Questions à Antoni Casas Ros

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Questions à Antoni Casas Ros
Entretien avec Antoni Casas Ros (Eric Bonnargent & Marc Villemain)
Paru dans LE MAGAZINE DES LIVRES, n° 25, juillet/août 2010
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Après un premier roman très remarqué (Le Théorème d’Almodovar) et
un recueil de nouvelles étonnant et singulier (Mort au romantisme),
Enigma est le troisième livre et second roman d’Antoni Casas Ros à
paraître chez Gallimard. Antoni Casas Ros est un écrivain aussi
talentueux que mystérieux : personne n’a jamais vu son visage, et il
n’existe aucune photographie de lui. Toutes les rumeurs circulent, tant
et si bien qu’Enrique Vila-Matas en personne a dû, dans Le Journal
Volubile, affirmer qu’il n’était pas Antoni Casas Ros : « Mais comment
serais-je Casas Ros, né en Catalogne française en 1972, qui vit
maintenant à Rome après Barcelone, Nice et Gênes, écrit en français,
dont la mère est une Italienne du Piémont et le père catalan, un
immigrant complexé qui l’a privé de tout contact avec "sa culture de
sang" pour qu’on le perçoive comme français, chose qui, en revanche, a injecté dans son fils la
conviction que son âme est catalane ? […] Casas Ros est ce que j’aurais aimé être : un écrivain
français sans image, un amoureux distancié du facteur catalan. »
Le mois dernier, Marc Villemain et moi-même étions invités à un colloque sur la littérature latinoaméricaine à Cuernavaca, au Mexique. Un soir, dans l’obscurité d’une cantina, un homme attablé
devant une bouteille de pulque a attiré notre attention : malgré la chaleur ambiante, son visage
était dissimulé par un masque, il parlait tout seul, en français et en espagnol. C’était Antoni
Casas Ros. Il a accepté que nous lui tenions compagnie. La nuit fut longue, nous avons parlé de
littérature et de quantité d’autres choses… A l’aube, avant que nous ne nous séparions, il a bien
voulu répondre à quelques questions pour le Magazine des Livres. Nous l’en remercions une
nouvelle fois.
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Eric Bonnargent : Dans Le Théorème d’Almodovar, le narrateur, Antoni Casas Ros, défiguré
par un accident de voiture, affirme que « pour avoir une vie, il faut un visage ». En refusant
de montrer le vôtre aux journalistes, ne craignez-vous pas de ne pas exister comme
« écrivain » ?
Antoni Casas Ros : Un écrivain existe par son écriture et non par sa forme sociale. Les
écrivains contemporains ou ceux des derniers siècles existent aussi par l’image mais si nous
remontons dans le temps, les visages disparaissent et il ne reste qu’une œuvre. Certaines
écritures résistent au temps, d’autres sont englouties.
Eric Bonnargent : En refusant de jouer le jeu des médias, ne risquez-vous pas, au contraire,
de l’alimenter ? Il y a tellement de rumeurs à votre sujet qu’Enrique Vila-Matas lui-même a
dû dire qu’il ne se cachait pas derrière votre identité.
Antoni Casas Ros : En refusant de jouer le jeu des médias, un autre jeu se crée mais
l’avantage est que je n’ai pas besoin d’y participer et c’est ce qui m’importe. Je sais à quoi
j’échappe, je ne sais pas ce que je crée. J’ai besoin de grandes plages de silence, de retrait de
l’agitation, j’ai besoin de ne rien faire dans le sens profond du terme pour favoriser la lente
éclosion de l’écriture. Je pense que finalement, c’est le rêve de tout écrivain, comme celui de
Vila-Matas, mais pour le réaliser il faut une bonne dose de courage car c’est une décision à
prendre initialement. On ne peut pas devenir anonyme après les premières lignes publiées.
C’est une décision prise d’une manière obscure et instinctive. Il faut trouver un éditeur qui
l’accepte. J’ai eu cette chance. Mais je remarque une chose, pour Théorème, tout le monde
voulait savoir qui j’étais. Avec Mort au romantisme ça c’est calmé, et depuis la sortie
d’Enigma, les critiques n’abordent même plus la question. De toute manière, la vraie question
n’est pas « qui suis-je » mais : que suis-je ? comme l’écrit Saramago dans Le cahier et pour le
découvrir, l’écriture est la voie royale car elle ne propose pas une image ou une histoire mais
la fragmentation d’une essence qui se cherche sans fin.
Marc Villemain : Contrairement à vous, ou à votre lecteur/narrateur qu'agace l'obligation où
le laissent certains livres d’accepter qu’ils ne se ferment pas sur leur résolution, j'aime les fins
suspendues (exactement comme on le dirait d'un pont.) C'est là un parti pris esthétique, mais
j'aimerais comprendre ce qui, en vous, réclame que toute histoire soit close.
Antoni Casas Ros : J’aime les fin ouvertes, d’ailleurs la fin de Théorème et de beaucoup de
mes nouvelles sont ouvertes et en quelque sorte, la fin d’Enigma l’est aussi puisqu’il manque
la dernière page. J’ai vu Enigma comme l’expression de la folie de Joaquim, c’est lui qui veut
que les fins soient définitives. Pour moi, Enigma était une sorte d’équation avec des
incidences impliquées. Mais j’aime aussi que Pierrot le Fou se fasse exploser dans le bleu du
ciel.
Eric Bonnargent : Vous êtes le narrateur du Théorème d’Almodovar, vous apparaissez
comme personnage dans Enigma au même titre que Vila-Matas qui raconte votre entrevue à
Rome. Que ce soit dans votre vie ou dans vos livres, la frontière est toujours tenue entre la
réalité et la fiction. Joachim, l’un des narrateurs d’Enigma, dit avoir l’impression d’être un
personnage de roman. Que pensez-vous des rapports entre réel et fiction ? De leur
interaction ?
Antoni Casas Ros : Depuis que j’ai dix ou onze ans, j’ai l’impression étrange que les êtres
humains sont des fictions qui se racontent et que ce qu’on appelle personnalité n’est en fait
qu’une histoire qui se répète sans fin et qui me semble totalement illusoire. La découverte du
premier roman qui a fixé pour moi un sens absolu au mot « littérature », Rayuela (Marelle) de
Julio Cortazar, m’a donné au contraire le sens que la fiction est la réalité absolue. Cette
certitude est à la base de ma décision de n’être qu’une écriture. Lorsque la fiction des êtres se
glisse dans la réalité de la fiction, elle devient absolue.
Eric Bonnargent : Vous parlez d’ailleurs de nombreux auteurs dans vos livres, de Roberto
Bolaño notamment. Vos textes sont-ils aussi des hommages à la littérature ?
Antoni Casas Ros : Oui, ouvrir un texte à la promenade de ceux qui m’inspirent,
m’émerveillent, me clouent parfois de stupeur devant ma propre incapacité à les rejoindre
dans l’espace, est une manière de dire merci aux écrivains qui sont proches. C’est aussi une
manière d’ouvrir des fenêtres dans le déroulement d’une fiction. C’est l’anti « d’après une
histoire vraie » qui commence à contaminer la littérature après avoir envahi le cinéma.
Marc Villemain : Vous avancez volontiers des références asiatiques, ibériques, sudaméricaines. Quid de la littérature française, même si Balzac ou Barbey traversent le paysage
? Enfin, soyons plus précis. Y a-t-il une tradition de la littérature française à laquelle vous
vous raccrocheriez plus volontiers qu'à une autre ? Subsidiairement, lisez-vous vos
contemporains, et avec quel regard ?
Antoni Casas Ros : J’ai découvert la littérature à travers la bibliothèque de ma mère, qui est
une immense lectrice. On y trouve presque toute la fiction latino-américaine, italienne, russe,
asiatique mais curieusement peu de français à part les philosophes et les poètes. Je me suis
amusé à chercher dans sa bibliothèque le roman français le plus récent et j’ai trouvé Histoire
de Claude Simon. Sorti de la bibliothèque de ma mère, ma préoccupation principale était de
retrouver mes racines catalanes. Ne vivant pas en France, ma curiosité allait vers tout ce qui
se publiait en langue espagnole et je lisais principalement cette littérature, avec les chocs
immenses de Bolano, de Fresan, de Vila-Matas. Ce n’est que depuis la sortie de Théorème
que je lis la presse littéraire française et que je commence à découvrir la créativité des
écrivains de ma génération et cela me rend très heureux. Mon premier plaisir, lorsque je
reviendrai du Mexique sera de faire une razzia de romans français à la « Cédille ». J’ai envie
d’en lire trente à la suite. J’ai des noms !
Marc Villemain : Votre style n'a guère d'équivalent chez les écrivains de votre génération.
Prolixe, imagé, il est aussi mordant et incisif. Aussi ma question sera double. 1) Quels
rapports entretiennent, dans votre manière d'écrire, la question du style et de la narration ?
Autrement dit, suivez-vous une trame, un plan qui soit assez net dans votre esprit, ou la nature
même de votre style vous met-t-elle parfois sur la voie de l'énigme ? 2) Enfin, de quelle partie
de votre style, ou de votre naturel stylistique, vous défiez-vous le plus ?
Antoni Casas Ros : Le style, la narration s’apparente beaucoup pour moi à la nage excessive
que je pratique avec passion. Au début, je veux, je crois savoir ce que je cherche, je
m’efforce vers un but puis je réalise avec une certaine angoisse que je suis très loin de la côte,
que c’est dangereux, qu’il faut abandonner la plupart des choses auxquelles je m’attache et
me laisser porter par le courant. Ce n’est qu’à ce moment là que je découvre la liberté. Je
passe donc par les deux phases, l’une qui planifie, puis une écriture qui annule tout projet et
me porte à l’abandon, à l’idée qu’on ne maîtrise pas un style mais que c’est lui qui vous
impose sa fluidité. On comprendra alors que je me défie de ma propre géométrie. Je cherche
l’abolition du temps dans la fiction et autant j’ai l’impression de l’atteindre parfois dans
l’espace d’une phrase, autant je sais que je ne l’ai pas encore atteinte dans l’espace d’un
roman tout entier et c’est ce qui m’anéanti parfois. Je rêve de toucher ce mystère dans mon
prochain roman : Chroniques de la dernière révolution alors, en attendant, j’espère ne pas me
noyer !
Eric Bonnargent : Dans Le Théorème d’Almodovar et Enigma, la sexualité, et en particulier
la sodomie, a un rôle rédempteur. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
Antoni Casas Ros : La sodomie implique l’offrande totale de soi, la perte de contrôle, de
limite, la découverte d’une sensation antique, reptilienne. Elle implique aussi pour les
hommes de découvrir d’être « autour » et cela développe une sensibilité particulière à ce qui
est sous-jacent à la surface des choses. La sexualité est l’expérience totale du monde, pas
seulement celle des êtres, elle est d’une richesse infinie, elle est l’équilibre du cœur, de
l’esprit et du corps, la fin de l’illusion de la finitude.
Marc Villemain : Ai-je raison de vous considérer comme un grand romantique ?
Antoni Casas Ros : Vous voyez le sourire que votre question provoque ! Si les « réalistes »
sont de surface, je préfère être un romantique, mais si l’écriture peut toucher un « réalisme
essence des choses » en une plongée vertigineuse, alors je préfère être un réaliste. Vous
reprendrez un peu de Pulque ?

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