Mustafa Irgat - Esprits Nomades

Transcription

Mustafa Irgat - Esprits Nomades
Mustafa Irgat
Un accélérateur de particules dans la poésie turque...
Au nom de la mort tenons la vie un peu plus propre (Irgat)
Introduction
L’ombre immense du vieux chêne Nazim Hikmet a porté ombre et
ombrage à la poésie turque contemporaine qui est totalement ignorée en
langue française. Or elle est riche et passionnante.
Parmi ces auteurs il en est un, Mustafa Irgat qui mérite hommage.
C’est un poète turc, Izzet Yasar, qui nous fait l’honneur de révéler son
admiration pour son confrère. Mustafa Irgat était poète, peintre, auteur
d'essais sur le cinéma. Il aimait passionnément Paradjanov, Bresson,
Dreyer, mais aussi Pasolini et Godard. « Il les aimait parce qu'ils
faisaient leurs films comme s'ils écrivaient des poèmes et
transgressaient les règles du cinéma conventionnel. » (Yasar).
Fils d’Istanbul, il y naquit en 1950 et y mourut le 3 mars 1995.
Ses premiers poèmes ont été publiés en 1971 dans Yeni Dergi (Nouvelle
Revue) puis souvent dans d’autres magazines littéraires. Ses parutions
resteront clairsemées. Puis enfin Ait'siz Kimlik Kitabi (Livre d'identité
sans appartenance) en 1993, qui recevra le prix Ariburnu, ainsi que de
nombreux poèmes et d’écrits sur le cinéma qu’il adorait, trouvant des
résonances avec sa démarche poétique. Il considérait son écriture
comme un mouvement de 180 degrés d’une caméra, comme un miroir
par les mots.
Fasciné par les questions d’identité, des flous de l’incertitude, il conclura
que la seule identité possible est la poésie et que la langue est la seule
mesure de l’existence autonome. Face à l’impossibilité intrinsèque de
révéler vraiment le fond des choses, seul le langage était pour lui la
seule issue pour aller vers l’infini.
Il s’est longuement interrogé sur la question même du poème, sa
signification, son utilité.
« La poésie de Mustafa Irgat est pleine d'allusions lointaines, de doublesens, de jeux de mots... » (Yasar), donc elle est assez difficilement
traduisible dans une autre langue car une partie de sa sève est ancrée
dans la langue turque et alors elle s’évaporerait.
Il aura recherché une sorte d’énergie pour vivre dans l’obligation de la
terre, pour survivre à cet exil incurable qu’est notre passage. Sans
mélancolie, sans renoncer à son appartenance au monde des vivants, et
fuyant les ombres il cherche ses réponses dans le réel même, le terrain
de son existence. Il est l’acuité nue.
Ses amis disaient à propos de Mustafa Irgat ces quelques témoignages :
Semih Kaplanoglu - Metteur-en-scène, Ours d'or 2010 à Berlin pour son
film Bal (Miel)
Mustafa Irgat a mené une vie très douloureuse... Son ironie destructive
visait avant tout lui-même... Il était un homme très affectueux et très
vulnérable.
Il m'a beaucoup encouragé à faire du cinéma... Pendant le Festival du
cinéma d'Istanbul, il repérait les plus beaux films en fouillant le catalogue
et il me traînait aux salles avec lui pour les voir.
Il m'a beaucoup aidé à apprendre ce que sont la poésie et le cinéma.
Ahmet Güntan - PoèteMustafa Irgat était un poète en-soi. Il est difficile de le situer dans la
poésie turque. Mais je pense qu'il aura une longue vie sur le registre des
« poètes des poètes ».
Enis Batur- Poète, écrivainLa poésie de Mustafa Irgat est une sorte de liane qui grimpe sur ellemême. Un travail chronique de marée montante et descendante entre la
voix et le silence, la lettre et la syllabe, le sens et la mélodie.
Son ami, également poète, Izzet Yasar lui rend ici hommage.
***
Épigraphe pour une statue de Mustafa Irgat qui ne sera jamais
érigée au milieu de la place Taksim
Prose:
Production de sens par l'articulation des signifiants.
Poésie:
Production d'images par l'entrechoc des signifiants.
Mustafa Irgat:
Un accélérateur de particules dans la poésie turque...
Qui ne se contente pas d'entrechoquer les signifiants pour produire des
images...
Qui entrechoque aussi les images pour libérer les particules
élémentaires de la langue...
Qui entrechoque ces dernières aussi pour découvrir de nouvelles
dimensions linguistiques...
Qui traverse les trous noirs de la langue, qui se promène dans ses
univers parallèles...
Qui visite des planètes où vivent des images qui se comportent comme
des sens, et des sens qui se comportent comme des images...
Qui ose descendre jusqu'à ce degré zéro où sens et image ne sont pas
séparés...
Qui, enrichi par cet "empirismo eretico", revient à notre espace-temps et
nous offre des œuvres dures à avaler mais délicieuses...
Il était en même temps très gentil et plein d'affection.
Qu'il repose en paix.
Izzet Yasar (Traduction retouchée d'un article paru dans "Ucra",
magazine littéraire turc)
***
Œil de cheval
Sermet Cagan
La folie est ma chair et mon os.
Avec les nerfs de mon cerveau trempé depuis longtemps dans la
mort
je remue mon image dans le bol.
Et si nous regardions mes souliers dans lesquels je vois du sang
quand je me réveille?
L'Œil du cheval est mon empire.
Mes oreilles peuvent devenir yeux et aussi mains doigts par
doigts.
Quand la poussière et le vent lèchent ma peau distillée
Entends! Je suis un homme fait de pluie et d'écume.
La politique est ma chair et mon os.
Sans raison j'ai passé toute mon enfance à enterrer les croix
gammées.
A moi convient de tresser les cheveux de fille tombés dans mes
bras invalides.
L'Œil du cheval est mon empire.
Je me soulève en haut comme si j'entrais sous un cercueil.
Ces trois toutashkonz-là arrachent mes sept vies de huit saisons.
C'est à ce moment que je deviens les autres inachevés de tous
les jours.
Essai de traduction: Izzet Yasar
Bibliographie partielle de Mustafa Irgat:
Ait'siz Kimlik Kitabi (Livre d'identité sans appartenance) / Poésies
Duhuldeki Deney (L'Expérience dans la pénétration) / Essais sur le
cinéma (Œuvre posthume)