Sans offenser le genre humain - Elisabeth de

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Sans offenser le genre humain - Elisabeth de
Sans offenser le genre humain, Réflexions sur la cause animale, Élisabeth de Fontenay –
Éditions Albin Michel
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009
Par Marc Villemain
De l’exception humaine
à l’animal que donc je suis
Depuis 1998 et la parution de son livre Le Silence des bêtes, soustitré La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Élisabeth de Fontenay
occupe l’espace assez incommode d’une philosophie qui s’emploie
aussi bien à réfuter un certain confusionnisme zoo-anthropologique
qu’à battre en brèche le « confortable invariant philosophique » du
propre de l’homme. L’époque n’ayant que faire du juste milieu et se
laissant plutôt dominer par des discours qui aiment à se proclamer en
rupture, Élisabeth de Fontenay se retrouve donc, non au milieu du
gué, mais au centre d’une querelle où elle se désole de voir s’affronter
défenseurs de la cause animale et tenants de l’humanisme théorique,
sans que jamais les uns et les autres n’acceptent de considérer une
autre position, la seule viable sans doute, qui permette de tirer toutes
les leçons d’un matérialisme rigoureux mais soucieux de ne jamais offenser le genre humain.
Pour ce qui est du lien entre les bêtes et les hommes, la messe est dite depuis Darwin au
moins, et mieux dite encore maintenant que nous connaissons les enseignements de la
génétique, de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie : « Nous ne pouvons
plus désormais, sauf à accepter que la réflexion philosophique le cède à l’enflure rhétorique,
opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal. » Il est difficile en
effet de ne pas songer au « fait, tellement déstabilisant pour la métaphysique du propre de
l’homme, que nous partageons 99 % de gènes avec les chimpanzés », et qui à lui seul pourrait
justifier que l’on soit « pris d’un fou rire en se rappelant la succession des signes
immémoriaux et irréfutables de la différence anthropologique, et en constatant la retraite à
laquelle les avancées des sciences du vivant condamnent la sacro-sainte différence
humaine ». Il reste que ces découvertes, qui recèlent de prodigieuses et prometteuses richesses
quant à ce que nous avons encore à apprendre, et des hommes, et des bêtes, ne saurait réjouir
en soi, comme pourraient y être tentés certains antihumanistes naturalistes un peu trop zélés.
C’est là que réside toute la sagesse, et toute la puissance de la réflexion d’Élisabeth de
Fontenay, qui préfère s’en tenir à une « anthropologie négative », et qui a mille fois raison de
se satisfaire que l’homme, cet « étant qui ne peut ni ne doit être défini », demeure une
« énigme ontologique ». Si elle confirme et enracine dans ce nouveau livre son adhésion au
« parti des animaux », elle n’en maintient donc pas moins, et « avec fermeté », une « décision
[…] qui impose de disjoindre deux interrogations hétérogènes, celle de l’origine de l’homme
et celle de la signification de l’humain ». De quoi congédier les délicats fantasmes du
fondement et de l’identité, comme elle l’écrit de très belle manière : « Tentez donc, sans
frémir, de vous prononcer sur la nature de l’homme ou sur la signification de l’humain : nous
sommes défaits au plus intime de notre ascendance et de notre postérité ».
Il faut dire qu’en dix ans, le débat a pris de l’ampleur. Aussi Élisabeth de Fontenay est-elle
conduite à en étayer le versant plus proprement juridique, voire politique. Et se voit-elle
acculée à fondre sans plaisir sur certains penseurs de la cause animale, dont « l’utilitarisme
zoophile » consiste par exemple « à faire des comparaisons entre certains hommes dépourvus
des caractéristiques communément tenues pour humaines et certains animaux auxquels ne
manque que le langage articulé ». Est visée ici Paola Cavalieri, qui se sentit autorisée à écrire
que « les handicapés mentaux, les demeurés, les séniles » sont des « êtres humains non
paradigmatiques », à la seule fin de justifier que les animaux disposent au moins des mêmes
droits qu’eux. Et plus encore Peter Singer, théoricien antispéciste de la « libération animale »,
pour lequel tous les êtres sensibles sont de ce seul fait moralement égaux. Pour ne rien dire
évidemment des « pitoyables facéties de l’art bio » et de l’un de ses maîtres, Eduardo Kac,
représentant d’une école qui se croit visionnaire au point de vouloir œuvrer à l’émergence
d’« organismes artistiquement modifiés », ce qui permettrait, comme y aspire Jens Hauser,
d’« augmenter la biodiversité de la planète en inventant de nouvelles formes de vie ». Ces
fantasmes new age trouvent d’ailleurs déjà quelques incarnations de très haute valeur
universelle, comme l’atteste ce « lapin capable d’émettre une lueur verte grâce à
l’introduction dans son ADN d’un gène de méduse ». Encore cette œuvre demeure-t-elle
finalement assez inoffensive si on la compare aux travaux d’Hermann Nitsch, consistant par
exemple à organiser « des mises à mort sanglantes de bœufs et de moutons suivies
d’immersions du public dans les entrailles chaudes ». Autant de mouvements qui, Élisabeth
de Fontenay a raison d’y insister, font état, au nom de leur lutte contre l’anthropocentrisme,
d’un « fantasme d’omnipotence monothéiste », et dont certains ne cachent d’ailleurs pas leur
ambition de relire la Genèse afin d’apporter leur touche à la Création.
La réflexion d’Élisabeth de Fontenay, qui aura l’inconvénient d’agacer autant d’humanistes
que d’animalistes, lui permet de promouvoir une action dont on s’étonne qu’elle soit encore
hétérodoxe. Après avoir sapé quelques abstractions de l’humanisme théorique aussi bien que
certaines exorbitances de la libération animale, elle en arrive donc à pouvoir formaliser
juridiquement et politiquement son soutien à la cause des bêtes. Conséquemment, après avoir
constaté que « l’animal apparaît […] comme le seul être au monde à ne pouvoir être traité ni
comme un sujet ni comme un objet », elle plaide en faveur d’une codification spécifique : « il
convient [d’accorder aux animaux] des droits, comme – et non pas puisque – on en accorde
aux êtres humains incapables de consentement éclairé, mais des droits qui ne soient pas
maladroitement mimétiques », et de leur octroyer « un statut moral qui ne constituerait pas un
appendice caudal aux droits de l’homme ». Tout est dans la méthode, et dans l’esprit. Et ce
n’est-ce pas une coquetterie de pensée ou de style que d’appeler à faire « des grands singes
les premières des bêtes plutôt que les derniers des hommes ». À cela, l’humanisme classique
est ou sera d’ailleurs bientôt prêt. Encore qu’il devra se convaincre des limites de cette
« obsession encore très anthropocentrée des grands singes », les avancées continues de la
recherche conduisant plutôt, selon Élisabeth de Fontenay, à devoir « prêter aux mammifères,
et plus largement aux vertébrés, quelque chose comme une culture ». Ce que pouvait déjà
laisser entendre un philosophe tel que Maurice Merleau-Ponty, lorsqu’il avançait, en 1957,
que « l’on ne voit plus bien où commence le comportement et où finit l’esprit ».
La colère d’Élisabeth de Fontenay se nourrit donc d’une inquiétude de chaque instant devant
ce qui se profile. Ce qui donne à ce livre tous les attributs d’une urgence particulière autant
que d’un remarquable état des lieux philosophiques. Refaisant le trajet de l’histoire de la
relation des animaux et des hommes (au fil notamment d’un chapitre original et très éclairant
sur Toussenel et les dérivés du socialisme utopique), elle remet donc la question politique sur
le tapis, attendant de la question animale qu’elle « redevienne une question sociale » et
qu’elle soit enfin détachée de ses ornières scientistes ou métaphysiques. Ce qui induit une
rénovation philosophique profonde : « C’est la transgenèse et le clonage reproductif, devenus
inéluctables, qu’il nous faut affronter, l’abolition programmée bien que provisoirement
interdite de ces catégories du même et de l’autre qu’on pouvait considérer jusqu’ici comme
fondatrices de toute pensée et de toute pratique humaines. » Et il faut les affronter d’autant
plus urgemment que les avancées scientifiques n’attendent jamais que la pensée humaine soit
prête à les évaluer. Et Élisabeth de Fontenay de montrer, avec beaucoup de persuasion, que
« notre modèle d’industrialisation du vivant est fondamentalement nihiliste » et, à partir
notamment de la crise de la vache dite folle, que « le principe de précaution est à son tour
devenu fou ».
Rien ne garantit qu’Élisabeth de Fontenay sera entendue. D’une part parce que le saut
qualitatif qu’elle attend des hommes exige d’eux qu’ils mettent à la question certains de leurs
présupposés culturels les plus solidement ancrés, ensuite parce que les intérêts économiques
liés à l’animal exposent toute évolution à un fort degré de résistance, enfin parce qu’elle est
bien trop seule à défendre la cause des bêtes avec autant d’humanisme. Mais c’est aussi ce qui
rend précieux, et magistral, ce livre déjà indispensable à ceux qu’intéresse la dichotomie, déjà
grandement ébranlée, entre humanité et animalité. Pour ne rien dire de cette bien belle
manière de poursuivre et d’amplifier une conversation interrompue avec Derrida, et de donner
une actualité nouvelle à cet animal que donc je suis.
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