Moïse fragile Jean-Christophe Attias
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Moïse fragile Jean-Christophe Attias
REVUE DE PRESSE Moïse fragile Jean-Christophe Attias RADIO Émission Boomerang avec Augustin Trappenard, Jeudi 4 juin http://www.franceinter.fr/emission-boomerang-la-traversee-du-goncourt-de-jean-christopheattias PRESSE ÉCRITE Réforme, 27 août 2015 Moïse audible. Prix Goncourt 2015 de la biographie, ce « Moïse » pouvait être doublement fragile. Il repose en effet sur des interprétations de textes bibliques, que d'aucuns jugeront « fragiles », qui sont la matrice d'où émerge « l'homme Moïse », et non un « colosse » à la Gustave Doré. Attias réussit à faire valoir ses « lectures », placées dans le droit-fil de traditions rabbiniques, et son déplacement d'un « Moïse possible » à un « Moïse audible». Son écriture et son style sont limpides, jusque dans l’explication des trois « versets de ténèbres » d'Exode 4.24-26, ou d'Exode 34,29-35.Il accompagne alors ses lecteurs syllabe après syllabe. Et cela sans nuire à la belle qualité littéraire du livre. Les traits de l’homme Moïse sont contrastés « De bonne naissance, abandonné pourtant, et adopté, Hébreu, Égyptien, homme simplement, et féminin parfois. Un prophète, mais balbutiant, etc. » S’il reçut la Torah à la perfection, il ne put jamais prétendre à une condition plus qu'humaine, en butte à ses semblables et « aux traquenards divins ». Moïse disparu, il nous incombe de transmettre et inventer ce qui relève de la Loi, dans ce temps, le nôtre, « où Dieu ne se fait plus guère entendre ». Attias, par le détour de références au Coran et à un conte rabbinique, fait la proposition fulgurante, libératrice, d'un Moïse audible. ll n'y a pas à choisir entre deux judaïsmes, « celui d'Abraham, père de la nation, et celui de Josué, conquérant de la Terre », car il en est un troisième, « le judaïsme de Moïse, le seul qui puisse parlé à la fois aux juifs et aux autres. Un judaïsme de l'esprit, de l’errance et de l'inachèvement». Dans ses dernières pages, ce Moïse fragile insuffle de sa force aux lecteurs juifs ou non. Il réchauffera aussi des passions refroidies, ou repues, pour les textes bibliques. Bernard Roussel Regards, juillet 2015 Il fallait que l’auteur fût un éminent savant en matière de judaïsme pour nous donner aujourd’hui un essai d’apparence aussi simple, limpide, lisible sur le prophète Moïse. Une sorte de biographie (l’ouvrage vient d’obtenir le prestigieux Goncourt de la biographie, prix amplement mérité en raison de ses qualités de lisibilité, justement, de savoir et d’intelligence). Mais une biographie commentée, expliquée à ceux d’entre nous qui sont les plus éloignés des sources juives, bibliques et rabbiniques. Aucun épisode de la geste de Moïse n’échappe à Jean-Christophe Attias. Pour chacun d’eux, il a recours aux diverses interprétations (le Midrash et Rashi bien sûr). Il tente de démêler les obscurités, les énigmes, les contradictions, les répétitions dont le texte regorge pour nous amener au plus près de la vérité du sens, sans rien omettre des difficultés du texte. Il se fait candide, alors qu’il ne l’est pas du tout. C’est là sa botte secrète. L'accent est mis ici sur l’humanité de Moïse, et même sa « fragilité». D’où le titre, surprenant au premier abord. Le parti d’Attias (qui n’est pas un parti-pris) est de nous rendre Moïse plus proche, accessible, d’en faire un homme comme nous, mortel, incomplet. Et modeste. Moïse, comme d’autres prophètes (qu’on songe à Jonas), ne se juge pas taillé pour ce rôle écrasant. Il est pris entenaille entre un Dieu intransigeant et un peuple « humain, trop humain », qui a faim, qui a soif, qui en a marre d’errer, qui a la nostalgie de sa terre d’esclavage... La première limite humaine de Moïse est aussi sa dernière épreuve : il ne lui sera pas donné de franchir le Jourdain, d’accéder en Canaan, Terre promise où Dieu pourtant lui avait ordonné de conduire Israël. C’est son inachèvement même qui fait sa grandeur. Il n’est pas un père (pas de descendance prestigieuse), mais un maitre, et un maitre bègue. Comme il est écrit : sa bouche est pesante et sa langue est pesante. Il a besoin d’un frère, Aaron, pour parler à sa place. Son identité même est ambiguë, on le présente comme un « homme égyptien ». Ainsi l’appelle Jethro, le père de Séphora. Il revendique sa faiblesse face au peuple rebelle, et Dieu lui accorde 70Anciens pour le seconder. Enfin, il réclame la mort, demande à Dieu d’être « effacé de Son Livre ». Mais Dieu ne l’entend pas de cette oreille. Il sait quand et où il le fera mourir : à 120 ans, devant Canaan, et c’est Josué qui va conquérir la Terre promise… La conclusion de Jean-Christophe Attias est une profession de foi, et à ce titre peut être contestée. Quelle est la leçon de Moïse pour nous, aujourd’hui ? Il récuserait la judéité comme « ethnie » exclusive(version Abraham), la Terre comme idolâtrie et conquête guerrière (version Josué). Son idéal : la transmission d’un savoir ouvert, questionnant, un « gai savoir ». Il préférerait l’exil et l’errance à l’enracinement. Ultime signification, si l’on en croit Attias, mais nul n’est obligé de le suivre jusque-là, à ce que Moïse ne foule pas la Terre promise. Henri Raczymow Témoignage Chrétien, 16 juillet 2015 Pérégrinations bibliques Moïse puissant, brandissant les tables de la Loi, comme I ’avait gravé Gustave Doré? Ou Moïse impavide et marmoréen, tel que I’a sculpté Michel Ange ? Celui de Jean Christophe Attias est tout autre. Humain, féminin, pêcheur, humble, fragile, hésitant. Et finalement proche de nous. Pour en arriver là, Attias nous invite à parcourir le dédale d'une enquête littéraire et rabbinique hors pair où les surprises guettent le lecteur au détour de toutes les pages. II nous balade avec espièglerie dans le texte biblique, en nous faisant partager, sans pédanterie aucune, toute la richesse de sa culture et de sa science. Un régal. Mille fois pris à contrepied, nous découvrons la pluralité presque infinie des lectures possibles du texte biblique, sa profusion de sens, telle qu’elle émerge de I hébreu, telle que la cultivent les sources talmudiques et les fulgurances de Rachi, le grand commentateur juif du Moyen Âge. Un midrash/i en renverse un autre, et ainsi de suite. Dès que vous croyez détenir enfin «la» vérité sur Moïse, Attias dégoupille une grenade textuelle. Ce que fait littéralement exploser Jean-Christophe Attias avec ce livre qui vient de lui valoir le Prix Goncourt de la biographie 2015. Ce qu’il dynamite est le mythe d'une lecture unique, d’une vérité essentielle, pour nous Faire découvrir toutes les séductions de la complexité a la fois du texte et du personnage. Oui, le texte biblique ne cesse de dire une chose pour la contredire aussitôt, ou du moins laisser place à une tout autre interprétation que celle qui semblait s'imposer. C'est pour nous faire penser, pour nous ouvrir l'esprit a l'esprit. In fine, dernière surprise, Attias nous dévoile le sens de cette pérégrination, au regard des enjeux présents de la Terre promise. La grandeur de Moïse, son héros, qui voit cette Terre sans y entrer, c’est précisément de «renoncer à l'orgueil de la race, à la violence des armes, comme a la tyrannie du Lieu ». Bref, ce Moïse-là est un défi à tous les fondamentalismes. Jean-François Bouthors Le Point, Références , juillet/août 2015 La vraie nature de Moïse (…) Quel est vraiment l'homme que décrit Jean-Christophe Attias ? Le porteur du Décalogue ou un prophète rêvé, annonciateur d'un judaïsme de l'errance, de l'exil et de l'inachèvement, contre un judaïsme guerrier et dominateur, associe à la terre ? Comme par hasard, c'est ce judaïsme de l'entre-deux, cosmopolite et ouvert, que le compagnon de vie d'Esther Benbassa, sénatrice écologiste et porte-parole des droits des immigres, défend a la ville. Ce Moïse-là, ne serait-ce pas un peu lui-même ? Participerait-il ainsi a la construction d'une autre légende, celle d'un Moïse postmoderne, adapte a nos interrogations d'aujourd'hui ? Ouvrir les portes et poser des points d'interrogation, telle est aussi la force de ce livre brillant, décidément aussi original que dérangeant Catherine Golliau L’Obs, 25 juin 2015 Le prophète à visage humain Dans la Bible, certains héros sont des pères puissants et redoutables, des patriarches à la tête d'une descendance glorieuse et reconnue. C'est le cas d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. D'autres sont des enfants prodiges, des fils parfaits, consacrés à leur mission depuis leur naissance ou même avant cela C'est le cas de bien des prophètes, de Samuel à Jérémie. Et puis, il est un homme, étonnement humain, qui n'est ni l'un ni l'autre, ni père d’une lignée, ni fils d'une culture, sorte d'antihéros biblique qui deviendra le plus grand de tous : Moïse. Hébreu de naissance mais égyptien d'adoption, de qui est-il vraiment le fils ? De quel monde est-il héritier ? Il devient pour son peuple une figure paternelle mais aucun de ses fils ne laissera dans l'histoire de traces durables ou prestigieuses. Il est celui qui parle avec le divin, face à face, mais il est aussi celui dont la parole est entravée, un leader qui bégaie. Il est le modèle d'un peuple distingué des autres, mais aussi l'homme qui fait un « mariage mixte » et est sauvé de la mort par une femme étrangère qui le circoncit. Il est le prophète viril qui mène son peuple à la baguette pendant quarante ans dans le désert, mais aussi une figure maternelle qui porte les siens « comme une nourrice porte son nourrisson » (Nombres, ll). Les fissures de son identité ne font pas juste de lui un homme mais le plus grand d'entre eux, celui à qui Dieu peut s'adresser parce qu'il est faillible, tout comme les tables de pierre qu'il a brisées. Ce sont ces failles que Jean-Christophe Attias relève et interprète pour présenter un Moïse vulnérable et ambigu. Dans son « Moïse fragile », l'historien va chercher l'humanité « dans les béances du texte, dans le silence des mots », là où le héros « trébuche, hésite et renonce ». A l'heure où tant de croyants hurlent la grandeur de leurs prophètes, ce livre rappelle qu'un grand prophète l'est surtout dans sa fragilité et son humilité. «Les juifs de notre temps, écrit Attias, semblent ne pouvoir choisir qu'entre deux judaïsmes : celui d'Abraham, père de la nation, et celui de Josué, conquérant de la terre. » Moïse incarne un autre pilier de l'identité juive : il n'est ni un homme de lignée et d'appartenance biologique ni homme d'ancrage et de définition territoriale. Il est un homme en chemin qui ouvre la voie à d'autres par son enseignement, mais qui reste, lui, aux portes de la destination. « Le judaïsme ne se dévoile paradoxalement jamais mieux qu'en ces espaces liminaires », disait déjà l'auteur de « Penser le judaïsme ». Son Moïse est un homme de cet entre- deux, qui transmet, enseigne, interprète. Bref un homme qui fait des disciples et pas juste des enfants. Delphine Horvilleur L’Express, 17 juin 2015 Moïse intime Si vous croyez qu'il n'y a rien de plus à dire sur un sujet tellement ressassé, voici une belle surprise. Régénéré par la réflexion, ravivé par la force de l'esprit, le Moïse de Jean-Christophe Attias surgit des pages comme un jeune homme, enfin débarrassé des traits granitiques de Charlton Heston et déchargé du poids gigantesque que lui ont fait porter les trois religions monothéistes. Pour le dépeindre, l'auteur emprunte avant tout à la science inépuisable du judaïsme, dont il est un des plus fins connaisseurs. Son propos est ainsi libérateur et transforme le "Superman" biblique en prophète de la vie intérieure. Attias part des meilleures interprétations, qui font de Moïse "un homme d'absolu, d'absolue vérité et d'absolue justice, irréductiblement rétif au compromis". Cela définit précisément la raison pour laquelle il doit s'effacer au terme de son œuvre : "Il faut qu'il meure pour que le peuple puisse un jour entamer, au-delà du Jourdain, une vie normale, sa propre vie." Puis il renverse la perspective et développe une lecture éminemment personnelle, très riche en éclairages nouveaux, qui laisse émerger un homme très proche de nous et de nos faiblesses. Un géant, vulnérable de naissance Un chapitre est consacré à ses difficultés d'élocution ("Moïse bègue"), que semblent induire plusieurs passages de la Bible, et aussi un verset du Coran. Résultat, on voit apparaître un géant, vulnérable de naissance, perpétuellement "en danger de mort", comme le montrent moult épisodes de sa vie. La statue prend chair et le colosse devient un ami intime. Conclusion : "Non, Moïse ne fut pas un père, mais un maître. Et ce n'est pas la même chose. Il n'exige rien de nous en vertu de notre sang. Il s'adresse à notre esprit." La différence, de taille, est que l'on ne cesse jamais d'être le fils de son père, alors que l'on est libre de juger un maître - et d'admirer la force grâce à laquelle il a vaincu ses (nos) fragilités. Christian Makarian Le Canard enchaîné, 17 juin 2015 Prophète comme tout le monde Moïse, le prophète majeur du judaïsme, si ce n'est des trois religions du Livre, à qui Dieu communique « bouche, à bouche » les Tables de la Loi, était l'homme le plus modeste du monde. Une plaisanterie ? Un scoop ? Pas du tout, c’est écrit dans la Bible : « L'homme Moïse était fort humble, plus qu'aucun homme qui fût sur la surface de la Terre » (Livre des Nombres, 12:3). Dans cet essai tout juste couronné par le Goncourt de la biographie, Jean-Christophe Attias, spécialiste de la pensée juive médiévale, se libère du carcan académique et dessine, dans un beau style évocateur, un portrait de Moïse en «prophète incertain ». Reprenant le geste du patriarche qui frappe de son bâton un rocher du Sinaï pour en faire jaillir l'eau, l'auteur attaque au marteau le Moïse tout en muscles statufié par Michel-Ange et glorifié par Freud, cette figure de « héros juif» dont, explique-t-il, Superman est un avatar direct. Pour mieux faire jaillir de la source des textes bibliques et des commentaires judaïques, qu'il connaît sur le bout des doigts, la figure, non d'un surhomme, mais d'un homme grand de n'être qu'homme. Questionnant inlassablement les textes selon la méthode héritée des écoles rabbiniques, Attias montre en Moïse « un être de paradoxes » : un prophète qui refuse sa vocation en répondant à Dieu qu'il a la « langue pesante» ! Moïse était sans doute bègue, « incirconcis des lèvres », selon sa propre formule. Protégé de Dieu, il échappe à de meurtriers envoyés divins. Il naît sans nom et n'est baptisé, à 3 mois passés, que par la fille de Pharaon, une étrangère non juive, qui le recueille. Il meurt au seuil de la Terre promise pour que puisse s'accomplir le destin de son peuple, mais, loin de se prendre pour le Messie, il « a l'élégance de ne pas ressusciter à la fin de l'histoire » ! Et il est le seul prophète à n'avoir qu'une sépulture anonyme. Toujours appelé familièrement « notre maître » par les Juifs pieux, Moïse est représenté dans certains textes médiévaux comme un modeste disciple qui s'assoit au fond de la classe. Face à Abraham, « père de la nation », et à Josué, «conquérant de la terre », Moïse est porteur, aux yeux de l'auteur. d'« un judaïsme de l'esprit, de l'errance et de l'inachèvement », bien loin de devenir, avant la lettre, « le Premier ministre sans vision d'un micro-État surarmé et enfermé derrière ses murs»... Un peu plus et il devenait, comme un certain président, un prophète «normal ». David Fontaine Le Monde, 12 juin 2015 Moïse à rebrousse-poil (…) Ce portrait est écrit dans un style élégant et accessible, qui ménage plus d’une surprise. L’auteur passe en revue tous les attributs qui, dans les textes, vont à l’encontre du Moïse musculeux de Michel-Ange ou du chromo hollywoodien de Cecil B. DeMille et de ses actuels imitateurs. Ce faisant, il s’appuie sur les commentaires juifs les plus classiques, à commencer par les exégèses de Rashi (acronyme de Rabbi Shlomo Yitzchaki, un rabbin français du XIe siècle). Il en résulte un « Moïse intercesseur » sauvant à plusieurs reprises Israël de la colère divine ; un Moïse humble qui s’honore d’être disciple autant que maître. Une célèbre allégorie du Talmud ne veutelle pas qu’il ait assisté, au dernier rang, à la classe de Rabbi Akiva (50-137), un des principaux docteurs de la loi orale, sans rien saisir de son enseignement pourtant rapporté comme « la loi de Moïse » ? Le trait le plus saisissant est la féminisation du prophète, laquelle s’appuie sur quelques occurrences où le prénom personnel hébraïque qui le désigne est au féminin. Un de ces « lapsus » grammaticaux, remarque Jean-Christophe Attias, intervient dans un contexte où Moïse, fatigué du pouvoir, souhaite être assisté par soixante-dix anciens. L’historien conclut à « l’assomption d’une féminité qui est plus désir de partage du pouvoir et de la responsabilité que simple expression de faiblesse ou de lassitude ». Il faut se plonger dans ce Moïse fragile, sauvé des eaux fades des sulpiciens ou brûlantes des « fous de Dieu ». Nicolas Weill Le Jerusalem Post, le 10 juin 2015 D’autres Moïses Le philosophe italien Giorgio Agemb en a dit de la puissance véritable qu’elle n’était pas tant « puissance de faire, que puissance de ne pas faire ».Grandeur de la retenue, de la petitesse, de la modestie aussi. C’est précisément cette puissance-là de Moïse que Jean-Christophe Attias se propose d’approcher avec Moïse fragile. Plongée exégétique, pédagogique et profonde à la fois, cet ouvrage tente de nous (re)donner à entendre « un Moïse qui me parle et qui, j’ose l’espérer, nous parle. Un Moïse conçu, si je puis dire, selon l’esprit de ce temps » ; Moïse notre maître, Moshé Rabbenou, selon la formule consacrée dont on oublie parfois la portée subversive, comme inspirateur d’un judaïsme de l’incertitude et de la question, « une école, oui, tout simplement. Où certains visages, enfantins ou non, brillent parfois d’un étrange éclat. Celui d’un gai savoir. » L’Académie Goncourt ne s’y est d’ailleurs pas trompée : le livre vient de remporter le très prestigieux prix Goncourt de la biographie. Les Goncourt s’en retournent sans doute dans leurs tombes. Dans votre introduction, vous évoquez brièvement la genèse de ce livre, en disant que l’idée n’est pas de vous, qu’elle vous a été soufflée. Pouvez-vous nous en dire plus sur le cheminement qui fait qu’un historien spécialiste de la pensée juive médiévale se met, comme les exégètes dont il est spécialiste, à écrire sur Moïse ? L’idée ne pouvait venir de moi. Et lorsqu’elle m’a été suggérée, j’aurais tout aussi bien pu ne pas la retenir. J’allais donc, après d’autres, plus grands que moi, plus audacieux aussi, après Ahad haAm, Freud, Schoenberg ou Buber, pour ne citer que quelques noms, me confronter à Moïse, me regarder en lui ? Cela n’était-il pas présomptueux ? Certes, je pouvais aussi tenter une histoire longue des représentations culturelles de Moïse, un type d’exercice dont je suis plus coutumier. Mais ne risquais-je pas de me noyer dans une matière énorme ? C’est finalement un tout autre chemin qui s’est imposé à moi, celui-là même qu’avaient parcouru avant moi les exégètes juifs anciens et médiévaux à l’étude desquels j’ai consacré une bonne part de mon activité de chercheur. Si bien que le Moïse de ce livre-ci est à la fois le leur et le mien, parce que si je me suis mis, en quelque sorte, à leur école, je n’ai pas pour autant renoncé à être moi-même… Moïse fragile, pourquoi ce titre qui sonne à la fois comme un éloge de la vulnérabilité et à la fois comme un avertissement : « Moïse, à manier avec précaution » ? Je pense que Moïse est véritablement fragile, et que s’il tombe entre des mains trop grossières ou devient l’objet d’appropriations trop brutales, il se brise ou devient une caricature. Qu’on songe seulement au cinéma, de Cecil B. DeMille à Ridley Scott ! Quand la Bible souligne l’humilité du personnage, elle ne le fait pas en vain. Si Moïse est humble, ne devons-nous pas l’être nousmêmes ? Ne serait-ce qu’au moment où nous tentons de l’approcher. Car Moïse s’approche, il ne se saisit pas. Et dans le temps même où il nous échappe, il nous révèle à nous-mêmes. Sa fragilité est notre fragilité. Et le récit ambigu de sa vie est invitation à assumer notre propre ambiguïté. Loin de s’épuiser dans la figure écrasante et éventuellement rassurante de l’homme de la Loi, du Prophète et du Maître, Moïse nous aide peut-être plus à approfondir nos doutes qu’à les surmonter. En ce sens-là aussi il est « à manier avec précaution ». C’est nous que Moïse met en danger. Vous citez finalement assez peu de sources hors le texte biblique lui-même, comme pour mieux voir le texte « face à face », regarder ses failles pour les interpréter. Or, les exégètes juifs médiévaux justement, dont on sait qu’ils étaient souvent plus libres que ce que l’orthodoxie veut bien nous faire croire, faisaient exactement ce genre d’exercice. Revendiquez-vous cette filiation ? N’êtes-vous pas finalement devenu un chaînon de cette tradition que vous étudiiez jusqu’alors comme objet scientifique ? Je ne suis certes pas un médiéval, au mieux un médiéviste… Cela dit, oui, c’est vrai, j’assume l’héritage, pas seulement comme chercheur, mais aussi comme juif. Ces auteurs que je pratique depuis tant d’années, je les cite dans ce livre, je les commente, je me joue d’eux aussi parfois, mais je m’inscris bien dans leur sillage. Ils ne sont plus, désormais, seulement les objets de mon étude. Ils sont les compagnons – les guides souvent – de mon voyage. Je ne suis pas comme eux bien sûr, je ne vis pas dans leur monde, je ne vis pas leur vie, et je n’ai pas leur foi. Reste que nous conversons ensemble. Même si, à la fin, je dis, moi, ce que je veux. Ma fidélité et ma liberté sont les deux faces d’une même médaille. Et elles ne sont que le reflet de cette fidélité et de cette liberté qui animaient mes illustres prédécesseurs. Dès les premières lignes de l’introduction, on remarque que le livre est remarquablement bien écrit, que les formules sont percutantes, ciselées, recherchées. Avez-vous pris un plaisir particulier à l’écriture de ce livre ? En quoi est-il différent de vos précédentes expériences d’écriture ? Je ne sais pas si l’on n’écrit jamais avec plaisir… Mais il est vrai que ce livre-là, je l’ai écrit dans une certaine allégresse, ce qui, me concernant tout au moins, est plutôt inhabituel. Je ne l’ai pas écrit pour mes « collègues ». Je ne les ai pas autorisés non plus à regarder par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais. Je n’ai pas cherché à apporter les preuves de je ne sais quelle érudition sèche et pesante. C’est en fait peut-être la première fois que je m’autorise à écrire vraiment. Sans redouter les objections. Sans même chercher à les prévenir. Sans sacrifier aux rites augustes mais un peu tristes tout de même de l’Académie… Essayant de parler simplement, avec une voix singulière, et parfois ironique, à l’oreille de mon lecteur, quel qu’il puisse être. Juif ou pas. Croyant ou non. Sans jamais faire de l’idéologie de mauvais goût, on sent que vous prêtez à votre Moïse des valeurs disons « postmodernes », comme le fait d’être en perpétuel décalage avec une identité fixe et monolithique, d’être déterritorialisé, d’être une figure ambivalente de virilité et de féminité, qui n’est pas sans évoquer la philosophie du care… Avez-vous souhaité en faire un garde-fou contre les tentations identitaires et nationalistes ? Votre Moïse a-t-il une portée actuelle, et osons le mot, politique ? Mon Moïse est double, triple, contradictoire et incertain, rétif à toute assignation identitaire précise. Ce n’est tout de même pas pour rien que la tradition juive elle-même hésite, tantôt le magnifiant, tantôt soulignant ses limites. Moïse ne sert à rien, il ne sert à personne. Ou pour le dire plus précisément : il ne sert rien, il ne sert personne (à part Dieu, peut-être, si Dieu existe). Il est un maître de liberté, soit le contraire d’un maître. Il nous a transmis la Loi, mais libre à nous de nous y soumettre, ou pas. Il nous ouvre la porte, mais lui-même ne franchit pas le seuil. C’est bien le moins que ce livre lui ressemble un peu. Je mène certes mon lecteur là où je veux le mener. Mais je n’ai pas voulu le contraindre. Je le fais en quelque sorte entrer dans l’atelier de l’exégète, entendre ses questions, et partager. Propos recueillis par Noémie Benchimol L’Histoire, 3 juin Goncourt : Jean-Christophe Attias primé pour Moïse Jean-Christophe Attias reçoit le Goncourt de la biographie pour son ouvrage "Moïse fragile" publié aux éditions Alma. Retrouvez l'entretien qu'il nous avait accordé sur le sujet en janvier 2015 : "Moïse depuis 3000 ans". Les Études, juin 2015 Le Moïse de Jean-Christophe Attias n’est pas le colosse héroïque qui encombre les imaginaires. C’est un homme à la fois hors du commun et marqué de fragilité (son célèbre bégaiement). Un homme de paradoxe, comme tout homme. Le spécialiste du judaïsme médiéval qu’est l’auteur, connaît bien les traditions rabbiniques d’interprétation, mais il préfère se mettre à l’écoute du texte biblique dont il souligne les énigmes. Le récit résiste aux lectures « bien-pensantes » qui en gomment les failles. Moïse puise sa force dans une fragilité fondamentale : il reçoit son nom de la fille de l’oppresseur de son peuple, il épouse une étrangère, etc. Après avoir rappelé au lecteur oublieux les grandes étapes de la vie de Moïse, l’auteur propose une série de portraits à partir de ces dernières, jusqu’à son tombeau, hors de la terre promise, dont personne ne connaît l’emplacement. Comme Dieu, Moïse « se révèle en se cachant ». Il n’est jamais si grand que dans son renoncement à faire le prophète. Il y a aussi du féminin en Moïse. Peu de figures bibliques sont aussi charnelles. La parole du prophète résonne encore car elle ne s’impose pas : « il nous veut ses libres disciples ». Cette lecture du personnage biblique de Moïse est très personnelle ; c’est ce qui en fait la valeur. Elle est aussi très actuelle : contre les fanatismes qui idolâtrent la force et enferment la vérité. François Euvé Points critiques, Bruxelles. Juin 2015 Le Moïse de Jean-Christophe Attias, fort et fragile à la fois Après Penser le judaïsme et Les Juifs et la Bible, Jean-Christophe Attias s'est lancé dans une nouvelle aventure, celle de nous parler de Moïse. Pourquoi Moïse? Il ne le sait pas trop lui-même. L'idée lui a été soufflée, une idée qui ne s'est pas facilement imposée à lui. Mais une idée dont il n'a pas pu se défaire non plus, s'en libérer... « On m'avait dit «Moïse», et curieusement, Moïse était là ». Mais pas n'importe quel Moïse, un Moïse certes prophète, mais aussi profondément humain, un Moïse certes transmetteur de la parole de Dieu, mais aussi intercesseur auprès de lui pour qu'il renonce à punir son peuple ou pour qu'il atténue la punition. Un Moïse fort - il fallait l'être pour descendre de la montagne avec deux lourdes tablettes de pierre sur lesquelles étaient gravés les commandements et fort encore pour les briser après avoir constaté que son peuple avait sacrifié au veau d'or en son absence... Mais un Moïse faible aussi qui implore Dieu à diverses reprises de le décharger du fardeau qui consiste à conduire son peuple vers la terre de Canaan, et faible aussi parce que lui-même pêcheur et que Dieu punira en lui interdisant d'aller au bout de sa mission qu'il devra laisser à Josué, le guerrier, le soin d'accomplir dans sa phase ultime : la conquête de la Terre promise. Moïse pêcheur ? Oui, mais pêcheur par naïveté et mésinterprétation, donc profondément humain, en croyant obéir aux vœux de Dieu qui s'est fait un malin plaisir de le piéger comme s'il avait déjà décidé qu'il n'entrerait pas en pays de Canaan. Ce piège, Jean-Christophe Attias l'illustre par deux exemples lourds de conséquences. Ainsi l'épisode des douze explorateurs (un par tribu) envoyés explorer la terre de Canaan. Moïse n'a-t-il pas compris que, derrière l'apparente approbation de Dieu à l'envoi d'espions dans cette Terre promise à son peuple, se cachait en fait une réprobation forte devant ce qui apparaît comme un manque flagrant de confiance? « Envoie toi-même des hommes...», et non « Envoie des hommes »... Et lorsque ces douze hommes reviennent après avoir constaté que cette Terre promise est habitée par un peuple grand et puissant, seuls Caleb et Josué exhortent le peuple à ne pas abandonner et à conquérir cette terre puisque le Seigneur est avec eux. Le peuple a donc manifesté sa défiance envers la capacité de Dieu de le faire arriver à bon port. Celui-ci entre dans une colère folle et envisage d'anéantir ce peuple par la peste et de faire sortir de Moïse «un peuple plus grand et plus puissant», faisant ainsi aussi du prophète une femme. Une fois encore Moïse intercède en faveur du peuple, mais n'obtient qu'à moitié satisfaction... Israël (le peuple) ne sera pas anéanti, mais tous les adultes de plus de vingt ans, à l'exception de Caleb et de Josué, mourront dans le désert durant les quarante ans de leurs pérégrinations, et seule la nouvelle génération entrera en Terre sainte. Moïse fait incontestablement partie des plus de vingt ans, mais il n'est pas formellement condamné pas plus qu'explicitement absous... « Toi non plus tu n'y entreras pas. C'est Josué, fils de Noun, ton serviteur, qui y entrera». Mais Moïse ne peut subir le sort commun, c'est tout de même le prophète que Dieu a choisi. Il faut donc lui trouver une faute que lui seul aura commise pour pouvoir le châtier. Et c'est là qu'intervient l'épisode des eaux de Meriba... Il s'agit d'un des nombreux épisodes où Israël se plaint, en l'occurrence de la soif. Quarante ans plus tôt, au lendemain de la traversée de la mer Rouge, le peuple s'était déjà plaint de la soif et s'en était pris à Moïse et à Dieu lui- même... « L’Éternel est-il au milieu de nous ou non ? » lequel avait ordonné à Moïse de se porter en avant du peuple, de prendre avec lui quelques anciens et de se munir du bâton avec lequel il avait déjà accompli quelques miracles : «Je vais t'apparaître là-bas sur le rocher, au mont Horeb, tu frapperas ce rocher et il en jaillira de l'eau et le peuple boira ». Mais cette fois-ci nous sommes dans une autre configuration, c'est Moïse et son frère Aaron que Dieu va mettre en cause... « Puisque vous n'avez pas eu confiance en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d'Israël, vous ne conduirez pas cette assemblée dans le pays que je leur ai donné ». Moïse et Aaron, et eux seuls cette fois, ont donc péché. Mais de quoi s'est-il agi ? Dieu leur apparaît et leur dit : « Prends le bâton et assemble la communauté, toi ainsi qu’Aaron ton frère, et parlez au rocher, en leur présence, et il donnera ses eaux (...) ». Moïse a l'impression de revivre la même scène que quarante ans auparavant; il lève donc son bâton et frappe le rocher à deux reprises et l'eau jaillit. Mais il y a eu maldonne... Dieu n'avait pas dit à Moïse de frapper le rocher, mais de lui parler. C'est donc lui, et lui seul (avec Aaron) qui a péché et la sanction est immédiate : « Vous ne conduirez pas cette assemblée dans le pays que je leur ai donné ». Et de fait. Moïse mourra à l'âge de cent-vingt ans, avant de pouvoir franchir le Jourdain et d'entrer en Canaan. La lecture de l'ouvrage de Jean-Christophe Attias est un vrai plaisir... On se régale de la manière dont il jongle avec les versets et leurs interprétations, en appelant à plusieurs reprises Rachi à la rescousse. On sent chez l'auteur une véritable affection à l'égard de Moïse, prophète mais foncièrement humain et humble. Ce n'est pas le cas pour ce qui concerne Abraham... « On m'aurait dit un livre sur Abraham, les choses auraient été plus simples. Il n'en aurait pas été question un instant. Exit Abraham, et par la petite porte. Abraham est le premier d'une lignée : un père. Mais c'est aussi le plus effrayant des pères. Quand Dieu lui demande de lui immoler Isaac, son fils, il n'hésite pas une seconde à brandir le couteau du sacrifice. Et Dieu le lui tient pour mérite. Un comble. Abraham, père indigne ». Comme à son habitude, après avoir exploré l'histoire, ou la légende car rien ne dit que Moïse a réellement existé, Jean-Christophe Attias nous ramène au présent... Les Juifs de notre temps, nous dit-il, semblent ne pouvoir choisir qu'entre deux judaïsmes : celui d'Abraham, père de la nation, et celui de Josué, conquérant de la terre. D'un côté un judaïsme de pure ethnicité et d'un autre un judaïsme de combat, l'idolâtrie d'une terre et surtout d'un État. «Face à ces judaïsmes du sang - du sang des ancêtres ou du sang des combats -, je n'en vois qu'un autre : le judaïsme de Moïse, le seul qui puisse parler à la fois aux Juifs et aux autres (...) Un judaïsme de l'esprit, de l'errance et de l'inachèvement. Presque un judaïsme de l'échec. Car Moïse a échoué. Il n'est l'ancêtre d'aucune lignée, ses fils ont disparu sans laisser de trace. (...) Le meilleur hommage que nous puissions lui rendre est peut-être de l'oublier un peu, lui Moïse, le grand Moïse, pour simplement, humblement, nous mettre à son école, et, nous faisant petits, avoir quelque chance d'accéder un jour à quelque apparence de grandeur (...) ». Merci à celui, celle ou ceux qui a, ont, soufflé à Jean-Christophe Attias l'idée d'écrire un livre sur ce Moïse fragile. Henri Wajnblum La République des livres, 24 mai 2015 Quel beau titre que Moïse fragile ! Il donne déjà l'essentiel du projet de l'auteur, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l'École pratique des hautes études (Sorbonne). Mais qu'on ne s'y trompe pas : son livre est tout sauf universitaire. Tout en s'appuyant sur une érudition très sûre, et un commerce éprouvé avec les Écritures, il s'autorise une liberté de plume, de réflexion et d'analyse réjouissantes, d'autant qu'elles ne sont pas la norme dans ce monde-là. Tout y est ambivalent, nul n'en sort irréprochable. Toutes les références au texte y sont mais l'air de rien, avec une touche de légèreté. Des croyants le jugeront trop ironiques, des historiens s'offusqueront de la méthode, et c'est tant mieux. Son récit de cette vie-là est d'une telle fluidité qu'on ne sent même pas le lumineux essai qui s'insinue dans les interstices ; des moments de grâce poétique y côtoient des analyses linguistiques de haut niveau ; son écriture est si ailée qu'on lui pardonne un instant d'égarement, quand page 111, son héros est dans l'obligation de « gérer » la tension… « Son » Moïse, car c'est bien du sien qu'il s'agit, tel qu'il l'a vu et reconnu, après avoir tout lu outre le texte scripturaire, le De Vita Mosis de Philon d'Alexandrie, la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse jusqu'à L'Inquiétante étrangeté de Freud et le livret du Moïse et Aaron de Schoenberg, son Moïse donc nous est présenté comme une figure paternelle mais pas comme un père. Un maître plutôt. Un maître un peu kitsch à cause de Michel-Ange et de Cecil B. de Mille. On en a retenu la nuque puissante et les larges épaules, la colère et la force, de quoi exprimer la domination. Son corps en témoigne : c'est un prophète musclé, né circoncis, déjà porteur du signe de l'Alliance. Pas un Dieu mais un homme de Dieu. L'humilité est sa plus grande vertu, chose d'autant plus remarquable qu'il est seul à mouvoir s'enorgueillir d'un face-à-face avec l'Eternel. Son parcours rappelle que, si grand que puisse être le maître d'un peuple, il n'en est pas moins le serviteur de son Dieu. Fils de l'Égyptienne, né dans un trouble identitaire, issu d'une ambiguïté généalogique, il tire sa force de cet handicap et universalise son message à mesure qu'il s'enracine dans sa communauté. Chef, guide, libérateur, législateur, intercesseur, il est tout sauf parfait ; d'ailleurs, il est bègue, ce qui ne sied guère aux prophètes, d'ordinaire plus assurés ; or celui-ci balbutie la Torah que l'Eternel lui a confiée au Sinaï pour la transmettre à son peuple. Il a parfois des réactions de mère fatiguée par son peuple ; d'ailleurs, par deux fois, la Torah parle de lui au féminin, Le renoncement le taraude, l'incertitude le hante, les contradictions le rongent et pourtant, il avance. En homme, éventuellement en mensch, jamais en surhomme ni même en héros au sens grec du terme (demi dieu) ou fils de Dieu comme Jésus. Lorsqu'il ne comprend pas, l'auteur reconnaît qu'il bute et cherche la lumière. Comme dans les fameux trois versets de terreur et de ténèbres (Exode 4, 24-26) où l'Eternel voue son prophète à la mort, celui-là même qu'il avait chargé de conduire son peuple hors d'Égypte. Premier à recevoir, Moïse est le premier à transmettre. Il est le maillon qui commence la chaine. Ayant reçu Torah du Sinaï, il la transmit non à l'un de ses fils mais à Josué lequel la transmit à son tour aux Anciens, ceux-ci aux Prophètes et les ceux-ci aux gens de la Grande Assemblée. Réception, célébration, transmission. La tradition juive n'a pas seulement donné au monde la semaine, invention qui règle le temps, mais cette cadence en trois temps qui domine les âmes. Fortement influencé par le judaïsme rabbinique, Jean-Christophe Attias articule l'héritage de Moïse sur le prisme de la double Loi, écrite et orale, autrement dit la lettre et l'esprit. Il en fait un modèle et un guide pour un judaïsme qui ne soit pas celui du combat, de la Terre et du sang mais celui « de l'esprit, de l'errance et de l'inachèvement ». Au risque de l'échec puisque Moïse a échoué. Pauvre pécheur, il est mort dans un baiser divin à l'âge de cent-vingt ans. On dit qu'une nuée s'est posée sur lui et l'a enlevé. Pas de restes, pas de sépulture, pas de pèlerinage. Tant mieux car cela oblige à aller à l'essentiel au lieu de se perdre dans le folklore. Mais quelle trace…. Jusqu'au soufisme qui voit en lui un maître d'initiation à la Voie. Sa leçon ? Une école de gai savoir. On en parle encore longtemps après cette éclipse, c'est dire. Il avait tout vu et tout prévu ; sa mission n'en était pas moins inachevée puisqu'il ne vécut pas assez pour voir son peuple entrer en Terre promise après quarante ans d'errance. Grâces soient rendues à Jean-Christophe Attias d'avoir rendu ce génie à son humaine condition en dévoilant son rayonnement. « Quant à Dieu, qui n'existe pas, je suis encore assez déraisonnable pour espérer en sa miséricorde » écrit-il. Et on se prend à rêver d'un « Mahomet fragile » qui n'a pas encore trouvé son écrivain… La Croix, 30 avril 2015 Moïse, le prophète de l’inachèvement Un homme certes immense, mais aussi « brutal et lointain ». Voilà certainement la représentation que nous pouvons nous faire de Moïse après avoir vu l'un ou l'autre péplum biblique, ou simplement un tableau d'un grand maître. C'est cette imagerie « kitsch » que corrige le livre de Jean-Christophe Attias en nous faisant découvrir un homme, qui pour avoir été un chef exceptionnel, un prophète, un médiateur et un législateur, n'en fut pas moins un être vulnérable. Jean-Christophe Attias mobilise les interprétations des rabbins qui n'ont cessé d'interroger le texte biblique, ses non-dits, ses contradictions… Cette tradition interprétative, il s'en sert « comme d'un bâton frappant la roche du texte biblique pour en faire jaillir l'eau du sens », rompant délibérément avec les démarches exégétiques habituelles. C'est donc les traits d'un Moïse très « personnel » que l'universitaire – il est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l’École pratique des hautes études – dégage de sa lecture, assumant le risque de se fâcher avec ses collègues historiens, avec les croyants et peut-être aussi avec Dieu lui-même… « Mon Moïse à moi était précisément là où Moïse n'était pas. Il n'était pas dans le feu des miracles, dans le tonnerre des révélations, dans le sacre de la Loi. Il était ailleurs, dans les béances du texte, dans le silence des mots », écrit-il dans son avant-propos. S'opposant au pouvoir despotique de Pharaon, libérant les Hébreux de l'esclavage, conduisant Israël à l'orée de la Terre promise après quarante années d'errance, Moïse est loin d'être un héros de second rang. Il n’en reste pas moins un prophète bredouillant, ce qui a poussé les rabbins dans leurs retranchements pour expliquer comment « Moïse est devenu un handicapé de la parole ». Mais Moïse n’est pas seulement « l'homme au corps blessé ». C'est aussi un homme à l'identité trouble. Une lecture attentive du texte de l'Exode (2, 10) montre que « Moïse ne tient pas son nom de son père, de sa mère ou de Dieu, mais d'une femme étrangère, d'une Égyptienne ». Plus tard, le petit-fils adoptif de Pharaon deviendra le gendre de Jéthro, en épousant Séphora la Madianite… Qu'une Égyptienne donne son nom à Moïse, le fait qu'il convole avec une fille d'un prêtre idolâtre étranger, voila autant de difficultés que la tradition rabbinique a cherché à gommer par diverses explications, certes plus ou moins convaincantes, mais sur lesquelles un esprit moderne occidental aurait tort de passer trop vite à cause de la liberté et de l'audace interprétatives dont elles témoignent. Plus étonnant encore, dans le texte biblique, le prophète est désigné en des moments de découragement comme s'il était une femme! « Cet affleurement du” féminin” en Moïse ne laisse naturellement pas d'être ambigu. Associé à la maternité, il est accès de faiblesse. C'est quand Dieu le fait mère, et quand sa force le quitte, que Moïse devient femme », écrit l'auteur à la lumière des écrits de Rashi et de son « sur commentateur », Élie Mizrahi. « Au-delà de la force de Moïse, il y a donc bien une faiblesse, une fragilité. Mais cette faiblesse et cette fragilité sont une force plus grande encore. Moïse n'est finalement jamais plus grand que aussi son renoncement à être Moïse. Et jamais plus homme que lorsqu'il est aussi femme », écrit-il encore. La fragilité de Moïse se dévoile aussi au moment de sa mort, dans la solitude, aux portes de Canaan. « Le vrai prophète meurt toujours en exil. Là est le signe ultime de sa grandeur », écrit JeanChristophe Attias. Dominique Greiner L’Histoire, avril 2015 Le prophète inachevé Moïse, qu'il ait existé ou non, échappe aubiographe sans cesser d'être au cœur de l’histoire des juifs et des chrétiens. Dans cet essai étincelant, l’auteur ne cherche donc pas à cerner un quelconque Moïse historique dont il tenterait l’impossible biographie, mais bien plutôt une figure génératrice d'histoire, avec ses contradictions, ses failles et ses mystères. Sans se soucier d'une globalité insaisissable, Jean-Christophe Attias s’empare de quelques épisodes marquants (dont il assume la subjectivité) et en décortique de manière éblouissante les aspects cachés. Épisodes variés, soit que trop lisses, trop évidents à la lecture, ils se révèlent tout autres que ce qu'ils donnent d’abord à comprendre ainsi de l’épisode des explorateurs envoyés en Terre promise ou de celui des eaux de Mériba, qui se révèlent l'un et l'autre de véritables traquenards tendus par Dieu. Moïse n’a-t-il pas compris que, derrière l'apparente approbation de Dieu à l'envoi d’espions dans cette terre inconnue promise à son peuple, se cachait en fait une réprobation forte devant ce qui apparaît comme un doute sur la possibilité de s’en emparer. Si le peuple n'a plus confiance, oui, qu'il envoie des explorateurs, Dieu saura en tirer les conséquences. Et lorsque Dieu dit à Moïse de parler au rocher pour en faire jaillir de l'eau, pourquoi Moïse frappe-t-il la roche de son bâton, et deux fois ? A-t-il si peu confiance qu'il réédite la recette qui avait « marché » une première fois? De ces séquences, Attias fait jaillir un sens insoupçonné. Dans d'autres cas, il s’empare d'un texte biblique incompréhensible en apparence, comme celui où Moïse, marchant vers l’Égypte avec femme et enfants, se voit curieusement menacé de mort par Dieu lui-même. Témoin muet et inactif, Moïse sera sauvé par l'intervention de son épouse, Séphora, qu'il n'en abandonne pas moins avec les enfants, poursuivant seul sa route. On se gardera bien de révéler ici le sens profond dégagé par l'auteur, qui, par l'examen scrupuleux du texte et le recours à toute la tradition rabbinique, donne sens à ces épisodes, et façonne ainsi au fil du livre la figure du prophète. Figure complexe, contradictoire même, à la fois homme vraiment homme, mais parfois femme aussi, en charge de ce peuple dont Dieu considère en quelque sorte qu'il l'a enfanté, et qu'il doit s'en occuper comme d'un nourrisson, ce qui exaspère Moïse au point qu'il demande à Dieu la mort plutôt qu'un tel fardeau. Mais il est aussi au-dessus des hommes, le prophète qui rencontre Dieu face à face, « bouche à bouche », prophète de ce Dieu qui le punit en le privant de l'accomplissement de la tâche pour laquelle il l'a désigné : Moïse mourra face à la Terre promise, vue de loin seulement. Mort injuste en apparence, mort cruelle à coup sûr, qui laisse le croyant comme l'incroyant face au silence que Dieu impose à son prophète. De ce beau portrait, l'auteur tire une proposition pour les juifs et pour les autres. Face au constat que les juifs d'aujourd'hui ne semblent pas capables de choisir un autre judaïsme que celui d'Abraham, « un judaïsme des ancêtres, réels ou imaginés », ou celui de Josué, « un judaïsme de combat, l'idolâtrie d'une Terre... de son État, de son armée, deses conquêtes », il se prend à rêver un autre judaïsme, celui de Moïse, « un judaïsme de l'esprit, de l’errance et de l'inachèvement. Presque un judaïsme de l'échec ». Manière singulière de souligner la modernité d'une figure sans doute imaginaire mais pleinement vivante. Maurice Sartre Politis, 26 mars/ 1er avril 2015 Les visages de Moïse La sentence de Voltaire, dans son dictionnaire philosophique, paraissait pourtant définitive : aucune source extérieure à la Bible ne confirme les prodiges qui sont attribués à Moïse par le Pentateuque, il n'a donc jamais existé. Pas si simple, semble nous dire ici Jean-Christophe Attias, car « les coups de boutoir de la science ne peuvent rien contre les héros ». Dans un essai à la fois érudit et plaisant, ce spécialiste de la pensée juive nous propose une lecture personnelle, tout en questionnements, des récits mosaïques. À partir de la Bible, maïs aussi des sources rabbiniques, Attias revisite les multiples portraits d'un prophète également revendiqué par le christianisme et l’islam. Assez pour offrir un vaste choix de Moïse possibles. Car le surhomme qui libère son peuple de l'esclavage, et le conduit hors d'Égypte jusqu'au seuil du pays de Canaan, est à la fois le noble athlète de Michel-Ange, le colérique puissant et contenu de Freud et un personnage qui redescend de la montagne hideux et « cornu » après son entretien avec Dieu. Transfiguré ou défiguré, il est en même temps ce chef de guerre, on dirait aujourd'hui charismatique, et ce bègue « à la langue pesante » qui se cherche des défauts pour fuir la mission que Dieu lui assigne. Entre toutes ces figures, Attias a un net faible pour le « Moïse fragile » l'antihéros de l'épisode du Veau d’or, faussement mort et donc faussement ressuscité... comme Jésus. Attias se plaît à souligner le doute pour mieux sacraliser un « judaïsme de l’esprit ». En multipliant et en confrontant les exégèses, si souvent contradictoires, il fait du questionnement le sujet même du livre. Parce que l'imaginaire l’emporte sur le vraisemblable et la liberté des interprétations sur une lecture unique, on mesure l'absurdité de tous les littéralismes et autres orthodoxies. A demi-mot, Attias nous dit qu’il n’ya pas que Moïse qui soit « fragile» ; les textes aussi le sont, à force de mystères et d'ambiguïtés. Libre aussi au lecteur d'apercevoir la leçon politique. Moïse n'a pas de lignée, « ses fils ont disparu sans laisser de trace». Et s'en réclamer au nom d'une improbable généalogie est déraisonnable. II ne peut donc exister de « judaïsme du sang » qui aurait traversé les siècles et les continents pour fonder un droit de propriété sur une terre idolâtrée. L'actualité n'est pas loin. Denis Sieffert INTERNET Non fiction.fr, 17 juin 2015 www.nonfiction.fr Moïse, le prophète était presque parfait Jean-Christophe Attias, professeur à l’École Pratique des Hautes Études, se penche dans cet ouvrage sur Moïse, l’une des figures centrales non seulement du judaïsme, mais aussi de toute la pensée juive médiévale, qui est la spécialité de l’auteur. Ce livre, il faut le dire d’emblée, n’est pas une biographie classique : on n’y trouvera nul développement sur la vie de Moïse, nulle tentative de croiser les sources pour mieux redécouvrir l’historicité d’un personnage. L’auteur parle de ces tentatives comme d’une « sérieuse et vaine enquête ». Il s’agit, bien plus, d’un ouvrage sur l’exégèse juive, sur les façons dont on a pensé Moïse. Pour cela, l’auteur croise les époques, les réécritures, les figures de Moïse – sans oublier, bien sûr, le cinéma, que ce soit les Dix commandements de Cecil B. De Mille ou, plus récemment, Exodus de Ridley Scott. Des poèmes d’Alfred de Vigny à l’opéra de Schoenberg en passant par... Superman, réécriture contemporaine du mythe de Moïse (un enfant abandonné dans un couffin, recueilli, élevé par ses parents adoptifs, doté de grands pouvoirs), on trouve Moïse partout. Cette première constatation permet ensuite à l’auteur de s’attacher surtout aux contradictions de la figure de Moïse. Car Moïse est une figure bien ambiguë. Ayant conduit les Hébreux jusqu’à la Terre promise, il meurt sans y pénétrer et son corps ne sera jamais retrouvé : un prophète sans tombeau ni reliques. Doté par la tradition juive de toutes les qualités, il n’en commet pas moins plusieurs fautes, écoutant mal les messages de Dieu : il frappe un rocher pour obtenir de l’eau alors que Dieu lui avait dit de parler au rocher. Prophète, chargé de transmettre la Torah – la loi de Dieu – à son peuple, il est affecté d’un défaut de langage dont certains exégètes font un bégaiement. Chef de son peuple, il ne peut empêcher Israël de susciter la colère de Dieu, qui le punit par une longue errance dans le désert ; et, alors que les Juifs réclament à nouveau de quoi manger, on voit Moïse, fatigué du poids de sa charge, demander à Dieu de le faire mourir : paradoxale figure de leader ! Certaines lectures sont moins convaincantes – ainsi du long développement sur la place des femmes dans la vie de Moïse, qui va jusqu’à étudier sa part de féminité dans un chapitre intitulé significativement « une femme nommée Moïse ». Mais d’autres analyses sont vraiment excellentes, comme celle du sens du nom de Moïse – la racine veut dire « retiré des eaux », mais ce nom lui est donné par la fille de Pharaon qui le récupère et l’élève : qui est cette Égyptienne qui parle hébreu ? L’auteur montre finement que c’est un moyen de construire une identité complexe, contrastée : Moïse est nommé et élevé par une Égyptienne sans rien devoir à l’Égypte, car cette fille de Pharaon se convertit au judaïsme, et devient Bitia, la « Fille de Dieu ». Le troisième chapitre est l’un des plus stimulants : Jean-Christophe Attias s’y attache à trois versets, brefs et énigmatiques, juste avant que Moïse ne rentre en Égypte, et dans lesquels Dieu veut soudainement « faire mourir » Moïse, qui n’est sauvé que par l’intervention rapide de sa femme, Séphora, qui circoncit son fils. L’auteur étudie ici toutes les lectures proposées de ces quelques phrases si mystérieuses, montrant la pluralité des interprétations : la grande plasticité du texte biblique autorise toutes les lectures. Jean-Christophe Attias sait montrer le sens profond de l’épisode : en rappelant à Moïse l’absolue nécessité de la circoncision, Dieu rappelle l’alliance qui l’unit à Abraham, et ces versets « nouent ensemble » le sang de l’Alliance et la Loi de Dieu4. Mais l’auteur sait aussi proposer une lecture plus personnelle : ces versets renvoient à la fragilité de Moïse, qui ne doit son salut qu’à l’intervention d’une femme, étrangère qui plus est. La fragilité : c’est le maître mot de l’analyse, inscrit dans le titre et sans cesse repris. Fragilité de ce corps qui souffre, de ce Prophète qui supplie Dieu de le laisser mourir, de cet homme menacé de mort par Dieu. L’auteur insiste notamment sur l’humilité de Moïse : lorsque les Juifs se sont mis à adorer le Veau d’Or – pendant que Moïse, sur le Sinaï, recevait les dix commandements de la main de Dieu – on voit le Prophète implorer Dieu de ne pas exterminer son peuple. Dieu propose à Moïse de faire disparaître les Juifs pour créer une nouvelle race à partir de lui ; mais Moïse refuse d’être un nouveau Noé et demande à être « effacé » du livre de vie pour sauver son peuple. Figure d’intercesseur, de suppliant, Moïse prend des allures de Christ, obtenant le pardon pour Israël au prix de son sacrifice – même si, finalement, Dieu refuse le marché, laissant Moïse en vie et punissant sévèrement les Juifs5. Humilité, encore, dans l’effacement du corps du Prophète après sa mort, ou dans ce récit, rapporté par la tradition orale, où l’on voit Moïse, des siècles après sa mort, venir assister à un cours sur la Torah donné par un grand maître d’alors, et revenir au Ciel, tout humble, pour dire qu’il ne comprend pas toutes ces subtilités : le maître s’efface derrière ses élèves. Dès lors Moïse peut être pris comme le symbole non pas du judaïsme, mais d’un judaïsme. On touche, avec ces réflexions développées surtout en conclusion, aux meilleurs pages du livre, dans lesquelles Jean-Christophe Attias propose une réflexion lumineuse sur la nature profonde du judaïsme. Il distingue ainsi un judaïsme du lignage, symbolisé par Abraham, et un judaïsme de la conquête, incarné par Josué : ces deux judaïsmes sont fermés, agressifs, excluant l’autre pour mieux se définir. Ce sont au fond « deux judaïsmes du sang – du sang des ancêtres ou du sang des combats »6. Contre ces judaïsmes, l’auteur pose le judaïsme de Moïse : une religion qui place au cœur de son identité l’errance, l’épreuve, l’échec, qui choisit de rester dans la tension de l’inachèvement. Insister sur la fragilité de Moïse, ce n’est pas tant déconstruire une figure héroïque que souligner la part humaine du prophète, et, ce faisant, montrer qu’il nous parle à tous : Moïse est imparfait, et c’est précisément pour cette raison qu’il est homme. Le prophète de l’Exode est certes le maître qui transmet la Torah à son peuple, mais c’est avant tout un étudiant, un élève, à l’écoute de la parole de Dieu, n’hésitant ni à contredire son divin Professeur, ni à avouer son ignorance. Moïse, le plus grand prophète, celui qui a libéré les Hébreux d’Égypte, ne pénétrera jamais sur la Terre promise à Israël : il mourra seul, loin de son peuple. Moïse est l’homme de l’exil : exil de sa terre d’Égypte, puis exil de tout un peuple. Or cette insistance à la notion d’exil est très actuelle : ce que Jean-Christophe Attias propose, au fond, c’est une lecture politique de Moïse, qui joue comme une réflexion sur l’État contemporain d’Israël. Le parallèle va très loin : en parlant de la mort de Moïse, l’auteur va jusqu’à écrire que Moïse « ne pouvait tout de même pas devenir le Premier ministre sans vision d’un micro-État surarmé et enfermé derrière ses murs »8. Moïse contre Israël ? Le message politique est ici très fort, très engagé, et, bien sûr, très séduisant. L’essai propose un modèle alternatif, contre le nouveau nationalisme d’Israël, contre la tendance du judaïsme contemporain de se replier sur luimême : « le “judaïsme de Moïse” ? Ni un ADN, ni une armée, ni un territoire. Une école, oui, tout simplement ». Le message est ici, bien sûr, très personnel, et on ne peut qu’admirer le talent de l’auteur, capable de relire une formation politique contemporaine à la lumière d’un texte plus que millénaire. Mais si la dimension personnelle de l’ouvrage n’est pas en soi un problème, le ton que ne cesse d’adopter l’auteur surprend. On peut distinguer deux temps. Dans un premier temps, le « je » domine, imposant un ton résolument personnel à cette biographie : l’auteur parle en son nom, assume ses idées, ses opinions, ses envies, aussi. Ce qui se dégage de cette étude, c’est bien, comme l’auteur l’écrit dans l’introduction, « mon Moïse à moi ». L’auteur, d’ailleurs, est extrêmement honnête, et ne cesse d’insister sur la nature forcément arbitraire de ce portrait. Mais cette insistance sur la dimension personnelle de l’œuvre cache assez mal le fait que l’auteur n’ait pas choisi son sujet – il le dit dès la première phrase, et explique dans la préface que ce livre est avant tout une commande d’un éditeur. Dès lors la répétition presque incantatoire du « je » ou du « moi » joue comme un moyen de s’approprier un sujet, appropriation efficace certes, mais un peu laborieuse. De plus, on observe un glissement dans un second temps : on passe du « je » de l’auteur à un « nous ». Omniprésent dans certaines pages, le « nous » envahit le discours, sans jamais être défini. Qui est ce « nous » au nom duquel parle l’auteur ? Si le nous renvoie parfois au lectorat contemporain, que l’auteur prend à parti, il peut aussi à l’occasion renvoyer à un lectorat juif : « que des chrétiens, en nos générations, s’y laissent encore parfois prendre, qu’y pouvonsnous ? ». Et il faut alors poser la question : à qui parle l’auteur ? Dès l’introduction, celui-ci avait noté qu’il n’écrivait pas « en tant que juif », ni « en tant qu’historien », mais dans une posture d’entre-deux, dégagé à la fois des contraintes d’une discipline et des pesanteurs d’une identité. Mais est-ce bien le cas, dès lors que ne cesse de revenir un « nous » qui semble recouvrir seulement les lecteurs juifs ? Il y a là une ambiguïté fondamentale, qui pèse sur l’ensemble de l’ouvrage. Florian Besson Le Point.fr 1er juin 2015 Et si Moïse était une femme ? Et si le Charlton Heston de la Bible n’était pas celui que l’on croyait ? Et si son judaïsme n’était pas celui que l’on défend aujourd’hui, de Tel-Aviv à New York ? Moïse, un destin : abandonné bébé dans une nacelle sur le Nil, sauvé par sa jeune sœur qui le confie à la fille de Pharaon, un prince meurtrier, qui fuit la loi de son pays pour devenir berger en exil. Un rebelle qui convainc les Hébreux de fuir l’esclavage en Égypte pour rejoindre la Terre promise. Un homme qui reçoit en main propre les Lois de Dieu et discute plusieurs fois avec lui en tête-à-tête, mais qui doit laisser à un autre le droit d’entrer sur la terre tant espérée. En pleine santé, il meurt dans le désert, au bout de quarante ans d’errance. Où fut-il enterré ? Nul ne le sait. Moïse ou l’effacement. Moïse ou le contresens ? Il y a quelques décennies déjà que les esprits critiques ont osé contredire la tradition qui lui attribuait la rédaction des cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque. De styles différents, ces livres racontent sa mort : Moïse ne fut donc pas écrivain. Il ne fut pas non plus le héros taillé dans le marbre sculpté par la légende, de Michel-Ange à Cecil B. DeMille. Mais une femme ? Jean-Christophe Attias, l’homme de gauche, historien de la pensée juive médiévale et militant du judaïsme libéral, serait-il trop influencé par la théorie du genre ? Peut-être, mais il est surtout un lecteur patient, de la Torah comme du Talmud. Un érudit à la plume déliée qui nous propose dans cette « biographie » de l’un des plus grands mythes de l’humanité une leçon de lecture, celle des mots et surtout des silences. En effet, c’est dans les vides que se révèle le mieux la vie de celui qui inventa, dit-on, le judaïsme. Et que découvre-t-on donc ? Un Moïse qui peine à savoir qui il est, orphelin entre deux mondes, surclassé déclassé. Un converti, qui découvre tardivement son identité et dont c’est la femme, une étrangère, qui fera circoncire ses fils pour satisfaire Dieu. Un Moïse bègue, qui refuse la mission qu’on lui confie parce qu’il ne sait pas parler. Et qui, dans le désert, se fait aider de son frère pour haranguer la foule. Un Moïse qui commet (ou à qui l’on fait commettre) d’étonnants lapsus, comme ce jour où, excédé par les gémissements de son peuple ingrat, il déclare à Dieu : « Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, et m’as-tu imposé le fardeau de tout ce peuple ? Estce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : Porte-le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson. » Moïse, mère porteuse ? « Associé à la maternité, cet affleurement du féminin est accès de faiblesse, analyse Jean-Christophe Attias. C’est quand Dieu le fait mère, et quand sa force le quitte que Moïse devient femme. » Le prophète utilise plus d’une fois le féminin pour parler de lui. Le prophète qui fascina tant Sigmund Freud semble avoir accepté sa part de féminité mieux que beaucoup d’hommes d’aujourd’hui. Mais cette double nature revendiquée se révèle une force formidable, car elle convainc Dieu : Moïse ne sera dorénavant plus seul pour porter à bout de bras le peuple hébreu en exil, mais partagera la tâche avec un collège de soixante-dix anciens. Péripétie d’un exode, dira-t-on. Certes, mais significative : Moïse se sait fragile et l’assume. Coléreux, indécis, inquiet, angoissé, certes. Mais courageux et finalement bien dans sa tête. Bien plus qu’Abraham, le macho qui prostitue sa femme et engrosse sa bonne avant de la chasser avec son enfant, l’Égyptien converti à la loi d’Israël est « humain ». Et finalement assez sympathique pour qui préfère la psychologie fine à l’esprit de péplum. Demeure la question : quel est vraiment l’homme que décrit Jean-Christophe Attias ? Le porteur du Décalogue ou un prophète rêvé, annonciateur d’un judaïsme de l’errance et de l’inachèvement, judaïsme de l’exil, contre un judaïsme guerrier et dominateur, associé à la terre ? Comme par hasard, c’est ce judaïsme de l’entre-deux, cosmopolite et ouvert, que le compagnon de vie d’Esther Benbassa, sénatrice écologiste et porte-parole des droits des immigrés, défend à la ville. Ce Moïse-là, ne serait-ce pas un peu lui-même ? Serait-il en train de participer à la construction d’une autre légende, celle d’un Moïse post-moderne, adapté à nos interrogations d’aujourd’hui ? Ouvrir les portes et poser des points d’interrogation, telle est aussi la force de ce livre brillant, décidément aussi original que dérangeant. Catherine Golliau