans la chanson Mein Herr, « La caméra
cadre Sally à travers les bras, les jambes et les torses penchés du chœur des travestis aux
visages menaçants qui traduisent les signaux sexuels par des manœuvres de soumission
militaire, robotisées ou par tortillements stylisés de douleur »91. Nous voyons aussi les
filles du chœur danser le french-cancan en exhibant leurs hanches, sorte d’affrontement
obscène avec le public92. Ce qui nous porte à dire que le langage chorégraphique est
étroitement lié à la sexualité.
Les formes chorégraphiques ont une dimension pastiche et parodique de leur époque.
Les maquillages et les costumes
Les maquillages participent activement à la traduction de l’aspect décadent du cabaret :
les lèvres exagérément peintes en rouge révèlent un érotisme affriolant ou encore
s’ouvrent en un sourire malicieux propre au Maître de Cérémonie ; le vernis à ongles vert
91
Linda MIZEJEWKI, Divine Decadence. Fascism, Female Spectacle, and the Makings of Sally Bowles,
op. cit., p. 227.
92
Kevin BOYD GRUBB, Razzle Dazze. The life and work of Bob Fosse, op. cit., p. 149.
88
flashy de Sally, les longs et épais faux cils accrochés aux paupières ainsi que le mascara
étalé à outrance participent pleinement au rôle octroyé aux acteurs : aguicher le
spectateur. Le visage bariolé de Sally contraste radicalement avec le visage ingénu de
Natalia, la jeune fille juive.
Ainsi, le maquillage remplit particulièrement bien sa fonction de camouflage faisant
ressortir toute l’ambiguïté des personnages. Les traits du visage du Maître de Cérémonie
sont efféminés, ceux des filles du chœur ont des allures de travestis.
Les visages maquillés de façon outrancière sont mis en relief dans les numéros du Kit
Kat Klub notamment dans Willkommen où nous pouvons observer un gros plan sur le
visage bariolé d’un travesti en train de mettre une perruque.
Derrière ce grimage, les allusions, les commentaires cyniques et concupiscents peuvent
être extériorisés pleinement. Ce maquillage sert-il à se montrer, à se cacher ou à mettre
au devant de la scène une vérité masquée ?
Nous sommes confrontés à un public bourgeois. Ainsi il n’est pas étonnant que les
personnes qui en font partie soient habillées de façon élégante : les hommes sont toujours
en costume cravate, les cheveux bien coiffés, les femmes sont plutôt apprêtées. En
revanche, les filles du cabaret sont en short, bas et porte-jarretelles. Ces costumes laissent
paraître leur ventre et leurs cuisses. Fosse demandait à ses danseuses de prendre du poids
afin qu’elles paraissent bien en chair comme les danseuses de cabaret des années trente.
Il leur demanda également d’arrêter de se raser sous les bras93.
Le public
La première personne du public qui est présentée aux spectateurs est une caricature de
Sylvia von Harden. Celle-ci est attablée dans le public, exactement dans la même
position que dans la peinture Portrait de la journaliste Sylvia von Harden94 d’Otto Dix en
1926. Sylvia von Harden symbolise la femme libérée.
93
Ibid.
Eva KARCHER, Dix, 1891-1969. Sa vie, son œuvre, traduit de l’allemand par Geneviève Lohr, Köln,
Ingo F Walther Benedikt Taschen, 1989, p. 164.
94
89
Photogramme : 00.02 :34
Otto Dix : Portrait de la journaliste
Sylvia von Harden ,1926.
Sur la peinture comme dans le film, elle est très masculine, cheveux très courts, traits du
visage masculins etc., une image ambivalente de cette femme qui fume, boit et qui,
attablée seule, regarde le spectacle impassiblement. A l’instar du Maître de Cérémonie,
son regard ne permet pas de dévoiler sa pensée. Elle semble inaccessible, distante et en
même temps très présente. D’autres femmes dans le public sont très masculines, certaines
sont habillées en costumes d’homme, ce qui renforce ce sentiment d’ambiguïté.
La confusion du public se profile, également, via le miroir déformé. Cette altération rend
une image floue. Certaines personnes, comme Fritz Wendel, sont au cabaret juste par
intérêt. Fritz fréquente Sally uniquement par carriérisme car celle-ci lui a fait croire que
son père était un grand ambassadeur à Washington. C’est la raison pour laquelle Fritz
joue un double jeu : il se montre avenant avec elle mais, derrière son dos, la méprise par
peur d’altérer son image.
Fritz à Brian : « Une fille facile, mais ne vous trompez pas, je ne couche pas avec elle. Le
père de Sally est un grand ambassadeur de Washington. Ah !oui, très important. Bientôt
avec elle, je pense que j’entre dans les plus hauts milieux diplomatiques. »
90
IV. 5. Les spécificités du cinéma
A l’inverse du théâtre où le spectateur regarde la scène selon ses envies, le cinéma lui
impose un angle de vue précis par l’intermédiaire de la caméra. Celle-ci effectue un gros
plan sur tel ou tel acteur plutôt que sur d’autres et met en relief les perspectives désirées
par le réalisateur. Il peut cibler un endroit précis et accentuer une intention particulière
via une image porteuse du sens escompté. Ainsi, la sexualité peut être mise en évidence
par le biais d’un angle de vue provoquant ou en filmant uniquement des parties du corps
suggestives alors qu’au théâtre, en général, le spectateur voit les personnages dans leur
globalité. En guise d’exemple, le plan 517 illustre cet aspect : « Plan rapproché poitrine
sur une musicienne de face, portant un petit chapeau vert. Elle balance son instrument, en
amorce à gauche, les yeux dans le vague, l’air maussade »95.
Le cinéma permet de voir des mouvements qui passeraient inaperçus au théâtre,
d’intégrer davantage de lieux, de décors, de costumes, de maquillages et d’apporter plus
de réalisme. Cette multiplicité est plus difficile à exploiter dans les spectacles vivants vu
qu’ils se déroulent dans le présent, dans le temps réel et dans un espace strictement
défini. Le cinéma, quant à lui, peut effectuer à tout moment les modifications
d’environnement et de situation.
Les montages alternés permettent de basculer du monde réel au monde du cabaret avec
ses analogies et ses discordances.
Le cinéma peut également fournir une dimension anachronique par le biais des flash back
ou de projections fictives. Ainsi, les images furtives s’écoulant dans la tête de Sally
révèlent des moments du passé qui traversent son inconscient. Des images chimériques
lui traversent l’esprit lorsqu’elle imagine l’enfant l’attendre dans les escaliers avec son
ballon alors qu’elle revient du Kit Kat Klub. Ces images servent le discours et dévoilent
la peur qui s’empare du personnage. Aussi, dans le final, divers moments qui se sont
déroulés au Kit Kat Klub ressurgissent à l’écran. Dès lors, nous pouvons nous demander
en quoi consiste leur fonction. Est-ce que ces images furtives représentent une nostalgie
insinuant la future extinction des cabarets berlinois ?
95
Séverine MATHIEU, Cabaret de Bob Fosse. Découpage plan à plan après montage et dialogues inextenso, op. cit., p. 39.
91
IV.6. Analyse
A l’inverse de la version scénique d’Harold Prince, nous avons remarqué que le film de
Bob Fosse se révèle beaucoup moins impliqué politiquement. Le Kit Kat Klub n’est pas
un lieu dans lequel se trouve un discours engagé. Néanmoins, la répression y est exposée,
mais en surface, souvent sous forme de critiques satiriques. Celles-ci contribuent à la
reconstitution de l’esprit du cabaret berlinois. Il ne faut pas perdre de vue que nous
sommes à l’émergence du nazisme, une époque où les gens pouvaient encore vivre
librement même si des affrontements commençaient à éclater. Les incidents provoqués
par les nationalistes donnaient l’impression qu’il ne s’agissait que d’une poussée de
fièvre sans conséquence.
Vu la dérision et l’humour qui s’y pratiquaient, nous pouvons en déduire que Kit Kat
Klub est avant tout un lieu qui permettait aux personnes de s’évader du quotidien. Le
public y voit ce qu’il ne peut trouver ailleurs, le libertinage y bat son plein. Les filles du
chœur se trémoussent pour être provocantes, hors normes. Il y a une place pour la
salacité induisant des formes d’émancipation grotesques dans cette Allemagne de plus en
plus totalitaire. L’affranchissement des mœurs s’avère être une soupape pour les citoyens.
Ainsi, le Kit Kat Klub, étant un lieu anarchiste, offre une liberté d’expression qui, au fil
du temps, va se corroder.
Nous sommes confrontés à une version plus hollywoodienne du cabaret berlinois, ce qui
dénature son caractère authentique, mais qui l’intègre davantage dans la modernité des
années septante. Musicalement, cette option, sujette à
bien des critiques, est
essentiellement provoquée par la voix puissante et ronde de Liza Minnelli. Vocalement,
nous nous trouvons dans un entre-deux : d’une part, les qualités techniques de Liza
Minnelli ne permettent pas d’avoir une façon de chanter similaire à Lotte Lenya, dont la
voix correspond parfaitement à celles des cabarets berlinois, mais d’autre part, elle n’a
pas non plus les particularités vocales d’une chanteuse d'opéra. Par conséquent, nous
restons dans la variété et ce, d’autant plus que les orchestrations, pour toutes les notions
mentionnées précédemment, sont bien représentatives de la musique des cabarets
berlinois.
92
Quant à la danse, le niveau hautement professionnel des chorégraphies amenuise
l’ambiance du cabaret berlinois. Les danses sont stylisées, c’est pourquoi elles manquent
de concordance avec le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi, le spectateur se
retrouve immergé dans une dimension esthétisante du cabaret berlinois.
Aucun numéro n’est intégré au récit, ce qui apporte à la comédie musicale beaucoup plus
de réalisme que dans une comédie musicale traditionnelle. Ici, les danseurs n’effectuent
pas leurs chorégraphies dans la rue comme dans Un américain à Paris. C’est pourquoi
Cabaret se détache des conventions de Broadway et s’engage dans une nouveauté de
ton : tous les numéros sont délimités sur la scène, ce qui apporte plus de vraisemblance à
l’histoire et permet aux spectateurs de mieux se projeter. Par conséquent, le cabaret
apporte un cadre particulier permettant cette crédibilité. On y parle de politique, mais
aussi de travestissement, d’homosexualité et de triolisme. Ainsi, le contexte dramatique
et le foisonnement des libertés sexuelles typiques du cabaret berlinois participent
activement à cette émancipation du style de la comédie musicale.
93
V. CONCLUSION
L’hybridité de la politique, du divertissement et de la dépravation apporte au cabaret
berlinois des années trente sa spécificité. Le côté engagé était dérangeant pour le parti
nationaliste montant en force d’où l’extinction des cabarets berlinois quelques années
plus tard. Cependant, en 1931, ils étaient inscrits dans une époque où les gens
s’exprimaient encore ouvertement. Nous baignons dans une société très libérée et,
paradoxalement, coincée dans ses normes. Le délire est un peu une contre-réaction de cet
étranglement de plus en plus intense. Ainsi, l’immoralité se présente comme un élément
de fascination. La vie au Kit Kat Klub illustre cette dimension et par là-même se présente
comme l’incarnation de l’intense activité de Berlin, une ville débordant d’excès et de
turbulence.
La comédie musicale Cabaret eut un impact retentissant sur le public. Dès lors, nous
pouvons nous questionner quant aux raisons de ce succès. Pourquoi, les spectateurs se
reconnaissent-ils dans cet esthétisme du cabaret ?
L’intemporalité des sujets traités semble être un élément phare de cette réussite, car ceuxci entrent en résonance avec le vécu des spectateurs quelles que soient les époques. En
effet, des thèmes tels que le racisme ou la crise économique vont bien au-delà des
frontières géographiques et des limites temporelles.
Prince, par le biais de la métaphore, permettait aux spectateurs de jongler avec le temps,
de passer d’une période à une autre. Sa comédie musicale se présente, dès lors, comme
une parabole dans laquelle les problématiques soulevées font référence à l’actualité des
Etats-Unis des années soixante. C’est pourquoi les spectateurs pouvaient se projeter dans
l’œuvre.
Quant à la version cinématographique de Bob Fosse, nous pouvons nous demander si elle
ne fait pas écho à Woodstock ou du moins à un sentiment libertaire révélateur de cette
époque vu qu’elle était, elle aussi, une forme de contestation. Ne serait-ce pas en quelque
sorte un retour au foisonnement artistique et à la liberté d'expression bafoués par le
nazisme et récupérés à la fin des années soixante ?
94
Le Maître de Cérémonie est manifestement l’un des agents fondamentaux de ce
triomphe, car c’est lui qui a marqué l’imaginaire collectif. Ainsi, l’idée de Prince
d’intégrer un Maître de Cérémonie dans la comédie musicale s’avère très pertinente car
elle lui donne une dimension universelle. Ce personnage est une figure capitale étant
donné ses qualités métaphoriques. Fosse n’exploite pas ces caractéristiques allégoriques,
mais quel qu’il soit, le Maître de Cérémonie suscite un énorme impact au niveau
émotionnel. Par conséquent, l’ensemble des paramètres qui le caractérisent apporte une
dimension fascinante et inoubliable aux spectateurs.
95
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Sweet Charity, film réalisé par Bob Fosse, 1969.
All That Jazz : film réalisé par Bob Fosse, 1979.
I am a camera, film réalisé par Henry Cornelius, 1955.
/
L’Ange bleu, film réalisé par Joseph von Sternberg, 1930.
L’Opéra de Quat’sous, film réalisé par Georg Wilhelm Pabst, 1931.
Loulou, film réalisé par Georg Wilhelm Pabst, 1929.
Les Damnés, film réalisé par Luchino Visconti, 1969.
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Cabaret (version filmique 1972)
Cabaret (Mendes 1998)
Cabaret Liven le musical de Broadway, Opendisc (Paris 2006)
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Cabaret, the London lyric theatre original cast recording (London 2006)
Berlin Cabaret
(Friedrich Hollaender und das Kabaret der zwanziger Jahr); enregistrements historiques
Edel 0014532 TLR
L’Opéra de Quat’sous, Kurt Weill
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100
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Mead and Company, 1974.
Version scénique d’Harold Prince : Dont’ Tell Mama
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Sally Bowles, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 182.
Version scénique d’Harold Prince
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MIZEJEWSKI Linda, Divine Decadence. Fascism, Female Spectacle, and the Makings of
Sally Bowles, op. cit., p. 167.
Version scénique d’Harold Prince
The Emcee in the Limbo area, performing that comment ironically on the world of Cabaret
HIRSCH Foster, Harold Prince and the American Musical Theatre, Cambridge University
Press, 1989, p. 63.
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http://oregonstate.edu/freedomonthefence/posters/pages/gorka-1973-cabaret.htm
Affiche du film Cabaret de Bob Fosse
http://www.allposters.fr/-sp/Cabaret-Affiches_i1733_.htm

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