Jorge Semprún L`Ecriture ou la vie (1994)

Transcription

Jorge Semprún L`Ecriture ou la vie (1994)
Jorge Semprún
10 décembre 1923 – 7 juin 2011
- écrivain, scénariste, homme politique espagnol
- l’essentiel de son œuvre littéraire est écrit en français.
- arrêté à Joigny par la Gestapo en septembre 1943, déporté au camp de concentration de Buchenwald
- est affecté à l'Arbeitsstatistik (l'administration du travail), sans toutefois entrer dans la catégorie des détenus privilégiés
(Prominenten)
- peu avant l'arrivée des troupes américaines, il participe au soulèvement des déportés
- le camp est libéré le 11 avril 1945 ; Jorge Semprún est évacué le 26
L’Ecriture ou la vie (1994)
Extrait :
Chapitre 1, « Le regard »
Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante.
Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois
par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des
pommettes saillantes, le creux d’une joue. J’aurais pu me procurer un miroir, sans doute. On trouvait n’importe quoi au marché
noir du camp, en échange de pain, de tabac, de margarine. Même de la tendresse, à l’occasion.
Mais je ne m’intéressais pas à ces détails.
Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant : le sang circulait encore,
rien à craindre. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable.
La preuve, d’ailleurs : je suis là.
Ils me regardent, l’œil affolé, plein d’horreur.
Mes cheveux ras ne peuvent pas être en cause, en être la cause. Jeunes recrues, petits paysans, d’autres encore, portent
innocemment le cheveu ras. Banal, ce genre. Ça ne trouble personne, une coupe à zéro. Ça n’a rien d’effrayant. Ma tenue, alors ?
Sans doute a-t-elle de quoi intriguer : une défroque disparate. Mais je chausse des bottes russes, en cuir souple. J’ai une
mitraillette allemande en travers de la poitrine, signe évident d’autorité par les temps qui courent. Ca n’effraie pas, l’autorité, ça
rassure plutôt. Ma maigreur ? Ils ont dû voir pire, déjà. S’ils suivent les armées alliées qui s’enfoncent en Allemagne, ce
printemps, ils ont déjà vu pire. D’autres camps, des cadavres vivants.
Ça peut surprendre, intriguer, des détails : mes cheveux ras, mes hardes disparates. Mais ils ne sont pas surpris, ni
intrigués. C’est de l’épouvante que je lis dans leurs yeux.
Il ne reste que mon regard, j’en conclus, qui puisse autant les intriguer. C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur,
horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je crois avoir un regard fou, dévasté.
Ils sont sortis de la voiture à l’instant, il y a un instant. Ont fait quelques pas au soleil, dégourdissant les jambes. M’ont
aperçu alors, se sont avancés.
Trois officiers, en uniforme britanniques. […]
Je me souviens des derniers soldats français que j’ai vus, en juin 1940. De l’armée régulière, s’entend. Car des irréguliers,
des francs-tireurs, j’en avais vu depuis : de nombreux. Enfin, relativement nombreux, assez pour en garder quelque souvenir.
Au « Tabou », par exemple, dans le maquis bourguignon, entre Laignes et Larrey. […]
[Celui-ci] me regarde, effaré d’effroi.
- Qu’y a-t-il ? dis-je, irrité, sans doute cassant. Le silence de la forêt vous étonne autant ?
Il tourne la tête vers les arbres, alentour. Les autres aussi. Dressent l’oreille. Non, ce n’est pas le silence. Ils n’avaient rien
remarqué, pas entendu le silence. C’est moi qui les épouvante, rien d’autre, visiblement.
- Plus d’oiseau, dis-je, poursuivant mon idée. La fumée du crématoire les a chassés, dit-on. Jamais d’oiseau dans cette
forêt…
Ils écoutent, appliqués, essayant de comprendre.
- L’odeur de chair brûlée, c’est ça !
Ils sursautent, se regardent entre eux. Dans un malaise quasiment palpable. Une sorte de hoquet, de haut-le-cœur.
« Etrange odeur », a écrit Léon Blum.
Déporté en avril 1943, avec Georges Mandel, Blum a vécu deux ans à Buchenwald. […]
Il a vécu deux ans dans une villa du quartier des casernes S.S. de Buchenwald en ignorant tout de l’existence du camp de
concentration, si proche pourtant.
« Le premier indice que nous en avons surpris, a-t-il écrit au retour, est l’étrange odeur qui nous parvenait souvent le soir,
par les fenêtres ouvertes, et qui nous obsédait la nuit tout entière quand le vent continuait à souffler dans la même direction :
c’était l’odeur des fours crématoires. »
On peut imaginer Léon Blum, ces soirs-là. De printemps, probablement : fenêtres ouvertes sur la douceur du printemps
revenu, les effluves de la nature. Moments de nostalgie, de vague à l’âme, dans la déchirante incertitude du renouveau. Et soudain,
portée par le vent, l’étrange odeur. Douceâtre, insinuante, avec des relents âcres, proprement écœurants. L’odeur insolite, qui
s’avérerait être celle du four crématoire.
Etrange odeur, en vérité, obsédante.
Primo Levi
31 juillet 1919 – 11 avril 1987
- écrivain italien
- déporté à Auschwitz le 22 février 1944, libéré par l’Armée Rouge le 27 janvier 1945
- assigné au camp de Monowitz, un des camps auxiliaires d'Auschwitz dont la principale mission est de fournir la main-d'œuvre au
chantier de construction d'une usine de caoutchouc appartenant à IG Farben, la Buna
Si c’est un homme (1947)
Poème liminaire :
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Extrait :
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Chapitre 12, « Les événements de l’été »
L'histoire de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple et énigmatique. C'est une histoire qui
appartient à un temps et à des circonstances aujourd'hui abolis, que rien dans la réalité présente ne saurait restituer, et dont je ne
crois pas qu'elle puisse être comprise autrement que ne le sont aujourd'hui les faits légendaires ou ceux des temps les plus reculés.
En termes concrets, elle se réduit à peu de chose : tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m'apporta un
morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe, il me donna un de ses chandails rapiécés et écrivit pour moi une carte postale
qu'il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n'accepta rien en échange, parce qu'il était bon et
simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
[…]
Car pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à
la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il
faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues
qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans
cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre
signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant
l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres? Pour eux, nous
sommes « Kazett », neutre singulier.
Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une
pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la « Zivilsuppe » au chantier. Mais
s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou
tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus
fort l'avale, et que tous les autres s'en repartent, dépités et claudicants.
Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut
justement moi, parmi des milliers d'autres êtres équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que
je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa
présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des
êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à
la peur ; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver
vivant.
Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous
l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les prominents grands et
petits, et jusqu'aux Häftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les
Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure.
Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation.
C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.