L`“esprit de vin”. Mythologie, transformation et aberration de l`image

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L`“esprit de vin”. Mythologie, transformation et aberration de l`image
CHAPITRE II. LES CORPS DU VIN
L’“esprit de vin”. Mythologie, transformation
et aberration de l’image corporelle dans
Fellini Satyricon et La grande bouffe
Raul Grisolia *
Université de Rome (« La Sapienza »)
Dans les films Fellini Satyricon de Federico Fellini (1969) et La grande abbuffata de
Marco Ferreri (1973), le vin apparaît toujours en connexion avec l’acte de la nutrition. À
travers un parcours élaboré sur réflexions, aphorismes et paradoxes, on discute de la relation entre la nourriture et l’image du corps au cinéma, selon trois dynamiques : la mythologie, les transformations et les aberrations.
« Eheu, inquit, ergo diutius vivit vinum quam homuncio.
Quare tangomenas faciamus. Vita vinum est. »
Petron., Satyr., XXXIV 1
Dans les films Fellini Satyricon 2 de Federico Fellini et La grande bouffe 3 de
Marco Ferreri, le vin apparaît toujours lié à l’acte de nutrition. À travers
*
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« Hélas, dit-il, le vin vit plus longuement que le pauvre petit homme. Faisons donc la fête.
La vie est le vin !
Fellini Satyricon, mise en scène : Federico Fellini ; scénario : F. Fellini, Bernardino Zapponi (d’après Petronio Arbitro) ; images : Giuseppe Rotunno ;
montage : Ruggero Mastroianni, musique : Nino Rota ; interprètes : Salvo
Randone, Capucine, Alain Cuny, Lucia Bosè ; production : Pea (Roma) &
Les productions des artistes associés (Paris). Couleurs. 138 min. 1969.
La grande abbuffata, mise en scène : Marco Ferreri ; scénario : Rafael Azcona,
Marco Ferreri ; images : Mario Vulpiani ; montage : Amadeo Salfa, Claudine
Merlin, Gina Pignier ; musique : Philippe Sarde ; interprètes : Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli, Ugo Tognazzi, Andrea Ferréol ;
production : Mara Films (Paris) & Capitolina prod. (Rome). Couleurs.
135 min. 1973.
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MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
un parcours élaboré à partir de réflexions, d’aphorismes et de paradoxes,
nous nous proposons de discuter de la relation entre la nourriture et
l’image du corps au cinéma.
Mythologie
« Dans sa maison [celle de Trimalchion], la nourriture est la seule chose sérieuse :
tout le reste est superflu, une farce », F. Fellini 1
Fellini considère le monde du Satyricon sans l’intérêt du philologue. Il
déclare : «… si le film a une raison d’être, elle se situe ici, sous le signe de l’éloignement » 2. Néanmoins, c’est justement par cet éloignement qu’il tente d’atteindre le noyau profond de l’ouvrage qui inspire le film. L’Antiquité
fellinienne se manifeste alors comme pure condensation mythologique.
L’ambiance originelle du récit – celle de l’Empire à l’époque de Néron –
fusionne avec la sensibilité moderne de Fellini. Trimalchion est l’inspirateur d’une liturgie paradoxale où la nourriture et le corps déploient le rite
dionysiaque de l’excès, le spectacle de la richesse et du sexe.
Le glissement onirique entre présent et passé produit un mythe syncrétique autour du corporel comme seul et unique chemin pour retrouver
une condition existentielle pré-moderne. Le corps et la nourriture réclament leur place : l’excès de Trimalchion contre la consommation de notre
époque. L’ambiance sombre, la dégradation et la mort, évoquées par
Pétrone, reviennent dans le film avec un élément nouveau : une sorte de
nostalgie du corps, une nostalgie pour un abandon aux émotions corporelles
dont les contemporains semblent avoir perdu le secret.
Trahison et fidélité… Fellini partage lui aussi l’attitude de Pétrone, toute
pétrie de sarcasme et de fascination, pour le monde du Satyricon. Lui
aussi, comme Pétrone, « dissout l’obscénité de la matière dans le jeu supérieur de
l’intellect » 3. Le Satyricon de Fellini est lui aussi le fruit d’une opération
intellectuelle, dans laquelle le corps, le vin, la chair sont les éléments
stylisés d’une représentation symbolique.
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« [In casa sua [di Trimalcione], il cibo è la sola cosa seria : tutto il resto è contorno,
burla] » : Alberto Moravia, Intervista a Federico Fellini, « Vogue », in Federico
Fellini, Fellini Satyricon, par Dario Zanelli, Bologna, Cappelli, 1969, p. 70.
«[se il film ha una ragion d’essere, è qui, sotto il segno dell’estraneità]» : Federico Fellini au cours d’une discussion avec Luca Canali, Santo Mazarino, Bernardino
Zapponi, Gabriele Baldini, Peter Nichols, Ma com’era il peccato pagano ? in
Fellini Satyricon, op.cit., p. 51.
«[dissolve l’oscenità della materia nel superiore giuoco dell’intelletto]» : Luca Canali,
Castità di Petronio, in Fellini Satyricon, op.cit., p. 49.
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L’“esprit de vin”…
R. Grisolia
« Mis à part la nourriture, tout est épiphénomène», Michel (La grande bouffe)
Pour Marco Ferreri, comme pour Federico Fellini, toute vérité est dans
la nourriture et dans la boisson (ce que dit, d’ailleurs, le sens commun : in
vino veritas). Néanmoins Ferreri met en scène la mythologie corporelle de
la modernité : un mythe négatif, où le corps, le sexe, la nourriture ne sont
plus la manifestation des pulsions élémentaires de ce qui est humain,
mais leur négation.
Le monde classique, et plus généralement l’Antiquité, apparaissent sous
forme de réminiscences, de citations : « actor incombit probatio » (Philippe) ;
« vanitas vanitatis » (Michel) ; « Qu’est-ce qu’il faut faire pour s’amuser ? Jouer de
la flûte de Pan ? » (Michel). Mais ces réminiscences flottent dans un monde
qui n’est plus capable de les intégrer, elles surgissent dans les dialogues
comme références culturelles, comme habitudes sociales, vanitas vanitatis.
Les bourgeois de La grande bouffe veulent en revenir à l’authenticité du
phénomène : à la nourriture, au sexe ; mais leur jeu les mène infailliblement à l’unique issue possible : la mort. Seule la femme possède encore
la clé pour revenir à une sorte de vitalisme pré-bourgeois, pré-culturel.
Mythologie de la nourriture, mythologie de la femme, surtout mythologie
corporelle de la négation. Hyperbole / redondance / répétition forcée
sont les dimensions du monde de Marco Ferreri.
Si pour Fellini la bouffe est un jeu théâtral, pour Ferreri c’est un jeu
mortel. Un point les réunit : les corps de leurs personnages sont toujours
en quête de “l’esprit de vin”, qui peut les sauver ou les perdre.
Transformations
« Une matrone est immobile dans l’eau d’une piscine déserte : grosse, solennelle, elle
regarde tout autour avec des yeux sévères » (extrait du scénario de Fellini Satyricon) 1
Fellini a une véritable passion pour les visages, où il recherche les traces
d’un ancêtre animal : batracien, porc, rat, minotaure. Les traits sont soulignés par le maquillage : les sourcils, la bouche, le nez. La nourriture et le
vin ne font qu’amplifier ce qui existe dans la définition visuelle des personnages 2. Les postures, les visages, la couleur de la peau sont encore
une fois le résultat syncrétique d’une contamination entre la peinture
romaine et les dessins humoristiques de Fellini.
1
2
Federico Fellini, Bernardino Zapponi, Fellini Satyricon, Scénario, in Fellini
Satyricon, p. 150.
« Il s’agit d’un film dans lequel l’aspect figuratif est essentiel [È un film in cui l’aspetto
figurativo è fondamentale]», déclare Fellini, en parlant du Satyricon : Manlio Calcogni, Intervista a Federico Fellini, « La fiera Letteraria », 1968, in Fellini
Satyricon, op. cit., p. 22.
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MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
Les corps, et surtout les corps féminins, sont excessifs par leur structure
et par leur nature : les seins, les lèvres, les yeux, les jambes. Ils sont déjà
hors normes, difformes : la nourriture ne peut pas les modifier, puisqu’ils
ont déjà fait l’objet d’une transformation, qui les a figés dans une image
stylisée et atemporelle.
La vie est le vin, et les corps ne font que montrer ce qu’ils sont
Les corps de Ferreri, par contre, parcourent une parabole. Ils se présentent, au début du film, comme usés et encroûtés par la quotidienneté.
Quand la bouffe et le sexe s’installent comme unique raison de vie, ils se
transforment en purs et hyperboliques consommateurs.
La viande amenée par les bouchers et exposée dans le jardin de la maison
de Philippe ouvre et clôture l’histoire. Plus les personnages s’enfoncent
dans le labyrinthe de la chair, plus leurs corps deviennent des organismes
désordonnés. Ils ne contrôlent plus leurs fonctions vitales. Les ventres se
gonflent, les visages se déforment. Les actes de manger, de faire l’amour,
n’ont rien à voir avec ceux de Gargantua et de Pantagruel. Ils retiennent
et amplifient la pulsion de mort qui anime les personnages.
Seul le corps de la femme n’est pas contaminé par le vide. Divina mater,
son corps absorbe et purifie la corruption qui l’entoure. Il traverse
l’image d’une diapo, la lumière de Rembrandt, une sculpture de MichelAnge, une photo porno, sans perdre son identité et sa pureté.
La femme seule garde le secret d’une mystérieuse énergie corporelle.
Tendre et indifférente, elle accompagne les hommes vers la mort.
Aberrations
« Amenez-moi le vin avec lequel je veux que l’on me lave les os » (Trimalchion,
Fellini Satyricon)
La bouffe remplit le corps, le vin adoucit son sort
Dans Fellini Satyricon tout est rite, tout est théâtre, l’image du corps
n’échappe jamais à la scène. La bouffe et le vin sont sur le plateau.
L’aberration des corps n’est pas physique, mais relationnelle, puisque
tout acte vital des personnages n’est fait que pour être vu. L’espace de la
salle où se déroule le dîner de Trimalchion est structuré comme un
théâtre où les invités sont à la fois les spectateurs et les acteurs du spectacle. Quand la caméra cadre les figurants, certains d’entre eux lancent un
regard fugitif vers l’objectif, l’effet d’éloignement recherché par la mise
en scène se déclenche instantanément.
L’ostentation visuelle des corps devient alors une aberration : les cheveux, les mains, les yeux des personnages perdent leur consistance char72
L’“esprit de vin”…
R. Grisolia
nelle pour ressembler plutôt aux figures des mosaïques, aux sculptures en
carton-pâte qui les entourent. Les personnages sont de chair-carton.
Trimalchion, Eumolpe en ont conscience, mais ils continuent à jouer
leur rôle avec cynisme et ironie. Les corps suivent leur cours. La nourriture, le sexe, la satisfaction des besoins primaires et secondaires les
trompent et, en même temps, les aident à poursuivre leur chemin.
La bouffe tue le corps, le vin adoucit sa mort
Pour les corps de La grande bouffe, l’aberration est une condition existentielle, qui domine les individus et la société. Les personnages sont le produit d’un collage stratifié de fragments disparates, qui se superposent et
s’entrelacent de manière chaotique. Les corps pulvérisés par les conventions sociales manifestent leur perte de sens, un sens qu’ils essaient de
retrouver dans la répétition obsessive de la nutrition.
L’aberration consiste à vouloir ramener les corps à la jouissance des
besoins primaires par un acte de volonté : cet acte contamine toute tentative de parcourir un chemin de libération dans lequel la mort puisse être
le passage pour la rédemption. Les corps quittent leur forme multidimensionnelle pour être réduits à une seule dimension, que les personnages
croient pouvoir contrôler.
À la fin de La grande bouffe, quand André assiste au suicide alimentaire de
Philippe, des morceaux de viande restent accrochés aux arbres du jardin.
Variation moderne du chant de Pier delle Vigne dans la Divine comédie, le
corps de Philippe gît en face de sa matière mortelle. L’âme immortelle,
pour sa part, est absente. L’aberration du corps domine le monde.
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