José CABRERO ARNAL - Le blog de MER 47

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José CABRERO ARNAL - Le blog de MER 47
JOSE CABRERO ARNAL
ou
l’histoire d'un « « lapiz rojo » que nul ne peut faire
taire
Conférence de Philippe GUILLEN
I / UNE JEUNESSE ESPAGNOLE
José Cabrero Arnal – puisque tel est le nom du dessinateur espagnol ,« père » du
fameux Pif le chien et de Placid et Muzo- est né un 6 septembre 1909 dans un petit
hameau, Castilsabas, à un dizaine de kilomètres de Huesca, en Aragon.
Très tôt il se passionne pour le dessin, veut en faire son métier malgré son père, et
coûte que coûte. Rien ni personne ne le détournera de son objectif.
a – 26 ans en JUILLET 36 … et à Barcelone !
Les Cabrero forment une famille «des plus ordinaires» dans le royaume d'Espagne des
années 1920. Ce sont des Paysans sans terre que la pauvreté pousse à aller chercher du
travail ailleurs. Emeterio, le père, Leonor, la mère, quittent le village pour la très attractive
Barcelone. Les enfants : Jesus, l'aîné de la fratrie, Antonia et José notre ami le futur
dessinateur ( une petite fille, Paquita, naîtra plus tard) sont enthousiastes, le
déménagement est une aventure. L'immense ville, ses commerces, la plage, le port ouvert
au Monde, les Ramblas et la foule, les éclairages aussi, tout est source d'émerveillement.
Le village aragonais sans surprise, où tout se sait, où ce qui est dit à l'église ou en
«messe basse», a tant d'importance, est bien loin.
Le jeune José s'ennuie à Castilsabas. Il suit bien quelques leçons de lecture et écriture
que donnaient un curé ou quelques religieuses, mais déjà il s'invente des mondes
imaginaires qu'il dessine partout, sur une feuille ou sur le sol poussiéreux de la place du
village et des chemins. On le pense taciturne, il est contemplatif. Il observe,
«photographie» visages, mimiques et postures. Il mémorise quelques situations cocasses
ou absurdes et s'en amuse, intérieurement.
Emeterio, préoccupé par la question alimentaire, ne pouvait pas comprendre. Seul, Jésus
l'entend et partage une même passion pour le dessin. Neuf ans les séparent.
Au village, le père «règne» : une famille paysanne traditionnelle, en somme !
L'arrivée à Barcelone change radicalement conditions de vie et ambiance familiale. Le
père exerce plusieurs petits métiers puis trouve un emploi au Cuerpo de Seguridad :
devient gendarme !
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Les enfants grandissent, Jésus , un homme maintenant, suit les recommandations
paternelles et obtient un «vrai» travail puis fonde une famille. Il épouse Adelaïda et, en
1932, devient père d'un petit Daniel, le neveu avec lequel José Cabrero maintiendra
longtemps une correspondance,
Pour José, les choses sont plus complexes : dessinateur autodidacte, il a acquis une
solide expérience technique maintenant et Barcelone offre un nombre considérable de
nouveaux sujets à dessins. Il sait aussi qu'il est possible de gagner sa vie en exerçant son
art. Les journaux et les illustrés que ses amis et lui parviennent à se procurer ou échanger
(TBO...) l'attestent. Il a déjà lui même quelques admirateurs et grâce à ses œuvres,
l'adolescent cinéphile trouve toujours un moyen de se glisser dans un des nombreux
cinémas de la ville : « Barcelona aux 80 cinémas » . Une petite caricature et le
projectionniste, l'ouvreuse, le laissent entrer. ..
A l'extérieur, le soi-disant «timide» José sait exploiter ses talents, il lui reste maintenant à
faire fléchir son père qui tient à ce que son fils travaille enfin, qu'il soit menuisier ou bien
mécanicien pour machines à écrire ou calculer, comme Jesus, son aîné. Mais le père a
beau le conduire à l'atelier afin qu'il y entame son apprentissage, le fils rebelle se fait
renvoyer.
Emeterio et José ont ceci de commun : ils sont obstinés ! Entre eux le dialogue est
impossible. Ni Adelaïde -la belle-sœur ni même Jesus ne peuvent «arrondir les angles». Il
faut trouver une solution !
1929. José a 19 ans lorsqu'il ose braver son père. Il est déterminé et parvient à vendre 6
de ses «planches» à un éditeur de renom. Sur la table familiale, il dépose une partie de
l'argent gagné : «Ce fut mon jour de victoire» écrira-t-il par la suite. Emeterio s'incline !
Sans doute est-il fier, mais ne le dit pas. L'affaire est entendue : José sera dessinateur
professionnel !
Dès lors, tout lui sourit : reconnu par ses pairs et de sérieux éditeurs qui le publient, la
carrière de José s'annonce prometteuse,
La période est propice aux bouleversements, de toutes natures.
Les parents – paysans dans l'âme- retournent à Castilsabas. Il est vrai que les enfants
subviennent à leurs besoins maintenant. Jésus est marié et José se débrouille fort bien…
Si bien qu'il avouera - plus tard- avoir exagéré et être devenu un joyeux «fêtard». Mais
comment résister ? Barcelone est un magnifique terrain de jeux pour qui aime rire, est en
pleine force de l'âge, vit sous le toit de son frère et a quelques moyens financiers. Au
Barrio Chino, les nuits ne sont pas de tout repos.
L'Espagne, elle-même, est en ébullition. Les résultats des élections municipales de 1931
conduisent le roi à prendre le chemin de l'exil. Le 14 avril, la République est proclamée.
Les barcelonais sont enthousiastes. Les jeunes fêtent et savourent leur nouvelle liberté.
José, insouciant, passe «les meilleures années de sa vie» (dit-il à Montserrat RoigAnnées 1970)... jusqu'à ce que des généraux et leurs amis décident d'arrêter brutalement
l'expérience : se rebellent contre le gouvernement légitime issu des urnes.
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Si le putsch de juillet 1936 échoue, le pays s'embrase, va connaître 32 mois d'une terrible
guerre.
José a près de 27 ans aux premiers jours des combats, il va devoir choisir. Lui qui n'a
guère de convictions ni de formation idéologiques devient milicien de la jeune République,
celle qui naissait alors même qu'il devenait homme. Certes, il a caricaturé quelques
personnalités politiques (Alfonso XIII... mais en octobre 1931 ! Le roi était en exil. Il a des
amis et collègues engagés, mais lui même est individualiste et s'intéresse peu à la vie
politique.
La République est en danger. Il va la défendre !
On ne sait pas s'il rejoint immédiatement les combattants et prend part à la guerre des
rues dans Barcelone, en juillet. Par contre, il dessine et dessine encore : les 10 puis 30
octobre , l'Esquella de la Torratxa, revue humoristique dans la veine de notre « Canard
enchaîné », publie deux de ses caricatures (le couple Hitler-Mussolini s'étonnant que
l'Espagne refuse le fascisme; un curé que Dieu surprend fusil en mains.
En septembre 1937, plus de doute: il est milicien sur le front, près de Huesca, mitrailleur
de la 27ème Division républicaine (ex Columna Carlos Marx) que commande José Del
Barrio, syndicaliste UGT, dirigeant du PSUC et membre du Comité central du PCE.
Quelques semaines après, depuis l'Hôpital militaire de Vallfongona-de-Riucorb, le soldat
gravement blessé écrit à son frère: les chirurgiens ont sauvé sa jambe in extremis, il a failli
être amputé, et écrit avoir « perdu juste un morceau de viande ». En juin 1938, une
nouvelle lettre nous apprend qu'il est opérationnel et a rejoint la 31ème Division. Le 28
juillet, il souffre du froid sur un sommet pyrénéen. Les courriers s'espacent ensuite ou sont
perdus. Il doit s'avancer maintenant vers la frontière française comme près d'un demimillion de républicains, militaires et civils. C'est la Retirada.
b- l'Exil et la déportation.
Le 6 avril 1939 : José adresse un nouveau courrier à son père, à Castilsabas. «Première
lettre depuis la France» précise-t-il. «Comme tu peux le voir, je vous écris depuis la
France où je suis interné dans un camp de concentration en raison de la dernière retraite
des troupes gouvernementales...». Son adresse au dos de l'enveloppe : camp de
concentration de Barcarès- îlot «C», baraque 22. Il est désespéré, dit regretter son choix
et n'avoir plus qu'un souhait : revenir en Espagne. Après tant d’années de sanglantes
batailles, après sa blessure, les privations, José est à bout de force, vaincu. L'attitude de
la France qui le reçoit si mal, entre des barbelés, en «indésirable», le déprime aussi.
Mais Emeterio Cabrero ne lira jamais cette lettre : le 11 mars 1939, les fascistes le
fusillaient à Huesca avec une dizaine d'autres républicains, il fait partie de ceux dont on
recherche encore les dépouilles dans un fossé ( : Les fosses de Franco).
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Le réfugié est ensuite transféré au camp de St Cyprien puis d’Agde. Seuls points positifs :
il parvient à chiper des bouts de papier et à dessiner (il caricature ses camarades) et
surtout, se fait de nouveaux amis, les intellectuels catalans, Hernandez, Ferran Planes,
Pere Vives, Joaquim Amat-Piniella, avec lesquels il forme la «Pinya dels Cincs».
A Agde , les 5 hommes s'engagent comme «prestataires pour obtenir le droit d'asile»
(dixit une de ses lettres) et ils intègrent donc une Compagnie de Travailleurs Etrangers (
lettre du 10 mars 1940). Durant la nuit de Noël 1939, les espagnols de la 109ème CTE
partent en train vers la Lorraine pour travailler au renforcement des ouvrages défensifs de
la ligne Maginot (en fait et dans leur cas, d'une deuxième ligne parallèle, dite «Daladier»).
A leur arrivée, il fait – 22 °. Les militaires fran çais qui les encadrent, les équipent de pelles,
pioches. Le climat est rude aux organismes des intellectuels espagnols, mais à partager
des moments de camaraderie, José a meilleur moral. Ses courriers de mars-avril 40
l'attestent : il a retrouvé l'espoir.
Mais c'est un nouveau déluge de feu ! L'attaque des armées hitlériennes.
L'offensive ennemie de juin perce les lignes françaises. Arnal et ses amis tentent de se
réfugier en Suisse. Ces inquiétants «rouges espagnols» sont refoulés par les autorités
helvétiques, puis arrêtés par les allemands qui les emprisonnent à Belfort - le temps pour
José d'y exercer ses talents de caricaturiste- puis les acheminent vers un camp de
prisonniers de guerre en Prusse.
Mais alors que les militaires français restent au Stalag XI-B, comme prisonniers de guerre,
les espagnols eux sont déportés vers Mauthausen en Autriche où ils arrivent le 27 janvier
1941. Parce qu'il a oublié quelques dessins dans ses vêtements, le «RoteSpanier»
matricule 6299 est sélectionné pour les services administratifs, En fait, il devient, pour un
temps, portraitiste ou caricaturiste des gardes allemands, dans une baraque. Il échappe
ainsi aux rigueurs d'un premier hiver autrichien. Chaque minute de répit compte pour un
corps meurtri.
Quelques mois après, on l'envoie à la carrière, de sinistre mémoire, puis au commando de
Steyr. Il y est encore quand les troupes américaines libèrent enfin camp et annexes, en
mai 1945. Après 4 ans d'enfer, il est un des 2000 survivants espagnols (sur 9000). A 36
ans, il pèse de 42 kg.
L'expérience lui a permis d'approcher des déportés dont il admire le courage, le sens de la
solidarité et de l'organisation, la résistance.
Il s'est fait de nouveaux camarades : communistes, tel Francesc Boix «le photographe de
Mauthausen», ou sans parti: José Bailina... Amis précieux !
Le 30 mai, José est à Paris (Hôtel Lutétia).
Ses premières journées parisiennes sont dures : «Quand je suis revenu du camp de
Mauthausen, j'ai eu très froid. De nombreuses nuits, je dormais sur un banc, Je n'avais
pas d'autre vêtement que celui de déporté et c'est ainsi que je marchais dans Paris. Les
gens dans le métro, dans la rue, me donnaient des sous, à cause de l'allure que j'avais.
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Je vivais en pleine misère, De temps en temps je dormais dans un hôtel où on voyait des
punaises sauter au plafond, Je me demandais : «Et maintenant, qu'est-ce que je vais
faire? J'étais démoralisé,» (à Monserrat Roig).
Pris en charge par les organismes de Secours, il est placé en familles d'accueil, à
Toulouse puis Caussade (en 82) où il a le bonheur de retrouver l'ami écrivain, AmatPiniella, autre survivant du camp. Chez le couple Darasse, des instituteurs en terre
caussadaise, il reprend quelques kilos, est soigné puis décide de son retour à Paris, qu'il
n'aime guère. Là, il pourra reprendre ses activités professionnelles. Confiant, il est
toujours aussi déterminé.
II / UNE SECONDE CARRIERE FRANCAISE ET UN NOUVEAU SUCCES.
(à l'encre violette) et depuis la France, cette lettre adressée aux siens, restés à
Barcelone:
«Paris, 14 décembre 1945,
Chère Adélaïde,
Non, je ne vous oublie pas et je n'aime pas ce pays. Je pourrais me sentir bien, mais c'est
une question d'amour propre, j'y suis revenu comme j'y suis entré. Tu es heureuse que j'ai
une fiancée ? Ca m'importe peu quand le tabac me coûte plus qu'un enfant idiot, en raison
de la pénurie je dois acheter des cigarettes américaines au marché noir, et c'est très cher.
Mais c'est vrai que c'est une chic fille et des plus sérieuses, tu peux être tranquille.
En ce qui concerne mon travail, cela va de mieux en mieux, je gagne suffisamment
d'argent mais j'en dépense beaucoup puisque tout est à un prix astronomique. Par
exemple : un manteau m'a coûté dix mille francs (…) Quant à l'alimentation, avec le
rationnement on pourrait mourir de faim et il n'y a pas d'autre choix que d'acheter sous le
manteau. Si tu peux payer, tu trouves de tout... Bon, les fêtes de la Noël approchent. Je
ne sais plus depuis combien d'années je me dis - les prochaines, je les passerai à la
maison- mais cela n'arrive jamais, cette année pourtant, je ne peux pas me plaindre car je
suis invité par "ma fiancée". L'an dernier, comme les années précédentes, j'ai réveillonné
avec un bout de pain noir et en ayant plus froid qu'un esquimau. Cette année il aurait été
si bien que je sois avec vous et je ne peux que vous souhaiter les fêtes les plus heureuses
possibles, je penserai beaucoup à vous et à ces marrons que j'aimais tant.
Le dessin de Daniel est formidable, il a des dispositions excellentes comme peintre, moins
comme dessinateur, et dans son petit dessin je vois qu'il possède les qualités innées d'un
grand artiste, cela s’apprend et il faut perfectionner ces qualités ! Que veux-tu de plus ! Si
la peinture lui plaît n'essaie pas de le dévier comme ils l'ont fait avec Jésus. Emmène-le
dans une académie, à la Lonja par exemple, il peut y aller en soirée et l'inscription n'est
pas chère.
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Crois-moi Adelaida, je m'y connais un peu et je sais ce qui convient. Il doit commencer par
le dessin artistique et plus tard, l'anatomie et la peinture. Ici à Paris, il y a des peintres
assez médiocres qui sont devenus riches en vendant de vraies cochonneries et Daniel
peut devenir un bon peintre. Ici j'ai connu Picasso ! Si tu voyais la maison qu'il a ! Il est
millionnaire ! Et il n'a pas fait autre chose que peindre des tableaux ! Adelaida, dis-moi ce
qui s'est passé au village au sujet de mon père ? (...) Ca m'intéresse beaucoup de le
savoir.
(et il dessine 3 parisiennes pour sa petite sœur)
Regarde Paquita. Je te présente ici quelques élégantes parisiennes, pour que personne
ne puisse te critiquer s'il te vient l'idée de te promener à nouveau avec un pantalon
d'homme. Des femmes habillées ainsi se promènent dans les avenues les plus nobles. A
celui qui te cherche, tu peux dire - C'est le dernier cri de Paris ! - T'embrasse mille fois, ton
frère qui t'aime.
Joseph. »
Texte révélateur d'un état d'esprit, de sa tendresse envers les membres de la famille.
La fiancée?... vite « expédiée », mais le sujet a déjà été abordé dans un précédent
courrier !
La Noël qui approche?,... Une douleur ! Il a la nostalgie des repas familiaux et plaisirs
gourmands.
Il insiste sur le Marché noir et n'écrit pas plus d'une phrase sur le camp nazi, sans jamais
le nommer : phrase brève, mais significative ! Il faut passer à autre chose : Revivre!
Redessiner !.. Trouver une place ou un foyer.
Le passionné pose un regard attentif, délicat et juste, professionnel et objectif, sur le
neveu Daniel et son avenir. Il fait référence à Picasso, non pour son art mais pour railler
ceux qui n'imaginent pas qu'on puisse vivre en étant peintre (et l'avis tranché de ses
propres parents aussi).
José s'adapte au lecteur : avec Paquita, l'oncle sérieux et conseiller avisé, redevient le
grand frère. Il retrouve son ton humoristique. Il dit ne pas aimer la France mais se fait
propagandiste de la tolérance et la modernité des parisiennes auprès de la jeune
barcelonaise.
Il signe «Joseph», et c'est un signe !
Une « intégration» ?...
Arnal ne se remettra jamais des épreuves subies. Gravement affaibli, malade, il ne se
plaint pas. Il évite de parler de lui, de son passé, de la déportation. Sans doute estime-t-il
ne pas savoir ou pouvoir dire l'indicible, que d'autres, plus sérieux, sauront expliquer. Il est
modeste et pense qu'il y a des compétences, que les intellectuels qu'il a côtoyés dans les
camps en parleront mieux qu'un simple dessinateur et amuseur. Il a toujours redouté les
discussions sur des thèmes «graves», politiques en particulier.
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Désormais, il entend se consacrer à son art et occuper son temps libre en pratiquant
d'autres passions : le vélo. Il rêve de ballades et pêche en mer.
Sa situation s'est stabilisée, il est bien entouré -ses camarades le soutiennent-. Il n'est
plus seul, fiancé, puis marié (mars 1946) à Denise, la française évoquée de sa lettre. «Elle
m'a sauvé, elle me disait qu'il fallait vivre, Elle me donnait à manger très lentement des
petits morceaux de viande de cheval, parce que je n'avais pas faim, alors qu'au camp la
faim me tenaillait». Dans le couple, Denise – Maîtresse-femme- s'occupe de toutes les
tâches domestiques, du budget, du planning, bref de toutes choses qui pourraient distraire
l'artiste de son activité professionnelle ou prendre sur son temps de promenade
(d'observation de ses contemporains, source d'inspiration). Car José a maintenant du
travail.
En décembre 1945, les Editions Vaillant acceptent de publier ses petits strips (3-4 cases)
animaliers pour enfants. René Moreu, le jeune rédacteur en chef (25 ans) du journal du
même nom, peintre et résistant a été séduit par «le petit chien» qui échappe, astucieux et
en 4 cases, aux deux chenapans qui le brutalisent. Il l'est aussi par «attaque brusquée»
ou, comment un minuscule chat noir, avec le concours de la fameuse échelle, porte
malheur au méchant molosse qui veut l'occire. «Ce qui s'est passé, c'est que les
communistes sont les premiers qui m'ont donné du travail» raconte José. Il l'écrit à
Adelaïde : «en ce qui concerne le travail, ça va de mieux en mieux».
Quelques dates dans une carrière :
Un 16 mai 1946 : Placid et Muzo -l'ours et le renard- sont publiés dans Vaillant, non en
strip mais en «planches», aux nombreuses cases. Les dessins sont de C. Arnal et les
dialogues de Pierre Olivier, car l'espagnol peine encore avec le français. La série est si
brillante qu'elle s'installe pour longtemps en «Une» du «Journal le plus captivant».
Le 28 mars 1948, Pif apparaît pour la 1ère fois dans l'Humanité quotidienne (strip en
noir et blanc). Le chat Hercule, complice et faire-valoir, le rejoint un peu plus tard.
Le 21 décembre 1952, le chien sympathique est en «Une» de la revue Vaillant. C'est
Noël, Placid et Muzo, le reçoivent donc comme un cadeau ! Le petit héros canin continue
dans l'Humanité, mais ne quittera plus le journal pour enfants dont le sous-titre change : «
le journal de Pif».
Le 24 février 1969, l'hebdomadaire change son nom, devient : «Pif Gadget». Le succès
est immense : entre 1969 et 1973, le tirage moyen est de 500 000 exemplaires, parfois
même 1 million. Sa popularité dépasse même nos frontières : Pif est lu dans les pays de
l'Est, dans la francophile Roumanie notamment.
Il arrive parfois à José de se mettre en scène. Le dessinateur, qui n'aura pas d'enfant,
apparaît en photo, entouré par sa petite famille de papier -de substitution- en «Une» de
Vaillant (21 juin 1953- n° 423). Il s'auto-caricatu re aussi dans quelques rares aventures de
Pif et pour de nouveaux gags.
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Puis l'artiste disparaît derrière ses personnages, s'efface.
Quelques dédicaces encore lors de la Fête annuelle de «l'Humanité» où il a le plaisir de
retrouver l'immense famille de ses admirateurs... malgré la dégradation de sa santé.
Mais le couple Cabrero-Arnal est discret. Et le dessinateur malade (conséquence des
camps français comme nazi) ne peut plus assurer l'énorme production qu'exige la parution
quotidienne de strips dans l'Humanité ou de planches hebdomadaires dans Vaillant. Il
laisse à d'autres -plus jeunes- le soin de reprendre ses héros de papier et n'intervient plus
que pour de superbes couvertures ou d'amicaux conseils à ses continuateurs qui le
surnomment affectueusement «Paparnal».
De déménagement en déménagement, le couple se rapproche de la Méditerranée, du
soleil et de la barque... celle des promenades de ses rêves.
José décède le 6 septembre (jour de son 73ème anniversaire) à l'Hôpital d'Antibes, des
suites d'un œdème pulmonaire et de troubles cardiaques. Dans le cimetière de la ville,
une petite plaque au sol, discrète, avec cette indication « Cabrero-Arnal, 1909-1982».
Rien d'autre.
III/ EL REPUBLICANO.
Dans l'Espagne des années 30, être anticlérical et viscéralement hostile à toute forme
d'autorité suffit à vous classer comme républicain. C.Arnal l'est donc !
Son camarade, Ferran Planes, le qualifie de «libertaire sans doctrine ni système». Son
amie Pilar (épouse du déporté Josep Bailina) confirme : «moqueur de toute politique (il
avait) quelques idées anarchistes» (à l'auteur, 30.09.2010). Dans Barcelone «la rouge-et
noire», le jeune homme goûte-t-il à la Liberté que les généraux et autres fascistes
entendent la lui retirer. En plein été ! Dés lors, il le dit : «moi qui n'avais jamais fait de
politique, je deviens «un rouge».».
Plus tard, lors de son premier exil en France, il se révolte contre le pacte germanosoviétique d'août 1939, et dessine une poignée de main entre Staline et Hitler, tous deux
aux mains ensanglantées : caricature sans parole, violemment antistalinienne … et
oubliée de tous !
Mais après Mauthausen et à Paris, il ne veut pas confondre le leader soviétique et les
communistes espagnols ou français ! Il respecte infiniment ces derniers et nombre d'entre
eux sont ses amis. Il est fidèle en amitié !
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Depuis la fin 1945 et durant de longues années s'il dessine pour la presse communiste,
pour l’Humanité, il ne sera pas lui même adhérent du Parti. On le dit «compagnon de
route» : il ne dément pas.
Il ne sera pas non plus dessinateur de propagande, sauf à nommer propagande une
œuvre faite d'amour, tendresse, fraternité et optimiste.
Il ne caricature plus que ses amis ou voisins, et pour les journaux communistes, quelques
sportifs ou gens du spectacle (Bourvil…). Il fait encore 5 ou 6 dessins, «réalistes» et
antifascistes, mais la page «politique» est tournée, D'ailleurs il s'adresse désormais aux
plus jeunes et dans ce domaine, il partage l'opinion du grand pédagogue républicain,
Rodolfo Llopis (1895-1983) : «Coûte que coûte, il faut respecter la conscience des
enfants.».
IV/ L'ARTISTE ET L' EXIL. .
a- en Espagne déjà, un dessinateur à succès
Dans les années 30, l'homme maîtrise parfaitement son art, et depuis plusieurs années.
Autodidacte, il a tant lu ses aînés (Pat Sullivan, le dessinateur de Felix le chat, Walt
Disney...), tant pratiqué, qu'il n'a plus grand chose à apprendre dans l'art du trait ou celui
de la couleur, juste à peaufiner quelques détails, à s'exercer.
En ce qui concerne l'art de la narration, du découpage, du choix des angles de vue en
fonction des effets recherchés, C.Arnal est tout aussi compétent et précis, c'est un
conteur !
Novateur et révolutionnaire, il ose le cercle quand d'autres se conforment à la
traditionnelle vignette carrée ou rectangulaire et s'amuse même à la casser, la déchirer,
pour en faire source d'un nouveau gag et suggérer le mouvement – car son dessin est
dynamique, explosif, moderne.
Il est, et c'est important, un des premiers à introduire la Bulle (ou «bocadillo») dans la
Bande Dessinée espagnole, à multiplier aussi les onomatopées.
Son humour est adapté aux publics : le dessinateur-scénariste sait s'adresser aux adultes
comme aux enfants. Daniel le dit : il adore jouer avec les plus jeunes dont il aime la
vivacité, la spontanéité et l'enthousiasme.
Ses admirateurs sont nombreux et ses pairs l'estiment, le reconnaissent : c'est l'un des
meilleurs ! Les éditeurs spécialisés - et des plus grands- ceux de TBO, Pocholo, KKO ou
MICKEY – même Mickey !- publient les aventures qu'il imagine et met en planches.
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Les éditeurs de revues et journaux politiques, satiriques, ou de mode même, lui confient
leurs pages intérieures et leur «Une» afin qu'il y présente une caricature attractive ou un
strip efficace (4 cases, «chute» incluse). Il signe dans l'Esquella de la Torratxa (un Canard
enchaîné barcelonais), dans Algo «hebdomadaire encyclopédique illustré et de bonne
humeur», ou encore la célèbre revue «féminine» El Hogar y la Moda.
b- Comment déportation et Exil « marquent » son oeuvre française ...
L'artiste a 36 ans lorsqu'il « rebondit », et débute une nouvelle carrière, française.
Reposé et dans une atmosphère sereine, il retrouve ses capacités artistiques... jusqu'à ce
que sa santé défaillante l'empêche, on l'a vu, de poursuivre son activité. L'expérience des
camps à un impact sur le corps.
Et le mental a souffert aussi. Mais la détermination reste et la passion ne l'a pas
abandonné. C.Arnal veut faire front. Dessiner c'est vivre !
Il écrit au petit Daniel (à lui-même ?) : « Continue! Savoir dessiner ne sera jamais un
handicap. A moi, ça m'a sauvé la vie» (04-02-1946). Daniel deviendra Professeur de
peinture à Barcelone.
Cabrero Arnal, l'auteur espagnol est complété par le savoir du déporté.
Le trait:
Le dessinateur maîtrise et sait l'effet des courbes -sympathique-, des pleins et déliés délicat-. Il aime la douceur enveloppante du rond qui devient « sa signature». Ses
nouveaux héros ont rondeurs et bourrelets. Il sait utiliser aussi les longues rectilignes, et
fracturées avec des angles : elles sont agressives (Rappel des barbelés?..). Les
personnages qu'il égratigne ont souvent le corps droit et sec, gendarme excepté, qui
possède déjà bottes et uniforme ou a le visage barré de fortes moustaches.
Conteur hors pair:
Il excelle dans l'art de l'ellipse ou de la composition de l'image. En utilisant plongée,
contre-plongée, oppositions des masses, sens de lecture, il suggère toute une histoire en
un seul dessin et le fait avec bonheur dans chacune de ses couvertures des Aventures de
Pif le chien.
Humour et anthropomorphisme:
En Espagne, José s'est fait spécialiste de la Bande Dessinée animalière mais est réputé
aussi pour ses féroces portraits-charges de politiques, militaires ou curés. En France, il est
surtout connu pour ses dessins anthropomorphiques, innombrables.
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Son talent de caricaturiste est oublié: Vaillant publie pourtant quelques amusants portraits
(4 amis: R. Moreu, P. Olivier, Jean Olivier, Roger Lécureux) mais l'Humanité ne
s'intéresse bientôt plus qu'à son Pif.
Le dessin «réaliste» l'attire peu. En Espagne, dans les revues de Mode, les corps gracieux
de ses modèles étaient équipés de comiques minois.
C.Arnal est un dessinateur humoristique avant tout, et les animaux sont bien plus
amusants que les humains. Plus séduisants aussi pour les enfants qu'il rêve de faire rire.
En faisant vivre ses personnages imaginaires inspirés par des animaux il peut en dire
beaucoup sur les hommes !
Le dessinateur va «recycler» ses personnages espagnols, reprendre quelques traits, les
franciser, pour en bâtir de nouveaux. Il en réemploie certains, secondaires (et les Césarin :
Tonton, Tata, -des «humains rigolos»- ont des jumeaux barcelonais). Adieu Rob, Paco
Zumba (…) et bonjour Pif !
Le chien Top (efflanqué) et Topilita, son amusante fiancée, ont donc une descendance. Le
premier réapparaît en couverture des Aventures de Pif, dans un émouvant passage de
relais, par exemple. L'un s'en va quand l'autre arrive qui vole de ses propres ailes (art de
la composition).
Deux petits portraits, genre photo de famille et Pif lui même, dans une bulle, confirment la
filiation avec les illustres ibères.
Pif est le personnage phare mais l'ours Placid, heureux personnage qui se montre cruel
parfois, et son fameux complice, Muzo, le rusé renard, sont emblématiques aussi. Le
dessinateur sait le poids de l'imaginaire collectif et l'utilise. Ainsi va-t-il créer un nouveau
personnage, Hercule qui assoit mieux encore le côté canin de Pif. Il est dit que Chat et
chien ne peuvent s’empêcher de s'opposer ! Cet affrontement «naturel» entre les deux
genres est cause de nombreux gags. Il crée des situations absurdes. L'artiste approche là
surréalisme et poésie.
De plus, les duos comiques ont toujours amusé celui qui fut membre actif du Club Laurel
et Hardy barcelonais (El Gordo y el Flaco). Ils permettent aussi de poser ces questions :
Pourquoi se dispute-t-on ? Cela en vaut-il la peine ?
C.Arnal ? Dessinateur pour enfants...
Nous n'insistons pas davantage et nommons juste quelques autres personnages : Bec
d'or, Roudoudou le cabri, Fifine et Fonfon, petits lapin et mulet...
Et chez les «humains», tout de même, cette figure : le petit Doudou des Césarin.
La thématique du manque:
Elle devient une des constantes de l'œuvre. Non les privations connues dans l'enfance,
mais bien la Faim : son quotidien durant neuf longues années.
Les soucis alimentaires (dans une France où le rationnement perdure) sont arguments de
nombreux gags. La quête de nourriture est source de comique, sur le papier !.. Car ses
héros, inventifs, trouvent toujours une solution, originale !
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Ainsi lors de sa première apparition dans «l'Humanité» quotidienne (mars 1948), le chien
Pif parvient-il à dérober l'énorme fémur d'un dinosaure de musée. L'ours Placid - qui n'a
pas la silhouette d'un affamé- est le prototype du gourmand ou du glouton qui se rue sur
saucisson et jambon... serrano !
Le bonheur des personnages à dévorer de belles viandes est si fort que le lecteur perçoit
le plaisir de l'auteur (qui se venge) à croquer la scène.
Quand il veut confronter ses héros de papier aux fins de mois difficiles. Nul besoin de
longs discours, C. Arnal est efficace ! Il dessine les tristes mines de Placid et Muzo qui
doivent se contenter d'une rondelle de saucisse, pour deux. Ils partageront, car malgré les
chamailleries, ils sont solidaires et amis.
La fréquence des problèmes de logement dans les strips est souvent considéré comme la
marque d'un auteur ancré dans les réalités : c'est vrai ! Fin observateur du monde qui
l'entoure, rien ne lui échappe du vécu des français. Mais le sujet est révélateur de craintes
profondes de José lui-même : durant 9 ans, il fut sans abri, privé de chaleur, sans foyer au sens premier-, un soldat vaincu, un exilé dans le sable, dans le froid, sous le vent, la
pluie, puis un déporté.
Un dessinateur français ... espagnol !
S'il demande bien la nationalité française dans les années 50, il ne l'obtient pas. C'est la
Guerre froide et il est salarié de l'Humanité. Il n'est pas homme de dossier et n'insiste pas.
Etre l'époux d'une française, avoir un travail, une maison, une barque ; ça lui suffit! Ses
petits lecteurs, et les Césarin, sont sa famille. Il mourra donc apatride et sans revoir jamais
son pays natal. Pourtant, il garde l'Espagne au cœur et n'oublie pas le combat antifasciste.
En 1946, 4 de ses dessins réalistes paraissent en hommage à «Cristino Garcia- Le
guerillero» que fera fusiller Franco (brochure de Manuel Pero pour «Jeunesse héroïque»).
Ses camarades des camps obtiennent qu'il réalise une œuvre réaliste et il dessine alors
un déporté qui gravit les 186 marches de l'escalier de Mauthausen : un chemin de croix...
gammée!(«Le patriote résistant», supplément en espagnol au n°426, avril 1975). Mais
c'est lorsqu'il est dans son registre et avec son bestiaire que C.Arnal est le plus inventif et
percutant, un Maître-Artiste.
Et ce sont Placid et Muzo qui voyagent en hélicoptère. Et ce douanier d'un pays
imaginaire qui les repère dans le ciel. Le Palais est alerté : on survole le territoire. Un
ordre est donné, sec !
«Qu'on les descende !»
dit un dictateur bardé de médailles -«excellence qui excelle»-, caricature d'un certain
caudillo (Vaillant- 19 juin 1947- n° 110). Le messa ge est glissé… dans le journal pour
enfants ! Fait rarissime.
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Il y a d'autres clins d'œil, mais à la Culture espagnole, dont cette petite carte postale
Vaillant qui présente Placid et Muzo devant des moulins à vent, sur mule et rosse, tel
Sancho et Quijote...
«La Liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux...».
Bibliographie (allégée).
Monserrat Roig. Les Catalans dans les camps nazis. Traduit du catalan.
Paris: Triangle bleu, Génériques, 2005.
Philippe Guillen. José Cabrero Arnal. De la République espagnole aux pages
de Vaillant, la vie du créateur de Pif. Portet sur Garonne: Nouvelles Editions
Loubatières, 2011.
Richard Medioni. Mon camarade, Vaillant, Pif gadget. L'histoire complète.
Pargny-la-Dhuys: Vaillant collector, 2012.
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