Voyages en poésie - Le blog de Jocelyne Vilmin
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Voyages en poésie - Le blog de Jocelyne Vilmin
Séquence 3 - Voyages en poésie Lectures analytiques 1 - Joachim du Bellay (1522-1560), Les Regrets Heureux qui comme Ulysse Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage Ou comme celui-là qui conquit la Toison, Et puis est retourné plein d'usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! 5 Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province et beaucoup davantage ? 10 Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux, Que des palais romains le front audacieux, Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine. Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, Plus mon petit Liré que le mont Palatin, Et plus que l'air marin la douceur angevine. 2 - Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal (1857), Spleen et idéal, LIII « L'Invitation au voyage » 5 10 Mon enfant, ma soeur, Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. 15 20 Des meubles luisants, Polis par les ans, Décoreraient notre chambre ; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, 25 La splendeur orientale, Tout y parlerait À l'âme en secret Sa douce langue natale. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. 30 35 40 Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde ; C'est pour assouvir Ton moindre désir Qu'ils viennent du bout du monde. - Les soleils couchants Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D'hyacinthe et d'or; Le monde s'endort Dans une chaude lumière. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. 3 - Arthur Rimbaud (1854-1891) Ma Bohème Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées; Mon paletot soudain devenait idéal; J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal; Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées! 5 10 Mon unique culotte avait un large trou. Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou Et je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front, comme un vin de vigueur; Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur! 4 - José Maria de Hérédia (1842-1905), Les Trophées (1893) Les conquérants Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigués de porter leurs misères hautaines, De Palos de Moguer, routiers et capitaines Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal. 5 Ils allaient conquérir le fabuleux métal Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines, Et les vents alizés inclinaient leurs antennes Aux bords mystérieux du monde occidental. Chaque soir, espérant des lendemains épiques, 10 L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage doré; Ou, penchés à l'avant de blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l'Ocean des étoiles nouvelles. 5 – Étude comparée Larbaud / Cendrars Valéry Larbaud (1881-1957), Poésies de A.O Barnabooth, 1913 Ode 5 10 15 20 25 29 Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce, Ton glissement nocturne à travers l'Europe illuminée, Ô train de luxe ! et l'angoissante musique Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré, Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd, Dorment les millionnaires. Je parcours en chantonnant tes couloirs Et je suis ta course vers Vienne et Budapesth (1), Mêlant ma voix à tes cent mille voix, Ô Harmonika-Zug (2) ! J'ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre, Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen (3) et Pskow (4) . On glissait à travers des prairies où des bergers, Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines, Etaient vêtus de peaux de moutons crues et sales… (huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice Aux yeux violets chantait dans la cabine à côté.) Et vous, grandes places à travers lesquelles j'ai vu passer la Sibérie et les monts du Samnium(5), La Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède ! Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn(6) , prêtez-moi Vos miraculeux bruits sourds et Vos vibrantes voix de chanterelle ; Prêtez-moi la respiration légère et facile Des locomotives hautes et minces, aux mouvements Si aisés, les locomotives des rapides, Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d'or Dans les solitudes montagnardes de la Serbie, Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses… Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement Entrent dans mes poèmes […] Valéry Larbaud, Poésies de A.O Barnabooth, 1913 Budapesth (1) : Budapest, capitale de la Hongrie Harmonika-Zug (2) : on peut traduite par « train de l’harmonica » Wirballen (3) : ville de Lithuanie Pskow (4) : ville de Russie Samnium(5) : région du sud des Apennins en Italie Sud-Brenner-Bahn(6) : le Brenner est un col entre l’Autriche et l’Italie, on pourrait traduire par « le chemin de fer de la région du sud-Brenner » Blaise Cendrars (1887-1961), Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) Dédiée aux musiciens […] " Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? " Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route 5 Les fils télégraphiques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S'enfuient 10 Et dans les trous, Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles 15 Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage 20 Sous le crâne d'un sourd… " Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? " Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin 25 La folie surchauffée beugle dans la locomotive La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route […] Blaise Cendrars, Du monde entier, 1912-1924 Séquence 3 : la poésie Lectures cursives 1 - Victor Hugo (1802-1885) — Les Orientales (1829) Adieux de l’hôtesse arabe 5 10 15 20 25 30 35 40 45 Puisque rien ne t'arrête en cet heureux pays, Ni l'ombre du palmier, ni le jaune maïs, Ni le repos, ni l'abondance, Ni de voir à ta voix battre le jeune sein De nos sœurs, dont, les soirs, le tournoyant essaim Couronne un coteau de sa danse, Adieu, voyageur blanc ! J'ai sellé de ma main, De peur qu'il ne te jette aux pierres du chemin, Ton cheval à l'œil intrépide ; Ses pieds fouillent le sol, sa croupe est belle à voir, Ferme, ronde et luisante ainsi qu'un rocher noir Que polit une onde rapide. Tu marches donc sans cesse ! Oh ! que n'es-tu de ceux Qui donnent pour limite à leurs pieds paresseux Leur toit de branches ou de toiles ! Qui, rêveurs, sans en faire, écoutent les récits, Et souhaitent, le soir, devant leur porte assis, De s'en aller dans les étoiles ! Si tu l'avais voulu, peut-être une de nous, O jeune homme, eût aimé te servir à genoux Dans nos huttes toujours ouvertes ; Elle eût fait, en berçant ton sommeil de ses chants, Pour chasser de ton front les moucherons méchants Un éventail de feuilles vertes. Mais tu pars ! – Nuit et jour, tu vas seul et jaloux. Le fer de ton cheval arrache aux durs cailloux Une poussière d'étincelles ; A ta lance qui passe et dans l'ombre reluit, Les aveugles démons qui volent dans la nuit Souvent ont déchiré leurs ailes. Si tu reviens, gravis, pour trouver ce hameau, Ce mont noir qui de loin semble un dos de chameau ; Pour trouver ma hutte fidèle, Songe à son toit aigu comme une ruche à miel, Qu'elle n'a qu'une porte, et qu'elle s'ouvre au ciel Du côté d'où vient l'hirondelle. Si tu ne reviens pas, songe un peu quelquefois Aux filles du désert, sœurs à la douce voix, Qui dansent pieds nus sur la dune ; O beau jeune homme blanc, bel oiseau passager, Souviens-toi, car peut-être, ô rapide étranger, Ton souvenir reste à plus d'une ! Adieu donc ! – Va tout droit. Garde-toi du soleil Qui dore nos fronts bruns, mais brûle un teint vermeil ; De l'Arabie infranchissable ; De la vieille qui va seule et d'un pas tremblant ; Et de ceux qui le soir, avec un bâton blanc, Tracent des cercles sur le sable ! 24 novembre 1828 2 - Gérard de Nerval (1808-1855) – Petits châteaux de Bohème (1853) Le Relais En voyage, on s'arrête, on descend de voiture ; Puis entre deux maisons on passe à l'aventure, Des chevaux, de la route et des fouets étourdi, L'oeil fatigué de voir et le corps engourdi. 5 10 Et voici tout à coup, silencieuse et verte, Une vallée humide et de lilas couverte, Un ruisseau qui murmure entre les peupliers,Et la route et le bruit sont bien vite oubliés ! On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre, De l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre, Et sans penser à rien on regarde les cieux... Hélas ! une voix crie: « En voiture, messieurs ! » Les fonctions du poète et de la poésie 1 : Victor Hugo, Les Rayons et les ombres, « Fonction du poète » 5 10 15 20 25 30 Peuples ! écoutez le poète ! Ecoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé. Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n'est pas éclos. Homme, il est doux comme une femme. Dieu parle à voix basse à son âme Comme aux forêts et comme aux flots. C'est lui qui, malgré les épines, L'envie et la dérision, Marche, courbé dans vos ruines, Ramassant la tradition. De la tradition féconde Sort tout ce qui couvre le monde, Tout ce que le ciel peut bénir. Toute idée, humaine ou divine, Qui prend le passé pour racine A pour feuillage l'avenir. Il rayonne ! il jette sa flamme Sur l'éternelle vérité ! Il la fait resplendir pour l'âme D'une merveilleuse clarté. Il inonde de sa lumière Ville et désert, Louvre et chaumière, Et les plaines et les hauteurs ; À tous d'en haut il la dévoile ; Car la poésie est l'étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs ! 25 mars- 1er avril 1839 2 : Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « L’albatros » Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. 5 10 15 A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. 3 : Charles Cros, Le collier de griffes, « Sonnet » Moi, je vis la vie à côté, Pleurant alors que c'est la fête. Les gens disent : "Comme il est bête !" En somme, je suis mal coté. 5 10 J'allume du feu dans l'été, Dans l'usine je suis poète ; Pour les pitres je fais la quête, Qu'importe ! J'aime la beauté. Beauté des pays et des femmes, Beauté des vers, beauté des flammes, Beauté du bien, beauté du mal. J'ai trop étudié les choses ; Le temps marche d'un pas normal : Des roses, des roses, des roses ! 4 : Pierre Reverdy, La Liberté des mers, « Tard dans la vie » 5 10 Je suis dur Je suis tendre Et j'ai perdu mon temps A rêver sans dormir A dormir en marchant Partout où j'ai passé J'ai trouvé mon absence Je ne suis nulle part Excepté le néant Mais je porte caché au plus haut des entrailles A la place où la foudre a frappé trop souvent Un coeur où chaque mot a laissé son entaille Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement