full article

Transcription

full article
1
Le rêve et le cauchemar
Emilio Mordini
Centre pour la Science, la Société et la Citoyenneté
37, Via Sistina – I 00187 Rome - Italie
Email: [email protected] Url: www.bioethics.it
Titon ou l’immortalité
Les Grecs antiques racontaient le mythe de Titon. Titon était un jeune de famille
royale, frère de Priamo, celui qui fonda Troie. Il parait qu’il était très beau, si beau
qu’Eos, l’aurore, en tomba follement amoureuse qu’elle l’épousa. Eos, préoccupée
par le destin mortel de son jeune époux, demanda à Zeus comme don de mariage
que Titon reçoive l’immortalité. Zeus accorda ce don, mais Eos avait oublié de
demander avec l’immortalité la jeunesse éternelle. Les années passèrent et Titon
devint un homme mûr, puis âgé et enfin un vieil homme, d’une vieillesse toujours
plus horrible et décrépie. Eos observait horrifiée aux transformations de son amant,
jusqu’au moment où ne réussissant plus à tolérer la vieillesse de celui qui fut son
époux, le renferma dans une grotte pour le cacher à tout jamais à sa vue. Les
plaintes de Titon, abruti par la douleur et par la vieillesse, s’élevèrent dans les cieux
jusqu’à Zeus qui, ému transforma le pauvre vieux en une cigale. La légende raconte,
encore aujourd’hui, que les cigales qui finissent la nuit d’été nous rappellent les
pleurs désespérés de Titon qui vieillit, vieillit et ne meurt jamais : victime d’un rêve
d’immortalité qui s’est transformé en cauchemar.
Le mythe de Titon est fascinant parce qu’il nous oblige à nous interroger sur notre
rapport avec la vieillesse et la mort. Les Grecs étaient tellement conscients de la
2
mortalité de l’espèce humaine d’avoir partagé le monde entre mortels et immortels.
Dans les livres de religions on répète souvent la banalité – qui a des origines d’
hellénisme tardif – que la religion grecque archaïque n’était pas suffisamment
développée parce qu’elle vénérait les Dieux qui étaient en tout semblables aux
hommes exceptés pour leur destin mortel. Il s’agit d’une profonde incompréhension
de la dimension théologique archaïque: celle d’avoir rendu les Dieux si semblables à
l’homme, sauf dans la mort, cette dimension identifie et exalte la racine profonde de
la divinité. La divinité – affirme la religion d’Homère – ne réside pas dans une
caractéristique lointaine et inconcevable, ni même dans une catégorie métaphysique,
mais dans l’être libres de la mort. Cette affirmation est si vraie qu’elle réside aussi
dans le sens plus profond du christianisme. Comme le sait tout lecteur un minimum
attentif aux Evangiles, en effet, la résurrection, la réalisation complète de la divinité
du Christ, n’attend pas de se manifester au jour de Pâques, quand les femmes
trouvèrent le tombeau vide. En réalité les Evangélistes ne disent rien de ce moment,
comme ils racontent peu des apparitions après Pâques (et ce qu’ils disent est
suffisant pour nous faire comprendre que la résurrection est quelque chose de plus
riche et de plus complexe du retour à la vie d’un cadavre). La résurrection
commence déjà sur la croix, comme il est particulièrement évident dans l’Evangile de
Saint Jean. Le Christ crucifié qui meurt est déjà le Christ triomphant. Pourquoi tout
cela? Parce que c’est justement dans la mort que s’accomplit la réalisation parfaite
(), le mystère de l’incarnation. En d’autres termes, Dieu devient
pleinement un homme jusqu’à quand il passe par l’expérience de la mort : seulement
dans la mort Christ réalise définitivement le dessin du Père et Dieu devient
totalement notre frère. Comme il est possible de constater, donc, pareillement à la
religion grecque archaïque, même pour le Christianisme, bien que dans des
3
domaines différents, c’est la mort celle qui sépare l’humain du divin. La religion
d’Homère et le christianisme approchent l’homme à Dieu bien au-delà de toute
expérience religieuse occidentale mais surtout cette proximité entre l’homme et Dieu
permet de faire cueillir l’abîme qui les sépare, abîme que le Christianisme comble
avec la folie de la Croix. Le côté radical de cette affirmation est tel que les êtres
humains ont toujours cherché, avec toutes leurs philosophies, de s’en échapper. Le
Dieu des philosophes, comme le Dieu de beaucoup de mystiques et d’hérétiques
chrétiens et de tant de théologies négatives, comme ainsi que celle du Dieu de
l’Islam, est un Dieu distant et incompréhensible dont l’éloignement de l’homme est si
grand au point de nuancer la différence fondamentale entre mortels et immortels. Si
Dieu est totalement autre il n’y a aucune raison pour l’imaginer immortel. Et en effet
Giovanni Scoto Eriugena dira même qu’à Dieu il n’est pas possible de lui attribuer
l’existence étant Lui au-delà l’être et aussi du non-être. Master Eckart, le mystique
dominicain qui a vécu en Cologne de 1260 à 1330 – puis très aimé par la philosophie
allemande de 1800 et du début du XIXéme siècle – dira que Dieu coïncide avec le
néant. Toutes ces théologies, fascinantes comme est la mystique, ont le défaut de
vouloir obscurcir la simple et limpide connaissance du divin qu’avaient les grecs
archaïques : le divin est celui qui est invulnérable à la mort.
Le mythe de Titon nous porte à nous interroger sur ce qu’est l’immortalité à laquelle
nous ne participons pas. La condition d’immortalité propre au divin n’est, en effet,
qu’un long écoulement de temps indéfini. Ce n’est même pas un être hors du temps
abstrait et inconcevable, comme le Dieu pure entité des philosophes ou le Dieu des
savants. Dieu est dans le temps – autrement les aventures infinies des Dieux grecs
seraient incompréhensibles– mais il est dans un temps qui ne connaît pas la mort.
4
Comment est-il possible que ce qui est sujet à devenir ne connaisse pas la mort ?
D’un point de vue logique la contradiction ne peut être supprimé. Et pourtant la fable
de Titon nous montre justement comme la vraie immortalité ne coïncide pas avec le
« non mourir » mais va au-delà.
Les images de la vieillesse dans l’ère de la technologie
Dans cette époque de technologie dominante, les mass media nous remplissent
chaque jours d’appels à la jeunesse éternelle et à l’immortalité. Il semble que la
science mette à disposition de l’homme des instruments divins pour réaliser le rêve
obscurci par les mythes anciens. Récemment le débat sur le clonage reproductif a
porté sur le devant de la scène une secte qui en arrive à affirmer d’avoir comme
objectif d’aboutir à l’immortalité à travers une production continue et infinie de
nouveaux corps. Le destin de Titon serait donc évitable: il serait possible de vivre
pour toujours mais aussi d’avoir la jeunesse éternelle.
La société occidentale est, comme on sait, une civilisation qui est en train de vieillir.
La durée de vie augmente, moins d’enfants naissent et la majorité de la population
est constituée de personnes âgées. Ce scénario social définit un nouveau problème
qui est celui de repenser aux systèmes d’aide sanitaire et au marché de travail. Face
à ces processus nous pouvons compter trois réactions principales de notre culture.
La première a été une réaction paranoïaque. Les vieux et le vieillissement de la
société, ont été perçus comme une menace sociale. Les politiciens et les économistes
ont agité le spectre de la pyramide renversée, d’une société de vieux qui vivait grâce
au travail d’un petit nombre de jeunes. Les images apocalyptiques des systèmes
5
d’aides sanitaires réduits au désastre économique par la nécessité de soigner une
multitude de personnes âgées non autosuffisants et qui ne peuvent donc être en gré
d’offrir l’assistance minimum aux jeunes, ont été utilisés pour justifier les réformes
draconiennes des pensions. Les citoyens, au seuil de la vieillesse se sont sentis
comme un groupe persécuté et avec une réaction contre paranoïaque ont commencé
à craindre d’être abandonné à eux-mêmes par leurs enfants et leurs petits-enfants
non reconnaissants. C’est ainsi qu’une série de réactions à la chaîne d’égoïsme et de
méfiance se sont déchaînés entre générations.
La seconde réaction a été du type maniacale. Il a été nié que le vieillissement de la
population puisse constituer un problème que la science ne réussisse pas à résoudre.
Deux hypothèses ont été faites: la première est celle qui a été appelée la
“compression
de
la
morbilité”,
la
seconde
est
celle
qui
a
été
appelé
le
« prolongement indéfini de la vie ». L’hypothèse de la compression de la morbilité
affirme qu’il existe de limites génétiques à la durée de la vie humaine, probablement
pour une moyenne de 120-150 ans. Au-delà de ces limites l’organisme se briserait à
cause de mécanismes propres intrinsèques. Il serait scientifiquement possible de se
pousser jusqu’ aux ces limites, et que l’on pourrait le faire en bonne santé. C’est
ainsi que selon ces savants, le scénario futur pourrait être celui d’une société où tout
le monde vivrait en bonne santé jusqu’aux propres limites génétiques pour ensuite
mourir rapidement en peu de semaines ou au moins sans peser économiquement sur
la société. La seconde hypothèse est encore plus optimiste. Dans ce cas on affirme
que
les
limites
génétiques
peuvent
être
dépassées
grâce
aux
nouvelles
biotechnologies et que les limites de la vie humaine peuvent être poussées toujours
au-delà, presque jusqu’à l’immortalité. Il est évident que cette hypothèse affirme
6
que la science est capable d’empêcher toutes les maladies et les invalidités reliées au
vieillissement.
La troisième réaction est celle du type dépressif. Le scénario d’une société destinée à
vieillir a porté certains à se rappeler que la seule solution est celle d’accepter la
vieillesse
comme
part
essentielle
de
l’existence
humaine.
Se
référant
aux
philosophes de la finitude – en premier Habermas et Hans Jonas – on a dit que notre
société doit redécouvrir le concept de « limite » et de responsabilité vis à vis des
générations futures. Les vieux devraient faire trésor de leur propre vieillesse et de
leur cheminement vers la mort. Ils ne devraient pas s’obstiner à demander des cures
médicales mais, avec une résignation stoïque, accepter la mort sans déranger. La
réaction dépressive par rapport à la vieillesse s’accompagne toujours à des
descriptions hypocrites de la beauté du vieillissement, semblables à ce que fait
Cicéron dans son “De Senectute”, grand recteur mais très mauvais philosophe. De
même dans le vieux Japon les personnes âgées, quand elles deviennent inutiles à la
société, étaient accompagnées sur une montagne où elles devaient attendre d’être
prises par la divinité. Beaucoup de poésie a été faite sur ces morts, mais en fait
derrière tant de littérature se cachait l’atroce réalité de personnes qu’on laissait
mourir de faim et dans l’abandon le plus total.
L’instant et l’éternel
L’argument de cette brève conversation ne permet certainement pas d’en extraire
une conclusion. Il est possible toutefois de faire deux considérations et un
commentaire final.
7
La première considération est que la technologie, quand elle devient une manière de
ne pas penser aux problèmes reliés à la condition humaine, est inutile: elle crée plus
de problèmes qu’elle n’en résout. Il est difficile, peut-être impossible, dire quel est le
sens du vieillir – et s’il y a un sens. Peut-être comme l’affirmerait un philosophe
analytique il s’agit d’une pseudo question. Toutefois il existe certaines questions dont
la valeur n’est pas dans les réponses que l’on trouve, quand au fait que l’on continue
à se les poser. Si les savants et les politiciens ne réussissent pas à maintenir leur
esprit ouvert à des questions sans solutions, ils risquent de devenir obtus et de
produire des désastres. De nombreuses raisons psychologiques et sociologiques
existent que nous pourrions proposer pour démontrer cette thèse (par exemple les
questions sans solutions obligent à développer une dose salutaire d’humilité et à ne
pas mépriser les opinions des autres êtres humains) bien qu’ici nous nous limiterons
à en énoncer le principe.
La seconde considération concerne justement le vieillissement et la mort. Ce n’est
pas vrai que les êtres humains craignent la mort : ils en sont, hélas, quelques fois
extrêmement fascinés, sinon nous ne comprendrions pas pour quelle raison ils ont
fait de la guerre leur principale divertissement dans le sens Pascalien du terme. Le
fait c’est qu’au sein de nous tous nous vivons dans l’attente de la mort et cette
conscience,
rendue plus soft par le quotidien, reste au fond de notre esprit. Au
contraire nous cherchons à ne plus en être conscients, plus elle nous défie dans
notre inconscient. Mais la mort n’est jamais une réalité différente de la vie, elle n’est
jamais un pur « non-être », parce que le non-être est impensable pour les êtres
humains. Donc la mort est toujours pensée comme une manifestation de la vie:
certains l’imaginent comme une rapprochement avec ce que l’on aime, d’autres
8
comme une sorte de vie grise et silencieuse, d’autres comme un sommeil réparateur,
d’autres comme un recommencement, d’autres comme un exil. Nous tous nous
l’imaginons comme une désorganisation corporelle. C’est pour cette raison que la
vieillesse porte en soi quelque chose de dérangeant. Parce que lorsqu’elle implique
une dégradation lente des fonctions organiques, elle est perçue comme une
préfiguration de la mort. L’atrocité de la vieillesse extrême – repensons au mythe de
Titon – est dans l’être une mort qui dure dans le temps, une lente agonie. Même une
agonie peut avoir un sens – par exemple les gens du Moyen Age priaient Dieu
d’échapper à une mort subite – mais alors il faudrait avoir le courage de retourner
aux leçons de « comment se préparer à la mort » qui constituaient le centre des
enseignements que l’on faisait pendant la Carême dans les siècles passés. C’est cela
que nous recherchons ?
Et pour finir, un bref commentaire : tout ceci parle de vieillesse et de jeunesse, mort
et immortalité a quelque chose d’insalubre et de malade. Cela provient de notre
incapacité de vivre dans le présent et de nous projeter dans le futur. La santé
mentale de chacun et l’hygiène mentale de la société naissent de la capacité d’être
absolument submergé dans notre propre présent et de savoir nous projeter,
contemporainement, dans des futurs lointains. Cette double dimension – seulement
apparemment contradictoire – est celle qui a toujours permis aux grands hommes et
aux grandes civilisations d’être concrets et rêveurs, toujours d’espérer (contre toute
logique) et de ne jamais se faire d’illusions. Au contraire les petits hommes et les
sociétés mesquines ont toujours été des hommes et des sociétés qui vivaient en
pensant à un passé à racheter et faisant des calculs sur le futur, avec la présomption
de pouvoir le prévoir à son propre avantage.
9
Voilà une belle parabole juive qui illustre cette condition et qui termine bien notre
conversation sur le rêve d’éternité. Un jour Dieu envoya l’archange Gabriel sur la
terre pour offrir la vie éternelle aux hommes. Gabriel voyagea jour et nuit, par
monts, plaines et vallées, et il retourna accablé vers Dieu: « Seigneur, je n’ai pas
trouvé un seul homme qui m’ait écouté ». Et Dieu lui demanda « Peut-être aucun
homme est intéressé par la vie éternelle?” et Gabriel répondit: «Non Seigneur, le fait
est que tous ceux que j’ai rencontré avaient un pieds dans le passé et un dans le
futur. Personne n’était dans le présent pour pouvoir me remarquer. »