Le long apprentissage du temps Le long apprentissage du
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temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 2 Le long apprentissage du temps Dès son plus jeune âge, l’enfant est capable d’estimer la durée d’événements. Néanmoins, de nombreuses années sont nécessaires pour qu’il réalise que le temps est une donnée indépendante des événements vécus. Sylvie Droit-Volet « u’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » Cette confession de Saint Augustin illustre la perplexité dans laquelle nous plonge toute réflexion sur la nature du temps. Après des siècles de réflexions, ni les scientifiques ni les philosophes n’en ont fini avec cet étrange compagnon qui rythme notre vie. Les psychologues adoptent un point de vue pragmatique : si le temps est si important pour l’homme, c’est que, psychologiquement, il existe. Mais quel temps ? Ce n’est pas la même chose d’avoir envie de dormir à la nuit tombée (rythmes biologiques), d’estimer avec précision la durée d’un événement ou encore d’envisager ce que l’on va faire en fin de semaine ou durant les prochains mois. Chacune de ces conduites se réfère à une forme différente de temps : il n’existe pas une, mais plusieurs formes de temps psychologique, et, à chacune d’elles, correspondent des processus psychologiques différents et des rythmes d’acquisition différents. Aujourd’hui, neurobiologistes et psychologues admettent que notre perception de la durée des événements est liée à la présence, dans le cerveau, d’une horloge qui, tel un métronome, bat la mesure. Pour autant, cette horloge n’est pas toujours très fiable, et chacun a déjà ressenti que, suivant les contextes, le temps n’avait pas la même allure, passant plus ou moins vite. Chez l’enfant, cette horloge est fonctionnelle dès le plus jeune âge, même si elle lui joue parfois plus de tours que chez l’adulte.Toutefois, bien qu’ils aient une horloge cérébrale en état de fonctionnement, les jeunes enfants n’ont pas de représentation abstraite du temps. Ainsi, nous verrons comment ils font l’apprentissage de la durée, et comment, vers six ans, ils commencent à se forger une idée abstraite de temps en tant que continuum indépendant de leurs faits et gestes. Puis la socialisation leur apprend à découper le temps en jours, semaines, mois… dès leur entrée à l’école. À quatre ans, ils peuvent ainsi égrainer dans l’ordre les jours de la semaine. 2 Q + CRÉDIT + INTEGRER IMAGE H temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 3 Psychologie Mais cette connaissance du temps, sous la forme de listes verbales, ne constitue pas une connaissance imagée du temps, qui seule permet à chacun de se repérer aisément dans une échelle de temps plus étendue que celle de la semaine. Cette connaissance ne survient que vers 11 ans. Dès lors, les enfants n’échappent plus à l’emprise du temps. Tic-tac cérébral Nous n’avons pas d’organe sensoriel de perception du temps, comme nous en avons un pour le traitement des sons ou des odeurs. Pourtant, de nombreuses études ont montré que nous sommes capables d’estimer des durées avec précision. Par exemple, si un stimulus de cinq secondes est présenté plusieurs fois à un individu, la moyenne de ses estimations de la durée est égale à cinq secondes. Face à cette capacité d’estimation temporelle précise, les psychologues ont postulé l’existence d’un mécanisme cérébral de « mesure » du temps. Bien que nous ne soyons pas encore en mesure de localiser avec précision cette horloge interne dans le cerveau, ni de décrire précisément son fonctionnement, tout laisse penser qu’elle est composée de trois systèmes : le premier assurerait la fonction de base de temps, le second d’interrupteur et le troisième d’accumulateur (compteur temporel). La base de temps, probablement des réseaux de neurones situés dans le cortex, émettraient en permanence des impulsions à un rythme régulier. Au début d’un stimulus dont la durée doit être évaluée, l’interrupteur, E HD fonctionnant comme un interrupteur électrique, se fermerait et laisserait transiter ces impulsions dans l’accumulateur, où celles-ci sont dénombrées. Ainsi, notre estimation de la durée dépendrait du nombre d’impulsions accumulées : plus ce nombre est élevé, plus une durée nous semble longue. On pense actuellement que le système de comptage du temps se trouverait dans les ganglions de la base, plus précisément dans une région cérébrale nommée le striatum. Les rats avec une lésion du striatum se montrent en effet incapables de discrimination temporelle. De la même façon, les sujets atteints de la maladie de Parkinson, qui ont une dégénérescence de la substance noire altérant le nombre de neurotransmetteurs dopanimergiques dans le striatum, présentent des troubles importants de la perception du temps. Pour autant, nous savons bien que notre perception du temps est variable. En 1933, l’américain Hudson Hoagland, l’un des premiers psychologues à supposer que nous avons une horloge interne a montré que notre perception du temps change avec la température corporelle, si l’on a plus ou moins de fièvre. Concrètement, ce chercheur profita de la maladie de sa femme pour tester l’influence de la fièvre sur la perception du temps en lui demandant, pendant ses poussées de fièvre, de compter jusqu’à 60 au rythme d’un par seconde. Il montra ainsi que plus la température de la malade était élevée, plus elle avait tendance à compter rapidement, comme si son horloge interne accélérait. On sait maintenant que de nombreuses facteurs perturbent le rythme de notre base de temps interne, tels le temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 4 niveau d’éveil ou les émotions. Plusieurs études ont mis en évidence que l’administration de drogues provoque des distorsions passagères du temps. Les stimulants, comme les métamphétamines, la cocaine ou encore la caféine, accélére la vitesse de notre horloge interne par l’augmentation de la production d’un meuromédiateur appelé la dopamine, qui stimule la décharge des neurones du striatum. Or les impulsions des neurones striataux sont, comme nous l’avons évoqué, à la base de notre perception du temps : sous l’effet de stimulants, on comptabilise donc plus d’impulsions par unité de temps, et le temps va plus vite. En revanche, sous l’effet de tranquillisants, qui inhibent la production de dopamine (valium ou cannabis), le temps va moins vite. Lorsqu’on reproduit une durée, celle-ci est alors surestimée dans le premier cas et sousestimée dans le second, car, pour une même durée objective, on a plus d’impulsions dans le premier cas que dans l’autre. Concernant les émotions, au laboratoire de psychologie sociale et cognitive, nous avons montré que, quel que soit leur âge, les individus jugent les durées (inférieures à 2 secondes) de présentation d’un visage plus longues s’il s’agit d’un visage agressif que s’il s’agit d’un visage sans expression particulière. La vue d’un visage en colère ou agressif déclencherait également une décharge de dopamine. Comme ce neuromédiateur accélère notre horloge, le temps passe subjectivement plus vite. De par cette distorsion du temps, nous réagissons donc plus vite, ce qui est un atout en cas de danger. Ainsi sous l’emprise de drogues ou d’émotions fortes qui accélère plus ou moins notre base de temps, le temps subjectif change d’allure. Il est également possible d’observer des distorsions du temps dues à l’attention qu’on lui accorde. Dans ce cas, la distorsion opère non au niveau de la base de temps mais au niveau de l’interrupteur, contrôlé par l’attention. Si l’on détourne l’attention de la durée d’un événement, l’interrupteur s’ouvre momentanément. Des impulsions sont alors « perdues » et les durées jugées plus courtes. C’est ce que l’on observe chez un étudiant captivé par un cours, qui ne voit pas passer l’heure de cours parce qu’il ne prête pas attention au temps, et un autre qui s’ennuie tellement que le temps semble suspendu. L’équipe de Françoise Macar, au Laboratoire de neurobiologie de la cognition À quel âge notre horloge interne est-elle opérationnelle ? Dans les années quarante, le célèbre psychologue Jean Piaget a réalisé plusieurs expériences sur la perception du temps chez l’enfant. Dans l’une d’elles, il a montré à des enfants deux voitures se déplaçant sur deux routes parallèles. Celles-ci partaient et s’arrêtaient au même moment, mais l’une roulait plus vite et s’arrêtait donc plus loin. Il leur a alors demandé si l’une des deux voitures avait roulé plus longtemps. Avant huit ans, les enfants n’admettent pas l’égalité des durées et affirment que la voiture qui s’est arrêtée le plus loin a roulé plus longtemps. En fait, ils font l’amalgame « plus de quelque chose (ici plus loin) = plus de temps ». En se fondant sur ces résultats, Piaget conclut que les enfants n’évaluent pas correctement le temps avant l’âge de huit ans. Au Laboratoire de psychologie sociale et cognitive, nous avons pourtant montré que les enfants, comme les adultes, sont capables d’estimation temporelle précise. Pour ce faire, nous avons utilisé une tâche de discrimination temporelle initialement utilisée chez l’animal (tâche de bissection temporelle). Dans cette tâche, les enfants voient un rond bleu sur un écran d’ordinateur, dont la durée de présentation est soit de 2, soit de 8 secondes. Quand l’un ou l’autre rond apparaît à l’écran, l’expérimentateur indique aux enfants qu’il s’agit du rond court (celui qui dure le moins longtemps) ou du rond long (celui qui dure le plus longtemps). Puis, les enfants voient une série de ronds, dont les durées sont comprises entre 2 et 2. L’horloge in terne si tuée d ans le c er ve au fonctionne schématiquement de la façon suivante. Un groupe de neurones situés dans le cerveau émettent des impulsions à un rythme régulier, tel un métronome, c’est la base de temps. L’évaluation d’une durée se fait si un interrupteur contrôlé par l’attention est actionné et permet à un compteur , probablement situé au niveau du striatum de comptabiliser ces impulsions (a). Plus il y a d’impulsions, et plus la durée est jugée longue. Sous l’effet de certaines drogues ou de fortes émotions, la base de temps va plus vite. Si le compteur fait son travail , la durée écoulée est alors jugée relativement plus longue (b). Bien que notre base de temps batte la mesure en permanence, notre perception de la durée peut être faussée si nous détournons notre attention du temps qui s’écoule (c). C’est ce qui se produit lorsque nous sommes captivés par notre tâche et que nous ne voyons pas le temps passé. à Marseille, a étudié ces effets de l’attention sur la perception du temps en soumettant des sujets à une double tâche où ils devaient estimer la durée ou la couleur d’un stimulus. Les sujets avaient pour consigne de ne prêter attention qu’à la durée, de prêter attention plus à la durée qu’à la couleur, de prêter attention plus à la couleur qu’à la durée ou de ne prêter attention qu’à la couleur. Les résultats ont montré que moins les sujets font attention au temps et plus les durées sont jugées courtes. Estimer correctement une durée, de quelques secondes à quelques minutes, suppose donc que l’on prête attention à l’écoulement du temps. Illustrations de J.-M. Thiriet La mise en plac e de l ’horloge cérébrale chez l ’enfant 4 © POUR LA SCIENCE - N° 328 FÉVRIER 2005 temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 5 3. De s enfan ts de 5 ans à qui on montre une rond pendant 5 secondes sur un écran d’ordinateur sont plus variables dans leurs estimations de la durée de présentation de ce rond. Ce n’est plus le cas à 8 ans. Si on demande à des enfants d’évaluer la durée d’un rond et de nom- mer des objets représentés à l’écran en même temps, ils sous-estiment sa durée. Cette sous-estimation en se produit pas si les enfants maintiennent exclusivement leur attention sur le temps. xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx 8 secondes, leur tâche consistant à indiquer s’ils sont plutôt courts ou plutôt longs. Avec cette tâche, nous avons observé que plus la durée à évaluer était longue, plus les enfants répondaient « c’est le rond long », et ceci dès l’âge de 3 ans. Ainsi, contrairement à ce qu’avait pensé Piaget, les jeunes enfants estiment correctement les durées, dans le sens où plus la durée objective est longue et plus ils répondent long. De plus, on voit ici qu’il existe une relation linéaire entre le temps subjective et le temps objectif. Dans une autre expérience, nous avons montré qu’il est possible, comme chez l’adulte, de manipuler l’horloge interne des enfants, preuve que cette horloge juvénile fonctionne de la même façon. Concrètement, le rond bleu dont il fallait évaluer la durée était cette fois précédé, pendant cinq secondes, d’un rond blanc clignotant à une fréquence élevée. Nous savons que certains stimuli répétitifs, tels des flashs lumineux, ont la propriété d’entraîner le rythme de notre horloge en l’accélérant. Nous avons ainsi observé que les enfants soumis aux ronds clignotant qualifiaient plus souvent le rond bleu de « long », comparé à des enfants « contrôle », sans le rond blanc clignotant. Ainsi le jeune enfant dispose bien d’un mécanisme d’horloge interne lui permettant d’estimer des durées, et, comme chez les adultes, le rythme de cette horloge peut être modifié. Finalement, Piaget s’est en partie trompée, les jeunes enfants pouvant estimer correctement des durées. Mais il est vrai qu’il n’arrive pas pour autant à résoudre le fameux problème des voitures. Pourquoi ? C’est parce que, pour être résolu, ce problème requiert un raisonnement sophistiqué, où temps espace et vitesse sont coordonnées. Or les jeunes enfants sont incapables de faire un tel raisonnement logique. Mais, dès qu’on simplifie cette épreuve en utilisant une donnée familière, en remplaçant par exemple les voitures par des animaux (une tortue et un lièvre), dont les enfants connaissent bien les vitesses de déplacement relatives, ils répondent correctement dès l’âge de cinq ans. Dans cette épreuve, les mauvaises réponses des enfants sont également liées à un problème d’ordre attentionnel. En effet, comme la différence des points d’arrivée des voitures est particulièrement saillante sur le plan perceptif, elle capte toute l’attention des enfants. Par manque de flexibilité intellectuelle, ils n’arrivent pas à se retirer cette image de la tête, en d’autres termes plus scientifique à inhiber cette représentation mentale automatiquement activée par le champ perceptif. N’arrivant pas à en faire abstraction, ils produisent un mauvais jugement temporel. En revanche, les plus âgés parviennent s’en abstraire et trouvent la bonne solution au problème. En fait, les différences de performance entre les enfants et les adultes dans certaines tâches de perception de durée sont en grande partie liées au fait que pour les enfants, le temps n’est pas une information fondamentale à traiter. Ils y prêtent donc peu d’attention. Lié à des problèmes de maturation du cortex préfrontal, les jeunes enfants ont des problèmes d’attention et sont facilement distraits par le contexte. Leur attention se détourne donc facilement de l’information temporelle, ce qui provoque de plus grandes distorsions du temps chez les enfants que chez l’adulte. C’est ce que montrent nos recherches sur l’attention et l’estimation du temps chez l’enfant. Dans une de nos expériences, on a soumis des enfants de cinq et huit ans soit à une simple tâche temporelle où ils doivent estimer la durée durant laquelle un carré est présenté sur un écran d’ordinateur, soit à une double tâche où ils doivent en plus nommer des images présentées au centre du carré. On a alors constaté qu’en double tâche, les durées sont plus sous-estimées chez les enfants de cinq ans que chez ceux de huit ans, comme si leur cerveau avait « perdu » plus impulsions . © POUR LA SCIENCE - Psychologie Les enfants sont peu attentifs au temps Le temps reste plus souvent dans l’esprit des enfants, quand ils commencent à acquérir une notion de temps, c’est-àdire à se représenter mentalement un temps continu. Cette représentation n’émerge cependant pas avant six ans, âge auquel le temps devient pour l’enfant un milieu homogène ne dépendant pas des aléas de l’existence, et dans lequel il peut situer des événements et estimer leur durée. Toutefois, il faut attendre 11 ans pour que les enfants songent spontanément au temps, quelle que soit la situation. Nous avons proposé à des enfants un jeu très simple où ils devaient découvrir une règle de jeu permettant de faire venir un clown joyeux. Pour cela, ils devaient appuyer cinq secondes sur un gros bouton rouge. Nous avons constaté qu’avant quatre ans, les enfants se focalisent sur le résultat de l’action, sans jamais évoquer les moyens à mettre en œuvre. À sept ans, ils commencent à adopter une stratégie de recherche d’hypothèses pour découvrir la règle, mais 5 temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 6 rares sont ceux qui évoquent la durée comme un paramètre à prendre en compte. Ce n’est qu’à 11 ans que l’idée de durée émerge de façon spontanée dans leur esprit et qu’ils se disent enfin « et si j’attendais… » Le temps n’étant pas au cœur des préoccupations des enfants de moins de huit ans, ils éprouvent des difficultés à attendre. En fait, ils ne le font que si un adulte le leur ordonne, et bien souvent, ils oublient rapidement cet ordre. Plus précisément, un jeune enfant ne peut pas attendre sans bouger. Pour qu’« il soit sage », il faut l’occuper, c’est-àdire transformer son attente en action. C’est exactement ce que font les parents quand ils donnent un jouet à leur enfant dans la salle d’attente du médecin. Ces conduites, qualifiées de collatérales, jouent le rôle de décharge motrice pour l’enfant, pour qui il est plus facile de produire des actions que de les inhiber. Elles permettent aussi à l’enfant, à travers ses actions, de faire l’expérience du temps. Selon le philosophe Paul Ricoeur, c’est dans l’activité motrice et ses prolongements que nous atteignons le fond vivant de la notion de temps. Autrement dit, c’est dans l’expérience des durées d’actions et de leur répétition que le temps s’impose à l’esprit de l’enfant. Le temps, c ’est de l ’ac tion Ainsi, pour les jeunes enfants, le temps n’est pas continu, commun à différentes actions, mais il est une entité éclatée, un temps propre à chaque événement et à chaque action dont ils font l’expérience. Nous avons montré que des enfants entre trois et cinq ans éprouvent des difficultés à reproduire une durée d’action qu’ils n’ont vue qu’une seule fois. En revanche, on peut leur apprendre à reproduire une durée, à condition de leur montrer l’action à plusieurs reprises. Dans ce cas, ils la reproduisent avec précision et s’en rappellent plusieurs heures, voire plusieurs semaines après l’avoir apprise. Les enfants sont donc capables d’apprendre implicitement la durée associée à une action ou à un événement. Notons que par conditionnement, même un nourrisson peut anticiper la survenue d’un événement présenté à intervalles réguliers. Pour autant, le temps « appris » reste associé à une action, et la durée correspondante ne pourra pas être facilement transposée à un autre événement. Pour cela, l‘enfant devrait être capable de concevoir que des actions différentes puissent avoir la même durée. Autrement dit, il faudrait qu’il puisse d’emblée dissocier une durée de son contexte. Quelles sont les grandes étapes de la structuration de la notion de temps chez les enfants, et comment cette structu- 6 ration s’opère-t-elle ? Entre trois et quatre ans, un enfant n’est pas capable de penser le temps. Il vit le temps qui, dès lors, n’a de sens que dans une action, dans une activité concrète. Par exemple, après une sieste, il ne sait plus si c’est le matin ou l’après-midi. Les premiers repères temporels acquis par l’enfant sont façonnés par les activités de sa vie quotidienne, imposées par ses parents. À quatre ans, il localise ainsi des événements importants de la journée, et peut, par exemple, associer le matin au lever, et le soir au coucher. À cinq ans, il sait en plus se situer dans la journée, et déterminer si c’est le matin ou l’après-midi. Il replace aussi les événements les uns par rapport aux autres, par exemple que le goûter vient après le déjeuner. Toutefois, comme cela suppose de comprendre les relations temporelles entre plusieurs événements, des erreurs sont possibles jusqu’à sept ans. Globalement, on considère qu’entre quatre et cinq ans, un enfant connaît l’organisation de la journée. Néanmoins, à cet âge, toutes les journées sont semblables, car il n’a pas encore appris le nom des différents jours de la semaine. L’entrée à l’école marque alors un changement de rythme dans le quotidien de l’enfant, lui imposant des pressions temporelles de plus en plus fortes. C’est à cette époque de sa vie que commence à s’opérer la différenciation des jours de la semaine. Au début, même s’ils ne connaissent pas encore tous les jours de la semaine, les enfants distinguent les jours avec école des jours sans. Ainsi, quand on leur demande quel jour de la semaine ils ne vont pas à l’école, ils répondront mercredi. Néanmoins, à la question « Quel jour est-on aujourd’hui ? », ils répondent souvent au hasard. Il est intéressant de noter qu’avec les pratiques scolaires consistant à écrire la date tous les jours et à utiliser un calendrier, et les parents qui éduquent de plus en plus tôt leur enfant, l’orientation temporelle est de plus en plus précoce. La localisation temporelle dans la semaine reste néanmoins plus délicate que dans la journée. Cela est aisément compréhensible, puisque le calendrier est un système de représentation du temps purement conventionnel, qui ne peut avoir de sens pour un enfant. Il en va de même avec la division du temps en mois et en années. Si le jeune enfant peut apprendre l’ordre des jours de la semaine ou des mois, il le fait comme il apprend les lettres de l’alphabet, c’est-à-dire sous forme de listes verbales qu’ils mémorisent. Ainsi, des enfants de quatre ans peuvent réciter les différents jours de la semaine, mais ne savent pas pour autant s’orienter dans le temps, ne sachant pas nommer le nom de la journée en cours. Par exemple, même si la notion d’« hier » est acquise dès trois ans, à la question « Hier c’était quel jour ? », seulement 26 pour cent des enfants âgés de cinq à six ans répondent correctement, contre 51 pour cent © POUR LA SCIENCE - N° 328 FÉVRIER 2005 temps_cla_10_01.xp 10/01/05 11:38 Page 7 4. Vers trois-quatre ans, les enfants savent associer des moments de la journée avec des activités (a). Au même âge, les enfants peuvent apprendre les différents découpages conventionnels du temps. Ils n’ont pas pour autant une bonne connaissance du temps conventionnel (b). Vers huit ans, ils savent associer des activités à des périodes longues, tel l’été et les vacances (c). Mais ce n’est que vers dixonze ans qu’il sauront évaluer rapidement la durée qui les sépare d’un événement se produisant dans plusieurs mois (d). des six-sept ans. De même, pour répondre à la question « Quel jour y a-t-il après jeudi ? », les jeunes enfants sont obligés d’énoncer les jours de la semaine les uns après les autres avant de pouvoir s’écrier : « C’est vendredi ! ». Du reste, il leur est toujours plus facile de rechercher un jour donné dans le sens classique d’énumération des jours de la semaine que dans le sens inverse. Ils trouvent plus rapidement le jour qui suit vendredi que celui qui le précède. Un apprentissage social du temps 7 & Bibliographie © POUR LA SCIENCE - Psychologie Syl vie DROIT-VOLE T Professeur des universités en psychologie, travaillant sur la perception du temps, au Laboratoire de Psychologie Sociale et Cognitive, CNRS, Université Blaise Pascal, à Clermont-Ferrand. Auteur Après huit ans, une représentation plus imagée et plus flexible du temps émerge chez les enfants. Concrètement, ils s’orientent rapidement dans la semaine, sans recours à une liste, et ils savent intuitivement s’ils sont au début, au milieu ou à la fin de la semaine. Le week-end joue ici un rôle important, en tant que point de repère, pour la mise en place de cette représentation des jours de la semaine. Une étude a montré que l’identification du jour de la semaine est d’autant plus rapide que l’on s’approche du week-end. En l’occurrence, lundi et vendredi sont plus vite identifiés que jeudi ou mercredi. Ceci révèle que l’organisation sociale de la semaine, avec ses régularités, favorise l’orientation temporelle des enfants. Ajoutons que des adultes qui travaillent sept jours sur sept ou des étudiants en période d’intenses révisions sont, comme les enfants, sujets à des formes de désorientation temporelle liée à leur retrait des activités sociales. Pour autant, notons que cette capacité d’orientation reste approximative chez l’enfant de huit ans. Dès qu’il faut donner un jour précis, ils passent encore par un recours à une liste verbale. Après les jours de la semaine, l’enfant apprend la succession des saisons et des mois de l’année. Selon Paul Fraisse, de l’Université de Paris V, l’ordre d’acquisition de ces différentes notions est le suivant : les jours de la semaine à six ans, les mois de l’année à sept ans, les saisons entre sept et huit ans, et enfin l’année entre huit et neuf ans. Cet ordre dépendrait de l’élargissement avec l’âge du champ conceptuel de l’enfant. Il serait donc plus difficile de concevoir les saisons que les jours de la semaine parce que ces premières supposent la représentation d’une durée plus longue. Toutefois, une récente étude réalisée par des canadiennes, Lucie Godard et Marie Labelle, a montré que 80 pour cent des petits canadiens de cinq et six ans apprennent plus rapidement à distinguer les saisons que les jours de la semaine. Des saisons plus marquées au Canada qu’en France favorisent peut-être cet ordre d’apprentissage. Plus généralement, cela s’expliquerait par le fait que la repré- sentation sous-jacente aux saisons est plus concrète que celle des jours de la semaine. En effet, les enfants se souviennent que l’été est la saison chaude et l’hiver celle où ils font du ski. Autrement dit, ils peuvent associer des images plus fortes aux saisons qu’aux jours. Notons aussi que, comme dans le cas des jours de la semaine, l’apprentissage des mois passe d’abord par la mémorisation d’une liste verbale, et que les mêmes difficultés et les mêmes erreurs sont enregistrées. Le système imagé de représentation des mois ne se met en place qu’au début de l’adolescence, période au cours de laquelle un individu devient capable d’évaluer des intervalles entre deux périodes de l’année et de situer de façon relative deux mois différents. Toutefois, dès qu’il s’agit de répondre à la question : « Combien de mois y a-t-il entre mars et novembre ? », les adolescents ont à nouveau recours à la liste verbale et doivent énumérer les mois. Ils disposent donc de deux modes de représentation dont l’utilisation dépend du contexte. Ainsi, un enfant de neuf ans maîtrise bien notre système de représentation du temps, mais ce n’est que vers 11-12 ans qu’il admet le caractère purement arbitraire du temps, par exemple qu’avancer sa montre d’une heure n’entraîne pas que nous allons vieillir d’une heure. Très tôt, les enfants sont donc capables d’évaluer des durées, mais le temps n’étant pas une donnée essentielle à leur existence, ils le négligent le plus souvent. Pour que l’enfant parvienne à une maîtrise du temps, l’éducation doit imprimer à l’enfant les rythmes qui scandent son existence. Pour autant, le temps ne s’impose définitivement qu’à l’approche de l’adolescence. En un mot de conclusion, s’il y a bien un temps psychologique, celui-ci est multiple. Nous ne l’avons pas évoqué, mais il faut savoir que l’intuition du temps continue à se modifier avec l’âge, même chez l’adulte. Comme Saint Augustin, nous savons tous ce qu’est le temps, mais il nous faut une vie pour en prendre la mesure.