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Deux générations d’équipements culturels ? De l’identité précaire du « troisième cercle » à l’émergence des « scènes nationales » : les cas d’Évry et de Cergy-Pontoise Thomas Hélie* « À Étampes, en l’an III, on propose de réunir musée, bibliothèque et grenier à blé dans la même église car “ce rapprochement ferait une leçon bien sensible. La leçon des livres est a priori plus sûre que celle des images”. Car “lorsqu’un cultivateur déposera son bâton et sa pipe sur une table, pour lire un passage de Rousseau, la dernière heure des tyrans ne tardera pas à sonner”. “Ces nouveaux résultats, conclut l’auteur du projet, vous ne pourrez les obtenir qu’en plaçant les musées le plus près possible des places les plus fréquentées par le Peuple, pour ses besoins journaliers, ou pour ses autres affaires1”. » A u-delà de la profondeur historique qu’il donne, sinon à l’idée d’« intégration », au moins à celle d’un nécessaire rapprochement des lieux collectifs, le projet révolutionnaire d’Étampes permet de soulever une interrogation générale : existe-t-il des contextes particulièrement propices au développement de telles pratiques, fondées sur une véritable « obsession2 » ou « utopie pédagogique3 » ? Il est possible, avec tous les risques qu’une telle opération comporte, de suggérer l’idée que les contextes de crises politiques (1789, mai 68…) sont plus favorables à ce genre de pratiques intégratives, notamment parce qu’ils se caractérisent, pour reprendre l’analyse de Michel Dobry, par « une désectorisation * Docteur en science politique, Université de Paris II (Cersa), Institut d’études politiques de Toulouse (LASSP). 1. Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, p. 133-134. L’auteur emprunte l’exemple à E. Harten dans Museen und Museumsprojekte der französischen Revolution…, Münster, Lit., 1989. 2. D. Poulot, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815, op. cit., p. 133. 3. Évelyne Ritaine, les Stratèges de la culture, Paris, Presses de la FNSP, 1983, p. 34. 77 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES conjoncturelle de l’espace social » et par un « effondrement des définitions routinières des situations4 ». Les équipements intégrés, et l’idée sousjacente du plein-emploi des lieux collectifs, constituent une traduction concrète du projet de l’éducation permanente ; les villes nouvelles et le contexte idéologique de la fin des années 1960 offrent un terrain, matériel et symbolique, particulièrement propice à l’intégration, dans ses formes parfois les plus ambitieuses, comme celle qui vise à intégrer équipements publics et équipements commerciaux5. Les deux expériences – l’Agora d’Évry et le centre culturel et administratif de Cergy-Pontoise – retenues dans le cadre de ce rapport ont un point de départ identique : le parti de la centralité et du rôle structurant des équipements intégrés. Leur mise en œuvre aboutit pourtant, sur le plan culturel, à des résultats totalement différents, en raison de la spécificité de chaque configuration locale d’intervenants et de la soumission de l’objectif d’intégration à l’incertitude des pratiques intercommunales et interministérielles. Doit-on pour autant conclure à l’irréductible singularité des expériences d’intégration ? Au contraire, à partir des deux cas étudiés, il semble possible de tirer quelques enseignements généraux sur l’évolution de la politique d’action culturelle engagée par le ministère chargé des Affaires culturelles et plus précisément, sur les enjeux du passage, après le lancement des maisons de la culture et des centres d’action culturelle, au troisième cercle d’équipement. Les villes nouvelles (tout comme les villes moyennes) apparaissent comme les terrains d’observation privilégiés de cette mutation et la réalisation des équipements intégrés (tout comme celle des salles polyvalentes) vaut peut-être moins en tant que telle que comme révélateur d’un repositionnement. La mise en avant par Guy Brajot, dans le courant de l’année 1978, de la notion d’« institutionnalisation modulée » est révélatrice de cette inflexion dont les scènes nationales constituent une forme d’aboutissement). Les analyses présentées ci-après se fondent en partie sur l’exploitation des comptes rendus des conseils d’administration des centres culturels d’Évry et de Cergy-Pontoise du début des années 1970 au début des années 1990. 4. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 141 et 150. Il ne s’agit pas ici d’établir un lien direct de cause à effet mais simplement de considérer les « conjonctures politiques fluides » comme des conditions de possibilité de l’intégration. 5. Dans un témoignage récent, Michel Mottez rapporte, non sans ironie, le point de vue des responsables de la Société des centres commerciaux sur la fonction des équipements publics : « Ils expliquaient que les équipements publics n’étaient qu’un lieu de vieilles filles irascibles et que pour satisfaire la demande des gens, il fallait offrir des loisirs, de la consommation joyeuse qui ne pouvaient naturellement être agrémentés que par des jolies filles. » Michel Mottez, Carnets de campagne. Évry 1965-2007, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 63-64. 78 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? L’INTÉGRATION ENTRE INCERTITUDES INTERCOMMUNALES ET PRUDENCE INTERMINISTÉRIELLE La « réussite » de l’intégration des équipements collectifs dépend d’une équation complexe : si l’accord des syndicats communautaires d’aménagement (SCA) doit être obtenu, notamment pour dépasser les rivalités communales autour de la localisation des équipements, il doit aussi rester suffisamment souple pour ne pas influer sur la gestion future de l’équipement, en laissant aux administrations centrales la possibilité d’user de leurs modes d’intervention traditionnels. Dans les deux cas retenus, cette condition préalable n’est pas remplie. À Évry, l’emprise du SCA sur la gestion de l’Agora suscite la méfiance de l’administration culturelle et contribue à brouiller l’identité de l’équipement ; à Cergy-Pontoise, le rejet par le SCA du projet de centre culturel aboutit à une solution de substitution, favorisant certes le développement de l’action culturelle mais nourrissant à l’inverse la méfiance des administrations sollicitées pour le fonctionnement du CAC des Louvrais, notamment parce qu’elles interprètent ce choix comme un privilège accordé au « culturel pur ». L’intégration sous contrôle politique local À Évry, comme à Cergy-Pontoise, la programmation des équipements collectifs s’effectue sous le regard vigilant de leurs futurs utilisateurs, les syndicats communautaires d’aménagement. Deux décisions prises dans le courant de l’année 1974, dont les effets se feront sentir sur le long terme, illustrent parfaitement cette influence des instances intercommunales : il s’agit, d’une part, du mode de gestion retenu pour le fonctionnement de l’Agora d’Évry et, d’autre part, du rejet du projet de nouveau centre culturel dans le « quartier préfecture » de Cergy-Pontoise. Après de longues discussions entre les différents responsables de la réalisation de la ville nouvelle, l’Agora d’Évry est confiée à un centre de gestion – dépendant directement du syndicat communautaire – chargé de la coordination de l’ensemble des activités de l’établissement (à l’exception de celles concédées à des organismes privés). Dans une note en date du 24 décembre 1974, le directeur du Théâtre, des Maisons de la culture et des lettres rappelle en outre la constitution, « après que l’hypothèse d’une seule association à vocation multiple a été rejetée par le syndicat communautaire, de plusieurs associations spécialisées dans les divers domaines d’activités envisagées (sportives, culturelles, d’éducation populaire, etc.) et devant passer avec le centre 79 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES de gestion intégré des conventions déterminant les conditions de mise à leur disposition et d’animation des locaux de l’Agora6 ». Le parti hybride – gestion directe des équipements sur la base d’un « budget annexe » et refus de créer une association multipartite – retenu par les responsables du SCA provoque une situation instable qui nourrit le scepticisme du ministère des Affaires culturelles. La pratique du « budget annexe » suscite d’abord la crainte d’une mainmise locale sur les équipements, comme l’évoque une note émise par la direction du Théâtre, des Maisons de la culture et des lettres dès le 4 janvier 1973 : « On ne peut […] faire masse commune de toutes les recettes et dépenses du centre intégré dans un budget annexe soumis à un seul organe délibérant sur le plan financier. Ce serait opérer un transfert de pouvoir préjudiciable aux apporteurs financiers autres que la ville et courir là des risques politiques graves7. » Le rejet par le SCA d’une association unique, ensuite, risque de vider l’intégration de sa substance en encourageant chaque département ministériel à intervenir selon des normes traditionnelles sans se soucier de l’ensemble, comme l’illustrera plus loin la position du secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports par rapport à l’Agora. Les doutes des représentants du ministère des Affaires culturelles portent enfin sur les capacités réelles du SCA comme apporteur financier ; cette crainte tient moins à une éventuelle mauvaise volonté des responsables locaux qu’aux conditions générales de lancement des villes nouvelles, sur lesquelles Guy Brajot revient de façon critique : « Il n’est pas douteux que la responsabilité du gouvernement est directement engagée dans cette affaire, et qu’en prenant la décision de construire des villes nouvelles et de les doter des équipements collectifs correspondant à leur importance future, il a pris implicitement l’engagement d’assurer pendant les premières années le fonctionnement de ces équipements8. » Contrairement au centre éducatif et culturel de Yerres, où l’on retrouve une unité associative et un apport en espèces du syndicat intercommunal, l’opération d’Évry ne présente pas de garanties suffisantes sur le plan du fonctionnement ; partant, l’administration culturelle refuse de débloquer une aide substantielle au centre de gestion intégré de l’Agora. La situation semble encore plus délicate à Cergy-Pontoise où les négociations intercommunales, nécessairement plus complexes qu’à Évry – quinze 6. Archives nationales, CAC, versement 849754, article 28. Note de Guy Brajot à M. Lamberti, 24 décembre 1974, p. 2. 7. Id., article 6. Note sur l’activité de la commission interministérielle sur les équipements intégrés, Direction du Théâtre, des Maisons de la culture et des lettres, 4 janvier 1973. 8. Id., article 28. Note de Guy Brajot à M. Lamberti, 24 décembre 1974, p. 4. 80 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? communes composent le SCA de Cergy-Pontoise, contre quatre pour le SCA d’Évry –, achoppent sur le principe de création d’un grand centre culturel. Le 4 février 1974, le SCA de Cergy-Pontoise refuse, par 18 voix contre 15, le projet d’un centre culturel dans le nouveau quartier de la Préfecture. L’affaire est détaillée dans une longue note transmise par le préfet du Vald’Oise au ministre de l’Intérieur, dans le courant du mois de juin 1974. Le représentant de l’État rappelle la faible marge de manœuvre du président du syndicat communautaire, M. Chauvin (CDE), élu avec une très faible avance sur son opposant socialiste, M. Fournier. À cette instabilité politique s’ajoutent les effets « pervers » de la délimitation de la zone d’agglomération nouvelle, telle qu’elle résulte des dispositions de la loi Boscher : selon le recensement effectué à la fin des années 1973, la ZAN ne regroupe que 5 213 habitants, contre 69 254 pour les habitants des fractions de communes hors ZAN. Les élus du SCA privilégient naturellement les intérêts de la population « ancienne », dont ils tirent leur légitimité, et la faible représentation des nouveaux habitants (qui désignent des délégués avec voix consultative aux commissions des comités syndicaux) ne permet pas la constitution d’une véritable force d’opposition. C’est dans ce contexte incertain que les élus des villes les moins concernées par la réalisation du premier quartier de la ville nouvelle (Éragny, Jouy-le-Moutier…), décident l’ajournement d’un projet suspecté d’alourdir les budgets communaux sans fournir de véritables contreparties : « Les […] opposants avaient à cette occasion manifesté leur préférence pour des équipements culturels éclatés et donc à caractère communal et non communautaire et une récupération des subventions allouées au centre culturel pour des opérations dans les différents quartiers. Il est manifeste que cette attitude est incompatible avec l’aménagement progressif et raisonné d’une agglomération importante où, selon le principe des villes nouvelles, les équipements majeurs structurent, accompagnent, voire suscitent, comme dans le cas du centre culturel, la nouvelle urbanisation9. » Le préfet du Val-d’Oise oppose le point de vue des élus locaux à celui des techniciens de l’EPA, accusant notamment les premiers de vouloir ralentir le projet d’une ville « d’un type nouveau », que les seconds développent « selon un plan rationnel et cohérent10 ». La marge de manœuvre reste selon lui assez faible, du fait de l’improbabilité de la révision de la loi Boscher dans le sens d’un renforcement du rôle de l’État ; de même, l’ouverture de la représentation de la ville nouvelle lui semble politiquement dangereuse, « les éléments les plus actifs de la nouvelle population appartenant pour la 9. Archives nationales, CAC, versement 840342, article 442. Note du préfet du Val-d’Oise au ministre de l’Intérieur, objet : fonctionnement du syndicat communautaire d’aménagement de Cergy-Pontoise, 13 juin 1974, p. 3. 10. Ibid. 81 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES plupart aux diverses formations de la gauche11 ». Le préfet compte en définitive sur le tassement naturel du poids des élus ruraux avec le développement démographique de l’agglomération nouvelle. Les décisions prises par les SCA pèseront durablement – bien que de façon différente – sur les deux configurations locales. À Évry, l’intégration poussée de l’Agora contraste singulièrement avec l’individualisation du mode de gestion, qui favorise inévitablement les tendances centrifuges de l’ensemble ; à Cergy-Pontoise, l’abandon du centre culturel, auquel le directeur de l’EPA assignait une fonction urbaine centrale – dans ses différents rapports de préfiguration, Bernard Hirsch souhaitait en faire « le cœur de la ville12 » –, recentre le projet d’action culturelle autour de l’équipe du théâtre des Louvrais, à Pontoise. Comme on va le voir, chacune des trajectoires sécrète des difficultés spécifiques : alors que dans le premier, le manque de coordination d’ensemble et le poids des élus attisent la méfiance de l’administration culturelle, dans le second, le caractère culturel trop prononcé de l’expérience suscite la méfiance des autres administrations, rendant problématique la fonction interministérielle assignée à ce centre d’animation culturelle pas tout à fait « comme les autres ». Amers contre Phénoménal Football : la programmation introuvable de l’Agora d’Évry L’Agora d’Évry est en partie inaugurée le 19 mars 1975 ; un an plus tard, dans le premier rapport d’activités remis au mois d’avril 1976, l’équipe de direction rappelle que l’orientation retenue en matière culturelle est fondée sur le triple rejet du mercantilisme, de l’excellence et de l’idéologie : « La stratégie adoptée n’a été ni celle d’une maison de la culture (activités de niveau élevé susceptibles d’intéresser seulement certaines catégories de la population), ni celle d’un centre commercial dont les objectifs sont très différents de ceux de l’Agora […] chaque habitant, quelle que soit sa situation sociale, doit trouver sa place dans l’Agora, sans qu’on ne le pousse “à acheter” ou qu’on lui impose des vues “esthétiques, idéologiques…” de la culture13. » En pratique, cet objectif libéral – « Je ne crois pas à l’impact d’une pièce révolutionnaire. […] quand on est libéral, on est toujours récompensé », déclarait le député-maire d’Évry dans Le Monde du 20 mars 1975 – reste difficile à mettre en pratique, les responsables évoquant dans le même rap11. Archives nationales, CAC, versement 840342, article 442…, art. cité, p. 6. 12. Id., versement 910586, article 25. Note de Bernard Hirsch sur l’état d’avancement des études du projet de centre culturel de Cergy-Pontoise, juin 1972. 13. Id., versement 960122, article 58. Rapport d’activités de l’Agora d’Évry, remis le 5 avril 1976. 82 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? port la volonté des habitants de « se distraire », et de revoir les « vedettes » qu’ils avaient « vu à la télévision14 » ; toutefois, les nombreuses activités (danse, expressions corporelles, opérations vacances, vélos, jeux, concours éducatifs sur la ville nouvelle, etc.) organisées par Évry-Animation, première association constituée qui entretient, à la satisfaction de Jean Bastid, directeur général de l’Agora, des « relations étroites15 » avec la collectivité locale (Évry-commune), sont opposées aux critiques émises à l’encontre d’une programmation commerciale que symbolise l’organisation, en 1975, d’un concert de Claude François. Les relations avec le secrétariat d’État à la Culture sont beaucoup plus tendues, le principe de création d’une association culturelle n’ayant pas abouti ; un « responsable des créations théâtrales », Guy Shelley, est nommé dans l’urgence mais les premières représentations qu’il programme sont très vivement critiquées par le directeur de l’Agora. Le 3 février 1976, le metteur en scène évoque en des termes peu flatteurs le choix de la pièce Amers de Saint-John Perse : « Je n’ai jamais considéré que la création théâtrale constitue une activité prioritaire à l’Agora : il me paraît nécessaire en effet avant tout de constituer un public aussi nombreux et aussi varié que possible et pour ce faire, la diffusion des spectacles, les animations et les expositions auxquelles peuvent participer les habitants, me paraissent de bien meilleurs moyens. Le seul type de création intéressant est celui qui résulte d’une production locale qui soit bon marché ou qui permet à la population d’y participer. C’est pour cela que j’avais pensé à […] Phénoménal Football qui a été finalement monté à la Cartoucherie de Vincennes, car M. Shelley a rejeté ce type de création. Amers, quant à moi me paraissait trop difficile et trop parisien donc, non susceptible d’attirer la population d’Évry et de ses environs ; et j’ai tout de même accepté la proposition de M. Shelley et pris la responsabilité financière de l’opération parce qu’il me paraissait indispensable qu’il commence à avoir une activité professionnelle […] ; enfin, parce que c’était surtout pour moi un moyen de renouer avec les services du secrétariat d’État à la Culture, après la malencontreuse réunion du mois de juillet 1975. C’est donc fin novembre que j’ai donné à M. Shelley un accord de principe pour qu’il prépare sa création, bien qu’à l’époque n’existait aucun financement ; mais Monsieur le préfet de l’Essonne avait bien voulu prendre des contacts avec le directeur des Théâtres et des Maisons de la culture ; moi-même, j’avais demandé un accord de principe au président du syndicat communautaire d’aménagement. Il m’avait paru possible de “parier” que la création d’Amers déclencherait le ver14. Archives nationales, CAC, versement 960122, article 58…, art. cité. 15. Archives de Paris, 1979W10. Compte rendu de l’assemblée générale d’Évry-Animation, 6 novembre 1975. 83 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES sement de la subvention bloquée jusque-là, au secrétariat d’État (100 000 F)16. » La préférence de Jean Bastid pour la pièce de la jeune compagnie de Jacques Livchine – qualifiée par ses propres auteurs de « délassement comique » – comme la concession qu’il fait à Guy Shelley, dans l’espoir d’une normalisation des relations avec le secrétariat d’État, sont révélatrices de la fébrilité qui accompagne la mise en route du nouvel équipement et de l’incertitude qui entoure ses conditions de fonctionnement. Pour donner la mesure de ces craintes, on peut rappeler que, s’inquiétant des conditions de financement de l’Agora, le député-maire d’Évry, Michel Boscher escomptait pour l’année 1975 une subvention de la direction du Théâtre de l’ordre de 1 500 000 francs. L’impératif d’attractivité du centre, qui s’impose à Évry plus qu’ailleurs en raison du véritable pari fait sur l’équipement, est loin d’être rempli aux yeux de son directeur : alors que le responsable culturel comptait sur la « présence de hautes personnalités […] notamment du président de la République », Jean Bastid rappelle qu’il s’est trouvé dans l’obligation de mobiliser ses connaissances et celles de ses propres collaborateurs pour assurer le remplissage de la salle, « par respect pour les comédiens » ; « sans vouloir porter atteinte à la liberté de choix du créateur, conclut-il, il me paraît nécessaire que celui-ci accepte les conseils des organismes ou des personnes qui ont acquis une expérience sur le terrain17 ». Les relations n’évoluent guère dans les mois qui suivent, Guy Brajot réitérant, dans une note du 21 avril 1976, son refus de créer une association et rappelant sa décision de n’attribuer au SCA qu’une « subvention forfaitaire18 », non reconductible. À la fin de la même année, Guy Shelley est renvoyé par la direction de l’Agora, ce qui provoque son indignation (« Dieu que nous sommes séparés de l’art en un lieu qui, paraît-il, devait se définir en creuset de manifestations des nobles loisirs19 ! ») comme celle d’une partie des habitants d’Évry qui, dans une lettre à Françoise Giroud du 15 novembre 1976, critiquent le renvoi d’un homme « à qui aucun moyen n’a été donné pour mener à bien un programme fort séduisant20 ». Le conflit sur le choix de la première création théâtrale préfigure une longue série de débats autour de la programmation de l’Agora. Si, à l’origine, l’alternative porte sur des types très différents de théâtre, elle renverra rapidement, en raison du poids croissant des contraintes financières, à une 16. Archives de Paris, 1979W10. Compte rendu de la première création théâtrale de l’Agora, Amers de Saint-John Perse, par le directeur de l’Agora, 3 février 1976. 17. Ibid. 18. Id. Note de Guy Brajot à Christian Pattyn, 21 avril 1976. 19. Id. Lettre de Guy Shelley à Jean Bastid, 8 juin 1976. 20. Id., 1979W11. Lettre des « habitants d’Évry-ville nouvelle et du département de l’Essonne » à Françoise Giroud. 84 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? opposition plus tranchée entre spectacles « déficitaires » et spectacles « non déficitaires », que certains dénomment, dans un souci de réhabilitation, « variétés de bon goût ». Entre 1977 et 1987, l’Agora est soumise à une forte incertitude financière, qui contraint ses responsables à des arbitrages difficiles. L’année 1977 est une date charnière, pour des raisons diverses : arrivée de la gauche à la tête du SCA, nomination d’un nouveau directeur de l’Agora (Maurice Cayron), création de l’association du centre culturel de l’Agora et de la ville nouvelle d’Évry dont la présidence est confiée à Marcel Landowski et la direction à Jacques Luccioni, animateur du Centre lyrique populaire de France ; surtout, le 21 novembre 1977, une convention est enfin signée entre le SCA et le centre culturel, conférant au second un statut de « partenaire privilégié » et lui attribuant un « droit de priorité » sur les trois salles principales de l’Agora fixé comme suit : Hexagone (90 %), Studio (65 %), Arènes (25 %). Cependant, la « nouvelle donne » ne va pas modifier en profondeur les relations entre les élus et l’administration culturelle : si la seconde attend de la part du SCA, au-delà de la clarification de la mise à disposition des locaux, un engagement en termes de subvention de fonctionnement, les élus locaux estiment pour leur part insuffisante la contribution du ministère, qualifiée par Jacques Guyard, lors du conseil d’administration du 25 mai 1978, de « simple caution morale21 ». Au cours de ces dix années, le nouveau directeur du centre culturel nourrit l’espoir de fidéliser un public, après avoir constaté, dès la fin de l’année 1977, que « l’Agora – quoi que l’on puisse en dire – ne dispose pas d’un véritable public mais regroupe seulement des spectateurs “occasionnels” sensibilisés par des manifestations de type “star système” (ce qui n’est pas la vocation d’un centre culturel). Certaines manifestations appartenant à ce type de spectacles ne parviennent même pas à “s’équilibrer” au plan budgétaire22 ». Quelques mois plus tard, Jacques Luccioni critique les errements d’« une programmation de type commercial, établie au coup par coup, [qui] ne parviendra qu’à réunir des “clients occasionnels” », avant de conclure, sans ambiguïté, que « l’Agora n’a pas de public23 ». Une inspection réalisée par les services du ministère de la Culture et de la Communication à la fin de l’année 1978 prolonge le constat du directeur : si la qualité des animations 21. Archives de Paris, 1979W10. Réunion de l’assemblée générale ordinaire du centre culturel de l’Agora d’Évry, 25 mai 1978. 22. Id. Rapport d’activités 1977 du centre culturel de l’Agora d’Évry, p. 2. 23. Id. Réunion de l’assemblée générale ordinaire du centre culturel de l’Agora d’Évry, 25 mai 1978. 85 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES (ateliers de recherche musicale, théâtrale et poétique) est incontestable, la programmation, « par le poids des structures de l’Agora, privilégie l’événement, le spectaculaire ou le distractif faute de moyens financiers suffisants pour concilier les options du directeur du centre et les souhaits divergents des autres parties prenantes au sein de la direction de l’Agora24 ». D’une façon plus générale, le directeur se plaint du manque de relations entre le bureau de l’association et la direction de l’Agora et accuse le SCA de ne pas avoir de politique culturelle clairement définie, condition préalable pour que le centre culturel soit en mesure « d’entreprendre une action culturelle cohérente25 ». À ces accusations, Jacques Guyard oppose, dans un premier temps au moins, un nécessaire « œcuménisme » : « L’Agora ne se réduit pas au seul centre culturel. L’Agora est une entité beaucoup plus vaste ! Ce serait commettre une grossière erreur que de penser l’ensemble des activités et des manifestations de cette Agora au travers de la seule programmation du centre culturel […]. Il faut de tout à l’Agora : des vedettes comme du théâtre amateur : il y faut du monde26 ! » Quelques mois plus tard, à l’occasion du conseil d’administration du centre culturel du 1er février 1979, il reconnaît cependant que la réduction de l’activité du centre était indispensable pour assurer une rentabilité minimale de l’équipement : « Pour “retrouver la clientèle” l’effort du centre culturel a dû être porté sur une programmation “populaire” : on va pouvoir, maintenant, tenter une programmation d’essence plus directement culturelle en distinguant bien – dans l’avenir – deux types d’activités : une programmation “variétés” ou “divertissante” et une programmation rattachée à une animation culturelle. La diminution du rythme de la programmation au moment du démarrage du centre culturel était nécessaire pour lui permettre d’assurer son implantation27. » Après l’offensive étatique sur les villes nouvelles de l’été 198028, l’Agora, en situation de faillite financière, change de statut : la régie et le principe 24. Archives de Paris, 1979W10. Rapport d’inspection du centre culturel de l’Agora d’Évry, ministère de la Culture et de la Communication, 1979, p. 9. 25. Id., 1979W11. Rapport moral présenté par Jacques Luccioni au président Landowski, année 1978, p. 3. 26. Id., 1979W10. Procès-verbal du conseil d’administration du centre culturel de l’Agora d’Évry, 26 juin 1978, p. 4. 27. Ibid., 1er février 1979, p. 2. 28. Archives nationales, CAC, versement 910586, article 15. Au cours de l’été 1980, dans La Nouvelle. Organe d’information de la ville nouvelle d’Évry, Jacques Guyard, maire adjoint d’Évry et président du SCA, critique les propositions du 11 juin 1980 du président du Groupe central des villes nouvelles : « Monsieur Barre veut nous écraser ; les propositions […] de son représentant, 86 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? de l’unité financière sont alors perçus comme les seuls moyens d’un assainissement financier. Dans un rapport du 14 mars 1981, la représentante de la direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France émet un constat sévère sur la gestion de l’association, qui « a été l’objet de trop fréquentes pressions de la part des élus entravant son action, notamment en matière de programmation29 ». Dressant un bilan globalement positif de la modification statutaire, à l’occasion de la réunion du comité syndical du SCA du 23 décembre 1981, Jacques Guyard relève cependant une nouvelle fois la modicité de la participation du ministère de la Culture, qui « s’est élevée en 1981 à 580 000 F pour un budget global de 5 000 000 F » ; il ajoute que « le CA de la régie s’est ému de cette situation et a mandaté son président pour intervenir auprès du ministère30 ». À l’occasion de cette réunion, un élu du SCA estime nécessaire que l’Agora étende son champ d’action, pour augmenter ses ressources ; il engage une discussion sur ce point avec le nouveau directeur, Pierre-Jean Banuls, qui souligne une nouvelle fois la difficulté de définition des missions de l’équipement : « M. Beaudet : il faut que l’Agora rayonne au-delà de la ville nouvelle, cela nécessitant bien sûr un certain esprit d’entreprise. Il est tout à fait possible de développer les activités de l’Agora en direction des communes qui ne font pas partie de la ville nouvelle et cela moyennant paiement. M. Banuls : À l’heure actuelle, les responsables de l’Agora tentent de créer une dynamique sur des créneaux très précis, en effet une des vocations de la ville nouvelle est de s’ouvrir à des possibilités de colloques nationaux et internationaux et dès à présent des contacts ont été noués entre l’Agora et les hôtels de la ville (Arcade, Novotel). En ce qui concerne la politique de location de salles, une convention est sur le point d’être passée avec IBM pour la location de l’Hexagone. M. Beaudet interrompt M. Banuls pour dire qu’il ne faut pas tomber dans l’excès inverse. M. Banuls répond que bien entendu la fonction principale de l’Agora reste une fonction sociale et c’est là que l’on peut mesurer la difficulté qui est celle de l’Agora car il faut jouer avec des aspects commerciaux et des aspects de service public. La tentative de rentabilisation de l’équipement Agora reste complémentaire de l’essentiel de nos forces qui est de faire que l’Agora joue pleinement son rôle de fonction d’accueil, de diffusion de spectacles, de promotion des activités sociales et sportives. » Monsieur Goetze sont “inacceptables” […]. L’État réclame 8 millions sur un budget de 800 millions en fonctionnement or, 85 % d’un budget municipal est fait de dépenses obligatoires ; cette mesure implique le licenciement massif du personnel d’Évry-Animation et de l’Agora, la hausse de 25 % des impôts pour les habitants de la ZAN. » 29. Archives de Paris, 1979W11. Compte rendu de l’assemblée générale du centre culturel de l’Agora d’Évry, B. Perrault, 14 mars 1981. 30. Id. Réunion du comité syndical du SCA d’Évry, 23 décembre 1981. 87 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES En 1985, une nouvelle convention entre le SAN et le centre culturel remplace le droit de priorité sur les salles, auparavant fixé en pourcentage, par la distinction de deux périodes pour l’utilisation de l’Hexagone et du Studio : la première, qui s’étend du 1er septembre au 30 avril, est réservée au centre culturel ; la seconde, du 2 mai au 30 juin, revient au SAN. À cette autonomisation des lieux s’ajoute l’emploi, à partir du 1er septembre 1987, d’un personnel directement rattaché au centre, après une année 1986 particulièrement critique marquée par le licenciement d’une partie du personnel. L’attribution du label « scène nationale » viendra parachever, au début des années 1990, ce processus de normalisation de l’établissement culturel. La mise en avant des difficultés de programmation de l’Agora d’Évry ne saurait dissimuler un certain nombre de « réussites », qui recueillent parfois l’adhésion des partenaires les plus méfiants, comme le concert ProkovievStravinsky (1978) ou encore le spectacle Mozart, ces années-là (1979). Néanmoins, il est difficile de nier le fait que les contraintes budgétaires ont durablement pesé sur la programmation, contraintes auxquelles s’ajoutent les limites techniques de certaines salles, sur lesquelles les responsables de l’établissement public reviennent en ces termes : « […] deux des six côtés de la salle de spectacle dénommée “Hexagone” peuvent s’escamoter pour assurer une continuité avec la Grand’ Place, un troisième peut s’ouvrir sur le jardin extérieur, le jeu de gradins est escamotable. On peut laisser aller son imagination sur les activités qui pourraient s’y déployer. En réalité, ce dispositif n’est pas utilisé. À la suite d’un spectacle, pendant lequel un monologue particulièrement pathétique fut troublé par le bruit de l’orchestre bavarois qui animait le café d’en face (et cela était fort gênant), il fut décidé d’améliorer l’isolation et les grands panneaux coulissants furent condamnés, puis, pour une meilleure capacité de la salle, les escamotables devinrent fixes31. ». À Cergy-Pontoise, les problèmes se posent en des termes différents : la rupture du 4 février 1974 dégage dans un premier temps les responsables de l’action culturelle du principe de l’intégration mais l’ambition interministérielle est assez vite compromise par la tonalité jugée trop « culturelle » du centre, notamment lorsqu’il s’agira d’annexer un certain nombre d’espaces dans le nouveau centre, finalement inauguré à la fin des années 1970. 31. André Darmagnac, François Desbruyères, Michel Mottez, Créer un centre-ville : Évry, Paris, Éd. du Moniteur, 1980, p. 96. 88 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? « Quand le troisième cercle rêve du deuxième » : la précarité interministérielle du CAC de Cergy-Pontoise L’histoire de Cergy-Pontoise se distingue avant tout de celle d’Évry par le rejet du centre culturel du quartier Préfecture qui, de fait, renforce le rôle de l’équipe d’animateurs officiant à Pontoise sous la conduite de Daniel Girard. Celui-ci dispose d’un équipement neuf, le théâtre des Louvrais, à la réalisation duquel il a participé en tant que directeur des affaires culturelles de Pontoise, et sur lequel il s’appuie pour prolonger la programmation ambitieuse (Chéreau, Mnouchkine…) qu’il a développée dans la grande salle des fêtes Saint-Ouen-l’Aumône. En l’absence d’un grand équipement et avec la bienveillante protection d’Adolphe Chauvin, sénateurmaire de Pontoise et président du SCA, les Louvrais deviennent rapidement l’épicentre des activités culturelles de la ville nouvelle. Dans un entretien accordé à Benjamin Ménard, Daniel Girard revient en ces termes sur le privilège de l’existant : « On avait déjà un équipement… on avait le théâtre des Louvrais… c’était quand même extrêmement important, on avait quelque chose de concret à leur proposer, un instrument pour travailler tout de suite… c’était un des grands atouts de la ville nouvelle de Cergy32. » L’établissement est rapidement reconnu par le secrétariat d’État à la Culture, mais sa localisation dans les villes nouvelles lui confère une dimension expérimentale, qui le place sous la tutelle du bureau des interventions culturelles. Au nom de ce caractère expérimental, et en l’absence de clés de financement rigides prédéfinies par l’administration culturelle, le « centre d’animation concertée » de Cergy-Pontoise doit s’appuyer, pour assurer son fonctionnement, sur des partenariats diversifiés. La difficulté d’obtenir l’engagement des différentes administrations l’amènera cependant à revendiquer très rapidement le statut « normal » des équipements du « deuxième cercle ». La contribution du ministère de l’Éducation nationale au centre culturel est faible : de 30 000 francs en 1976, la contribution passe à 40 000 francs en 1978 mais se maintient à ce niveau jusqu’en 1980 date à laquelle le directeur du centre apostrophe vivement le représentant de l’Éducation nationale : « Notre travail en milieu scolaire est une réalité tangible : les 40 000 F qui sont reconduits d’année en année vous semblent-ils correspondre à la réalité de notre travail33 ? » 32. Enquête orale sur l’action culturelle dans les villes nouvelles, réalisée pour le compte du Comité d’histoire du ministère de la Culture par Benjamin Ménard, entretien avec Daniel Girard, 9 février 2004. 33. Archives de Paris, 1979W19. Compte rendu du conseil d’administration du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 12 décembre 1980. 89 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES Mais les rapports sont encore plus conflictuels avec le secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports, en dépit de la signature en 1975 (non sans difficultés) du contrat d’animation concertée. En 1978, l’administration décide de ne pas renouveler son aide, au motif, pour reprendre l’argumentaire de l’inspecteur départemental de la Jeunesse et des Sports M. Cuisset, que « la plupart des opérations lancées dans le cadre de ce contrat n’ont pas favorisé le secteur socio-éducatif et très peu les associations. Ce qui a amené la Jeunesse et les Sports à revoir sa position […]. [Il] déplore également le trop grand nombre d’actions menées en diffusion culturelle qui n’ont pas amené les spectateurs à se prendre en charge au niveau d’activités34 ». L’inspecteur précise qu’il ne s’agit pas d’un désengagement total mais d’un simple rééquilibrage au profit des associations dont certaines ont critiqué « l’impérialisme du CAC ». L’histoire de l’annexion par le CAC, au début de l’année 1978, de la maison des loisirs du futur centre du quartier Préfecture est révélatrice de cette tension entre les deux administrations. M. Cuisset s’oppose vivement à la mainmise du centre sur un équipement qui relève de son administration, rappelant que le « but de Jeunesse et Sports n’est pas de favoriser les activités culturelles mais la culture physique et l’éducation populaire35 » ; en ce sens, la maison des loisirs doit être considérée comme « la MJC du quartier Préfecture36 ». À cet argumentaire, les représentants de l’administration culturelle répondent, terme à terme, qu’« il n’est pas question qu’un CAC gère une maison de quartier ou une MJC37 ». L’équipe de direction du centre tente d’arbitrer cette opposition en précisant, comme le fait Daniel Girard, que « la maison des loisirs n’est pas une MJC, n’est pas une maison de quartier, n’est pas un centre culturel du quartier de la Préfecture, c’est un équipement qui doit rayonner sur l’ensemble de la ville nouvelle38 » ; plus tard, J.-M. Hordé, l’un des co-directeurs du centre rappelle que le centre national de la Marionnette, qui doit être implanté dans la maison des loisirs, « aura toute une action correspondant aux orientations de la Jeunesse et des Sports (stages, animations plus particulièrement destinés aux jeunes39) ». Ce projet ne verra pas le jour, en raison d’une insuffisance de financement. La lutte autour de la mise à disposition de la maison des loisirs est amplifiée par la publication, au Journal officiel du 13 avril 1978, d’un décret attribuant au ministre de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs, la tutelle de la délégation de la Qualité de vie et la sous-direction des maisons de la 34. Archives de Paris, 1979W19. Compte rendu du conseil d’administration du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 9 février 1978. 35. Ibid., 7 mars 1978. 36. Ibid., 9 février 1978. 37. Ibid. 38. Ibid., 7 mars 1978. 39. Ibid., 26 avril 1979. 90 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? culture et de l’animation culturelle. À Cergy, elle déclenche une réaction immédiate du directeur du centre culturel, qui transmet une lettre ouverte au président de la République : « Nous voici aujourd’hui devant le bilan de tous ces comptes. La grande idée n’existe plus, on a pillé l’héritage Malraux, pour satisfaire les uns et les autres ou assimiler l’Action culturelle aux sports, au tourisme et aux loisirs40. » La subvention du ministère de la Jeunesse et des Sports au CAC de CergyPontoise, après une stabilisation jusqu’en 1982 autour de 125 000 francs, chutera brutalement en 1983 (80 000 francs) avant de devenir résiduelle en 1985 (10 000 francs). On comprend que, face à l’affaiblissement des dotations des différents ministères, le soutien financier du conseil général du Val-d’Oise revête une dimension « stratégique », comme l’illustre le commentaire assez emblématique du président du CAC, Pierre Lepetit, à l’occasion de l’élaboration du budget prévisionnel de l’année 1979 : « Le recours au conseil général représente la seule possibilité de ressources supplémentaires41. » Les attentes des dirigeants du CAC seront cependant rapidement déçues, puisque le financement du conseil général passe, de 8 % en 1975 à 7 % en 1976, 6 % en 1977 et 4 % en 1979, désengagement justifié de façon parfois assez abrupte : ainsi Monsieur Gineste rappelle-t-il en 1978 que « les arguments sont toujours les mêmes, soit : favoriser d’autres associations que le CAC sur le département. D’autre part, le conseil général a constaté que l’année dernière, malgré la réduction de son budget, le CAC avait réussi à survivre42 ». Si la subvention bénéficie d’une légère augmentation au début des années 1980, elle restera toutefois inférieure aux dotations des autres instances départementales dans les villes nouvelles, comme le soulignent régulièrement les élus du syndicat communautaire d’aménagement. En juin 1990, le président de l’association, devenue « Théâtre des Arts », dénonçait la place d’un « conseil général depuis fort longtemps absent ou si peu présent43 », relayant les critiques plus anciennes émises dans le rapport d’activité 1976-1978 : « Dans un département qui a vu mourir Van Gogh pauvre et abandonné, cela devrait pourtant donner à réfléchir44. » Face à l’instabilité des financements, l’équipe de direction du centre se retourne vers l’administration culturelle. Le contrat d’animation concertée, 40. Archives de Paris, 1979W10. Lettre de Daniel Girard au président de la République, 17 avril 1978. 41. Id., 1979W19. Compte rendu du conseil d’administration du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 9 février 1978. 42. Ibid. 43. Id. Rapport moral, assemblée générale du 19 juin 1990. 44. Id. Rapport d’activités du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 1976-1978, p. 8. 91 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES signé en 1975, est rapidement dénoncé comme un « stratagème » permettant au ministère de la Culture de parvenir à une subvention de fonctionnement de 33 % (règle du second cercle d’équipement) en s’appuyant sur la dotation de l’administration de la Jeunesse et des Sports ; de fait, le ministère de la Culture participe au financement du centre à hauteur de 22 % en 1975, 24 % en 1976 et 26,10 % en 1984. L’administration culturelle justifie le niveau de son engagement par la spécificité du centre qui, précisément, doit lui permettre de puiser des sources de financements diversifiées. Jacques Renard avance à plusieurs reprises l’idée de la « position stratégiquement favorable du CAC en raison de son caractère interministériel45 », qui doit favoriser la mobilisation de différentes administrations (Santé, Agriculture…) sur des opérations ponctuelles ; parfois, l’explication du recours à une clé de financement « modulée » est beaucoup plus sommaire, comme lorsque le haut fonctionnaire précise que le ministère participe « avec les moyens qu’il a46 » ou encore, en 1979, que dans le « contexte de pénurie actuelle, il est indispensable de diversifier les financements47 », révélant par là même les limites d’intervention de son département. À l’instar de Pierre Lepetit, président du CAC, qui souhaite « faire respecter la règle des 33 %48 », les codirecteurs de l’établissement demandent une régularisation de la situation : à la remarque de Daniel Poignant qui, le 13 décembre 1979, estime que « le caractère d’interministérialité du CAC de Cergy-Pontoise […] découle d’une règle non écrite qui n’empêche […] pas de réclamer un pourcentage de 33 % au ministère49 », s’ajoute, quelque temps plus tard, la critique plus incisive de Jean-Marie Hordé qui considère que le caractère interministériel du CAC « est une fiction » et qu’il faut « se retourner ensemble vers le ministère de la Culture, afin de faire ressortir le caractère non interministériel du CAC50 ». Au-delà de leurs différences, les expériences d’Évry et de Cergy-Pontoise laissent apparaître les problèmes d’identité des équipes à la tête des centres culturels, qui doivent de surcroît donner satisfaction aux communes en dehors de l’équipement (opérations décentralisées et ateliers de recherche à Cergy, « Tréteaux de l’Agora » à Évry…). L’instabilité de ces structures a partie liée avec l’ajustement, au début des années 1970, des modalités d’intervention de l’administration culturelle, ajustement qui aboutira, au début des années 1990, à la création du label « scènes nationales ». 45. Archives de Paris, 1979W19. Compte rendu du conseil d’administration du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 17 octobre 1979. 46. Archives nationales, CAC, versement 840756, article 56. Réunion à la préfecture du Val-d’Oise du 19 novembre 1976. 47. Archives de Paris, 1979W19. Compte rendu du conseil d’administration du centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise, 17 octobre 1979. 48. Ibid., 15 février 1979. 49. Ibid., 13 décembre 1979. 50. Ibid., 21 octobre 1982. 92 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? DES AMBIVALENCES DU « TROISIÈME CERCLE » À LA QUÊTE D’UNE IDENTITÉ PROPRE La mise en place du « troisième cercle » d’équipement apparaît comme une rupture de la politique d’action culturelle, inaugurée avec le lancement, au début des années 1960, des maisons de la culture ; elle renvoie à un registre d’intervention plus souple, qualifié par Guy Brajot d’« institutionnalisation modulée ». La relégation des modèles d’équipement, avec leurs clés de financement rigides, au profit de modes d’interventions plus souples, auxquels on peut donner le nom de labels, est née des expérimentations ministérielles du début des années 1970 ; la création des « scènes nationales », comme opération de rationalisation des trois cercles d’équipement, peut être interprétée comme l’aboutissement de ce processus. Les paradoxes de l’« institutionnalisation modulée » (Guy Brajot) Les deuxième et troisième cercles d’équipement rompent avec les principes fondateurs retenus par le ministère chargé des Affaires culturelles pour la mise en place des maisons de la culture ; alors que la réalisation des CAC témoigne d’une reconnaissance du rôle des collectivités locales et des activités d’animation culturelle au prix, il est vrai, d’une redéfinition des clés de financement (passage de la parité au financement un tiers/deux tiers), la promotion du troisième cercle fait la part belle à des concepts transversaux tels que ceux d’intégration ou de polyvalence, expérimentés dans les villes nouvelles et les villes moyennes. À l’usage, ces concepts posent cependant à l’administration des difficultés considérables. Elles apparaissent par exemple de façon flagrante à la lecture des rapports des chargés de mission du bureau des interventions culturelles qui dénoncent régulièrement les abus de la notion de « salle polyvalente », utilisée, plus ou moins volontairement, pour engager les projets les plus divers (complexe sportif évolutif couvert [Cosec], foyer rural, club de jeunes, voire salle des fêtes) : « La notion de polyvalence est rarement […] précise dans l’esprit des élus municipaux, qui se réfèrent volontiers à deux images plus traditionnelles : la salle des fêtes et le théâtre municipal », peut-on lire dans une note de la sous-direction des maisons de la culture et de l’animation culturelle du 6 septembre 197551. L’usage de l’intégration soulève des problèmes similaires si bien qu’à l’enthousiasme initial, illustré par une note du mois d’avril 1974 rédigée par 51. Archives nationales, CAC, versement 840754, article 45. Note du 6 septembre 1975 sur « les nouvelles formes d’action culturelle », DTMCL, sous-direction des maisons de la culture et de l’animation culturelle, p. 3. 93 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES Bernard Faivre d’Arcier52 succède, trois années plus tard, un constat implacable d’échec des opérations : le 21 avril 1977, Guy Brajot souhaite abandonner « la fiction et l’appellation des équipements intégrés53 ». Comment expliquer un tel renversement de situation ? Trois hypothèses peuvent être posées : la première, officiellement avancée, est celle de la déficience des administrations engagées dans les projets d’équipements intégrés ; la deuxième, qu’il est plus difficile de déduire des archives en raison de son caractère moins apparent (commentaires manuscrits, post-scriptum…), mais dont on a pu déceler quelques signes dans le cas de Cergy-Pontoise, tiendrait à l’étroitesse de la marge de manœuvre financière de l’administration culturelle. Une troisième hypothèse peut être suggérée, qui insisterait non pas sur des causes externes (impossible coordination, pénurie de moyens) mais internes, c’est-à-dire directement liées à la redéfinition de la politique d’action culturelle à partir de critères d’intervention moins rigides ; le passage, pour reprendre les termes de Guy Brajot de l’institutionnalisation modélisée à l’institutionnalisation modulée ne traduit-il pas les mutations d’une administration qui, plutôt que d’imposer des modèles d’équipements, souhaite participer à leur réalisation sans établir des liens trop contraignants ? L’hypothèse du désengagement des administrations peut apparaître assez convaincante en première analyse car l’intégration suscite dès le départ un certain nombre de craintes, comme l’illustre de façon très claire le point de vue de Jean Riondet, inspecteur principal au secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports, à la suite du refus par le SCA d’Évry du principe de l’association à vocation unique : « Au fond, l’attitude du syndicat intercommunal offre un inconvénient socioculturel et un avantage pratique immédiat pour nous. L’inconvénient, c’est que l’interdépendance des actions menées dans la ville ne pourra plus être maîtrisée. Les associations se regrouperont selon des clivages revendicatifs et non plus sur des programmes concertés avec les pouvoirs publics. Mais l’avantage pratique immédiat, c’est que nous sommes “déresponsabilisés” du souci d’une animation globale, cohérente, finalisée. Dès lors qu’il n’y a plus une association responsable en face de la gestion de l’Agora, mais plusieurs (et peu importe le nombre), nous n’avons plus à examiner que les situations que nous exposent des associations socio-éducatives à l’égard desquelles nous 52. «Le département est […] particulièrement à même de contribuer à la réussite de cette politique. Il dispose en effet d’une longue expérience de collaboration avec les collectivités locales, il participe de façon régulière à la gestion et au financement d’équipements qui offrent déjà une certaine polyvalence (maison de la culture, centre d’animation culturelle) ». Archives nationales, CAC, versement 840754, article 24. Note de Bernard Faivre d’Arcier sur les équipements intégrés, 22 avril 1974. 53. Archives nationales, CAC, versement 840754, article 7. Note de Guy Brajot à l’attention de Monsieur le ministre, 22 avril 1977, p. 17. 94 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? avons un comportement classique. En ce qui concerne EA, nous nous trouvons en face d’une association à l’égard de laquelle nous avons des engagements mais que nous n’avons plus de raisons particulières d’inciter à s’intéresser à l’Agora54 ». De même, à Cergy-Pontoise, le préfet du Val-d’Oise semble se démarquer assez rapidement du projet défendu par l’EPA, dont il soulignait pourtant la « rationalité » et la « cohérence », pour rallier la cause des élus ruraux et défendre le principe d’une dissémination des équipements culturels. « Le préfet, vu l’évolution de la conjoncture et les récents conseils du ministre de l’Intérieur, pose le problème de savoir s’il n’y aurait pas intérêt à réaliser un certain nombre d’équipements éclatés, plutôt qu’un centre culturel trop “densifié”. Il rappelle que le SCA a repoussé le projet initial (à une faible majorité) parce qu’il craignait de ne pouvoir assumer les dépenses de fonctionnement du centre. Le préfet pense qu’il faudrait prévoir certains équipements au Puiseux et à l’Hautil et mieux équilibrer la région […] il estime que la conception de grands ensembles intégrés a fait son temps et qu’il faut repenser le dossier. Peut-être serait-ce l’occasion de négocier, au niveau du département, une charte culturelle, qui aurait le mérite de situer chaque équipement dans l’ensemble du Val-d’Oise, en abordant du même coup d’autres problèmes : le sort de Royaumont, la restauration de La Roche-Guyon et d’Écouen, le problème du Musée de Guiry, etc.55. » Les difficultés de l’intégration sont également liées à l’improbable généralisation des expériences locales, essentiellement en raison de la défaillance de la Commission interministérielle des équipements intégrés. C’est pourtant sur ce « niveau de décision » que comptent les représentants de l’administration culturelle pour résoudre les problèmes locaux. Ainsi, à Cergy-Pontoise par exemple, Christian Pattyn « pense qu’en ce qui concerne les problèmes sur l’avenir des participations de la Jeunesse et Sports et de l’Éducation nationale, la coordination ne peut intervenir au niveau régional mais seulement au niveau national et en particulier par l’intermédiaire de la Commission interministérielle des équipements intégrés56 ». D’un point de vue général, Guy Brajot estime que l’absence d’une prise de position claire sur le statut juridique des équipements ainsi que la « mauvaise volonté » des partenaires administratifs sont les deux causes majeures de l’échec de l’intégration : 54. Archives nationales, CAC, versement 780433, article 8. Note de Jean Riondet du 26 décembre 1974. 55. Id., versement 910586, article 25. Compte rendu de la réunion du 26 octobre 1974 à la préfecture du Val-d’Oise. 56. Id., versement 840754, article 28. Note de Bernard Faivre d’Arcier à l’attention de Guy Brajot, 22 avril 1974. 95 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES « L’impossibilité de réaliser une véritable intégration, en raison tantôt de différences irréductibles dans les préoccupations et les modalités d’intervention des administrations concernées, tantôt de l’hétérogénéité des divers éléments constitutifs de l’équipement et de la volonté de certains d’échapper plus ou moins complètement aux contraintes collectives, apparut bientôt comme une évidence malgré l’intervention d’une CIEI qui ne rendit d’autres arbitrages que de principe avant de se dissoudre définitivement […] Ces expériences furent cependant, au milieu de bien des difficultés, poursuivies malgré le peu d’empressement de nos partenaires ministériels57. » Une deuxième hypothèse, moins proche de cette explication officielle, peut être émise : celle du désengagement de l’administration culturelle ellemême. Dans une note de Bernard Faivre d’Arcier sur la « concertation avec Jeunesse et Sports », en date du 25 avril 1974, un post-scriptum manuscrit tend à prouver l’inquiétude des responsables du ministère : « Je pense que la position actuelle de J et S annonce un “désengagement” financier général en matière de fonctionnement. Les centres d’animation concertée devant seulement permettre aux collectivités de lancer certaines actions dont elles devront assurer seules le fonctionnement par la suite. On peut se demander, si les budgets à venir n’accusent pas une augmentation suffisante, si nous ne serons pas amenés à en faire autant, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à soutenir les actions des MC et CAC existants58. » Mais c’est sans doute le court point de vue émis par Guy Brajot à l’occasion d’une réunion sur l’action culturelle le 6 octobre 1978, qui exprime le plus clairement les difficultés budgétaires auxquelles est confrontée son administration : « Le problème le plus important est un problème de moyens financiers : la modicité des moyens est la seule cause du fait que les modalités d’intervention de la division des interventions culturelles présentent un caractère expérimental59. » La comparaison des subventions de fonctionnement des trois cercles d’équipement reproduite ci-après illustre en effet la modicité du budget de fonctionnement consacré aux équipements intégrés. L’explication de l’échec de l’intégration par défaillance budgétaire des administrations reste cependant un peu simpliste. Une troisième hypothèse, plus nuancée et fondée sur l’idée d’une redéfinition des missions de l’ad57. Archives nationales, versement 840756, article 56. Réunion à la préfecture du Val-d’Oise, 19 novembre 1976. 58. Id., versement 840754, article 7. Note de Guy Brajot à l’attention de Monsieur le ministre, 22 avril 1977, p. 8. 59. Id., article 28. Intervention de Guy Brajot lors de la réunion sur l’action culturelle du 6 octobre 1978. 96 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? 1er cercle 2e cercle 3e cercle maisons centres d’action équipements de la culture culturelle intégrés 1973 1974 1975 1976 1977 17 991 200 20 173 850 23 835 000 27 336 650 32 580 000 5 003 500 6 920 850 8 419 000 10 035 000 15 050 000 650 000 1 000 000 1 680 000 2 218 000 2 920 000 Source : Note de Guy Brajot du 22 avril 1977, précitée (francs courants) ministration culturelle peut être proposée. Une note du 13 septembre 1972 émanant du bureau des interventions culturelles exprime très clairement les modalités de cette rupture : « […] le problème des moyens se posait toujours, et il était évident que le ministère ne pourrait, avec ceux dont il disposait, répondre à toutes les demandes, financer toutes les initiatives nouvelles. Il apparut cependant possible, sans moyens supplémentaires considérables, de modifier quelque peu la conception de la mission du ministère, en le chargeant – et cela allait dans le sens des conclusions de la Commission des affaires culturelles du VIe Plan – non plus seulement d’assumer luimême directement un certain nombre d’actions, mais d’être en quelque sorte une plaque tournante, de promouvoir au niveau national l’action culturelle au sens global, en aidant soit les autres ministères, soit les collectivités locales, à prendre conscience de la dimension culturelle de leur action, en devenant un lieu central d’initiative et d’incitation, et aussi de réponse et de conseil technique60. » Loin de vouloir imposer de nouveaux modèles, le ministère entend donc, pour reprendre la formule de Guy Brajot, s’appuyer sur une forme d’« institutionnalisation modulée », c’est-à-dire « évolutive, et adaptée à la spécificité de chaque opération et de son contexte – étant entendu qu’il est même des projets qui ne nécessitent pas d’institutionnalisation61 ». Pour le dire autrement, la dimension expérimentale du troisième cercle n’est pas seulement la conséquence d’un manque de moyens budgétaires mais aussi, et peut être surtout, celle d’une mutation plus profonde de la politique d’action culturelle, désormais fondée sur une intervention plus souple et incitative. La création du label des scènes nationales s’inscrit parfaitement dans cette politique de « l’institutionnalisation modulée ». 60. Archives nationales, CAC, versement 840754, article 4. Mission de technique aux collectivités locales pour l’action culturelle, Bureau des interventions culturelles, 13 septembre 1972, p. 3. 61. Id., article 7. Note de Guy Brajot à l’attention de Monsieur le directeur de Cabinet, 20 novembre 1978. 97 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES Le label des « scènes nationales » comme point de convergence L’intégration des équipements publics présuppose, comme l’a bien montré Guy Saez62, le rejet des normes secrétées par les institutions. Un extrait du procès-verbal d’un conseil d’administration du centre éducatif et culturel de Yerres, l’une des expériences les plus poussées en matière d’intégration, révèle très clairement cette attente : « Les dénominations trop restrictives, maison des jeunes par exemple, seraient évitées, le public désignant, il faut le souhaiter telle activité par le nom du local qui l’abrite […] sans référence à l’établissement qui existerait pour les administrateurs mais non pour les usagers63. » Cependant, à Cergy-Pontoise comme à Évry, les expérimentations culturelles semblent emprunter progressivement le chemin classique de l’institutionnalisation, ainsi défini par Jacques Chevallier : « Chaque institution occupe [dans la société] une position singulière, qu’elle tend à transformer en propriété ou en bastion. Les formes instituées se constituent donc, comme “totalités négatives”, par voie de découpages, de segmentation de l’espace social64. » Dans les deux villes nouvelles, on relève une même volonté d’appropriation des lieux de pratiques culturelles. À Cergy-Pontoise, celle-ci apparaît de façon récurrente dans les comptes rendus des conseils d’administration du centre culturel, et peut être résumée par cette intervention du président Christian Monnier au mois de juin 1990 : « Notre centre culturel est toujours trop méconnu, sinon inconnu dans la ville. Probablement lui manque-t-il une image forte, une identité de lieu. Ces choses ont été dites et redites, mais tant que nous n’aurons pas digéré, pour mieux les gérer, les problèmes que posent la multiplicité de nos lieux et leur identification dans la ville, nous ne pourrons pas avancer65. » De même à Évry, Jacques Luccioni considère « qu’un véritable centre culturel doit disposer de son lieu, et ce n’est pas le cas à l’Agora66 ». Comme nous l’avons signalé, le processus d’autonomisation de l’établissement culturel passe dans un premier temps par l’embauche d’un personnel relevant du seul centre d’action culturelle en 1987 puis, deux ans plus tard, par la définition d’une « identité graphique » conçue par une agence 62. Guy Saez, Innovation difficile, domination aléatoire : les équipements intégrés, GURDUA-IEP Grenoble, 1975. 63. Archives nationales, CAC, versement 840756, article 230. Procès-verbal du conseil d’administration du centre éducatif et culturel de Yerres, 30 novembre 1968. 64. Jacques Chevallier, « L’analyse institutionnelle », dans CURAPP, l’Institution, Paris, PUF, 1981, p. 14-15. 65. Archives de Paris, 1979W19. Rapport moral du CAC de Cergy-Pontoise, du 19 juin 1990. 66. Id. Procès-verbal de l’assemblée générale du 26 juin 1979, centre culturel de la ville nouvelle d’Évry. 98 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? de communication, afin de rendre l’Agora moins « impersonnelle ». À l’occasion de la présentation du second projet artistique du CAC de l’Agora, en effet, le directeur de l’établissement, Bernard Castéra, revient sur la nécessité d’un tel travail identitaire : « Une des principales difficultés, que j’avais personnellement sous-estimée lors de l’élaboration du projet a été de nous démarquer, de nous dégager de l’intégration67. » Au début des années 1990, l’attribution du label « scènes nationales » apparaît comme une forme de compromis entre les préoccupations du ministère de la Culture et les revendications identitaires des responsables des centres d’Évry et de Cergy-Pontoise. Il permet notamment aux seconds, sans délaisser leur dénomination, d’être clairement intégrés dans les préoccupations d’un réseau national ; selon Bernard Faivre d’Arcier « le sigle “Scène nationale” resituera l’entité nationale diluée parfois dans les appellations diverses dont se sont dotés les ex-CAC68 ». Surtout, il apparaît comme un prolongement du principe de l’« institutionnalisation modulée ». Dès l’année 1985, Brigitte Perrault exposait en effet l’intérêt d’un conventionnement pluriannuel avec le théâtre des Arts de Cergy-Pontoise : « On y voit un avantage financier : plus la définition d’une “règle du jeu” qu’un véritable engagement financier d’une année sur l’autre, puisque l’annualité s’impose aux financeurs69. » La lettre transmise par Bernard Faivre d’Arcier au président du SAN le 24 janvier 1992 s’inscrit dans la continuité de ce principe de gestion assoupli des établissements culturels : « La prévision actuelle de ma direction (3 490 000) correspond environ à la moitié de celle des collectivités locales, ce qui est tout à fait significatif et conforme aux principes historiques de fonctionnement de ces établissements, même si à cette date je ne souhaite plus me référer aux clefs de financement initialement établies70. » La clarification des relations entre l’État et les professionnels de la culture issue de la mise en place du nouveau label ne doit pas masquer la persistance de tensions au niveau de la gestion des établissements. À Cergy-Pontoise, les revendications du SAN sur la définition de la politique de la scène nationale se font plus précises : si le syndicat ne remet pas en cause le choix d’une scène nationale, il rappelle à de nombreuses occasions le privilège dont elle bénéficie à l’égard d’autres troupes participant à l’animation culturelle de la ville, comme le théâtre 95 ou le théâtre de l’Usine ; dans 67. Archives de Paris, 1979W19. Second projet artistique pour le CAC de l’Agora, Bernard Castéra, 5 février 1989. 68. Id. Réunion de la commission culturelle spéciale, SCA, 4 mars 1991. 69. Id. Note de Brigitte Perrault sur le CAC de Cergy-Pontoise, 14 juin 1985. 70. Id. Lettre de Bernard Faivre d’Arcier au président du SAN, 24 janvier 1992. 99 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES un rapport du SAN de l’année 1989, on peut notamment lire qu’« il appartient aux élus d’être les seuls gestionnaires de leur politique culturelle avec l’aide du service culturel du SAN qu’il conviendrait de renforcer71 ». La lettre du député du Val-d’Oise et président du SCA Alain Richard transmise au directeur de la scène nationale le 16 décembre 1992 illustre cette montée en puissance des élus72 ; revenant sur la programmation 1992-1993, le député demande au responsable culturel une plus grande attention à l’égard de la demande du public (« accueil des vedettes nationales », spectacles destinés à la jeunesse) ainsi qu’une diversification de l’offre (arts plastiques, grandes formations de musique classiques susceptibles d’apporter des « retombées en terme d’image »). Comme le traduisent les deux citations suivantes, ces recommandations provoquent l’inquiétude de l’équipe de direction et de la tutelle étatique : Brigitte Perrault : « On ne peut pas dire au directeur : programmez du boulevard… D’ailleurs, fait-il venir les jeunes ? Pas forcément. De plus, ne pourrait-on pas nous objecter que ces spectacles-là peuvent très bien se passer d’une aide publique73. » Vincent Colin : « Il me semble que l’on s’éloigne d’un certain idéal de théâtre public, pour faire des concessions à une loi de l’offre et de la demande (plus de rock pour les jeunes, plus de vedettes, plus de boulevard pour les vieux…) et substituer à un travail de fond, qui s’adresse à l’intelligence et au cœur, une loi du marché hypocrite. La mission du théâtre public, c’est d’avoir une pédagogie et une stratégie concernant des spectacles que le public n’irait pas voir spontanément. Est-ce que l’argent de la collectivité doit aller vers le show-business et les choix faciles74 ? » En 1988, le président de l’institution, Christian Monnier s’inquiétait déjà d’une possible dérive commerciale de l’institution : « Que l’on ne me fasse pas dire que je veux une culture et un art impopulaire ; mais je ne veux pas que les difficultés économiques soient ce que les sondages sont à la télévision : le seul critère du bien et du mal75. » À Évry, la polyvalence de certains lieux provoque encore un certain nombre de difficultés, comme l’illustre le problème de répétition des spectacles chorégraphiques : « La deuxième salle est le studio de danse du Petit-Hexagone. Alors que la danse est notre axe de travail principal depuis 1986, nous ne pouvons disposer de cette salle – située dans l’enceinte du théâtre et acces71. Archives de Paris, 1979W19. Rapport du syndicat d’agglomération nouvelle de Cergy-Pontoise, 1989, p. 39. 72. Id. Lettre d’Alain Richard à Vincent Colin, 16 décembre 1992. 73. Id. Compte rendu du CA du théâtre des Arts, 4 mars 1998. 74. Ibid. 75. Id. Rapport moral du théâtre des Arts, 1988. 100 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? sible directement par le théâtre – que lorsque les participants des activités de Cardio funk, Abdos fessiers, Gym music, Hight impact, Hilo Combo, Low impact aerobic, Stretching, Karaté, etc., ne l’utilisent pas76. » Mais, le processus partiel de « dés »-intégration du centre, qui a débouché sur la location des « Arènes » à un producteur privé, révèle un singulier paradoxe ; adoptée pour clarifier la répartition des activités au sein de l’Agora, cette mesure provoque, selon le directeur de la scène nationale, aux moins deux types d’« effets pervers » : « 1 – la programmation de ces spectacles est faite sans tenir compte de notre propre programmation. Nous avons déjà vécu des situations où un de nos spectacles était complètement éclipsé par la programmation aux Arènes d’une vedette hypermédiatisée programmée huit jours avant ou après ; 2 – nous sommes privés d’une part importante de recettes propres77. » Enfin, d’un point de vue plus strictement culturel, l’identité des « scènes nationales », essentiellement fondée sur les vertus de la diffusion, se retrouve au centre de deux types de critiques opposées : celui des créateurs, qui n’hésitent pas à les qualifier de simple « garage » comme le révèlent ces propos d’un secrétaire général de centre dramatique national selon lequel « dans trop de théâtres, on trouve en permanence des secrétaires, des relations publiques, des administrateurs, des régisseurs… mais pas d’artistes78 » ; celui des animateurs qui, malgré le développement de nouveaux concepts, tel celui de « médiation culturelle », voient dans la récupération par la direction du théâtre des établissements d’action culturelle l’un des signes les plus tangibles de l’abandon d’une mission socioculturelle transversale. CONCLUSION L’étude des deux générations d’équipements culturels esquissée dans le cadre de cet article néglige, faute de place, les effets de l’intégration sur le public des villes nouvelles. Au-delà des études de fréquentation réalisées à Évry et à Cergy-Pontoise, qui révèlent une surreprésentation des catégories de la population les mieux dotées culturellement, il faudrait s’interroger, de façon plus fine, sur les effets concrets de l’intégration au niveau des pratiques de fréquentation. Dans le cadre de l’une des expériences d’inté76. Archives de Paris, 1979W11. Orientations sur le projet artistique de la scène nationale de l’Agora, 1993. 77. Ibid. 78. Ibid. 101 L’ACTION CULTURELLE DANS LES VILLES NOUVELLES gration les plus poussées – le CEC du Val d’Yerres –, qui prend appui sur un collège d’enseignement secondaire, on dispose d’une étude instructive réalisée à la demande du Service des études et recherches du ministère de la Culture par Jean-Claude Chamboredon et François Bonvin en 197379. Dans celle-ci, les deux sociologues ébranlent l’« effet tache d’huile80 » escompté par les militants de l’intégration qui dépend moins, dans cette commune où 55 % des ménages ont au moins un enfant de moins de 16 ans en 196881, du rôle des animateurs culturels et de leurs équipements que de l’influence du CES, première instance inévitable (parce qu’obligatoire) de socialisation culturelle : « La régulation scolaire décourage l’effort d’acculturation : il faut être dans une position scolaire qui autorise, ou du moins n’interdise pas certaines ambitions scolaires pour investir intérêts et efforts sur la culture […] le sentiment de l’étrangeté de l’univers culturel […] n’est pas autre chose que le sentiment qu’il est fait pour d’autres82. » Pour démontrer l’ampleur de la difficulté des passages d’un équipement à l’autre, les deux auteurs s’appuient sur un public d’une nature assez particulière : celui qui participe aux cours de « promotion du travail ». Le taux de participants à ces cours ayant un enfant scolarisé au CES est en effet de 25 % dans les classes populaires. À l’analyse, il apparaît que l’« effet de contagion » ne fonctionne pas pour des pratiques culturelles comme le théâtre, les concerts ou les expositions, où le taux de fréquentation est nul chez les participants aux cours de promotion du travail appartenant aux classes populaires ; en revanche, il est de 8,3 % pour les récitals de chanson et pour la bibliothèque83. Les effets de l’intégration, qui semblent se réaliser dans le cadre de pratiques peu distinctives, sont donc particulièrement ténus ; d’un point de vue plus général, il apparaît que le CEC ne peut « fournir que des marges supplémentaires de pratiques aux catégories les plus pratiquantes84 ». Les désillusions de l’intégration se retrouvent également dans les propos de leurs principaux animateurs. Responsable des activités culturelles du centre culturel et éducatif de Yerres, Jean-Claude Marrey déclare : « Ce qui est à la fois décourageant et encourageant, c’est que périodiquement, on reconsidère ses positions, on s’aperçoit que cinq ans auparavant on était naïf, utopiste, on se heurte à des réalités auxquelles on pense remédier par une nouvelle action, un nouvel équipement85. » 79. Jean-Claude Chamboredon, François Bonvin, Transmission culturelle et utilisation des instances de diffusion culturelle. Étude du CEC d’Yerres, Paris, ministère de la Culture, 1973. 80. Ibid., p. 202. 81. Ibid., p. 2. 82. Ibid., p. 36. 83. Ibid., p. 202. 84. Ibid., p. 191. 85. Jean-Claude Marrey, « Lieux intégrés », dans Techniques et architectures, no 310, 1976. 102 Thomas Hélie – Deux générations d’équipements culturels ? Doit-on déduire de ces échecs que les manières de pratiquer la culture échappent à la planification culturelle, pour adapter la formule plus générale de Michel de Certeau selon laquelle « les manières de pratiquer l’espace, échappent à la planification urbanistique86 » ? On relèvera à ce niveau le paradoxe de la naturalisation de la production des équipements culturels, en dépit des interrogations récurrentes pesant sur ce répertoire d’intervention publique : de Paul Puaux qui soulignait, dès 1967, que l’« on cherche trop vite des noms et des critères objectifs. Mais qui pense les équipements ? Avec qui ? De quelle manière ? En fait, c’est l’anarchie totale87 », à Jean Hurstel, relevant en 1983 le « consensus politique et électoral sur la construction, plus fort que l’expérience des échecs accumulés depuis plus de vingt ans88 », nombreuses sont les mises en garde des responsables culturels qui appellent une évaluation circonstanciée des différents programmes réalisés, tenant compte des mutations contemporaines de l’action publique (montée en puissance des intervenants locaux, rôle de l’Union européenne, multiplication des partenariats public/privé, etc.). Sur ce plan, il semble que la question soulevée par Bernard Gilman aux Rencontres d’Avignon de 1967 n’ait rien perdu de sa pertinence : « Puisqu’on parle de la politique des équipements culturels, je préfère retourner la question : des équipements culturels au service de quelle politique ? C’est là qu’est le vrai problème89. » 86. Michel de Certeau, la Culture au pluriel (1974), Paris, Le Seuil, 1993, p. 205. 87. Paul Puaux, intervention à l’occasion des 4es Rencontres d’Avignon (« La politique culturelle des villes, 29 juillet-3 août 1967 »), dans Philippe Poirrier, la Naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon, Paris, La Documentation française/Comité d’histoire du ministère de la Culture, 1997, p. 285. 88. Jean Hurstel, Jeunesse et action culturelle, jeunesse de l’action culturelle, Paris, Ministère de la Culture, 1983, p. 21. 89. Bernard Gilman, Intervention à l’occasion des 4es Rencontres d’Avignon (« La politique culturelle des villes, 29 juillet-3 août 1967 »), dans P. Poirrier, la Naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon, op. cit., p. 287. 103