Houellebecq - Académie des sciences morales et politiques

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Houellebecq - Académie des sciences morales et politiques
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Houellebecq
par Alain BESANÇON
membre de l’Institut
(Critique de l’ouvrage, Plateforme, de Michel Houellebecq, Paris, Flammarion, 2001, 370 p.)
Texte paru dans la revue Commentaire, N°96, 2002
Je ne me suis pas pressé d’acheter Plateforme. Je l’avais feuilleté en librairie : à
première vue c’était un chapelet de scènes porno englobées dans un poudingue de prose
lourde. Je craignais de retrouver avec moins de talent et en moins drôle l’esprit de la bande
dessinée de Reiser dite du gros dégueulasse. Très française. Puis comme mes proches
m’assuraient que je me trompais, j’ai acheté. Ils avaient raison, ce roman est d’un très grand
intérêt.
Cela commence dans le ton de l’Etranger de Camus. Un homme seul, faiblement
social, commence le récit de sa vie, qu’on devine condamnée. Il y aura lieu de comparer ce
qu’imaginait sur ce sujet un écrivain des années quarante et un autre des années deux mille.
Qu’est devenu le common man pendant ce temps ? Le ton, résolument behaviouriste a sa
source dans la littérature américaine du dernier siècle. Un homme se décrit objectivement,
positivement, en relation avec un monde objectivement, positivement décrit.
J’ai lu que Houellebecq avait été blâmé pour son “absence” ou pour son “refus” du
style. Bien sûr il n’a que faire des concetti, des pétarades, des jeux de mots qui fleurissent
chez nos brillants éditorialistes du Figaro Madame et dans leurs charmantes chroniques si
bien enlevées qui tournent parfois au roman couronné par les prix d’automne. S’il écrit plat,
c’est exprès, parce que cela convient à son dessein. Je ne sais pas pourquoi on l’a comparé à
Céline. Parce qu’il a fait scandale ? Quand il y a scandale littéraire c’est devenu un réflexe
de nommer Céline. Rien de plus faux. Houellebecq n’a rien à voir avec Céline. La référence
littéraire, le point de comparaison éclairant à mon avis, c’est Simenon.
Le ressort du roman simenonien est celui-ci : une existence médiocre, répétitive,
ennuyée est brusquement arrachée à l’engluement par un accident : un crime, une passion
amoureuse, ou les deux. Le personnage devient pour un moment intéressant, il sort du rang. Il
passe par une crise spirituelle qui le transforme complètement. Il entre à fond dans la logique
dangereuse de sa nouvelle vie. Puis la réalité le rattrape, il meurt ou bien il retombe plus bas
qu’avant dans une existence végétative vouée à la mort. Ce n’est pas lui qui fait réflexion sur
ce qui lui est arrivé. Il n’en est pas capable. C’est pourquoi il ne peut que décrire
minutieusement ce qu’il a perçu, dans un langage pauvre et neutre. Mais le lecteur, lui, en
refermant le livre, et si il possède le moindre sens littéraire et philosophique, peut s’élever
vers les hauteurs : il vient de lire une tragédie, une atroce histoire d’amour. Alors seulement la
poésie apparaît. Je crois que Simenon avait pris se procédé, cette sorte d’effet retard, chez ses
maîtres anglais, Hardy, Conrad surtout. Quelque fois Conrad avait été attiré par un
symbolisme direct et éclatant, comme dans The Heart of Darkness. Aussi Simenon a-t-il refait
ce livre dans un registre gris et social dans le Coup de lune. Comme il a repris Nostromo dans
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Long Cours, où le déchirement du sacrifice amoureux qui fait la matière du livre, n’est
perceptible qu’à l’extrême fin.
Voici l’histoire :
Le narrateur est convoqué en Normandie par la gendarmerie qui lui annonce la mort de
son père, assassiné. Grande indifférence. Il rentre chez lui, et reprend son “travail”
médiocrement rémunéré au ministère de la culture où il s’occupe “d’animer” des
“installations”. Description sans rire de quelques “installations” (viande pourrie dans des
culottes de jeunes femmes, lâcher de mouches cultivée sur les propres excréments de l’artiste,
(“genre trash, un peu daté”) photographies de brutalités policières prises au télé-objectif, mais
dans “une approche fun”. Ayant touché son héritage il s’offre un séjour dans un club de
vacances. La représentation heure après heure de la vie du groupe de touristes en Thaïlande, à
Bangkok, dans la nature - la jungle, le blue lagoon, le massage, les masseuses, les clients - ne
réclame pas d’analyse supplémentaire. Elle se suffit à elle même, lamentable, contenue dans
l’emploi du temps du troupeau touristique, appliqué à remplir son programme. Une sorte de
comique plombé mais fort surgit de temps en temps. Le narrateur se rend compte de la misère.
Tristement il essaie d’entrer en conversation avec une fille. Voici l’incipit : “Il faut
reconnaître, quand même, la nature, oui....”. Il poursuit : “La nature, quand même, des fois...”.
Et ce résumé d’histoire : “ L’apogée du royaume Khmer se situe au XIIe siècle, époque de la
construction d’Angkor Vât. Ensuite ça se casse plus ou moins la gueule”. Cependant il
rencontre Valérie dont il tombe amoureux. C’est un sentiment qu’il ne connaît pas très bien
mais qu’il identifie comme tel.
Rentré à Paris, il entre dans le monde de l’entreprise moderne où Valérie réussit fort
bien. Cette entreprise est un tour operator , filiale d’un groupe hôtelier géant. Valérie travaille
en tandem avec un cadre dynamique, Jean Yves, qui a cependant des “problèmes”, surtout
conjugaux. Sa femme parfois officie en “dominatrice” dans un club SM. La hiérarchie de
l’entreprise, les stratégies de réussites, les angoisses d’échec sont retracées impassiblement,
et d’autant plus drôlement. Michel, leur donne une idée : pourquoi ne pas construire des
villages qui seraient franchement et presque ouvertement des sortes de bases de prostitution.
Les filles pourraient monter dans les chambres. Les clients du club n’auraient pas à prendre
des risques dans les hôtels extérieurs. Cela ne tomberait pas sous le coup du proxénétisme,
puisque les filles ne paieraient aucune ristourne au club. L’idée emballe Valérie et Jean Yves.
Les comités supérieurs donnent le feu vert, non sans consulter un sociologue assez hilarant et
non sans vérifier que cela est bien conforme à l’éthique de l’entreprise. Ils convainquent un
investisseur allemand, au cours d’un déjeuner d’affaires dont le menu , soit dit en passant, est
composé d’un salmis d’étrilles aux fruits rouges, suivi d’un saint pierre grillé aux figues
fraîches. C’est le Jack pot pour Valérie, Jean-Yves et Michel.
Les clubs se montent par toute la terre. Valérie et le narrateur vont en inaugurer un en
Thaïlande. Ils y sont très heureux, comme des touristes. Un soir un commando musulman
passe tout ça à la mitrailleuse et à la bombe. Plus de cent morts. Valérie est tuée. Jean-Yves
est viré au nom des valeurs éthiques de l’entreprise. L’Allemand abandonne le “projet”. Le
narrateur entre dans un état dépressif dont il ne sort plus. Il s’en va de Paris, quitte tout notre
monde, s’installe en Thaïlande. Il n’attend plus rien que la mort. “On m’oubliera, on
m’oubliera vite”.
Un point délicat doit être affronté avant d’aller plus avant et de porter un jugement sur
le livre : le sexe. On constate qu’une proportion démesurée du livre est occupée par la
représentation détaillée, anatomique, de scènes que l’esprit le plus large, le moins pudibond
ne peut qualifier que de pornographiques. Étant donné le nombre restreint de combinaisons
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qu’offre l’acte sexuel (ici strictement hétéro, ou presque, ce qui le limite encore),
Houellebecque nous en offre une galerie presque encyclopédique. Pourquoi ?
Est-ce en relation avec l’évolution de nos mœurs ? Certes, dans ma génération, la
sphère du sexe non seulement en pratique mais en imagination était restreinte à un volume
sensiblement inférieur. Mais j’ai interrogé de plus jeunes, et ils n’ont entendu parler que
vaguement et de loin de semblables exercices et ceux qui s’y adonnent sont à leur avis une
petite minorité très élitaire. Dans ce livre ils semblent presque obligés par une norme
démocratique. Ma foi, je n’en sais rien. Il est bien difficile de se faire une idée précise en ces
domaines. Philosophiquement j’ai tendance à penser que l’oscillation autour des conduites
moyennes au cours du temps doit être assez faible. Il se peut comme l’estime Jacques
Dupâquier que les mœurs du théâtre, qui ont toujours bénéficié d’une sorte d’exemption par
rapport aux règles ordinaires de la vie sociale, aient brusquement, à partir de 1964 et de la
généralisation de la télévision, envahi le monde extérieur et s’y soient imposées comme de
nouvelles normes. En ce cas la vie sexuelle selon Plateforme rejoindrait une réalité
sociologique, encore qu’elle paraisse considérablement plus débridée que celle du théâtre,
même outrée par l’imagination de Bossuet et de Rousseau . Mais j’en doute. Je doute aussi
que ce point de vue intéresse Houellebecq.
L’intrusion du sexe dans le récit produit chaque fois un effet désagréable. Il est
accentué par le fait que l’auteur utilise toujours les mêmes mots et que, dans la riche
collection des synonymes qui désignent en français les organes sexuels, il prend exprès ceux
qui sont chargés d’une note de vulgarité, ceux qu’emploient les gens vulgaires. Dès la
première page, et devant le cercueil de son père il pense “T’as fourré ta grosse bite dans la
chatte à ma mère” - la vulgarité choque plus que l’obscénité, soulignée d’ailleurs par la
syntaxe qui renvoie au plus bas niveau de langue. Pourquoi ces chocs à répétition, ces
brutalités ?
C’est problématique parce que certains coïts donnent au contraire lieu à de véritables
extases, avec transport hors du monde, tournoiement d’étoiles, dans un vocabulaire pris tel
quel dans la littérature amoureuse la plus lyrique, de gare ou pas, sinon même dans la
littérature mystique. Le plus souvent l’auteur en reste à la description clinique physiologique.
Il fait parfois descendre l’acte amoureux à la simple résolution d’une tension, à quelque chose
comme une défécation. Un brave batteur noir se fait “travailler” (euphémisme) par Valérie,
tout en bavardant avec le narrateur et l’entretenant de savantes questions de rythme. Tout à
coup il est surpris par la jouissance : “ Ah, elle m’a eu...dit il en riant à moitié, elle m’a bien
eu”.
Houellebecq semble exalter le sexe, comme le seul absolu à portée, et simultanément
le rabaisser au plus bas étage des conduites humaines : ce qui offre une piste vers sa
philosophie et même vers le philosophe sous lequel il se range. Mais il faut expliquer d’abord
l’amour de Valérie.
C’est ici que nous rompons avec le modèle simenonien. L’amour chez Simenon ( dans
Les Clients d’Avrenos, par exemple, ou encore dans ce chef d’oeuvre, La Chambre bleue) est
aussi désespéré et fatal que possible, mais c’est l’amour classique, celui d’Ovide, de Tristan,
de Racine, de l’abbé Prévost. Même si les héros et les héroïnes appartiennent davantage au
monde du bordel et du crime crapuleux qu’à celui des palais royaux, les sentiments sont les
mêmes, et la magnanimité se fraie chemin dans l’âme des protagonistes, si trouble soit leur
point de départ. Les personnages vivent puissamment, s’affirment de plus en plus, au même
pas que leur passion amoureuse, jusqu’à être dignes de leur destinée tragique. Qui est
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Valérie ? De nature une bonne fille, qui ne fait point d’histoires, qui aime faire plaisir, dans
tous les sens du mot. Ce qui n’empêche que dès l’âge le plus tendre elle ait tout essayé, tout
fait, et c’est toujours elle qui enseigne à son compagnon de nouveaux tours, de nouvelles
cascades, qui l’entraîne à des parties à trois ou quatre. Par un autre aspect c’est une fille
intelligente, d’un parfait bon sens, très douée pour les affaires, parfaitement adaptée à la
réussite d’une carrière dans une entreprise moderne. Recrue parfaite pour les DRH, cible
idéale pour les chasseurs de têtes. Avec ça inaccessiblement vide.
La critique a été bien embarrassée par Plateforme. Elle n’a pu l’accabler tout à fait
parce qu’il contenait cette “bouleversante histoire d’amour”, et que l’Amour, n’est-ce pas,
c’est sacré, il faut le défendre. A mon sens elle fait fausse route. Entre Valérie et Michel, il y
a un “attachement”, surtout de la part de Michel. Chez Valérie l’amour est dévoré avant de
naître, d’une part par le sexe, d’autre part par la vie sociale moderne symbolisée par
l’administration du groupe hôtelier géant et le monde des tour operators. Elle même subit
cette scission, cette hémorragie de part et d’autre ; d’où la vacuité au centre d’elle même.
S’il y a un pathos dans ce livre, ce n’est pas celui de l’amour, mais de l’avortement inévitable
de l’amour, de sa condamnation “aux putes”, et finalement de l’extinction du désir dans le
monde moderne tel du moins que celui ci est conçu par l’auteur.
Nous en savons désormais assez pour reconnaître l’école philosophique à laquelle
appartient Houellebecq, qu’il le sache ou pas : celle de Schopenhauer. Le monde , qui est une
horreur, est soumis à la Volonté, absurde, sans raison, toute puissante. Son agent principal,
qui rive les hommes à ce monde et le perpétue, est la sexualité. L’amour est un piège
suprême , car il se sert de la satisfaction égoïste de l’homme moyen pour assurer
contradictoirement son emprisonnement dans le vouloir vivre, le triomphe de la Volonté qui
ne sait pas ce qu’elle veut. Etc. Etc. Je renvoie à l’auteur et aux commentateurs. On a
reconnu récemment ( grâce à Anne Henry, en particulier), l’immense famille littéraire qui
s’est développée autour des thèmes du misanthrope de Francfort. Il est plus qu’un inspirateur,
il remplit une fonction qui travaille la littérature européenne. Cette fonction, substantiellement
modifiée, mais analogue a été occupée ensuite par Freud et Nietzsche, mais on note
aujourd’hui un retour à la source.
Ce qui a fasciné les écrivains et les artistes en général chez Schopenhauer, c’est la
division tranchée qu’il établit entre les “génies” et les “hommes ordinaires”. Le génie s’élève
au dessus du Vouloir vivre, il se libère des illusions ou l’engage la Volonté, il échappe aux
esclavages de l’amour et du sexe, il voit le monde comme il est. Tout en bas il voit grouiller
l’immense troupeau aveugle des “hommes ordinaires”. Proust, imbibé de Schopenhauer au
point qu’il en recopie tels quels des passages entiers dans le Temps Retrouvé, traite à la fois
du génie et de l’homme ordinaire. L’histoire du Narrateur est celle de l’avènement du génie,
et quand le génie advient, quand il va créer le grand oeuvre salvateur, il a renoncé à l’amitié, à
l’amour, aux illusions de Combray et de de Guermantes. Il abandonne à leur sort Legrandin,
Norpois et Verdurin — ordinaires. Mais une autre famille d’écrivains, intimement certains
d’appartenir à la Genalienrepublik, se contentent de regarder avec pitié, ironie ou mépris, les
hommes ordinaires vivre et mourir : Maupassant, Thomas Hardy, Conrad, Simenon encore,
aujourd’hui Houellebecq.
Il nous reste à réfléchir au plus important, la réception de Plateforme en France et son
phénoménal succès. La raison semble claire : le public y a vu une histoire en rapport avec son
expérience vécue. Or il désespérait que sa propre littérature en fût encore capable. Les
Américains , quelques dames anglaises savent encore donner du monde social contemporain
des images vives, ressemblantes, reconnaissables. C’est pourquoi nous lisons avec tant de
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plaisir John Updike, Thomas Wolfee, Ruth Rendell, Elisabeth Taylor... Mais c’est un peu loin
de chez nous, malgré la proximité et le parallélisme des évolutions. Nous voudrions que nos
romanciers fissent aussi bien. Au lieu de quoi nous avons des cabrioles stylistiques, des
thèses, des ruminements internes, des grands désespoirs, de la subjectivité en veux tu en voilà,
du porno sans autre signification que le porno lui-même. Incapacité tout simplement de
raconter une histoire ; dédain altier pour ce qu’on appelle la readibility. Futilité.
On comprend que nos autorités critiques se soient émues. Ce livre bizarre,
incontestablement trouble, risquait d’ébranler l’olympe de carton de notre pauvre littérature .
De grands pans pouvaient s’ébouler d’un instant à l’autre dans le plus poussiéreux oubli.
Deux recensions critiques m’ont frappé. La première est de Patrick Besson, dont on connaît le
talent pour la chronique “survireuse”, “dérangeante”. Il a fait un joli éreintement sur le thème
: pas de style. C’est mal viser, je l’ai dit. Une autre dans le Monde, en première page, d’un
brave écrivain dont je n’avais pas entendu parler et dont j’ai oublié le nom. Elle vibre d’une
indignation furieuse et sincère. La France entière est en cause, qui se révèle dans ce livre sous
ses traits hideux et permanents, xénophobes, racistes, pétainistes. La bête immonde pointe
l’oreille... Il y a eu aussi une curieuse attaque de Sollers sur le point que Houellebecq cite
Auguste Comte, cet “auteur ringard”. Sollers, féru de culture comme il aime à se montrer,
devrait savoir qu’Auguste Comte brille plus que jamais dans la petite constellation des grands
philosophes classiques ; que de surplus la citation est fort opportune, puisque un des
problèmes que Comte a posé (dès 1820) est de savoir si la société moderne peut subsister sans
philosophie, sans religion, sans autorité spirituelle, et que ce même problème, toujours non
résolu en l’an 2000, est au fond de parabole romanesque de Plateforme.
Certaines voix se sont élevées, je regrette d’avoir à le rapporter, pour demander que la
censure sévisse et qu’on mette hors de nuire un ouvrage qui fait “l’apologie du tourisme
sexuel”, qui ne présente pas l’Islam comme une religion d’amour, bien au contraire. Monsieur
Flammarion, le 11 septembre au matin, est allé présenter des excuses au recteur Boubakeur. Il
faudrait établir d’abord si les opinions du narrateur correspondent à ces accusations et, ensuite
si les opinions de Houellebecq coïncident avec celles-ci. L’auteur semble préférer ne pas trop
se montrer, vivre au loin bien caché. Il en a le droit, comme il jouit également du droit
littéraire à l’équivoque, au double sens et à l’ambiguïté, parce que ce sont des moyens dont la
littérature ne peut se passer.
Cependant quatre cent mille lecteurs se sont arrachés le livre.
Ont ils été attirés par le genre d’émotion que procurent les scènes de sexe ? S’ils les
ont lues avec quelque attention, ils en ont subi l’agression et doivent être déçus. Je me
demande tout de même si Houellebecq n’a pas été entraîné au delà de ses intentions. On sait
depuis Saint Augustin et déjà avant lui, que le sexe marque une vive propension à échapper au
libre arbitre. L’espèce de crescendo des dernières pages s’accélère sans aucun frein. On
conçoit que le lecteur puisse être attiré par de meilleures raisons. Que l’amour soit aujourd'hui
aujourd’hui mesuré par le sexe, et non l’inverse, c’est à dire que ce soit l’intensité du plaisir
sexuel qui permette de savoir si l’on aime ou pas est sans doute un trait contemporain
intéressant. C’est un autre mode de relation entre les êtres, qui succède à l’âge romantique où
c’était l’amour sentimental qui donnait la mesure au sexe d’un côté et au mariage de
l’autre. On ne sait trop s’il y a un glissement des mœurs, mais il y en a un de la norme des
mœurs. Beaucoup s’en tourmentent.
Nous avons tous été touristes. Philippe Muray a déclaré que le phénomène le plus
affreux n’était pas le tourisme sexuel, mais le tourisme tout court. C’est la première et la plus
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dynamique industrie du monde. Un jour peut être la moitié de l’humanité partira en solitaire,
en groupe, en aventure, en organisé, de quelque part vers quelque part et retour, détruisant peu
à peu toute la terre. Tous les paysages, tous les musées, toutes les oeuvres d’art seront
formatés aux nécessités et au goût des touristes. Aucun endroit ne sera épargné à cause du
mécanisme suivant que Houellebecq démonte fort bien : le rêve du touriste est de dénicher un
lieu où il ne rencontrera pas de touristes. Hobbesien farouche, il se répand donc comme les
molécules de gaz qui s’écartent l’une de l’autre selon la loi de Mariotte, remplissant tout
l’espace disponible. On le retrouve sur les volcans du Kamtchatka, sur la pointe de
l’Himalaya, où il passe devant les cadavres gelés et enrage parce qu’il tombe encore sur des
touristes comme lui. Mais comme le touriste est aussi sociable qu’insociable, il s’agglomère
aussi en villages et, comme il n’ a rien à faire, qu’il est , en tant que Européen ou Américain
en ballade dans le tiers monde, “un portefeuille à pattes”, il va naturellement “aux putes”,
dont ils découvre le bon rapport qualité/prix. Il sort de tout cela une détresse que beaucoup
d’hommes éprouvent et qui sont contents d’en trouver un reflet dans Plateforme.
Comme il en voient un autre, et un écho de leur malaise, dans la peinture des relations
dans l’entreprise moderne. Je l’expliquerai ainsi. Le XIXe siècle a vidé les champs dans les
usines, le XXe a vidé les usines dans les bureaux. Mais c’était pour un travail d’organisation
qui se rattachait à une production de biens matériels, ou à une commercialisation de biens
matériels. Il n’y a guère plus qu’un quart de la population active, dans nos société les plus
modernes qui travaillent directement de leurs mains ou sur des machines. Les trois quarts font
autre chose et comme le temps de travail diminue il faut les occuper. A quoi servent la culture
et le tourisme. Les salariés passent désormais, devant la télé, l’ordi, le blue lagoon, le musée,
l’essentiel de leur temps. Ainsi notre siècle vide-il les bureaux d’autrefois dans les bureaux
d’une nouvelle industrie, la culture, le tourisme. Là justement où travaillent Michel et Valérie.
Dans ces nouveaux bureaux, à cause de la rapidité de l’expansion, les salaires sont
disproportionnés, les carrières capricieuses, foudroyantes, vite foudroyées. Le “sociologue”
au long catogan pond un rapport de quelques pages ineptes : cent cinquante mille francs.
Valérie débute à quarante mille. Mais cette nouvelle industrie semble frappée d’une certaine
irréalité foncière, d’un creux de bulle qui donne à ses collaborateurs une sorte de vertige
nauséeux. Michel en a assez de ses “installations”. Valérie se fiche comme d’une guigne de
ses villages vacances. Alors que reste-t-il ? L’argent et le sexe, l’un pour l’autre, l’un par
l’autre et beaucoup de mélancolie, colmatée par l’éthique. Bref, nous sommes en pleine
critique sociale, genre à ma connaissance peu fréquenté par la littérature française
contemporaine. Ou plutôt non : elle a fait trop de fausse critique d’une société qui n’existait
que dans la tête. Houellebecq a fait un sérieux travail d’enquêteur, pas aussi énorme que celui
d’un Thomas Wolfe, mais ce n’est quand même pas mal qu’un écrivain français, à notre
échelle, donne au roman cette base sociale sans lequel le genre dépérit. J’évoquais tout à
l’heure, pour des raisons d’affinité littéraire, Camus et Simenon. Cela fait du bien de lire un
roman de notre langue qui montre que depuis leur temps le monde et notre pays ont changé.
Il y a probablement une autre raison à ce succès qui doit être examinée avec un soin
prudent. C’est la rupture en un point du couvercle politically correct. Ce n’est pas que les
Français pensent mal, mais ils ne supportent plus qu’on les force à penser bien. Ils veulent
pouvoir fronder la table bizarre des commandements qu’on veut leur imposer à la place de la
table morale ordinaire et commune. Ils en ont plus qu’assez qu’on les somme confondre
celle là avec celle ci. Exaspérés par le moralisme falsifié des médias, ils pourraient par
réaction devenir bien plus “immoralistes” qu’ils ne le sont réellement, à l’égard fameuses
“valeurs” . Or avec les “valeurs”, les interdits, les “tabous” — les vrais, pas ces tabous de
papier que les “rebellocrates”, les “mutins de Panurge” (Muray) piétinent victorieusement
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tous les jours — Houellebecq, il faut bien le dire, y va fort. Le public prend ces pétards pour
les signaux avant-coureurs d’une libération : sera-t- il enfin interdit d’interdire ? Peut être eûtil été souhaitable que, de cette première fissure dans le couvercle, fuse un air plus pur.
Je ne sais rien ni ne veux rien savoir de Houellebecq ni du rapport entre ses opinions
personnelles et celles de son personnage. On le dit “mal dans sa peau”. Il semble bien partager
un pessimisme noir envers notre monde. Comme son héros, il est parti ; lui, vers le froid
irlandais. Quant à notre humanité française, je ne vois pas pourquoi nous lui en voudrions de
la peindre comme nous la voyons nous mêmes trop souvent, en petite forme, en plate forme.
Sursum corda. J’ai souvent gémi dans cette revue de la futilité, de l’insignifiance, de
notre littérature contemporaine, surtout de la sérieuse, à cause de sa stupéfiante absence de
relation avec la réalité que public sent, veut comprendre ou seulement voir décrire. .C’est
pourquoi j’ai tenu à signaler Duteurtre, Muray, Martinez, parce que chacun dans leur genre,
ils étaient capables de parler d’autre chose que d’eux mêmes. Et bien , juste après
l’événement du 11 septembre, je n’y peux rien si Houellebecq, et dans un autre genre encore
Gérard de Villiers (ils n’ont en commun que d’avoir, comme disait La Bruyère, “semé
l’ordure dans leurs écrits”) nous ont paru singulièrement plus “relevant” que bien des livres
dont les couvertures jaunes, ou blanches à filets rouges, bien plus chics, nous étaient depuis si
longtemps un signal pour ne pas les lire. Osons : il se pourrait même que leur “message”,
disons leur champ d’application ou de “relevance” soit géographiquement plus large que
celui de ces romans anglais ou américains que je louais tout à l’heure. Universalité de notre
littérature ? Qui l’eût dit ? Et qui l’eût trouvée là ?
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