insoupçonnée en terre d`Islam

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insoupçonnée en terre d`Islam
Le Mag
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EN COUVERTURE
Éphèbes et courtisanes d’Al
Jahid (Payot, 2008). Court
et intéressant livre d'Al
Jahid, où deux hommes
débattent de leurs préférences sexuelles, en puisant des arguments dans
différents registres.
LE JARDIN PARFUMÉ DU CHEIKH NEFZAOUI
Nozhat Al Albab de Chihab
Eddine Al Tifashi (Ryad
Rayess, 1992). Une somme
de poèmes, d'anecdotes et
de proverbes sur l'amour
et la sexualité, compilé
par un juge et érudit musulman du 13ème siècle.
Tawq Al Hamama ou Le collier de la colombe de Ibn
Hazm (Sindbad, 1992). Célèbre traité du théologien
et juriste andalou sur
l'amour et ses différentes
manifestations, évoquant
également l'amour platonique entre les hommes.
La sexualité en Islam de
Abbdelwahab Boudhiba
(PUF, 1975). Livre de référence du sociologue tunisien sur la relation entre le
sacré et le sexuel en Islam.
L’amour des garçons en
pays arabo-islamiques de
Khaled Al Rouayheb (EPEL,
2009). Etude historique,
riche et détaillée, sur
l'amour homosexuel au
Moyen-Âge dans la culture
arabo-musulmane.
Islam d’interdits, Islam de
Jouissance de Fréderic Lagrange (Téraèdre, 2008).
Un retour sur les différentes représentations de
la sexualité dans les pays
musulmans, avec une grande place consacrée à
l'homosexualité.
Gay life and culture a world
history de Robert Aldrich
(Universe, 2006). Un tableau général de l'histoire
de l'homosexualité, avec
une partie consacrée au
monde musulman, tableaux et miniatures anciennes à l'appui.
Al Mot’at Al Mahdoura ou
Le plaisir interdit d’Ibrahim
Mahmoud (Ryad Rayess,
2002). L'homosexualité
dans la culture arabo-musulmane à travers la
littérature et les récits
historiques traditionnels.
Coming out. L’histoire rapporte
plusieurs exemples de califes
clamant leur amour pour leurs
“mignons” (portrait de Chah
Abbas 1er enlaçant un de ses
pages, Ispahan, 1627).
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TELQUEL 30 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 2010
Saphisme, homosexualité, plaisirs défendus…
L’histoire
insoupçonnée
de enl’érotisme
terre d’Islam
Surprenante, audacieuse et longue, longue… L’histoire de l’érotisme
dans les pays arabo-musulmans fait la part belle à l’homosexualité et
à la célébration des plaisirs interdits. Interdits ? Pas tout à fait…
PAR ABDELLAH TOURABI
“D
ans leur langue, il n’est
pas louable qu’un homme exprime sa passion
pour un jeune homme. Ils
réprouvent fortement ce
genre d’expression. C’est
pour cela, quand ils veulent traduire nos livres,
qu’ils remplacent “j’aime un jeune homme” par “j’aime une jeune femme” ou par “j’aime une personne” pour ne pas
être dans l’embarras. Ecrire sur ces choses-là est
une pure perversion pour eux”. L’auteur de ces
lignes n’est pas un écrivain européen ou un journaliste américain déplorant le sort réservé à la littérature gay dans les zones tribales afghanes, mais un
voyageur égyptien décrivant les mœurs du
peuple…français au 19ème siècle. Dans cet extrait de
ses souvenirs de voyage à Paris, le cheikh Rifaa
Tahtawi explique comment les écrivains français
étaient gênés et embarrassés à l’idée de traduire en
français des poèmes et des contes arabes célébrant
la beauté masculine ou évoquant des amours homosexuelles. Eh oui ! Les traducteurs européens
déployaient alors des trésors d’imagination, entre
ruses et jeux de mots, pour ne pas choquer leurs
lecteurs avec cette littérature libertine et “étrangère” aux mœurs des Européens à l’époque.
L’islam ose, l’Europe censure
Dans son célèbre A la recherche du temps perdu,
Marcel Proust se souvient de l’hésitation de sa mère à lui offrir l’une des deux traductions disponibles
des Mille et une nuits : la première, plus ou moins fidèle au texte originel en arabe, ou une autre, élaguée et expurgée de tout contenu érotique ou
homosexuel. Pour ces sociétés européennes, la
perversion, le libertinage et la corruption morale
venaient de l’autre : le musulman. La littérature
arabe, persane ou turque était à l’époque vue d’un
mauvais œil. Les mœurs arabes ont ainsi pu choquer : au 17ème siècle, Joseph Pitts, un jeune Anglais
capturé par des corsaires algériens, décrit dans ses
mémoires, non sans aversion et horreur, comment
à Alger “les hommes tombent amoureux des garçons,
comme en Angleterre ils le feraient avec des femmes”.
Ces exemples peuvent faire sourire ou irriter.
Surtout si l’on s’en tient à l’idée, largement répandue aujourd’hui, selon laquelle l’homosexualité est
une mode étrangère, une greffe, une perversion occidentale que des esprits malintentionnés tentent
d’importer dans nos chastes contrées musulmanes.
Les tenants de ce discours, conservateur et binaire,
esquivent ainsi tout un pan de l’histoire et de la culture musulmanes. Exit donc la poésie libertine arabe et persane, adieu les traités érotiques, écrits
pourtant par des théologiens musulmans. Quant à
TELQUEL 30 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 2010
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Le Mag
L’HISTOIRE DE L’ÉROTISME EN TERRE D’ISLAM
EN COUVERTURE
DR
texte religieux prescrit et interdit. L’élargissement
de l’empire musulman, notamment sous la dynastie abbasside, a engendré un changement des
valeurs et des normes, et de nouvelles habitudes
sont apparues. Les amours masculines n’étaient
plus dissimulées, cachées ni réprimés, mais elles
étaient affichées, proclamées et tolérées. Des
amours non seulement charnelles et sexuelles,
mais aussi philosophiques et mystiques.
Femmes et femmes
Il était une fois à Fès…
Dans sa Description de l’Afrique, Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain,
décrit les mœurs d’un genre particulier de voyantes dans la ville
de Fès. Amatrices de plaisir saphique, les voyantes recourent à des
subterfuges pour séduire et attirer d’autres femmes, qui succombent
à leur appel, par naïveté ou par consentement. Extrait.
Califes amoureux
L’élargissement
de l’empire
musulman
ayant fait
évoluer les
mœurs, les
amours
masculines
n’étaient plus
dissimulées ni
réprimées,
mais affichées
et tolérées.
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Abou Nouass, Omar El Khayam et Al Jahid, tous
ces (grands) auteurs de textes à caractère homosexuel, ils n’ont, à les croire, tout simplement jamais existé. Il y a pourtant une histoire musulmane
de l’homosexualité, qui éclaire sous un autre angle
l’évolution des sociétés musulmanes et leurs rapports avec la sexualité et le plaisir.
En tant que religion et selon les textes sacrés,
l’islam interdit l’homosexualité et la considère
comme un vice et une turpitude. Sur ce point,
l’islam s’inscrit dans la continuité des autres
religions monothéistes, en reprenant l’histoire
de Sodome et le sort du peuple de Loth pour interdire l’homosexualité.
Le mythe fondateur de Sodome
Comme l’explique le Tunisien Abdelwahab
Boudhiba dans La sexualité en islam (1975, éd.
Puf), l’islam a une vision du couple fondée sur
“l’harmonie préétablie et préméditée des sexes”. Ce
qui suppose une complémentarité foncière du
masculin et du féminin. Le but de cette complémentarité est la jouissance et le plaisir, mais aussi et surtout la procréation et la perpétuation de la
race humaine. Dans cet esprit, l’homosexualité
serait une violation de l’harmonie naturelle et
une menace d’anarchie et de déséquilibre.
Le Coran ne précise pas de châtiment spécifique sanctionnant l’acte homosexuel, ce qui
ouvre la porte à tout un débat théologique sur la
nature de la punition. D’après un hadith du prophète, la sanction doit être la peine de mort, reproduisant par là même le châtiment divin qui
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s’est abattu sur le peuple de Loth. Toutefois, la
similitude avec Zina (la fornication) est évoquée
par certains ouléma musulmans pour établir des
variations dans la sanction : la lapidation jusqu’à
la mort pour l’homosexuel marié, et des coups
de fouet pour le célibataire. L’homosexualité féminine est traitée avec une indulgence relative.
Elle n’est pas assimilée à la fornication ni à l’homosexualité masculine. Les Sihakyate (lesbiennes) font l’objet d’une simple réprimande
laissée à la discrétion du juge. L’absence de pénétration anale, qui définit l’homosexualité aux
yeux des théologiens musulmans, explique vraisemblablement cette “mansuétude”.
Dans la théologie musulmane, la pratique de
l’homosexualité, pour pouvoir être démontrée
comme un fait avéré, requiert les mêmes preuves
que dans le cas de la fornication : le témoignage de
quatre personnes attestant avoir vu et discerné
une pénétration totale, ou bien un aveu sans rétractation des personnes concernées. Des exigences draconiennes qui rendent quasiment
inapplicables les sanctions qui frappent les pratiques homosexuelles. Fréderic Lagrange remarque dans son livre Islam d’interdits, Islam de
Jouissance (Editions Tétraèdre, 2008), que le juriste musulman remercie souvent Dieu “de pouvoir
cacher les vices des croyants qui ne sont pas ostentatoires dans leur transgression de la loi divine”.
Mais l’évolution de la société musulmane, suite
aux conquêtes militaires et au contact avec
d’autres civilisations, a produit des réalités nouvelles et des modes de vie différents de ce que le
La troisième catégorie de devins comprend
des femmes qui font croire qu’elles sont liées
d’amitié avec certains démons d’espèces différentes. Elles appellent en
effet les uns démons
rouges, les autres démons blancs, les autres
démons noirs… Mais les
gens qui joignent à l’honnêteté une certaine instruction ainsi que
l’expérience des choses,
nomment ces femmes
Sahacat… Lorsqu’il se
trouve une belle femme
parmi celles qui viennent
les consulter, elles s’en
éprennent ainsi qu’un jeune homme s’éprend d’une
jeune fille et, comme si le
démon parlait en person-
LA FEMME DANS LA PEINTURE ORIENTALISTE
Amour platonique.
Comme chez les Grecs anciens,
l’amitié amoureuse entre les
éphèbes est décrite comme
une source d’exaltation dans
la littérature musulmane.
Dans son Histoire des califes, le théologien et
historien égyptien Jalaloudine Assayouti, fournit
cette description du calife abbasside Al Amine :
“Il achetait, sans compter, des eunuques qu’il réservait à son plaisir, renonçant ainsi à ses femmes
et concubines”. Al Amine, fils et successeur du
grand calife Haroun Arrachid, vouait un amour
démesuré à certains de ses esclaves mâles, et
composait pour eux des poèmes où il manifestait
sa passion et sa flamme. Le calife, dont l’empire
s’étendait du Maghreb jusqu’à la Chine, décrit
ainsi son serviteur Kawthar dans l’un de ses
poèmes : “Kawthar est ma religion et ma vie, ma
maladie et mon médecin. Bien injuste est celui qui
blâme un cœur pour son amour”.
D’autres califes abbassides, comme Al Moâtassim et Al Wathiq, écrivaient des poèmes d’amour
dédiés aux jeunes garçons et éphèbes. Assayouti,
grand théologien malékite, nous apprend à ce
propos que le calife Al Moâtassim avait “un mignon d’une beauté exceptionnelle qui s’appelait
Ajib, et dont il était follement amoureux”.
Ces quelques exemples renseignent sur les
changements qui ont touché la société musulmane lorsqu’elle est passée d’un petit Etat désertique
à un empire qui domine le monde. Les rapports
avec l’homosexualité ont également muté. Ce qui
relevait de la turpitude qu’il fallait taire et cacher
est devenu une pratique courante et consacrée
même par les califes, détenteurs du pouvoir politique mais également spirituel et religieux.
Dans son traité historique Albidaya wa Alnihaya, Ibn Kathir, juriste et théologien syrien du
14ème siècle, déplore que l’homosexualité touche
“la majorité des rois et des princes, mais aussi les
commerçants, les gens ordinaires, les écrivains, les
ouléma et les juges, sauf ceux que Dieu a voulu
Raffinement. Selon un auteur du 13ème
siècle, les femmes qui s’adonnaient au plaisir
saphique étaient élégantes et aisées.
ne, elles lui demandent
en paiement des embrassements amoureux. La
femme qui croit devoir
complaire à l’esprit, y
consent le plus souvent.
Beaucoup de femmes
qui se plaisent à ce jeu demandent aux devineresses
d’entrer dans leur corporation. Elles feignent
d’être malades et font appeler l’une d’elles. C’est
souvent l’imbécile de mari
qui fait la commission.
Elles manifestent aussitôt
leur désir à la devineresse
qui dit ensuite au mari
qu’un démon est entré
dans le corps de sa femme, et que, s’il tient à la
santé de celle-ci, il faut
qu’il l’autorise à faire partie de la corporation des
devineresses, et à tra-
préserver de ce vice”. Quant à Al Maqrizi, l’historien égyptien du 15ème siècle (cité par Malek Chebel dans Le dictionnaire amoureux de l’Islam,
Editions Plon, 2004), il témoigne qu’à son
époque “l’homosexualité était si répandue que
les femmes devaient s’habiller en hommes pour
avoir grâce aux yeux de leurs prétendants”.
Cette mutation mentale et culturelle s’explique par l’influence qu’ont exercée les cultures et civilisations annexées par les
conquêtes militaires musulmanes. L’héritage
grec, persan et hindou ont été déterminants
dans ce changement culturel.
Les éphèbes du paradis
L’un des premiers textes littéraires en arabe
traitant de la question de l’homosexualité est Mofakharat Alghilman wa Aljawari d’Al Jahid (traduit en français par l’écrivain marocain Maâti
Kabbal sous le titre Ephèbes et courtisanes, Payot,
2008). Dans ce livre écrit sous forme de dialogue,
deux hommes débattent de leurs préférences
sexuelles : le premier expose les raisons de son
amour pour les jeunes garçons, tandis que le second défend sa passion pour les femmes.
TELQUEL 30 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 2010
vailler librement avec
elles. Le buffle de mari y
croit, y consent, et, par
comble de sottise, offre
un somptueux banquet à
toute la corporation.
Après le repas, chacune
des femmes danse et l’on
festoie, au son d’un orchestre de nègres. Ensuite le mari laisse partir sa
femme à l’aventure. Mais
il en est qui font sortir les
esprits du corps de leur
femme au son d’une vigoureuse bastonnade.
D’autres font semblant
d’être eux-mêmes possédés par un démon et ils
attrapent les devineresses comme elles ont
attrapé leur femme”. I
Jean-Léon L'Africain.
Description de l’Afrique. Editions
Maisonneuve et Larose, 1980
Selon un
historien égyptien
du 15ème siècle,
l’homosexualité
était si répandue
que les femmes
devaient
s’habiller en
hommes pour
trouver grâce aux
yeux de leurs
prétendants.
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Le Mag
L’HISTOIRE DE L’ÉROTISME EN TERRE D’ISLAM
Saphisme. Mal connu
dans l’histoire musulmane,
le lesbianisme est souvent
associé au harem et
au hammam.
Les deux versets
du Coran
décrivant le
paradis peuplé
de garçons
“beaux comme
des perles
conservées”
sont souvent
utilisés dans
les récits
historiques et
littéraires pour
justifier l’amour
entre les
éphèbes.
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Le dialogue entre les deux hommes est un petit bijou de l’art de la polémique très prisé dans la
littérature arabe classique. Toutes les références
sont mobilisées pour damer le pion à son interlocuteur et appuyer ses positions : la poésie,
l’histoire, les anecdotes drôles et croustillantes,
mais aussi les hadiths et les versets coraniques.
L’amoureux des femmes évoque sans hésitation
des paroles du prophète rendant hommage aux
femmes et à leurs mérites, tandis que l’autre défend sa préférence pour les jeunes garçons en
citant deux versets du Coran, qui décrivent les
plaisirs du paradis auxquels vont goûter les
croyants. Parmi ces délices, les versets promettent des garçons beaux “comme des perles
conservées”, selon l’expression coranique, destinés au service des heureux élus.
Cet argument peut étonner, mais il est souvent
utilisé dans les récits historiques et littéraires
pour justifier l’amour envers les éphèbes. Yahya
Ibn Aktham, Qadi al qodat (plus haut grade de la
magistrature musulmane) sous le calife Al Mamoun, recourait également à cet argument pour
justifier ses goûts sexuels et son penchant pour
les garçons. Sur le ton de la boutade, ce génie de
la théologie musulmane, comme on le décrivait
dans les livres d’histoire, argumentait : “Pourquoi ne pas désirer sur terre ce que Dieu réserve à
ses fidèles au paradis ?”. Il est stupéfiant de
constater que les écrivains musulmans, souvent des ouléma et des hommes de religion,
n’éprouvaient aucune gêne ou embarras à citer
des histoires et des poèmes célébrant l’homosexualité. Cela faisait partie, pour beaucoup
d’entre eux, d’une simple manifestation de
connaissance encyclopédique et d’érudition.
Célébrer la beauté masculine et déclarer son
amour à un jeune éphèbe n’avaient pas toujours
une connotation sexuelle et ne couvaient pas forTELQUEL 30 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 2010
cément un désir de jouissance. Dans certains cas,
il s’agissait tout simplement d’un simple jeu littéraire, une démonstration de la maîtrise du verbe
et son maniement dans les différentes situations.
D’autres formes de passions homosexuelles dans
l’histoire musulmane ressemblent plutôt à un
amour platonique ne débouchant pas forcément sur des relations sexuelles. Ces manifestations d’amour platonique entre des personnes
de même sexe sont très présentes dans la littérature mystique musulmane.
Sexe, amour et chasteté
Le collier de la colombe, écrit par l’Andalou Ibn
Hazm, est certainement l’un des plus beaux
livres en arabe sur le thème de l’amour. Un texte plein de délicatesse, de mélancolie et de sensibilité. Ibn Hazm était aussi un homme de
religion et fondateur d’un rite très rigoriste et ultra-orthodoxe. Dans Le collier de la colombe, ce
juriste et théologien cite sans jugement ni distinction les passions homosexuelles aussi bien
que les amours hétérosexuelles. Pour lui, tous
les récits, anecdotes et poèmes méritent d’être
cités dès lors qu’ils relèvent de l’amour chaste et
platonique. Ibn Hazm avait une vision romantique et mélancolique de l’amour, qui se définissait selon lui par le tumulte des sentiments et la
passion pour l’être aimé, sans que le corps ne
vienne pervertir tout cela, et surtout dans un
cadre illicite. L’amour d’un homme pour une
personne de même sexe entrait dans cette définition, d’où les exemples d’amour homosexuel
qu’Ibn Hazm décrit dans son livre.
Sur cet aspect, la littérature musulmane reprend
des thèmes qu’on retrouve déjà chez les Grecs antiques, notamment celui de “l’exaltation de l’amitié amoureuse pour les éphèbes”, comme le
remarque Fréderic Lagrange. Dans Le Banquet de
Platon, il est question de l’amour idéal et passionné qui liait le philosophe Socrate à son disciple Alcibiade. Le philosophe grec apprend à
son disciple, jeune et beau, que l’amour spirituel
et intellectuel est plus intense et plus durable
que la rencontre des corps, voués à s’affaiblir un
jour. L’essence même de ce que l’on nomme de
nos jours l’amour platonique.
On retrouve fortement cette idée chez les mystiques musulmans, qui conçoivent l’accompagnement d’un jeune homme comme une initiation
spirituelle et l’amour entre deux hommes comme
une forme d’amour divin. Dans Massarii Al’ochaq
(Les sorts des amoureux), le cheikh Abou Mohammed Al Qarii raconte l’histoire d’un soufi musulman affecté et peiné par la mort d’un jeune
homme dont il ne se séparait jamais. Le soufi a
pleuré toutes les larmes de son corps après la disparition de son compagnon et passait des journées entières debout face à la tombe du jeune
garçon. Un jour, on l’a retrouvé mort au pied de la
sépulture de son bien-aimé. Les Mille et une nuits
foisonnent également d’histoires de mystiques
follement amoureux de jeunes garçons, mais aussi d’un amour chaste et platonique (voir encadré).
19ème siècle
L’étrange histoire
de Haj Amraoui
En 1860, Haj Driss Amraoui est envoyé par le sultan du Maroc, Sidi
Mohammed, à Paris pour rencontre l’empereur Napoléon III. L’émissaire
marocain rédige un livre où il relate les péripéties de son voyage
et ses remarques sur la France. Mais sur le chemin vers Paris, il
rencontre à Auxerre un jeune homme d’une beauté troublante…
À notre arrivée à
Auxerre, nous
avons croisé sur
les quais de la gare un très
beau garçon, raffiné, sympathique, avec des yeux et
des cheveux noirs. Tout indiquait chez lui une amabilité
et une gentillesse, comme
chez les Arabes. D’autant
que depuis le début de notre
Histoires de lesbiennes…
Objet de fantasmes orientalistes et lié souvent
au hammam et au harem, le lesbianisme en histoire musulmane demeure très mal connu. Les
sources sont très rares et, dans une société fortement masculine, les femmes ne pouvaient pas
s’exprimer elles-mêmes sur ce sujet, bien que
l’homosexualité féminine soit sanctionnée avec
moins de sévérité que l’homosexualité masculine.
Chihabeddine Al Tifachi, juriste tunisien du
13ème siècle, a consacré une partie de son livre
Nozhat Alalbab (Le plaisir des esprits) au lesbianisme. Le cadi tunisien fournit dans cette partie
des explications “scientifiques” sur les origines
biologiques de l’homosexualité féminine, pour
converger après sur des descriptions précises et
étonnantes sur les lesbiennes de son temps. Al
Tifachi explique donc que ces femmes “utilisent
excessivement les parfums et sont pointilleuses sur
la propreté et l’hygiène. Elles n’achètent que les
meubles, les mets et les bijoux les plus chers et les
plus rares”. L’élégance et le raffinement des
femmes qui s’adonnent à l’amour saphique, selon cette description, laissent croire qu’il s’agit
Châtiment. D’après un hadith, l’homosexualité
est passible de la peine de mort, en référence à
la punition divine qui s’est abattue sur Sodome, dont
Loth et ses filles furent les seuls survivants.
UTPICTURA18- BASE DE DONNÉES ICONOGRAPHIQUES
LA FEMME DANS LA PEINTURE ORIENTALISTE
EN COUVERTURE
À Auxerre, j’ai aperçu un
voyage en France, nous
faon, qui captive les
n’avons pas croisé un seul
cœurs avec son regard
visage plaisant. Ce jeune
Ses cils sont des
homme a séduit mes amis,
qui m’ont demandé d’impro- archers qui ont fait de mon
cœur leur prisonnier
viser un poème où je célèbre
Maintenant, compagnons, si
son charme, en guise
d’amusement. Et bien que je je perds mon cœur, où est-ce
que je pourrais partir ?” I
ne sois pas un poète, j’ai
composé sur le champ
Driss Amraoui. Tohfat Almalik
Alaziz. Editions du nord. 1989.
ces vers galants :
surtout de personnes qui appartiennent à des
classes sociales aisées. Al Tifachi n’épargne pas
à son lecteur certains détails concernant les positions sexuelles et les techniques de coït chez
les lesbiennes. A l’instar d’Al Jahid dans son
livre sur les avantages comparatifs de l’homosexualité masculine et l’hétérosexualité, Al Tifachi réserve quelques pages au débat entre les
adeptes du lesbianisme et ses détracteurs.
Risque écarté de grossesse et discrétion en cas
d’adultère sont cités parmi les avantages et “les
vertus” de l’homosexualité féminine.
L’une des références historiques sur le saphisme est l’œuvre d’un auteur marocain du 16ème
siècle, Mohammad Hassan Al Wazzan, originaire de Fès et enlevé par des corsaires italiens qui
l’ont vendu au pape. Ce dernier l’a adopté comme fils en le baptisant sous le nom de Jean Léon
de Médicis, dit Léon l’africain. Dans son livre
Description de l’Afrique, Hassan Al Wazzan décrit
les ruses des lesbiennes dans la ville de Fès pour
séduire d’autres femmes souvent mariées. Ecrivant son livre à l’intention du maître du Vatican, il relate et condamne, avec une touche
d’humour, les stratagèmes de ces femmes (voir
encadré). Toujours dans ce livre, le diplomate
pontifical décrit une autre catégorie d’homosexuels qu’il a croisés en territoire marocain,
celle des travestis. “Ce sont des hommes qui
s’habillent en femmes et portent des ornements
comme les femmes. Ils se rasent la barbe et vont
jusqu’à imiter les femmes dans leur façon de
parler… Chacun de ces êtres abjects a un concubin et se comporte avec celui-ci exactement comme une femme avec son mari”, s’enflamme
Hassan Al Wazzan. Qui a dit que l’homosexualité est une “invention” occidentale ? I
TELQUEL 30 OCTOBRE AU 5 NOVEMBRE 2010
Les mystiques
musulmans
concevaient
l’accompagnement
d’un jeune
homme comme
une initiation
spirituelle et
l’amour entre
deux hommes
comme une
forme d’amour
divin.
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