La fraternité, un « lieu de mémoire » d`une intense

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La fraternité, un « lieu de mémoire » d`une intense
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La fraternité, un « lieu de
mémoire » d’une intense
francité
Un entretien avec Pierre Nora
Pierre Nora
est historien, initiateur et promoteur de la collection des Lieux de
Mémoire (Gallimard).
Pierre Nora : La première chose qui
me frappe dans la référence constitutionnelle à la notion de fraternité
est qu’elle est propre à la France : la
question ne se pose pas en ces termes
dans les autres pays européens. Elle
renvoie chez nous à une consanguinité puissante. Cette francité m’interpelle en tant qu’historien de la mémoire nationale. Ce qui d’autre part
me frappe est que, par-delà toutes les
discussions autour de ce concept, de
sa place par rapport aux deux autres
termes de ce qui est devenu la devise
nationale, par-delà son appropriation
par le mouvement socialiste contre sa
définition bourgeoise…
Diasporiques : … et chrétienne…
Même si elle n’est jamais
entrée en vigueur !
1
P.N. : … et chrétienne évidemment,
cette question renvoie au modèle
fondateur de la nation élaboré par
la Révolution. La fraternité a un
poids de mémoire qui la lie à la fois
à l’idée nationale et aux thèmes
­révolutionnaires.
Pourquoi donc cet enracinement
si profond du thème de la ­fraternité ?
12 | Diasporiques | nº 20 | décembre 2012
La Révolution française, à la différence de ce qui s’est passé dans la
plupart des autres pays, a instauré
une coupure radicale avec le passé,
qui a fortement contribué au passage
de notre société d’une structure qu’on
peut qualifier de verticale à une organisation par principe horizontale. Ce
qui implique notamment un changement essentiel vis-à-vis dudit passé ;
ce qui implique aussi, avec des individus « libres et égaux en droits », un
changement fondamental du sentiment collectif ; tout cela étant matérialisé par la Constitution de 17911,
par l’abolition du droit d’aînesse, par
le mariage sans consentement paternel, et, plus profondément encore,
par une forme de solidarité de l’« être
ensemble » qui induit en soi l’idée
même de fraternité.
On peut le constater dès juin 1789
(« Nous sommes ici par la volonté
du peuple… »), le monde ne doit
plus être gouverné dans le respect
du passé, dans le droit-fil de ce bloc
de dix siècles d’histoire que, comme
nulle part ailleurs dans le monde, on
désigne de façon aussi lapidaire, sous
le vocable confus et englobant d’« Ancien Régime ». On a désormais affaire
à la volonté de faire un homme neuf
dans un régime neuf, d’ouvrir une
page radicalement nouvelle de l’histoire. Toute la Révolution française est
marquée par cet avènement puissant
d’une exaltation de la jeunesse sur le
théâtre de l’histoire. Il est au demeurant frappant de constater à ce propos
le rajeunissement impressionnant
des assemblées successives depuis la
Constituante jusqu’à la Convention
(de l’ordre de quelques années d’une
assemblée à l’autre !). Or qui dit jeunesse dit rapidement, avec égalité, fraternité. Il est difficile d’imaginer une
réelle fraternité entre vieillards !
L’obsession de l’unitÉ
D. : Y a-t-il d’autres sources de cet
attachement français à la fraternité ?
P.N. : Oui, d’autres raisons fondent
la fraternité comme une marque
indélébile de la nation française.
Notre pays a vécu dans une obsession permanente, bien plus forte que
dans d’autres pays européens, de
son unité. Cette exigence d’unité, au
regard de la diversité de ses populations et de ses langues, a été ressentie non seulement par la Révolution
française mais, déjà, par l’absolutisme louis-quatorzien ; ses racines
plongent en fait dans la nuit des
temps, nourries par le double mythe
d’origine, gaulois et franc, de notre
pays. Cet appel à l’unité, cette obsession même de l’unité sont tels que je
suis un peu étonné que le mot unité
ne fasse pas partie, formellement, des
termes de la devise nationale ! Et ce
d’autant que l’unité, d’une certaine
façon, i­ mplique en soi la fraternité.
La Révolution a constitué elle-même
un arsenal réel et légendaire de
grands moments de fraternité : la fête
de la fédération en 1790, le discours,
ce jour-là, de La Fayette à la Garde
nationale, la bataille de Valmy, etc. :
tous moments de fraternité qui sont
restés comme un surmoi national,
et permanent puisqu’on le retrouve
depuis l’Union sacrée de la Première
Guerre mondiale jusqu’à Mai 68. La
fraternité est sans doute l’élément le
plus caractéristique du sacré national. Ce qui n’est le cas ni de la liberté
ni de l’égalité ; la liberté est « chérie »
mais elle n’est pas sacrée. Sans doute
ceci est-il lié aux racines chrétiennes
de la France et aussi bien sûr à ses
racines franc-maçonnes…
« La ­fraternité
est sans doute
l’élément le plus
caractéristique du
sacré national. »
D. : … ces dernières étant néanmoins
plus tardives ?
13 méditer
P.N. : Bien entendu ! Si la fraternité est venue rejoindre les deux
autres composantes de la devise,
c’est d’abord du fait du collectivisme
chrétien de la Révolution de 1848
qui, contrairement à celle de 1789,
s’est faite non pas contre mais avec la
­religion.
D. : Et si, dans la Constitution de
1848, la trilogie républicaine est
bien affirmée comme « principe », le
même article précise que la « base »
de la république est constituée par
la réunion de quatre autres termes :
travail, famille, propriété, ordre public. Il n’y manque guère que la patrie ! Le poids de la devise est donc
­singulièrement relativisé…
P.N. : Oui, et ce d’autant qu’on s’est
beaucoup interrogé à cette époque
sur le sens exact qu’il fallait donner
à ce troisième terme, fraternité, qui
jouait en quelque sorte les troublefête par rapport aux deux termes historiques, complémentaires et pour
partie contradictoires, de liberté et
d’égalité. La fraternité serait-elle
simplement un troisième échelon
d’expression de la liberté, l’égalité
étant le deuxième, ou exprimeraitelle quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à ces deux premiers
principes, serait-elle une façon de
favoriser leur « accomplissement » ?
Le role spÉcifique des guerres
P.N. : Le mot fraternité est très marqué par les guerres qui en offrent, me
semble-t-il, l’expérience la plus forte.
D. : Vous parlez des guerres en
­général ?
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P.N. : Oui, mais à commencer par les
guerres révolutionnaires. La guerre
est le moment où la nation s’éprouve
le plus profondément. « Mourir pour
la patrie » n’est-il pas « le sort le
plus beau » ? La fraternité est alors
vécue de la façon la plus intense qui
puisse exister. Et l’on retrouve dans
ces circonstances le rapprochement
fondateur entre fraternité et jeunesse
car c’est bien à la jeunesse qu’on fait
appel dans toutes les guerres, cette
jeunesse qu’on n’hésite pas alors à
sacrifier, on l’a vu tant de fois, et de
façon effarante pendant la Première
Guerre mondiale.
Il existe des pages marquantes
de Teilhard de Chardin au sujet de
la fraternité des armes : ceux qui ont
combattu ensemble, dit-il en substance, ont entre eux un lien indissoluble. C’est en effet dans ces circonstances que la conjuration de la
division est la plus forte. Or le thème
permanent de la France depuis le xive
siècle, depuis la monarchie, l’Ancien
Régime, et bien sûr la Révolution,
c’est l’unité nationale. Et la fraternité est l’expression incandescente
et en quelque sorte ultra-concentrée
de l’unité ! C’est la source privilégiée de l’abolition des frontières : les
frontières intérieures (de génération,
voire de classe – alors même que la
fraternité des intérêts subsiste et
qu’on en voit même aujourd’hui de
beaux exemples !) mais aussi les frontières extérieures, avec la formalisation et la généralisation des droits de
l’homme et de l’humanitaire.
Une insertion fugace et
nÉanmoins pÉrenne
D. : Ce qui est le plus frappant avec
ce mot fraternité, c’est qu’il s’est
i­ntroduit presque par effraction dans
le langage politique – un discours de
Robespierre non repris immédiatement dans les textes, une forte évocation, mais sans suite, à l’occasion
des événements de juillet 1830, son
officialisation bien tardive (plus d’un
demi-siècle après son émergence)
en tant qu’élément fondateur de la
république et, malgré tout cela, son
­caractère pérenne. Pourquoi ?
P.N. : Sans doute parce qu’il s’agit là
d’une expression intense de ce surmoi national que j’évoquais il y a un
instant, quelque chose donc qui nous
interpelle très fortement. Ainsi Régis
Debray dans son Moment fraternité2
cherche-t-il encore dans la société
atomisée, individualiste, hédoniste et
cloisonnée d’aujourd’hui ce qui peut
lui rappeler quelque fulgurance de
fraternité. Et si la fraternité est bien
un moment fort dans la guerre, elle
est aussi une expression du ressenti
des périodes exceptionnelles que nous
pouvons vivre et en particulier des
périodes d’exaltation ­révolutionnaire.
D. : Ce fut en effet le cas pendant
quelques jours en mai 68, pendant
ces quelques jours de la fin du mois
où l’on a pu « y croire » ; et ceux
d’entre nous qui ont eu la chance de
vivre le 8 mai 1945 à Paris ne peuvent
oublier le grand moment de fraternité auquel donna lieu l’annonce de
la fin des hostilités, de cette victoire
tant attendue.
P.N. : Il y avait également eu à Paris, quelques mois auparavant, un
moment de même nature en ce jour
du 25 août 1944 qui, selon ce que De
Gaulle avait confié à Michel Droit,
« était le seul qui méritât d’être vécu ».
UnitÉ et/ou indivisibilitÉ ?
D. : Si la Constitution française –
qu’il s’agisse de celle de 46 ou de celle
de 58 – dispose que la France est une
république indivisible, et non plus
une et indivisible comme jadis, n’estce pas du fait que son unité résulte
conjointement du constat de sa diversité et du refus de prendre prétexte
de cette diversité pour la séparer, de
quelque façon que ce soit, en entités
juxtaposées ?
P.N. : Je suis heureux de vous
l’entendre dire et je partage pleinement ce point de vue. Mais il n’empêche que, depuis quelques années,
toutes les décisions politiques majeures vont exactement dans le sens
contraire ! Tel le cas, exemplaire,
des langues régionales – désormais
reconnues comme « faisant partie
du patrimoine national » (alors que,
Gallimard, 2009.
2
15 méditer
« La fraternité
demeure une utopie
en même temps
qu’une nostalgie. »
d’une certaine façon, cela va de soi !)
– mais qui, inscrites dans la Constitution en son titre XII, celui qui traite
des collectivités territoriales, perdent
leur caractère national et contribuent
ainsi à remettre en question l’indivisibilité linguistique de la République.
On peut certes minimiser la gravité
de cette « division » mais elle deviendrait beaucoup plus préoccupante si
la ratification complète par la France
(aujourd’hui envisagée) de la Charte
européenne des langues régionales
ou minoritaires conduisait les régionalistes les plus militants à obtenir
l’autorisation d’utiliser leur langue
spécifique dans tous les documents
administratifs ou juridiques les
concernant.
Quel avenir dès lors
pour la fraternitÉ ?
D. : Que peut devenir la fraternité
dans un pays qui ne connaît plus ni
guerre ni révolution ?
P.N. : Elle demeure aujourd’hui
incontestablement présente dans les
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institutions sociales sous le vocable
de solidarité. C’est le cas notamment de la sécurité sociale qui s’efforce d’allier liberté, égalité et bien
sûr fraternité. Et toutes les mesures
qui relèvent de l’intervention de
l’État-providence sont de même nature. L’élargissement des droits de
l’homme à l’idée d’universalité ou à
de nouvelles catégories de droits –
droits civils et politiques puis économiques et sociaux – s’inscrit lui aussi
dans la même logique. Et l’on peut
encore faire état à ce stade du « droit
d’ingérence », cher à Mario Bettati
et à Bernard Kouchner. L’évolution
contemporaine confirme ainsi pour
partie le diagnostic que je tentais de
poser : la fraternité est maintenant
une notion à deux vitesses. Sur un
premier registre, elle inspire fondamentalement la construction du tissu
social, la philosophie politique des
droits de l’homme, la solidarité institutionnelle (qui est cependant vécue
comme une entraide plutôt qu’une
authentique fraternité). À un second
niveau, la fraternité demeure une
utopie en même temps qu’une nostalgie, l’horizon indépassable d’un
temps qui n’est plus.
D. : N’y a-t-il pas des rapports étroits
entre ce que vous appelez la fraternité institutionnelle et tout simplement… la démocratie ? La démocratie implique en effet qu’on accepte de
dépasser les clivages pour échanger
périodiquement les rôles dans la gestion d’un pays.
P.N. : Le principe démocratique
implique évidemment en filigrane
l’existence d’une fraternité humaine
sans laquelle en particulier, vous
avez raison de le dire, la minorité
­ ’accepterait jamais d’être, ne seraitn
ce que temporairement, gouvernée
par la majorité !
D. : Et, de surcroît, à la différence
de la liberté et de l’égalité qui sont
des entités à la fois individuelles et
collectives (exemple : la liberté de
conscience versus la liberté de culte),
la fraternité est par essence une notion de nature collective, qui renvoie
donc nécessairement à l’organisation
de la société en tant que telle…
P.N. : Absolument, mais même sur ce
plan-là elle continue à se déployer sur
ses deux registres, o
­ rganisationnel et
utopique.
Quel sens donner aux
expressions « portedrapeau » ?
D. : Que pense l’historien que vous
êtes de la place, aujourd’hui, dans
notre société, des expressions que je
qualifierai volontiers de « porte-drapeau » et dont la trilogie « liberté,
égalité, fraternité » qui figure sur les
frontons des écoles, des mairies et sur
les papiers officiels de la république
est sans doute le meilleur exemple ?
On peut aussi citer le rituel : « Vive
la République, vive la France ». Leur
contenu continue-t-il à être perçu
pour ce qu’il est ou n’est-ce plus, pour
l’essentiel, que leur « musique » que
nous entendons sans trop chercher à
comprendre le sens de leurs paroles ?
Sauf quand, par exemple, un candidat à la présidence de la république
conclut son discours de remerciements à ses électeurs non pas par la
formule ci-dessus rappelée mais par :
« Vive la République, et surtout vive
la France ! »3
P.N. : Ces expressions gardent-elles
réellement un sens en soi ? Cela dépend de qui les emploie et cela dépend
des moments. J’ai personnellement
un souvenir très précis au sujet de la
Marseillaise. On m’avait demandé de
venir présenter le film de Jean Renoir
portant ce titre devant des élèves
de seconde et de première. J’avais
à cette occasion fredonné quelques
chansons populaires (le Ah ! ça ira de
la Révolution, la Madelon et bien sûr
la Marseillaise) et je me suis heurté
à une totale ignorance de la part de
mes interlocuteurs. Ainsi, pour eux,
la Marseillaise, c’était essentiellement ce que les membres de l’équipe
de France (ou plutôt certains d’entre
eux) chantent sur les stades avant une
compétition internationale ! Je leur
ai demandé s’ils savaient qui avait
écrit ce chant, et la seule réponse que
j’ai eue est : Zidane ! Bon, je pense
que, si nous traversions des moments
vraiment difficiles, même la Marseillaise reprendrait audience auprès
de nos compatriotes, y ­compris les
plus jeunes…
D. : Certes, mais ces moments
sont heureusement improbables
­aujourd’hui !
P.N. : Bien sûr ! Et nous ne saurions
certes nous en plaindre ! Cependant
voyez la différence avec les ÉtatsUnis. Cela m’a beaucoup frappé au
moment de l’ouragan Sandy : la fraternité civique l’a emporté manifestement sur les clivages politiques. Et,
plus généralement, on peut dire que
le communautarisme institutionnel
est là-bas compatible avec très réel
patriotisme. Ce qui n’est manifestement pas ou plus le cas chez nous. Il
est vrai que cela s’explique en partie
3
Nicolas Sarkozy, le
soir du premier tour des
­présidentielles de 2007.
17 méditer
parce que l’extrême droite a réussi
ici à monopoliser l’idée nationale.
Et tout mon effort d’historien, qui
rejoint ma conscience de citoyen, est
d’essayer de redonner à l’idée nationale une vitalité qui échappe à cette
déviance.
Les lois mÉmorielles
contre la fraternitÉ ?
D. : Si j’ai bien compris votre engagement contre les lois mémorielles, c’est
que, valorisant des revendications
identitaires spécifiques, elles contribueraient en cela à l’affaiblissement,
que vous dénoncez, de l’idée nationale. Vont-elles à vos yeux jusqu’à
remettre en question le p
­ rincipe de
fraternité ?
P.N. : À lutter contre ces lois, j’ai bien
pris conscience de la difficulté de faire
comprendre la légitimité de ce travail
parce que liberté, égalité, fraternité paraissaient être tout naturellement du
côté des revendications mémorielles.
Le travail qu’avec mes collègues nous
faisons est donc à contre-courant de
ce que perçoit spontanément l’opinion. Les acteurs politiques que nous
avons rencontrés étaient a priori
convaincus qu’il était légitime de donner acte, par l’adoption de textes législatifs, aux demandeurs de reconnaissance des souffrances qu’eux-mêmes
ou leurs ancêtres avaient subies. Je
crois que nous les avons vraiment
aidés à prendre conscience que ce
n’était pas si simple, que le passage
d’une vision holiste de la nation à celle
d’une juxtaposition d’identités était
nécessairement porteur de conflits, en
contradiction flagrante, en particulier,
avec l’idéal de fraternité prôné par la
Constitution ! Je reconnais pour ma
18 | Diasporiques | nº 20 | décembre 2012
part avoir quelque difficulté à comprendre cette volonté de retour à un
passé souvent lointain en tant qu’éléments de reconnaissance d’une identité différentielle, conscient que je suis
de tous les risques que cela induit.
D. : Mais sans doute faut-il rapprocher cette quête de ce que nous disait
Joël Roman, dans le précédent numéro de la revue, sur le glissement
progressif d’une exigence d’égalité en
droits à celle d’une reconnaissance
des singularités ?
P.N. : Bien sûr ! Mais jusqu’où faut-il
accepter d’aller dans ce sens ? J’ai la
conviction qu’il faut avoir le courage
d’établir des limites si l’on veut ne pas
se laisser enfermer dans une vision
essentiellement morbide du passé
et si l’on veut préserver la cohésion
sociale, la capacité de vivre ensemble
et celle de se projeter dans l’avenir
en pleine conscience de partager un
­destin commun.
Le dÉfi europÉen
D. : Notre « destin commun »
passe-t-il, aux yeux de l’historien,
par la réussite de la construction
­européenne ?
P.N. : Je suis en effet un historien,
c’est-à-dire un chercheur, et non pas
un homme politique, c’est-à-dire
un décideur ; je cherche d’abord à
comprendre et à expliquer. Il est évidemment très difficile d’écrire une
histoire européenne qui soit parfaitement objective dans la mesure où
chaque pays raconte ce qui s’est passé
à sa façon et ne souhaite pas laisser
disparaître ses héros. Mais je pense
qu’en explicitant les difficultés, les
contraintes et les contradictions, en
montrant, en ce qui nous concerne, ce
qu’elles ont de spécifique à la France
par rapport à d’autres pays et en espérant que d’autres pays, chacun de
son côté, feront un travail similaire ;
en reconnaissant que la communauté
européenne est riche d’histoires
radicalement différentes, qu’elle est
habitée de divisions profondes (et
ces divisions sont à l’évidence fortement inscrites dans la conscience des
peuples européens !), on peut, j’en
suis convaincu, contribuer à dépasser ces clivages historiques – et c’est
probablement même la seule façon
de parvenir à s’entendre vraiment. Et
c’est pourquoi je pense que ce que j’ai
fait pour mettre en valeur la mémoire
française est à l’opposé d’un repli
hexagonal et constitue, si j’ose dire,
une fleur apportée au bouquet européen ! C’est vraiment un appel pour
que nos partenaires développent
des projets analogues, ce qui pourrait nous permettre de confronter
nos histoires et nos projections dans
l’avenir, et par là même d’aborder
plus sérieusement la construction de
l’Europe.
D. : Une Europe dont j’ai personnellement le sentiment qu’elle ne
parviendra à exister en tant que telle
que si elle reconnaît être composée
non seulement d’États-nations (qui
ont chacun leur histoire et leurs spécificités, respectables) mais aussi de
peuples et de cultures qui ne sont pas
enfermés dans les frontières historiques de ces États et dont l’existence
même ne peut dès lors que favoriser
l’émergence d’une union ­authentique.
P.N. : J’adhère à cette vision des
choses qui me semble même la seule
raisonnable du point de vue historique si l’on veut véritablement aller
de l’avant dans cette construction.
Mais de là à la faire passer dans les
faits ! Et c’est vraiment la raison pour
laquelle je ne veux ni ne peux me
mettre à la place des politiques. Nous
ne pouvons que tenter de les éclairer,
et, à la limite, de les conseiller. Ce qui
est clair est que, jusqu’à présent, ils
n’ont pas réussi à faire réellement adhérer les citoyens européens à l’idée
d’Union européenne et qu’il nous
appartient donc de leur suggérer
d’autres voies pour y parvenir. Celle
que vous proposez me paraît non
seulement légitime mais peut-être la
seule façon aujourd’hui de progresser
réellement tant est grande la tentation de chaque État-nation de se replier sur lui-même. L’idée nationale,
qu’il faut cultiver, n’est nullement
incompatible, au contraire, avec celle
d’une construction supranationale
dès lors que celle-ci demeurerait
respectueuse de l’histoire et de la
­spécificité de ses composantes. 
« La communauté
européenne est
riche d’histoires
radicalement
différentes. »
Propos recueillis par Philippe Lazar
Photographies de Jean-François Lévy
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