L`espace numérique, un enjeu pour les collectivités locales : le cas

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L`espace numérique, un enjeu pour les collectivités locales : le cas
Networks and Communication Studies,
NETCOM, vol. 26 (2012), n° 3-4
pp. 329-342
L’ESPACE NUMÉRIQUE, UN ENJEU POUR LES
COLLECTIVITÉS LOCALES :
LE CAS DU CARREFOUR D’ÉDUCATION POPULAIRE DE
POINTE-SAINT-CHARLES À MONTRÉAL
THE DIGITAL SPACE, A CHALLENGE FOR LOCAL COMMUNITIES:
THE CASE OF CARREFOUR D’ÉDUCATION POPULAIRE DE POINTESAINT-CHARLES IN MONTRÉAL
KLEIN JUAN-LUIS1, HUANG PING2
Résumé – Les technologies de l’information et de la communication (TIC) font partie de
notre société. Ces dispositifs sociotechniques interactifs favorisent l’émergence de nouvelles territorialités,
de nouveaux liens sociaux et de nouvelles possibilités de communication, de partage et de collaboration.
Cependant, le déterminisme techno-économique qui inspire l’industrie de l’offre en matière des TIC
accentue les inégalités territoriales existantes, donnant lieu à ce qui est convenu d’appeler « fracture
numérique ». Les inégalités générées par cette fracture expliquent l’émergence d’actions communautaires locales de lutte contre l’exclusion numérique qu’elle provoque. À l’aide d’une étude de cas à
Montréal, cet article illustre l’action des organisations communautaires qui utilisent les TIC comme
un moyen d’intégration sociale et qui contribuent à reconstruire la cohésion sociale.
Mots-clés – déterminisme techno-économique, fracture numérique, actions communautaires locales, réseaux sociaux, cohésion sociale
Abstract – Information and communication technologies (ICTs) are part of our society.
These interactive socio-technical devices foster the emergence of new territorialities, new social connections and new opportunities for communication, sharing and collaboration. However, the technoeconomic determinism that inspires the ICTs industry enhances existing territorial inequalities, giving
rise to what is called "digital divide". Inequalities generated by this divide explain the emergence of
Juan-Luis Klein est professeur titulaire au département de géographie de l’Université du
Québec à Montréal (UQAM) et Directeur du Centre de Recherche sur les innovations sociales
(CRISES) : www.crises.uqam.ca.
Coordonnées : [email protected], Département de géographie, Université du Québec à
Montréal, C.P. 8888, Suc. Centre-Ville-Montréal, Qc, H3C3P8- Canada.
2 Ping Huang est doctorante en Études urbaines à l’Université du Québec à Montréal
(UQAM). Coordonnées : [email protected], Département de géographie, Université
du Québec à Montréal, C.P. 8888, Suc. Centre-Ville, Montréal, Qc.-H3C3P8- Canada.
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local community actions to fight against digital exclusion. Through a case study in Montreal, this
article illustrates how community-based organizations use ICTs as a means of social integration and
contribute to rebuild social cohesion.
Key-words – techno-economic determinism, digital divide, local community actions, so-
cial network, social cohesion
INTRODUCTION
Le passage du fordisme au post fordisme au cours des années 1970 traduit par
les transformations engendrées par les technologies de l’information dans
l’organisation du mode de production et de reproduction a incité des théoriciens à
affirmer l’émergence d’une nouvelle configuration de société : la société de
l’information ou le capitalisme informationnel (Lesourne, 1997; Moore, 1999; Castells,
1996 ; 2004). Les nouvelles caractéristiques du capitalisme devaient permettre
d’accroître la productivité et la compétitivité économiques, tout en facilitant la disparition des inégalités sociales et territoriales. La crise financière amorcée en 2008 et les
crises sociales qui ont suivi dans plusieurs pays dont la Grèce, l’Espagne et le Portugal
montrent à quel point ces prédictions ne se sont pas avérées. Il est clair cependant
qu’une nouvelle phase du capitalisme caractérisée par la prédominance de
l’information et de la communication est en cours, laquelle prédominance provoque
de transformations sociétales (Tremblay, 2008 ; Stiegler, Giffard et Fauré, 2009 ;
Proulx, Millerand et Rueff, 2010) et territoriales (Badie, 1995 ; Klein, 2011). Un effet
de la combinaison de ces deux types de transformations réside dans la « fracture numérique », laquelle a été dénoncée comme un obstacle à la solidarité sociale (Bakis,
Ullmann et Vidal, 2007).
Dans ce texte, nous présenterons une étude de cas : le Carrefour d’éducation
populaire de Pointe-Saint-Charles (un des quartiers appauvris de Montréal) qui a introduit les TIC dans son répertoire d’actions collectives dans le but de lutter contre la
fracture numérique et pour une société plus solidaire. Cet organisme favorise les pratiques pour élargir l’espace public de représentation citoyenne comme instrument de
réflexion émancipatoire et participative de l’ensemble de la communauté locale. À
l’œuvre depuis au-delà de 40 ans dans le domaine de l’alphabétisation, cet organisme a
fait le choix d’Internet pour assurer la réussite de ses projets d’éducation populaire.
L’étude de cet organisme est basée sur une analyse documentaire et sur des entrevues
en profondeur avec des responsables du secteur informatique, du secteur alphabétisation, de la coordination et de l’organisme comme tel, ainsi que sur un focus group
avec six participants. Les entrevues ont été menées en 2011.
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1. UN CONTEXTE SOCIOTERRITORIAL DE DÉVITALISATION
A Montréal, malgré une forte croissance économique dans certains secteurs
(Aéronautique, TIC, Pharmaceutique), en général, une partie significative de la population, surtout dans les quartiers péricentraux, fait face à la pauvreté et à l’exclusion à
cause de la crise de la production industrielle qui a affecté les anciennes zones industrielles en Amérique du Nord (Fontan, Klein et Lévesque, 2003) et de la reconversion
de l’économie montréalaise à la nouvelle économie qui s’en est suivie. (Fontan, Klein
et Tremblay, 2005). Cependant, à cet égard, le territoire de notre étude de cas présente
certaines spécificités car, ici, la dévitalisation industrielle a commencé plus tôt.
1.1 L’APPAUVRISSEMENT DU QUARTIER COMME CONSÉQUENCE DE LA
DÉSINDUSTRIALISATION
Le Carrefour d’éducation populaire, se situe à Pointe-Saint-Charles, dans le
Sud-ouest de Montréal, dans la zone du Canal de Lachine (Carte 1). Berceau de la
révolution industrielle à Montréal, voire au Canada, ce quartier est l’un de ceux qui ont
été les plus affectés par la désindustrialisation.
Le principal facteur de localisation de l’industrie dans cette zone a été le Canal
de Lachine, construit au 19e siècle pour permettre le contournement des rapides qui
empêchaient la navigation vers l’Ouest des bateaux qui empruntaient le fleuve Saint-
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Laurent. Cette voie s’est combinée au chemin de fer pour constituer un nœud de
transport à partir duquel on pouvait atteindre la zone des Grands Lacs, par bateau,
ainsi que le centre de l’Amérique du Nord, par train. Ce nœud de transport a motivé
l’implantation de divers types d’industries manufacturières sur les rives du Canal. Or, à
partir des années 1950, le Canal de Lachine s’est avéré trop étroit et pas assez profond
pour répondre aux exigences des bateaux modernes, ce qui a amené le gouvernement
du Canada à construire la Voie maritime du Saint-Laurent, ce qui a provoqué
l’obsolescence et finalement la fermeture à la navigation du Canal de Lachine à la fin
des années 1960, amorçant ainsi le déclin de la zone3. Ce déclin fut accentué et accéléré par la crise industrielle survenue au début des années 1980.
Le dépérissement rapide des activités économiques a eu des effets désastreux
sur le quartier. La pauvreté s’est accrue, les disparités sociales se sont élargies et les
conditions de vie se sont détériorées. Le nombre de résidents est passé de 30 000 habitants en 1931 à 14 000 en 2006. Le taux de chômage est de 12 % chez la population
âgée de 15 ans et plus (8,8 % à Montréal), la proportion des familles vivant sous le
seuil du faible revenu après impôts est de 37,4 % (22,8 % à Montréal), le revenu médian se chiffrait à 16 755 $ après impôts, soit 19 % de moins que celui des résidents de
Montréal (20 712 $) et le nombre de résidents sans diplôme d’études secondaires était
à 34 %. Le quartier détenait également le taux le plus haut de Montréal en ce qui concerne les prestataires de l’aide sociale, soit 31,5 %4. À cela s’ajoute la pression sur la
valeur des logements exercée par un processus de gentrification bien amorcé.
1.2
UNE
RÉPONSE
COMMUNAUTAIRE
PAR
L’ACTION
LOCALE
DE
DÉVELOPPEMENT
La situation critique régnant dans le quartier a provoqué une réponse communautaire vigoureuse. Dès la fin des années 1960, sous l’égide de leaders sociaux, la
population est mobilisée et réagit à la détérioration socioéconomique du territoire. Un
nombre important d’initiatives du milieu communautaire montréalais – comités de
citoyens, cliniques populaires, pharmacies populaires, cliniques d’aide juridique, garderies populaires, comités logement, comptoirs alimentaires, journaux communautaires,
table locale de concertation – sont mises en marche entre 1965 et 1980, dont plusieurs ont été à la base de politiques publiques adoptées par le gouvernement du
Québec et sont devenus des jalons importants du « modèle québécois » (Klein, Fontan, Harrisson et Lévesque, 2013).
En 1984, les groupes communautaires de Pointe-Saint-Charles innovent en se
dotant d’un organisme dédié au développement économique de leur territoire, le Programme économique de Pointe-Saint-Charles (PEP). Il s’agit de la première CorporaProvoquant au passage le déplacement de la centralité économique canadienne vers l’Ouest et
la perte, pour Montréal, du statut de métropole canadienne, au profit de Toronto.
4 Ces chiffres proviennent du recensement de 2006, les derniers disponibles au moment de la
rédaction de cet article.
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tion de développement économique communautaire (CDEC) de Montréal (on en
compte onze aujourd’hui). En 1988, face à la débâcle économique qui se poursuit, les
acteurs locaux se rassemblent pour former le Comité pour la relance de l’économie et
de l’emploi du Sud-Ouest de Montréal (CREESOM), lequel élabore un plan d’action
au cœur duquel on retrouve la proposition d’étendre la mission du PEP à tout
l’arrondissement. Le PEP devient en 1989 le Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-Ouest (RÉSO), lequel devient rapidement un acteur incontournable dans la zone. C’est dans ce contexte de mobilisation sociale que se situe le
cas que nous allons présenter.
2. LE CARREFOUR D’ÉDUCATION POPULAIRE DE POINTESAINT-CHARLES : UN EXEMPLE D’ACTION LOCALE ET
COMMUNAUTAIRE FACE À LA FRACTURE NUMÉRIQUE
Le Carrefour d’Éducation Populaire (C.E.P.) de Pointe-Saint-Charles a été le
premier centre d’éducation populaire pour adultes du Québec. Il s’adresse aux résidents de Pointe-Saint-Charles, mais aussi à ceux des autres quartiers du Sud-Ouest. En
ce qui concerne le type de personnes qui font appel aux services du C.E.P. de PointeSaint-Charles, un bon nombre d’entre elles est à faible revenu, analphabète fonctionnel ou ayant une déficience intellectuelle. En 2010-2011, parmi les 263 personnes inscrites aux activités du C.E.P., 70 %, soit 184 personnes, sont en situation de pauvreté,
d’exclusion ou d’analphabétisme (Rapport d’activités, 2010-2011).
Vu l’effet du faible accès aux réseaux numériques sur les populations déjà défavorisées sur le plan socioéconomique dans des quartiers affaiblis par des processus
de dévitalisation urbaine (Drewe, Klein et Hulsbergen, 2008), le C.E.P. de PointeSaint-Charles a développé un modèle alternatif de réseautage social et l’a intégré dans
ses actions d’alphabétisation populaire et de défense des droits sociaux pour les citoyens du quartier. Ce modèle alternatif fait davantage appel à la participation de
groupes qui vivent dans des situations défavorisées afin de construire collectivement
un nouvel espace public de représentation qui favorise la prise en charge par les citoyens de leur propre milieu.
La conception de l’éducation populaire mise en œuvre par le C.E.P. de
Pointe-Saint-Charles s’inspire de la pensée du pédagogue brésilien Paulo Freire, qui
prônait une approche conscientisante en vue de créer une prise de conscience critique,
à la fois individuelle et collective, de la réalité sociale, économique et politique qui
entrave l’amélioration de la qualité de vie de la population et qui cause
l’appauvrissement (Freire, 1973). Comme le dit un responsable du C.E.P.: « c’est un
organisme qui est vraiment mis sur pied par des citoyens de Pointe-Saint-Charles dans
les années 1970 pour répondre à des besoins de formation vraiment pour des adultes
dans un endroit pour adultes » (Entrevues, 2011).
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Les avancées en alphabétisation sont vues comme une introduction à la démocratisation de la culture dans laquelle les participants deviennent auteurs et acteurs
de leur propre historicité et développent des capacités pour une participation engagée
à toutes les échelles de la société.
C’est une démarche conscientisante qui mène vers la prise en charge, vers l’autonomie
des citoyens finalement. En gros, c’est ça. On a une définition plus détaillée. C’est
un caractère collectif. En effet, l’idée, c’est d’aborder les conditions de vie des gens,
collectivement, d’identifier les sources des problèmes, les obstacles, et de trouver des solutions collectivement aussi… (Entrevues, 2011).
2.1 L’INCORPORATION DES TIC À LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ ET
L’EXCLUSION
À la précarité existante au sein du quartier à cause du déclin industriel, s’ajoute
la fracture numérique (Alouache et al. 2002). C’est ce constat qui amène le C.E.P. de
Pointe-Saint-Charles à devenir l’un des premiers organismes à adopter les outils TIC
dans les activités d’alphabétisation. Équipé d’une dizaine d’ordinateurs avec des connexions gratuites à Internet, le C.E.P. est devenu pour les habitants du quartier un lieu
important pour accéder à Internet, s’y initier et se familiariser avec ses différents
usages.
Ici, on a eu des ordinateurs en alphabétisation avant même d’avoir un secteur informatique. Mais ça explique la façon dont ça s’est développé… le secteur alphabétisation a toujours gardé le travail avec l’ordinateur dans son secteur… Pour nous,
l’informatique sert essentiellement… c’est un outil, c’est un support… Ça a changé
énormément de choses dans notre pratique d’alphabétisation. Ça a changé beaucoup
de choses pour les participants. Ça a changé beaucoup de choses pour les intervenants. (Entrevues, 2011).
Si au début, l’idée de montrer l’informatique à des gens qui ne savaient ni lire
ni écrire pouvait soulever des réticences, celles-ci sont rapidement disparues.
L’intégration de l’ordinateur aux ateliers d’alphabétisation s’est avéré un double atout
pour les participants. Sur le plan psychologique, le fait de pouvoir travailler sur
l’ordinateur leur a apporté une reconnaissance que ces personnes défavorisées socialement n’avaient jamais eue auparavant. Pour eux, le fait d’apprendre ces technologies
qui venaient d’arriver dans la société en même temps que tout le monde a été une
source de fierté, comme l’explique une intervenante dans la formation en informatique :
… il y avait beaucoup de fierté à l’apprendre en même temps que les autres. Alors
qu’ils sont toujours en retard ou ils ont toujours le sentiment d’être retard sur tout le
monde. Puis, il y a l’aspect de pouvoir enrichir, modifier un texte, corriger un texte
sans laisser les traces. Ça c’est absolument formidable… ils ne disent pas toujours
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« je suis en alpha », mais il y a plusieurs participants qui disent « je suis en informatique ! » (Entrevues, 2011).
D’autre part, les outils d’Internet offrent des possibilités aux participants,
telles que le courrier électronique et le blog (ici, blogue), pour qu’ils puissent partager
ou créer des informations et ainsi participer aux débats en cours au niveau du quartier,
de la ville ou de la société dans son ensemble.
Les principaux services dans le domaine des TIC offerts par le C.E.P. de
Pointe-Saint-Charles concernent l’initiation à l’ordinateur, la formation sur les fonctions avancées de certains logiciels (tels ceux sur la bureautique) et l’utilisation de
l’ordinateur. La formation se fait en groupe et a une durée de 13 semaines :




L’atelier d’initiation à l’ordinateur est destiné aux travailleurs et aux parents
qui veulent s’initier ou se familiariser au fonctionnement de l’ordinateur et à
ses périphériques, au langage propre à l’informatique et à certains logiciels
éducatifs.
L’atelier de bureautique s’adresse aux personnes ayant suivi l’atelier
d’initiation ou ayant une connaissance de base en informatique. Les sessions
portent sur l’apprentissage des fonctions plus avancées de logiciels
bureautiques, comme Windows, Word, Excel, Internet, Courriel, sécurité et
dépannage, etc.
L’atelier libre supervisé est offert aux personnes n’ayant pas d’équipement et
aux participants d’ateliers d’initiation et de bureautique. Ces derniers viennent
pour pratiquer les notions apprises. Aussi, il s’adresse aux personnes peu
scolarisées qui viennent chercher un soutien personnalisé.
L’atelier de soutien technique et de dépannage porte sur différentes
thématiques : sécurité, entretien, nouveautés technologiques, etc.
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Figure 1 : Atelier libre
Source : Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles.
Il y a aussi les formations personnalisées offertes selon les besoins et les compétences des participants, soit l’initiation, la bureautique, la création de pages Web, le
dépannage informatique, etc. Chaque séance de formation individuelle dure généralement trois heures et peut être reprise deux fois (Rapport d’activités, 2001-2010). Ce
qu’il faudrait souligner, c’est la gratuité des services et des formations, même pendant
les périodes de difficultés financières du C.E.P. de Pointe-Saint-Charles :
Parce qu’au Carrefour, on a vraiment une philosophie d’essayer … que les activités
soient gratuites… généralement les formations, que ce soit dans les ateliers ou ces
formations-là, il n’y a pas des cartes de membre payantes non plus. N’importe qui
peut rentrer au Carrefour, puis bénéficier de ces formations (Entrevues, 2011).
Pendant dix ans (entre 2001 et 2010), 3668 personnes ont suivi les ateliers
d’informatique (Tableau 1). Le milieu communautaire et les réseaux informels constituent les principales voies de diffusion de l’information concernant l’existence des
formations en informatique au C.E.P. de Pointe-Saint-Charles. Les femmes, les personnes sans emploi, les personnes de plus de 50 ans et les personnes faiblement alphabètes et ayant une déficience intellectuelle ont constitué la plus grande partie des
participants.
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Tableau 1 : Statistiques de participants (2001-2010)
Formations
pour grand
public
Nombre de participants
Sexe (%)
Âge (%)
Statut (%)
Déjà utilisé
ordinateur et
Internet (%)
Femmes
Hommes
-18 ans
18-30 ans
31-50 ans
+ 50
En emploi
Sans emploi
Étudiant(e)
Retraité (e)
Jamais
Oui, mais très
peu
2892
65,5
34,5
0,7
10,2
41,6
47,4
22
48
7,3
22,7
34
65,8
Formation pour les personnes analphabètes et
ayant une déficience
intellectuelle
776
64,4
35,6
0,3
8,1
42,9
48,7
16,8
62,7
1,2
19,3
34,3
65,7
Source : Communautique, C.E.P. de Pointe-Saint-Charles, 2001-2010.
Une proportion importante (89,9 %) de participants exprime le désir de revenir aux ateliers, ce qui illustre la volonté de gens de continuer à apprendre et montre
un sens d’appartenance à l’égard du C.E.P. de Pointe-Saint-Charles. Ce sentiment
d’appartenance chez des individus qui ont vécu des échecs scolaires, professionnels ou
familiaux, se construit par la valorisation de leur potentiel de réussir les apprentissages
et d’agir sur leurs conditions de vie, ainsi que par leur participation au processus de
prise de décision au sein même du C.E.P. Avec une approche de gouvernance participative et démocratique, les citoyens du quartier sont invités à contribuer à l’orientation
de l’organisme. À titre d’exemple, au 1er janvier 2012, le C.E.P. était dirigé par un conseil d’administration composé de 13 membres dont 10 étaient des participants issus de
divers ateliers.
La lutte pour la justice sociale et pour la transformation sociale du quartier et
de la société se trouve au centre de l’apprentissage de l’informatique réalisé par les
participants. Pour les responsables du C.E.P. et pour les participants aux ateliers de
formation, les outils TIC constituent un dispositif essentiel permettant aux personnes
exclues de se valoriser et d’améliorer leur qualité de vie à la fois individuellement et
collectivement. L’objectif de formation vise directement à faciliter la participation des
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citoyens à la vie de la communauté et la prise en charge des situations dans lesquelles
ils vivent. L’intégration des TIC dans les initiatives d’éducation populaire favorise
l’autonomie et la responsabilisation sociale des personnes exclues, lesquelles sont
amenées à s’intégrer aux instances communautaires du quartier et à prendre leur place
dans la société. Un témoignage recueilli lors de notre enquête permet d’illustrer la
modification de la situation de ces participants après avoir rejoint le C.E.P. de PointeSaint-Charles.
2.2 UNE ILLUSTRATION À TRAVERS LE PARCOURS D’UNE PARTICIPANTE
Nous présentons le cas de Julie (faux nom) qui a traversé un parcours de perte
d’emploi et de problèmes de santé, mais qui, finalement, a développé un sens de responsabilité citoyenne qui a fait d’elle une militante active dans les mouvements sociaux
du quartier. Mère monoparentale, Julie s’est trouvée au chômage en 2003. Pour chercher un nouveau travail, elle s’est rendue à un centre d’aide aux sans emploi. Aussitôt,
elle a réalisé son ignorance totale des TIC constituait un obstacle pour trouver un
emploi. Aussi, l’a-t-on référée au C.E.P. pour suivre des cours d’informatique. Peu à
peu, Julie a acquis des compétences dans les domaines de la bureautique et de la navigation sur Internet, compétences qui se sont avérées utiles également dans
l’encadrement de ses enfants. En plus, une meilleure connaissance de ses propres
capacités l’a amenée à développer un sentiment de confiance et une attitude de solidarité qui ont finalement eu un effet direct sur son épanouissement personnel. Julie explique ainsi l’effet de sa participation au C.E.P. de Pointe-Saint-Charles :
S’ils ne m’avaient pas montrée, je ne connaitrais peut-être pas encore Internet, je ne
saurais même pas c’est quoi encore. Là, je suis capable d’aller sur plusieurs sites.
On a l’impression que le Carrefour nous rend utiles. Les personnes nous mettent en
confiance, puis nous donnent confiance aussi. Je n’avais pas confiance, mais ils
avaient confiance en moi. Ça prend des organismes pour nous aider à suivre notre
chemin… Je me sentais à mon aise au Carrefour. Je me sentais chez moi. Je n’ai
plus de misère à parler au monde. Le monde ici est facile à parler. Que tu le saches
ou que tu ne le saches pas, l’autre te le montre. C’est la solidarité (Entrevue 2011).
Ce climat d’entraide favorise la création d’une capacité collective d’agir. En ce
sens, les processus d’apprentissage des technologies ouvrent une voie vers la participation active dans les communautés, vers la responsabilité citoyenne. Julie s’est engagée
dans les actions collectives pour défendre les intérêts et objectifs du quartier. Telles les
mobilisations pour contrer le projet d’implantation du Casino ou pour exiger l’offre de
services aux plus démunis dans le redéveloppement des terrains de la compagnie ferroviaire Canadien National, deux dossiers cruciaux pour l’aménagement du quartier et
pour le développement de Montréal. En 2004, lors de l’Assemblée Générale du Carrefour, Julie a été élue la présidente du CA.
En 2003, on a commencé à se battre contre le Casino du Cirque du Soleil. On
était dans un centre où il y avait le Maire de Montréal de l’époque. Je lui ai deman-
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dé s’il voulait signer une pétition... Je prenais un atelier pour savoir comment agir
devant le patron, mais je suis devenue la patronne. Je suis rendue la présidente du
Conseil d’administration…ce qui fait que j’ai appris plus le sens de responsabilité.
J’avais appris juste comme participant, aujourd’hui, je me bats pour les employés,
puis pour les participants. Je vais faire en sorte que les employés soient bien, puis
heureux, je vais faire que les participants soient bien heureux aussi (Entrevue
2011).
2.3 LE BLOGUE : UN OUTIL POUR S’INITIER À L’EXPRESSION CITOYENNE
En plus de la formation comme telle, le C.E.P. de Pointe-Saint-Charles a créé
le « Blogue de la Pointe » (http://carrefourpop.org/blog/). Ce blogue est vu comme un
moyen de démocratisation des outils TIC auprès des participants en fournissant de
nouvelles modalités d’expression et de participation citoyenne. Il se veut un espace de
représentation conçu et géré par les citoyens du quartier pour remplir les fonctions
suivantes : diffuser l’information, faciliter et dynamiser les processus d’apprentissage
d’écriture et de lecture, développer une culture de responsabilité citoyenne et lutter
contre l’analphabétisme numérique. La formation se fait en plaçant des scénarios
construits à partir de situations d’actualité qui ont une importance pour la vie locale,
tels le réaménagement du territoire, les options sur de grands dossiers, tels l’échangeur
Turcot, le redéveloppement d’anciens ateliers ferroviaires du Canadien National (CN),
la mobilisation contre la menace d’expulsion du Carrefour par la Commission scolaire
de Montréal, mais aussi sur des problèmes qui affectent l’ensemble de la société, tels
la hausse des frais de scolarité, le mouvement des indignés, etc.
Voici les témoignages des bloggeurs :
« Le blogue me fait participer, ou prendre contact avec les gens du carrefour ».
« Le blogue encore me donne l’occasion de pratiquer et peut servir à tout le
monde… ».
« Pour moi c’est une source de renseignement pour avoir de l’information sur les actualités et recevoir les nouvelles du quartier. Et savoir ce qui se passe dans les autres
organismes ».
(Blogue de la Pointe : http://carrefourpop.org/blog/?paged=16; consulté le 2 décembre 2012).
Ainsi, les interactions et les revendications à travers les réseaux numériques se
transforment souvent en actions de mobilisation et de participation. Pour ne citer
qu’un exemple, les blogueurs se sont organisés pour apporter un soutien au mouvement « Occupons Montréal » à la place Square-Victoria à l’automne 2011. De ce fait,
le potentiel du blogue réside dans son utilisation permettant de renforcer la responsabilité, voire la conscience citoyenne des participants et des résidents du quartier. En
somme, le Blogue constitue un modèle alternatif d’espace public qui fait davantage
appel à la participation de groupes exclus. Il favorise la prise de conscience, voire la
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prise en charge des enjeux locaux. Les enjeux ayant un ancrage local permettent de
concilier le monde réel et les réseaux sociaux virtuels et parviennent à former des blogueurs militants plutôt que de simples consommateurs.
Figure 2 :
Mobilisation contre la menace d’expulsion du Carrefour
Source : Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles
CONCLUSION
Le cas du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles est un
exemple qui montre que la construction des réseaux sociaux, en combinant un ensemble d’actions articulées autour de la vie collective du quartier, peut faciliter
l’inclusion sociale et infléchir la fracture numérique. Ce sont ainsi les enjeux importants pour la population locale, telle la lutte à la pauvreté qui permettent de concilier le
monde « réel » et les réseaux sociaux « virtuels ».
Il est indéniable que les TIC constituent un accélérateur de la croissance dans
le contexte de la société de l’information, mais, elles sont loin d’avoir les résultats miraculeux automatiques annoncés par ses promoteurs. La concentration économique
des grandes entreprises des médias accroit les inégalités sociales, ce qui, compte tenu
de l’importance que prennent ces technologies dans l’exercice des droits de citoyenneté, pourrait s’avérer néfaste pour la démocratie. Le développement fondé sur le déter-
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minisme technique augmente les inégalités économiques, sociales et culturelles, du fait
que les ressources sont mises en valeur au bénéfice surtout d’une partie de la population, soit la plus solvable. La fracture numérique créée par ces inégalités accentue les
disparités existantes (Bakis, Ullman et Vidal, 2007).
Des initiatives communautaires sont lancées par des organisations qui œuvrent au niveau local pour relier les populations aux réseaux numériques. Dans ce
contexte, les TIC, en tant que dispositifs utilisés pour favoriser l’inclusion, s’insèrent
dans un ensemble d’actions collectives qui s’adressent à la population qui fait face à la
pauvreté et à l’exclusion. C’est d’ailleurs une des conditions de réussite des initiatives
de lutte contre la pauvreté et l’exclusion que celle de combiner des actions et des ressources sous un leadership local (Klein et Champagne, 2011).
À l’instar de l’innovation schumpetérienne, les TIC sont créatrices et destructrices. Elles ont intensifié l’exclusion de certains groupes sociaux détériorant encore
plus leurs conditions de vie. Mais elles constituent la base d’une innovation sociale
(Klein et Harrisson, 2006), un nouveau type de réseautage social qui favorise la participation et l’empowerment. Cependant, il est nécessaire que les gouvernements reconnaissent l’effort des organisations locales de lutte contre la fracture numérique ainsi
que leur contribution à la cohésion sociale, et qu’on reconnaisse en même temps
l’accès aux réseaux numériques comme un enjeu majeur de l’exercice des droits inhérents à la citoyenneté.
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NETCOM, vol. 26, n° 3-4, 2012
BIBLIOGRAPHIE
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