1-Les vagues

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1-Les vagues
Les vagues
Le jour où Elsa a décidé de partir, un vent de tempête soufflait sur le port. Les vagues se soulevaient
à chaque rafale et le vent chargé d’eau de mer trempait les rares passants qui ne s’étaient pas
retranchés derrière les fenêtres grises. Elsa avait l’impression que la météo s’adaptait aux
circonstances. Elle avait les yeux secs, mais le visage humide et salé, et elle aimait l’idée que les
nuages pleuraient son départ.
Elsa emprunta la route qu’elle connaissait presque par cœur et qui reliait son village au village
suivant, puis au chef-lieu du département, et finalement à toutes les routes du monde. Elsa monta
dans un car après avoir réglé son billet, la destination lui importait peu. Dans son sac, il n’y avait pas
grand-chose : quelques vêtements, de l’eau et un peu de nourriture, un couteau-suisse et un carnet,
pour le mythe. Elsa s’endormit la joue contre la vitre, malgré les vibrations. Elle ne se réveilla qu’à
l’arrivée. Ici il faisait beau, chaud. Tous les usagers du car disparurent en un clin d’œil, emportés par
des proches ou pressés de rentrer chez eux. Elsa resta la gare routière, à regarder le car partir, à
observer les allées et venues, les départs et les arrivées, les gens qui se serrent dans les bras ou qui
s’embrassent avec retenue. Au bout d’un long moment, elle partit à pied en direction de la sortie de
la ville. Elle voulait fuir les lumières, les affiches, les territoires urbains. Elle arriva dans ce qu’on
pouvait appeler la campagne au bout d’une bonne heure. Le soleil était déjà bas dans le ciel et des
nuages noirs et épais s’y étaient étalés.
***
Elsa avait passé la nuit à l’abri de la pluie sous un vieux lavoir couvert un peu en contrebas de la route
départementale. Elle s’était réveillée, ankylosée, avec les oiseaux, et puis aussi parce qu’une voiture
avait dérapé dans un crissement de pneus. A son réveil il ne pleuvait plus. Une femme avec une
petite corbeille vide la fixait. Elle alla s’asseoir à côté d’Elsa et entreprit de la questionner sur ce
qu’elle faisait là. Comme Elsa ne répondait pas, elle lui dit qu’elle savait qu’elle était partie de chez
elle, comme tant de jeunes du pays, et comme son propre fils qui était parti depuis des mois déjà.
« Un jour on se lève le matin avec un léger malaise, qu’on ne peut pas expliquer. Pourtant tout est
comme d’habitude, dans la maison endormie. Et quand l’heure du déjeuner approche, on se dit qu’il
est temps d’aller réveiller son enfant, du moins celui qui était son enfant, et qui s’éloigne toujours
davantage au fur et à mesure qu’il gagne en centimètres, et qu’on croit connaitre si bien mais qu’on
connait si mal. Et la chambre est vide, et le lit n’est pas fait. Alors on l’appelle dans la maison, dans le
jardin. Son vélo est toujours dans le garage. On commence à avoir une boule d’angoisse dans le
ventre. Dans la journée on va voir ses amis, ceux qui sont passés quelquefois dans la maison, et ils ne
savent rien, ils nous regardent hébétés sans rien dire. On alerte les autorités, on va voir la police. Ils
nous disent qu’ils vont faire le nécessaire. Une annonce est passée dans le journal. On en colle aussi à
la boulangerie. Et puis les jours passent et on se demande pourquoi, pourquoi, pourquoi. Personne
n’avait pu le prévoir. Il ne semblait pas dépressif, il n’était pas renfermé. Il riait avec ses amis, il était
attentif en classe. Tout juste si, parfois, il avait ses moments d’absence, à regarder le ciel avec une
grimace de douleur qui passait furtivement sur son visage.
Et les gens nous parlent avec précaution, celle qu’on réserve ordinairement aux gens malades. Et les
jours s’ajoutent aux autres. On va au travail le matin, on fait son travail, on rentre, on espère toujours
un peu quand on rentre. Et toujours cette raideur au niveau de la colonne vertébrale. On mange sans
prêter attention aux aliments, plus rien n’a de saveur. Le soir on regarde la télévision sans pouvoir se
souvenir du programme le lendemain, ou on va se coucher tôt, mais on ne dort pas. On pense à lui.
On l’imagine le pouce en l’air sur la route, ou bien fixant l’horizon. On se rappelle son visage, ses
expressions ; on se rappelle de moins en moins, l’image est de plus en plus floue. Elle nous échappe…
On se sent vide, on se sent superflu. On n’existe plus que par l’attente, on n’est plus nourri que par
l’absence. Et ça tu ne sais pas ce que ça fait. Vous tous qui partez sans rien dire, sans raison, vous ne
savez pas ce que vous nous infligez. »
Elle dévisageait Elsa, mi-suppliante, mi-réprobatrice. Elsa baissa les yeux : « Oui ». Elle les releva et
examina la femme, avec sa corbeille vide.
« Votre fils, vous l’aviez perdu bien avant qu’il parte, comme vous vous êtes perdue vous-même. Ne
rien savoir vous faisait peur. Alors vous avez tout segmenté : le temps, et ce qui le remplit. Vous vous
êtes fixée des objectifs pour avoir quelque chose à suivre, pour éluder le problème de savoir
pourquoi vous êtes et si même il y a une raison, et ce que vous en faites. Vous avez bâti un mur avec
des certitudes et des préceptes sensés traduire votre positionnement dans la société. Vous vous êtes
donné des valeurs, que vous invoquez face au téléviseur qui crache la violence du monde, et la
violence du monde vous heurte, mais seulement quand vous y pensez, et vous continuez à vivre
quand le téléviseur est éteint ; mais la violence du monde n’a pas disparu et vous l’entretenez. Vous
faites du sport, vous vous intéressez à l’art, ça vous divertit. C’est un agrément, ça enrichit la vie.
Mais ça ne vous atteint pas au plus profond de vous-même, parce que vous ne le laissez pas vous
imprégner, vous tordre, vous transformer. Vous organisez votre vie autour du quotidien et des
usages. Vous pensez que ça la structure. Mais cette structure n’a pas de chair, elle est stérile et vos
paroles sont creuses.
Et nous, on s’en rend compte un jour. On ne parvient pas à l’exprimer, on ne sait pas pourquoi on vit,
on ne sait pas pourquoi on reste. A chaque endroit où l’on va, on repère les issues de secours. Dans
la rue il n’y a plus que les marginaux dont on croise le regard, ceux qui dérivent. En cours on ne
regarde plus que la fenêtre, et personne ne comprend ce qu’on essaie de dire, nos paroles se
déforment et les gens ont ce petit sourire gêné, alors on se tait, et on fait semblant. Il vient un jour
où on part, parce qu’on ne veut pas moisir, parce qu’on veut savoir pourquoi on vit, parce qu’on veut
savoir ce qu’on est. On veut se frotter au mystère, on veut affronter nos peurs. On part. Ce n’est pas
un abandon, ce n’est pas une fuite, c’est la volonté d’éprouver l’existence. »
La voix d’Elsa était devenue dure et son regard cruel. Ses yeux brûlaient. Elle était en colère. Elle
laissa la femme, qui sanglotait, et elle reprit sa marche en suivant le ruisseau qui longeait le lavoir.
Elle arriva à un terre-plein, ses pas étaient moins assurés. Elle avait honte, elle ne savait rien,
seulement qu’elle était partie, qu’elle ne pouvait plus rester. Maintenant elle marchait et c’était tout.
***
Elsa marcha toute la journée. A un moment elle ne vit plus la route mais elle continuait à longer le
ruisseau. Elle avait froid, ses vêtements étaient sales et elle n’y était pas habituée. Elle dormit mal.
Elle fit des cauchemars. Le lendemain, elle tenta de se les remémorer, mais c’était peine perdue. Plus
elle essayait, plus les souvenirs du cauchemar s’échappaient, elle avait l’impression de tirer sur des
lambeaux. Ses muscles étaient douloureux, emmêlés. Ses pieds saignaient, mais au bout de quelques
heures, elle ne s’en rendait même plus compte.
***
Il était assis sur une vieille souche et il avait les pieds nus. Il regardait la forêt. Plus spécialement un
érable sycomore, un peu à l’écart et flamboyant, comme un chamane. Il y avait sur son visage une
gravité, et des yeux verts, avec des rides naissantes sur les coins. Il ne tourna même pas la tête quand
il entendit Elsa approcher. Il dit « Tout le monde devrait regarder un arbre, regarder vraiment. »
Alors seulement il se tourna vers elle et eût un léger mouvement de recul parce qu’il lui sembla
qu’elle le toisait. Il répéta « On devrait regarder vraiment… » et il se tût et puis il reprit « regarder la
danse des branches et le frissonnement de chaque feuille dans le vent, et la lumière, les reflets, les
jeux de transparence qui changent à chaque seconde, avec ce mouvement de va-et-vient incessant
avec le vent comme l’écume avec les vagues », et au fur et à mesure qu’il disait cela, il reprenait de
l’assurance et sa voix se faisait plus ample, comme quand on énonce un credo auquel on croit
encore. Alors Elsa se pencha sur lui et colla ses lèvres contre sa bouche et sa bouche avait un goût de
sel. Il accepta l’étreinte. Son corps avait le parfum puissant de sève. Et toujours ce va-et-vient. Au
matin il avait disparu et à sa place, au pied de la vieille souche, se dressait un jeune érable sycomore.
Elsa embrassa son tronc avant de quitter la clairière et cette fois le goût salé venait vraiment de ses
larmes, parce qu’elle pleurait la perte et l’impermanence.
Au sortir de la forêt, le vent sécha ses larmes et elle se dit que parfois dans la quête on croit avoir
trouvé l’objet mais en fait non, alors on continue de chercher sans savoir quoi.
***
Elsa marcha encore des jours, elle avait de moins en moins mal. Elle trouvait de la nourriture dans les
poubelles des grandes surfaces, et certains de ceux qui la prenaient en stop lui en donnaient
quelquefois. Elle échangeait avec eux de moins en moins de mots, et puis juste le silence – et ils s’en
accommodaient fort bien.
Un jour Elsa arriva aux portes du désert, un village qui ressemblait à un parc d’attraction. Aux
terrasses, des familles entières sirotaient des limonades, et des gens munis de casquettes et de
lunettes de soleil allaient éprouver le désert sur un chemin balisé. Elsa s’endormit sous un acacia. A la
nuit tombée, elle s’enfonça dans le désert, le ciel était sans nuages. Ses pas ne laissaient pas de
traces sur le sable et elle aimait ça, ne pas laisser de traces. Le vent qui soufflait doucement
l’étourdissait un peu. Au loin, on devinait les formes de la chaîne montagneuse qui entourait le
désert. Bientôt le ciel commença à se colorer, c’était l’aube. A l’horizon, Elsa distingua vaguement
une silhouette. La silhouette se rapprochait. Elle semblait avoir une forme humaine mais Elsa n’en
était pas sûre. La silhouette s’arrêta à quelques pas d’Elsa. Elle portait une tunique et un drap
couvrait ses cheveux et sa bouche. Elle entonna un air. On aurait presque dit une berceuse mais il y
avait quelque chose qui donnait à Elsa une sensation de malaise. La voix était de plus en plus forte et
résonnait dans la tête d’Elsa, dans ses poumons, sur sa peau. Elsa en entendait distinctement les
paroles.
Le désert n’est que le désert
Le désert est silence et le silence est désert
Le désert est vide
Le désert est présence
Le désert brisera celui qui n’est pas prêt
La voix était accompagnée d’une sorte de plainte qui ressemblait à un gémissement ou au
vrombissement d’un moteur, le chant des dunes. Et la voix se fit plus insistante, et la plainte déchirait
l’air. La voix emplissait le désert.
Puis la silhouette se tût tout d’un coup et se désagrégea en poussières et le vent dispersa les
poussières et ce fut le silence. La voix résonnait toujours dans la chair d’Elsa. Le vent revint et Elsa
continua sa marche. Elle était épuisée et sa gorge était sèche. Elle n’avait plus d’eau mais la soif était
tenable. Le soleil la brûlait, alors elle tentait de se couvrir le corps et le visage avec ses vêtements,
mais ça sciait sa peau à cause du sable qui s’incrustait partout. Elle perdit la notion du temps et
avança devant elle. Par moments elle croyait que le désert était l’océan et que les dunes avançaient
et se retiraient comme la marée.
Vint un moment où elle s’écroula de fatigue. Elle n’était qu’à moitié consciente. Le sable commençait
à l’ensevelir, et le soir s’allongeait dans un ciel toujours plus sombre et toujours sans nuage. Et quand
le soleil disparut à l’horizon, la voix retentit de nouveau et Elsa se mit à chanter l’air elle aussi. Elle
sentait le chant des dunes encore plus profondément en elle. Son squelette vibrait. Quand la
musique cessa, elle sentit son corps tout sec et tout dur s’effriter et tomber en poussières de sable,
et le vent dispersa les grains de sable et Elsa ne sût plus où son esprit était.