Margaret enquête - Cité du livre d`Aix en Provence
Transcription
Margaret enquête - Cité du livre d`Aix en Provence
Margaret enquête Une nouvelle de M.P. « J’étouffe. Je dois sortir : besoin d’air. » Ses gestes doivent être rapides et efficaces mais elle s’affole. Margaret ne parvient pas à sortir de la cabine d’essayage. Elle a chaud et la moiteur de ses mains ne l’aide pas à faire glisser le pêne grippé de la serrure. Enfin, celle-ci cède et Margaret sort en toute hâte, tend le caraco en crêpe de soie à la vendeuse et se précipite dans la rue où elle manque heurter un homme qui regarde avec insistance la vitrine du magasin de lingerie fine. La vitrine ou l’intérieur du magasin ? Myope, Margaret ne voit pas à deux mètres. Obligée de fouiller dans son sac pour prendre ses lunettes, elle constate une nouvelle fois et avec horreur qu’elle l’a bien perdue. Où et quand ? Elle revient sur ses pas, parcourt quelques mètres, puis fait demi-tour. La pluie et ses talons aiguilles ralentissent sa course incertaine. « Je vais au café : il me faut un remontant. » Au café, elle se dirige vers le fond où le jour pénètre à peine. Quelques lampes diffusent une lumière tamisée, en harmonie avec le décor rétro. L’endroit est tranquille. Margaret se sent mieux. Elle s’enfonce dans la banquette en skaï noir. Les accords d’un morceau de jazz lui parviennent en sourdine. Ascenseur pour l’échafaud. Cette musique la transporte vers un ailleurs et un temps autres. Un sourire énigmatique aux lèvres, elle songe à sa dernière enquête. Soudain, un courant d’air la ramène à la réalité : un homme vient de sortir. On dirait… Le serveur diligent vient prendre sa commande et s’interpose entre elle et cette silhouette qui lui rappelle l’homme posté devant la vitrine. Une coïncidence, certainement. Mieux vaut se concentrer sur cette fâcheuse perte. Son intention première avait été d’ouvrir le coffre-fort et de l’y cacher. Pourquoi l’avoir laissée dans son sac ? C’était stupide. Cependant, plus elle réfléchit plus elle penche pour une autre possibilité : un vol. Elle repense alors à la soirée de la veille : une rencontre littéraire entre Helen, la libraire du Quiproquo et Meryl Don. Margaret a lu tous ses polars et les a adorés. À l’issue de la rencontre, comme beaucoup d’autres lecteurs, elle avait voulu faire dédicacer son dernier roman, Meurtre dans la cour. Elle attendait fébrilement son tour. La salle était comble, Margaret avait très chaud dans son manteau de fourrure. Tout à coup, quelqu’un la bouscula faisant tomber sac, livre, lunettes. Le maladroit l’aida à rassembler le contenu épars de son sac. Ça s’était passé si vite qu’elle ne saurait dire comment était cet homme. Elle avait juste senti une odeur de tabac et remarqué une chevalière à son doigt. Comme l’enveloppe était bien dans son sac, Margaret n’eut ni le réflexe ni le temps d’en vérifier le contenu. C’était son tour : elle se trouvait enfin devant son idole. 1 – Quelle joie de vous rencontrer ! Je vous admire tellement ! – Merci, c’est gentil. Quel est votre prénom ? – Quelle imagination ! Vos histoires sont toutes si originales… J’ai le cœur qui palpite jusqu’à la dernière ligne. – Je suis très flattée. Votre prénom ? Margaret décide d’aller voir Helen. Peut-être aura-t-elle aperçu cet homme. De plus, une grande librairie comme celle-là doit bien avoir des caméras de surveillance. En tout cas, une chose est sûre : elle a une piste. Dans la rue, elle arrête un taxi qui la dépose devant la librairie. Quelle contrariété ! C’est le jour de congé d’Helen. Au moins, Margaret n’est pas venue pour rien : elle constate l’absence de caméras. Et maintenant ? …Margaret parcourt les rayons mais sans réel intérêt. Ah ! La sonnerie de son téléphone portable. – Allô Margaret ? J’ai quelque chose qui vous appartient. – Allô ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? – Retrouvez-moi dans exactement dix minutes, n°7 impasse Des Longs Soupirs. Vous êtes pas loin, troisième rue à droite. Fin de la communication : on a raccroché. Acculée à l’exécution de cet ultimatum, Margaret ne peut élaborer aucun plan. La seule personne capable de la sortir de cette impasse est en mission. Elle lui envoie tout de même un SMS : « James, je cours à la catastrophe ! Vais à un RDV, 7, impasse Des Longs Soupirs. Tu connais ? Une fois encore, le succès de mon enquête est sérieusement compromis. Help! » Impossible de se dérober. Il faut y aller. En tout cas, une chose est sûre : elle est suivie. Malgré le ciel voilé, elle chausse ses lunettes de soleil et presse le pas. À présent, la rue lui semble devenue un œil immense. Margaret se sent épiée. Afin de vider son esprit, tout en marchant, elle respire selon une technique apprise aux cours de yoga. Ça ne fonctionne pas vraiment ! Plus elle s’achemine vers le lieu du rendez-vous, plus elle sent couler une sueur froide qui imprègne ses dessous en dentelle. Très fâcheux ! 2 Quand elle pénètre dans l’impasse, le jour est déjà tombé. Elle est devant le n°7 : un cinéma de quartier. À peine entrée, des coups de feu retentissent. Ça ébranle ses nerfs. Une fois habituée à l’obscurité, Margaret s’installe au premier rang. Sur l’écran défilent les images de Mort aux trousses. Quelques minutes plus tard, on vient s’asseoir près d’elle. – Margaret, un bon conseil : abandonnez cette enquête ou vous aurez de sérieux ennuis ! – Mon client, Malcolm, est un collectionneur et un homme d’affaires puissant qui… – Y a plus puissant que lui. Dites à ce Malcolm de ne pas mettre son nez dans nos affaires. C’est le dernier avertissement. – Vous êtes à la solde de ce bandit de Larson, n’est-ce pas ? Pourquoi me menacez-vous ? Que craignez-vous ? – Disparaissez quelque temps, sinon, pas d’problème, on vous aidera à le faire. – Vous avez monté un complot contre Malcolm parce qu’il vous gêne. Il sait que Larson est un trafiquant d’œuvres d’art. Malcolm m’a contactée afin que je remonte la filière et rassemble des preuves contre Larson, ce que j’étais sur le point de réaliser. – Écoutez-moi bien ! Vous savez mieux qu’moi que vous avez plus aucune preuve. Laissez tomber j’vous dis ! Occupez-vous de vos dessous, sinon… L’homme fait mine de lui trancher la tête. Après quoi, il se lève, appuyant sa main sur un fauteuil. Margaret voit alors briller une chevalière à son petit doigt. C’est donc lui le voleur de sa clé USB où elle a enregistré tous les dossiers inculpant Larson ! Elle ne sait ni comment annoncer ce vol à son client, ni comment l’aider. Ses pensées et les images du film se télescopent, tant et si bien qu’elle ne prête pas attention à un individu qui se dirige vers sa rangée de fauteuils. Il est grand et robuste. Le col relevé de son imperméable et son feutre baissé sur ses yeux cachent presque entièrement son visage. Sa main droite gantée renferme un objet qu’il enfonce dans sa poche. – Alors, poupée !, chuchote-t-il tout en éteignant son téléphone portable et en prenant place près de Margaret. – James ! Je te croyais à Singapour. – Je suis rentré hier soir. Tu vas me raconter ce qu’il t’arrive. – Allons prendre un verre. 3 Le café où Margaret aime se retrouver est encore ouvert. On y sert de bons vins. Un SaintÉmilion et la présence rassurante de James sont un excellent baume contre ses déboires. Elle met James au courant de son enquête puis lui ouvre son cœur. – Oh ! James, je n’en peux plus ! Je ne suis qu’une détective minable, gaffeuse, incapable de mener à bien une enquête. Toi, au moins, tu étais un super détective. – Comme tu dis : « J’étais un super détective ». La dernière fois que j’ai mené une enquête, j’ai dû me déguiser en mendiant pour surveiller un suspect. C’est ça l’idée que tu te fais d’un super détective ? – Moi, dernièrement j’ai dû essuyer une intolérable humiliation. Arrivée sur les lieux du crime, je glisse sur le sang de la victime. Je ruisselais d’hémoglobine, parfaite pour un film de Tarantino. C’est n’importe quoi ! Et maintenant, un maître chanteur vole ma clé USB et fait tout foirer. Courroucée, Margaret jette un œil en face d’elle : un miroir reflète le fond de la salle où une femme, la quarantaine, sirote son vin, un stylo à la main avec lequel elle noircit les pages d’un blocnotes. – Je comprends ton désarroi, dit James. Je t’avouerais que parfois, j’ai l’impression que ces enquêtes n’ont ni queue ni tête. – Oui. Par exemple, nous deux, tu peux m’expliquer ce qu’on fait assis là ? Pourquoi on se retrouve dans cette autre enquête ? Tout cela me semble si irréel ! Tu crois que c’est une question d’usure, de lassitude ? – Peut-être bien… – Récemment, j’ai entendu quelque chose d’invraisemblable. Un admirateur s’exclamait : « J’ai le cœur qui palpite jusqu’à la dernière ligne. » ! – Mais oui, Margaret, n’oublie pas que tu es adorée. Tu es une femme magnifique : longue chevelure rousse, taille de guêpe, formes pulpeuses. Tu es sexy. – Tout ça c’est très bien, j’en conviens. Mais,… je veux être aussi une super héroïne ! – Alors, il va falloir partir en quête d’un autre auteur. Dans le miroir, le reflet incertain de James et de Margaret s’efface peu à peu, pendant que, au fond du café, la femme se lève, met son manteau, son écharpe et paie sa consommation. En sortant, elle jette son bloc-notes. Des enquêtes de Margaret, elle en a par-dessus la tête ! « J’étouffe. Je dois sortir : besoin d’air. » 4 Aix-en-Provence, avril-mai 2016 5