L`étalement urbain, Les subprimes et corviale. Septembre

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L`étalement urbain, Les subprimes et corviale. Septembre
L’ÉTALEMENT URBAIN, LES SUBPRIMES ET CORVIALE
>LUCIEN KROLL
chercheur-associé à Etopia, Architecte (Atelier
d’urbanisme, d’architecture et d’informatique)
[email protected]; http://homeusers.brutele.be/kroll
Le “urban sprawl” 1 est une notion typiquement américaine :
c’est une maladie honteuse financièrement transmissible. Malgré
l’apparence, elle ne concerne en rien l’urbanisme ni l’architecture
qui ne sont pour elle que des outils et un champ de bataille financier.
Ce n’est qu’une manœuvre immorale pour « faire » de l’argent :
beaucoup et vite… En effet, une « compagnie » financière planifie
une « opération » qui consiste à vendre des maisons sans aucune
qualité d’urbanisme ou d’architecture - qui sont des arts sociaux - à
1
De Sprawl, de to spread, se répandre,
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les construire au « milieu de nulle part », dans des lieux lugubres
et loin de tout, à des innocents qui ne pourront y survivre qu’avec
trois véhicules. Voilà le sprawl…
Un modèle massif et prétentieux avait été étudié avec un gros
garage et a été posé sur des parcelles identiques qui se répètaient à
l’infini. Cela consomme beaucoup de terrain qui, là, ne coûte quasi
rien et chaque acheteur croit fermement que l’immobilier, c’est de
l’or… La compagnie disparait aussi vite qu’elle peut et puis vient la
crise, la bulle immobilière : Lehman Brothers s’effondre bruyamment
et le monde de l’immobilier le suit.
Ils en avaient répandu des millions, contracté sur des hypothèques
quasi frauduleuses : les intérêts variables ont explosé et le coût du
pétrole autant. Coincés, les acheteurs-emprunteurs ont du vendre
mais à qui ? Après quelques sommations, la banque les a tous jetés
dehors et, redevenu propriétaire, a remis le bien en vente ou bien l’a
démoli… L’opération était une réussite pour ses promoteurs puisqu’il
ne s’agissait que de finances pas de charité, ni d’art urbain. Ensuite,
ils se sont aperçu que ces masses mornes et invivables, pouvaient
fournir un regain de finances : la lutte contre le sprawl et l’isolement
pouvaient proposer une densification en ajoutant sur le même terrain ateliers, bureaux, commerces, bars, etc... Plusieurs formules
ont été évoquées dans un manuel de transformation de ces masses
construites : cela leur permet de réaliser une deuxième opération
aussi juteuse mais sans même devoir acheter du terrain.
L’Europe n’en est pas encore arrivée à ce degré de cynisme financier : c’est pourquoi le terme « sprawl » et son objet y sont à peu
près incompréhensibles. Il est culturellement intraduisible : comme
« base ball » ou « tennis »… C’est comparable, en informatique, au
mot « digital » (compter sur ses doigts…) en français on dit : « numérique ». Mais bon…
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On se heurte sans arrêt à l’équivoque culturel des mots. « Piazza »,
par exemple : aux EU, c’est un creux taillé au milieu d’une masse
construite, homogène et dédiée au commerce agressif de multi-surfaces
de luxe, où ne s’échangent que des marchandises et des finances, avec
l’équipement publicitaire visuel et sonore nécessaire à conditionner
la clientèle. En Italie, c’est un tout autre objet : ce n’est d’abord qu’un
lieu de communication, de vie urbaine, qui invite autour de lui ce
qui est nécessaire à sa communication : cafés, bancs, boutiques,
arbres, du soleil, etc. Peter Calthorpe, architecte à Seattle, a adapté
intelligemment son « new urbanism » aux décor italien mais non
aux cultures car cela ne se fabrique pas… Je ne crois pas qu’il puisse
même s’en apercevoir. Il peut imiter l’enveloppe, pas la vie intérieure.
Avec l’inquiétude d’éviter la monotonie (car à l’expérience, celle-ci,
simplement, se vend moins bien…), il impose une vie artificielle,
déguisée, exclusivement commerciale : les américains adorent, es
européens ne sont pas dupes. Des règles visent à éviter la répétition
mais sont vite déjouées lorsqu’on l’observe plus finement. Mais c’est
déjà bien plus équilibré que les modèles précédents.
Pourtant, c’est vulgaire ne pas se souvenir des modèles précurseurs
sociaux américains des années 1930/40 de Clarence Stein et Henry
Wright. Leurs implantations sociales sont maintenant largement
oubliées, remisées dans « l’impensé »… Clarence Stein avec Henry
Wright, ont créé la “Planned community” avant et après la dernière
guerre sur des thèmes de communication sociale, d’actions et
d’habitation en commun : c’était du socialisme rose. Ils ont réalisé
les groupes les plus connus : Radburn, New Jersey, sur des bases
de communautés résidentielles, Greenbelt et Columbia, Maryland;
Reston, Virginia; et Woodland ; avec un centre vert, un réseau
piétonnier séparé des véhicules et sur des idées de décentralisation,
suivant la tradition d’Ebenezer Howard et de ses Garden Cities,
suivie aussi par Patrick Abercrombie et Raymond Unwin. C’était
parallèle à Louis Mumford et à ses ouvrages sur : The Myth of the
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Machine (1967) et le Pentagone. Apparemment très oubliés : on ne
les cite plus souvent…
Aux EU l’urbanisme est enfin devenu exclusivement financier…
L’Europe n’est certainement pas innocente : l’urbanisme est rarement une anthropologie ou un service culturel respectueux du
contexte local… Aux EU, il s’est mué en géopolitique et en technique
rationnelle. Les responsables ne peuvent imaginer faire participer
des habitants : y songer est même absurde… Les grands ensembles
se révèlent alors criminogènes et on les démolit actuellement par
dizaines de milliers, dans l’indifférence.
Pruitt
Du côté italien, un exemple pénible est celui du Corviale dessiné
par l’architecte Mario Fiorentini : un kilomètre de long, 1 200 appartements pour 3 000 habitants, un étage de commerces (vite squatté
par de nouvelles familles)… . Le chantier avait commencé en 1972,
juste après que se démolissait « Pruitt and Igoe », cet l’ensemble de
Saint Louis du Missouri d’un tiers de million de m² sociaux. Pendant
des années, il Corviale avait été le lieu de pèlerinage de tous les architectes « rationnels ». On s’est pourtant aperçu qu’il « fonctionnait »
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de moins en moins bien. Dans les années 1990, j’avais osé critiquer le
modèle lors d’une conférence à Rome, à la Sapienza : on ne m’y a plus
invité pendant des années, jusqu’en décembre 2001 où le professeur
Franco Coccia de la même université, m’avait demandé d’ouvrir son
congrès intitulé : « Faut-il démolir le Corviale ? ». J’avais aussitôt
répondu : « NON : il y a des habitants : ils pourraient participer à
une refonte complète de l’ensemble 2 »…
Curieusement, à ce congrès récent, quelques solutions très « mercenaires » apparaissent pour améliorer les banlieues. L’une évoque
le Corviale, même en citant Christopher Alexander, cet Européen
sensible à la culture locale dont il organise la participation. Oubliant
cela, il propose des projets généreux mais toujours détachés de la
réalité vulgaire locale : il reste dans le virtuel. Il étudie savamment
la composition d’un quartier « modèle » d’inspiration « new urbanism » mais ne dit pas un mot d’une participation directe avec des
habitants vivants : il ne fait appel qu’à des conceptions théoriques
plutôt américaines. D’autres architectes proposent distraitement de
tout démolir pour faire place à un nouveau quartier, complètement
artificiel, « fabriqué » sur des images abstraites de villes « naturelles ».
Ils n’hésitent pas une seconde à « raser » le Corviale sans n’en garder
aucun souvenir, ou pire, de le « supposer démoli », comme n’ayant
jamais existé… Ce qui est insultant et absurde. Quarante ans d’habitation de plusieurs milliers d’habitants effacés sans laisser aucune
trace, aucun souvenir... C’est une table rase morbide, Le vrai résultat
est encore une fois seulement financier…
2
Une politesse envers les 3 000 habitants : leur demander leur avis sur leur habitation ? Une enquête de Nicoletta Campanella, sociologue rappelle que: rien n’indique que la drogue et la criminalité y règnent de manière
particulièrement perverse, responsable du concept. Et elle n’est même pas vraie cette légende que l’architecte
Mario Fiorentini, le responsable de l’idée du projet, se soit suicidé lorsqu’il aurait constaté le dommage causé à
la ville… Le Corviale, vu de l’intérieur, apparaît même comme plus acceptable que ce qu’on en pense du dehors
et de loin ».
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Il faut aussi imaginer la montagne monstrueuse de débris de bétons
et de toutes les autres matières polluantes qu’il faudra bien déposer
quelque part. Et aussi les milliers de kilomètres de camionnage en
noria : peu de territoires l’accepteront et cela coûtera de plus en plus
cher… C’est même enfantin à calculer : mille mètres de long, par
quinze mètres de large, par dix étages, cela doit bien faire cent cinquante mille m². Et à une tonne le m², cela donnera cent cinquante
mille tonnes de béton et de ferrailles ! Le transport hors site ne se
fera que par camions : supposons 10 tonnes à 10 camions par jour,
cela fait 100 tonnes/jour par cinq jour semaine et 200 jours par an :
nous sommes à sept ans et demi de camionnage polluant… C’est
courageux… Alors, plutôt en faire une montagne symbolique laissée
sur le site servant à l’écoulement d’hélophytes, par exemple ? Les
ingénieurs italiens sont parmi les meilleurs du monde mais, étonnamment : je n’ai entendu personne proposer de solution technique
de « démontage-remontage ».
Pourtant, j’avais visité une expérience suédoise éclatante de bonne
foi qui reste complètement ignorée. Dans les années 1980, une récession avait tragiquement ralenti la production automobile Volvo à
Göteborg, chassant des milliers d’ouvriers de leur travail et de leurs
logements. Le Maire était effrayé par ce vide dangereux : la vandalisation et le squat commençaient. Il avait interdit d’en construire
de nouveaux et lancé un concours d’idées à expérimenter dans le
réel immédiat. L’architecte Bengt Forster, lauréat, avait été chargé de
réaliser son projet : il me l’avait fait visiter encore en reconstruction.
Dans une banlieue éloignée, un grand ensemble avait été bâti suivant
les concepts « rationnels » à la mode : dans un beau paysage suédois de roches lisses, de mousses et de résineux. C’était une longue
bande de bâtiments d’une dizaine d’étages en forme de « grecque »
qui bouchait l’horizon, Au lieu de l’abattre, il a fait démonter les
toitures pour en récupérer des matériaux puis il y a ramené la grue
qui l’avait construite ; ils ont scié les joints des panneaux verticaux et
horizontaux et les ont descendus sur le camion qui les avait amenés là,
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vingt ans plus tôt. Celui-ci les avait acheminés, avec leurs fenêtres et
leurs accessoires vers le centre-ville pour les poser dans un nouveau
chantier de construction de quatre niveaux : les raccords de l’angle et
des extrémités de la nouvelle construction étaient réalisés en briques
traditionnelles. Il n’avaient gardé que les rez-de-chaussée : couverts
de toitures en tuiles rouges, ils paraissaient presque normaux. Cette
expérience n’avait pas été répétée car à ce moment, cette réhabilitation
intelligente s’était révélée trop coûteuse pour la multiplier et cette
façon de faire a été oubliée. Pourtant, entretemps, l’économie s’est
renversée : cette sorte de transformation par démontage est devenue
moins chère et surtout, sans qu’on s’en aperçoive, moins scandaleuse
que la démolition radicale… Car toute démolition est un scandale
écologique de gaspillage de ressources naturelles. J’ai reproché au
professeur Coccia de ne pas l’avoir rencontré à Göteborg : il n’en
avait jamais entendu parler…
Dans un autre quartier, Forster avait transformé des « barres » en
leur démolissant une ou deux travées pour civiliser la longueur et
dégager des terrasses successives vers le sud. Il a ajouté des colonnes
de grands balcons sans contact avec le corps du bâtiment pour éviter
les ponts thermiques, il y a construit des garages fermés et enfin,
l’image de ce quartier s’est complètement transformée…
Au Corviale, il est encore plus scandaleux de n’avoir jamais proposé
de « démontage-remontage », ce sont des panneaux « boulonnés » :
ils ne demandent qu’à se démonter et se remonter à petite échelle.
Cela pourrait faire l’objet d’un grand concours international invitant philosophes, moralistes, urbanistes, ingénieurs, économistes,
etc. Chiche… Quelques parties réaménagées de façons diverses
pouvaient subsister et servir d’éléments (écrêtés) d’une nouvelle
forme urbaine complexe. Tout le reste des panneaux auraient pu
être récupérés intacts pour construire des logements d’autres styles
pour rompre la malédiction du Corviale qui est son homogénéité
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à échelle inhumaine. Pourtant, bizarrement, RIEN n’a jamais été
envisagé dans cette perspective-là !
Béthoncourt
De notre côté, en 1990, nous avions innové une solution comparable dans un préfabriqué à Béthoncourt-Montbéliard, siège des
usines Peugeot, aussi en désordre que Volvo. Un bâtiment banal de
quarante logements identiques avait été construit trente ans auparavant avec des voiles porteurs et des façades préfabriquées. Nous
avons tout transformé : une partie rasée, une autre à mi-hauteur,
une troisième un peu ébréchée et la dernière a été surmontée d’un
étage abritant les locaux de nuit au dessus de leurs séjours-cuisines.
Notre transformation et l’ajout de quelques maisons plus basses et
d’une petite place publique a du coûter entre les deux-tiers et les troisquarts d’une « démolition-reconstruction » complète. Vide depuis
dix ans, elle s’était louée en un mois. Mais le véritable bénéfice avait
été de réhabiliter l’image du quartier qui, aussi longtemps vide, ne
valait plus rien : il était devenu sinistre et dangereux… Et, depuis
1991, personne n’a répété notre expérience…
J’avais proposé de mener une comparaison « Abusivismo/Corvialismo ». Les « abusives », ces innombrables constructions sans
permis de construire, doivent au moins plaire à leur acheteur. Les
« Corvialistes » ne doivent plaire qu’à un architecte isolé (et quelques
confrères jaloux…) et le drame de Mario Fiorentini a été sa fascination d’un art qui avait atteint l’absurde. Le bleu d’Yves Klein, le
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noir de Malevitch et de leurs imitateurs annoncent la « fin de l’art » ;
comme eux, Fiorentini est passé au-delà du miroir…
Au concours de requalification sociale lancé à Amsterdam sur le
« Bijlmermeer », cet immense ensemble inspiré de Toulouse-le-Mirail de Georges Candilis, nous avions répondu avec nuances à un
programme qui n’imposait nullement la table rase. Nous savions que
certains habitants appréciaient encore ce style abstrait : pour eux,
nous avions proposé d’en garder des pans entiers. Surtout, presque
sans démolir, nous avons densifié l’ensemble en lui ajoutant des
espaces plus fermés, publics, accueillant et des placettes, des formes
complexes, en relations entre elles, etc. Et nous voulions surtout
briser cette homogénéité insupportable. Nous avions été écartés au
profit d’un Américain brillant qui cachait le tout sous une façade
vitrée réfléchissante…
Même sans être métamorphosée en une simple opération financière, la tendance rationnelle n’est jamais que de la fabrication de
projets inhumains, de géopolitique urbaine (comme les pouvoirs qui
traçaient des frontières « coloniales » en Afrique ou en Amérique),
sans aucune relation avec les populations ni même avec la nature des
lieux. Les propositions racontées dans le congrès ne peuvent tenir
compte d’habitudes culturelles qui rappellent le motif des formes
urbaines locales existantes. Elles ne font que se déguiser en imitant
quelques formes géométriques, jamais elles ne reproduisent la « façon de naître » de l’Italie profonde... Walt Disney n’est jamais loin,
ni le « Vilain Américain » (Eugene Burdick and William Lederer,
1958)… Même si les américanismes perdent parfois un peu de leur
virulence lorsqu’ils traversent l’Atlantique. Et même chez eux, cet
artifice s’impose, sauf Frederick Law Olmsted à Seatlle et au Central
Park NY ou au Sea Ranch (nord de San Francisco) du au génial
Lawrence Halprint avec Joseph Esherick, Charles Moore, Donlyn
Lindon, etc.), Il n’y a plus eu de projets aussi significatifs aux EU…
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Pour être « éco-compatible », la « forme » d’un quartier contemporain ne doit exprimer que la « complexité des relations d’habitants
entre eux et avec le lieu » et exclure le mythe de la technique et surtout
celui de la finance : ces deux images sont éco-incompatibles. Pour y
arriver, il est plus simple de demander aux habitants de nous montrer
comment ils vivent et gentiment, d’essayer de les suivre dans leurs
diversités et en même temps d’en faire une oeuvre personnelle…
Il y a deux sortes d’architectes : les uns fabriquent, les autres s’intègrent dans un contexte : ils ne se rencontrent jamais.
CORVIALE/FOLIE
long
large
étages
poids/m2/tonne
1 camion 10 T
par jour:
200 j/an
1 000
15
10
1
10
10
200
15 000
150 000
150 000
15 000
1 500
7.5
m
m2
m2
Tonnes
camions
jours
ans
Solstaden
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