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Regards Sociologiques, n°37-38, 2009, pp. 81-92 Clément Beaufort CSE, EHESS, Paris Le sous-champ de l’objet primitif Eléments introductifs à une sociologie du musée du Quai Branly* A Paris, le 20 juin 2006, est inauguré en fanfare le musée du Quai Branly. Il concrétise un projet initié une dizaine d’années plus tôt et marqué, tout au long de sa genèse, de questions, de débats, voire de vives critiques. Cet article se propose de revenir sur ces débats, d’en saisir les enjeux afin d’analyser les différents espaces sociaux concernés par la construction de cette nouvelle institution culturelle. Pendant la campagne électorale présidentielle de 1995, Jacques Chirac fait part de sa volonté de faire entrer au Louvre les « arts non occidentaux », projet qui représentera le grand chantier culturel de son septennat. Le 14 novembre 1995, suite à son élection, il annonce la création d’une commission qui devra étudier les modalités de présentation, à l’intérieur du Grand Louvre, d’arts qui n’y ont pas jusqu’alors leur place : les arts dits « primitifs », qu’ils soient d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie. La réflexion de la commission inclura de fait la question de la vocation du musée de l’Homme et du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Quelques années plus tard, sera entérinée la création ex nihilo d’une nouvelle institution dédiée à la présentation des arts « extra occidentaux » : le musée du Quai Branly qui rassemblera les deux collections d’objets. Le regard de l’Occident porté sur les « objets primitifs »1 a toujours oscillé entre * Cet article reprend de manière synthétique une recherche issue de : Beaufort Clément, Le sous-champ de l’objet primitif. Sociologie du projet de musée du Quai Branly, mémoire de master 2 recherche (sous la dir. de Gisèle Sapiro), Paris, EHESS, 2006. 1 Nous appellerons « objets primitifs » tous les objets actuellement présentés sous le vocable « arts primitifs », ou « premiers », etc., dont les origines et les données objectives, lorsque ces objets sont exposés ou font l’objet de publications, sont floues en termes de datation, de localisation, de provenance et des fonctions précises dans leurs sociétés productrices. Egalement anonymes d’auteur, en provenance de sociétés d’Afrique, d’Asie, des Amériques ou d’Océanie, ces objets sont communément définis lors de leurs expositions comme deux approches : la première consistant à les appréhender comme des spécimens et des témoins d’un trait « exotique » particulier (dans sa version dite « ethnographique », testimoniale) et la seconde, au titre d’objets de délectation esthétique (dans sa valorisation dite « esthétique », patrimoniale). Véritables objets palimpsestes2, ces objets collectés et prélevés des sociétés « éloignées », n’ont eu de cesse d’occuper bon nombre d’agents appartenant à divers univers. Soumis à des considérations esthétiques, scientifiques et politiques particulières, ils relèvent de fait d’enjeux sociaux et de questionnements relativement propres et spécifiques selon le type d’approche, ethnographique ou esthétique. Selon des intérêts spécifiques – comme support pour la constitution d’une discipline scientifique ethnologique, comme invention d’une forme d’art (l’art primitif ou nègre) ou encore comme base de la « promotion » politique des conquêtes coloniales –, les objets primitifs ont alors été reconnus et consacrés selon deux voies distinctes : soit pris comme des signes ou des témoins de leurs cultures productrices, dans les musées dévolus à étudier et à rendre compte de la diversité culturelle (selon une approche ethnologique, didactique, des objets remis dans leurs contextes) ; soit traité au même titre que les différents arts du monde sous un principe d’universalité humaniste (selon une approche esthétique « pure » des objets et avançant sous l’égide de « biens communs » de l’Humanité). des formes d’arts qui n’ont « pas été influencées par le contact avec l’Occident » pour résumer une catégorie d’objets incréés, de « purs » objets artistiques. « Prélevés » par l’Occident dans des conditions historiques de conquêtes coloniales, notons que récemment, d’« arts non occidentaux », nous sommes passés à l’appellation arts « extra » occidentaux. 2 Expression de Ames Michael, Cannibal Tours and Glass Boxes. The Anthropology of Museums, Vancouver, UBC Press, 1992. 82 - Clément Beaufort Cette double opération, du regard pour ainsi dire « occidentocentré » qui conditionne l’accession muséale de l’objet au rang d’(œuvre d’) art universel ou de témoin incontournable, donne les cadres des opérations de déplacement symbolique1, donc de construction, d’un objet spécifique qui cristallise les débats, ayant eu lieu en France, à l’occasion de la construction du musée du Quai Branly entre les représentants de différents groupes d’agents : entre des professions scientifiques (les ethnologues et anthropologues), certaines professions du champ artistique telles que les conservateurs de musée, mais également entre des agents sociaux « mixtes » de la sphère « privée » et « publique » (collectionneurs, marchands d’art et politiques) cumulant des propriétés spécifiques et des capitaux efficients dans cet espace. Institutionnalisation catégorie d’art d’une « nouvelle » A l’origine de cet engouement pour les objets primitifs, il y a d’un côté l’institution muséale avec son histoire propre et ses enjeux spécifiques et, d’un autre côté, les sciences sociales modernes émergentes qui ont pour projet de se fonder en sciences autonomes distinctement des sciences de la nature. Dans les faits et pour résumer, chacun prend à son compte le travail de conservation et de patrimonialisation : l’ethnologie selon l’idée de rendre compte des diversités culturelles, le conservateur de musée d’art selon l’idée de l’universalité de l’acte artistique2. Les objets primitifs n’existent pas en eux-mêmes, n’apparaissent pas ex nihilo, de 1 Cf. Dubois Jacques, Durand Pascal, Winkin Yves, « Le symbolique est le social », in Dubois Jacques, Durand Pascal, Winkin Yves (dir.), Le symbolique et le social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Liège, ULG, 2005. 2 « [Le] travail de l’ethnologue s’inscrit dans ce contexte d’une volonté démultipliée de conservation. Plus qu’une étude des différences, il semble que l’ethnologie française prend sa place dans l’ensemble des pratiques conservatoires mises en œuvre par les sociétés occidentales » (Galaverna Christine, Philosophie de l’art et arts africains. Une approche pragmatique, thèse de doctorat d’état en philosophie (sous la dir. de Denis Vernant), Grenoble, Université Pierre Mendès France, 1999, p. 39). sorte que la production symbolique qui les consacre retourne du fait qu’ils sont investis, et par-là construits, par un certain nombre d’agents situés socialement et appartenant à des espaces sociaux différents et donc mus par des intérêts propres. Ces agents tirent et happent les objets primitifs dans des univers sociaux dont ils dépendent ce qui a pour effet d’auréoler l’objet convoité des intérêts de l’espace dans lequel il est pris. Avec cela, une des idées force qui sous-tend l’espace social de production symbolique de l’objet primitif est la notion de patrimoine, au sens large, regroupant patrimoine ethnologique et patrimoine artistique/culturel. Un mélange « savant » entre projet politique, projet scientifique et projet culturel ou bien un « joli simulacre d’une dure réalité sociale »3 ? Rassemblant (autant qu’opposant) différents agents autour de ces objets primitifs, notre étude concerne les relations entre les agents afférents aux objets, plutôt qu’aux objets eux-mêmes. Ainsi, il convient de remettre les débats dans leurs contextes politiques, culturels et scientifiques4, contextes qui déterminent les regards portés sur cette catégorie d’objet. Le processus de formation de l’espace social des objets primitifs, selon l’approche de la théorie des champs, permet de saisir, dans leur perspective historique, les différentes configurations de champs connexes mais relativement autonomes. Ces relations entre agents aux frontières de différents champs mobilisent des capitaux spécifiques dans l’imposition de la manière d’appréhender l’objet primitif. Aujourd’hui, les inclinations pour cette catégorie d’objet tendent à montrer l’hégémonie de certaines professions dans le champ artistique qui se sont forgés le pouvoir de consécration de ce qui appartient ou non à l’art légitime et, par extension, de ce qui est 3 Lebovics Herman, « Deux chemins vers le post colonialisme : L’American Indian Museum à Washington et le musée du Quai Branly », communication, 1er juin 2006, actes à paraître. 4 A ce propos voir l’article de Pierre Bourdieu, « Piété religieuse et dévotion artistique. Fidèles et amateurs d’art à Santa Maria Novella », Actes de la recherche en science sociale, n°105, 1994, pp. 71-74. Le sous-champ de l’objet primitif - 83 digne d’être conservé et montré dans les musées. Le passage de la « nature » fonctionnelle et testimoniale pour l’ethnologie des objets primitifs dans leurs sociétés productrices, vers l’univers artistique – selon une valorisation esthétique – a permis de faire rentrer ces objets dans un nouveau cycle d’échange et dans une nouvelle « vie ». « Les histoires de vie des objets »1 : les fonctions originaires des objets tant dans leur société d’origine qu’a priori lors de leur collecte ethnographique subissent une transsubstantiation2 par leur appropriation sur le marché de l’art comme œuvre d’art. La dualité de l’espace social de production et de transformation de l’objet primitif peut ainsi être résumée ainsi : « bien qu’il soit question dans tous les cas de faire parler la collection, les uns semblent lui dire "soit belle", les autres "je parle pour toi" »3. Actuellement, il semble que différents agents instrumentalisent, s’approprient et perpétuent l’objet en tant qu’œuvre d’art selon leurs propres fins et leurs propres représentations en détournant les fonctions symboliques extrinsèques de l’objet en des caractères esthétiques intrinsèques au prix de réductions et d’omissions plus ou moins explicitées. En substituant la valeur esthétique d’un objet à sa fonction symbolique d’usage (au prix d’une « décontextualisation »), l’objet devenu œuvre d’art prend au fur et à mesure une valeur marchande inédite et lui permet d’avoir une cote sur un marché occidental des « arts primitifs ». Les objets primitifs prennent 1 Cette expression est employée actuellement par les ethnologues. Le travail de recherche documentaire consiste à retracer les différents propriétaires des objets. A ce sujet, l’histoire « exemplaire » concerne une coiffure des indiens Kwakwaka’wakw ayant été saisie par le gouvernement canadien en 1922 à la suite de l’organisation illégale d’un potlatch, puis ayant appartenue successivement à Jacques Kerchache et André Breton, puis restituée en 2003 par la fille de Breton (Aube Ellouêt) à un musée local indien américain (à ce sujet : Le Monde, 29 septembre 2003). Krzysztof Pomian parle également dans un article de « carrière des œuvres » (cf. Pomian Krysztof, « La carrière des œuvres », Annales ESC, n°6, nov-déc 1993, pp. 13811401). 2 Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit (coll. Le sens commun), 1979, p. VII. 3 Hamon Yvon, « Quelques principes pour un musée du temps », Gradhiva, n°3, 1987, p. 28. ainsi leurs significations esthétiques d’œuvre d’art par le biais des différentes représentations esthétiques occidentales qui assurent en retour à leurs promoteurs des profits substantiels à moyen terme. Les logiques et stratégies que développent et poursuivent les différents agents sociaux concernent conjointement le champ politique (construction d’une nouvelle institution à visée internationale dédiée aux arts des « Autres »), le champ scientifique (production d’un savoir) et enfin le champ culturel (production, certification de la valeur artistique). Il reste que la place et l’expression accordée à l’« Autre »4 dans ces institutions est faible, voire inexistante. En d’autres termes, ces questions concernent l’espace accordé par le haut à de possibles expressions et productions provenant d’en bas et parce que dans tous les cas « [la] méthode est présentée ainsi comme "stratégie du dialogue", c’est-àdire confrontation de la problématique et de la culture du chercheur à celles de ceux qu’il interroge »5. Cette dissymétrie du rapport de force entre les occidentaux qui s’intéressent aux objets primitifs et les producteurs de ces arts eux-mêmes peut s’envisager dans un rapport de domination et de violence symbolique. « ci, c’est l’auteur de l’histoire et non celui de l’objet qui commande. Et ce fait comporte des conséquences particulièrement lourdes pour les artistes appartenant à des populations marginalisées, fournisseurs d’art à un monde auquel ils n’ont pas accès et où leurs voix sont inaudibles »6. Et plus généralement, « quoi que l’on fasse, et quel que soit le degré de scientificité de l’exposition, non seulement les objets ne représenteront toujours rien mais ils seront utilisés pour exercer une influence sur un public, pour véhiculer des idées, construire 4 Ou les « Autres » : on peut sur ce point émettre une réserve sur l’intitulé même du livre de Benoît de l’Estoile, Le goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, qui nous paraît comme un prédicat qui pose problème. 5 Carre Laurence, « Esthétiques au quotidien », Socioanthropologie, « Cultures-Esthétiques », n°8, 2006, p. 3. 6 Price Sally, « Raconter l’art », in Gonseth MarcOlivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), L’art c’est l’art, Neuchatel, Musée d’ethnographie, 1999, p. 85. 84 - Clément Beaufort des faits, instiller une vision du monde »1. Il s’agit alors de se demander à la fois à qui peut profiter cette médiatique appétence des objets primitifs mais également comment elle peut se produire. Cet espace social de prise de position qui apparaît comme l’intersection de différents champs sociaux, peut donc être appréhendé comme un sous-champ détenant sa propre histoire, sa configuration et ses rapports de force spécifiques, du fait des différents « horizons » des agents qui y participent. L’enjeu fondamental du sous-champ est la définition légitime de ce qu’est l’objet primitif c’est-à-dire sa bonne perception et sa bonne mise en valeur. Spécificités sociologiques de l’objet Certaines propriétés spécifiques de cette catégorie d’art – notamment le manque d’informations sur les producteurs et l’hétérogénéité des objets – invitent à la mise en évidence des différents critères de leur expertise en tant qu’objets esthétiques et, plus généralement, des interdépendances de l’univers artistique vis-à-vis d’autres espaces sociaux2. Car, si la « figure centrale »3 des mondes de l’art est l’artiste, la spécificité sociologique de l’espace social des objets primitifs dans leur valorisation esthétique est que les artistes sont absents et que les objets ne sont pas signés. Du fait de l’« enterrement symbolique du producteur »4 et de l’« indexation sur la tribu »5, il est alors nécessaire de considérer « un grand artiste du regard », comme l’indique par exemple Marine Degli6 lors d’un hommage rendu à Jacques Kerchache7, c’est-à-dire de situer ceux qui jettent leur dévolu sur cette catégorie d’objets et qui participent ainsi à la définir. Le schème de l’artiste « incréé », est transposé au niveau du propriétaire de l’objet pour résumer de sa propension à le voir et de la qualité de son « œil ». Par extension, « [l]’idéologie de la création qui fait de l’auteur le principe premier et dernier de la valeur de l’œuvre »8 est ici transfigurée du côté du « découvreur ». Insistons à ce propos sur le fait que les « découvreurs » participent à produire à la fois de la valeur symbolique mais également de la valeur économique à partir des objets primitifs9. Il s’agit donc moins de saisir les caractéristiques formelles d’objets très hétérogènes que d’étudier sociologiquement ceux qui définissent et s’occupent des objets primitifs. La définition sociale des objets primitifs revient à déterminer ceux qui ont l’autorité à pouvoir le faire et dont il s’agit de mettre au jour les arguments et les schèmes de perception. La question des frontières et des hiérarchies que la catégorie délimite reste le point d’achoppement et l’enjeu de luttes du fonctionnement du sous-champ de l’objet primitif. Ces données constitutives de notre objet d’étude concernent donc la sociogenèse d’une catégorie d’art et des différentes disciplines qui l’ont faite émerger. Ainsi, « [aborder] de front les domaines de l’art et de l’ethnographie revient à poser explicitement le problème des frontières, des zones de contact, des lieux de tensions et des discours de légitimation entre deux disciplines attachées à 6 1 Wastiau Boris, « La reconversion du musée glouton », in Gonseth Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), Le musée cannibale, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2002, p. 96. 2 Par extension, cette nouvelle catégorie des « arts premiers » représente aussi une manière d’interroger les cadres occidentaux plus généraux de la hiérarchisation et la construction des valeurs artistiques et esthétiques. 3 La sociologie de l’art développée par exemple par Raymonde Moulin. 4 A l’instar de l’art brut ou naïf, l’objet primitif ne s’enquiert guère de son auteur et du schème du créateur largement répandu dans le champ artistique. 5 Bidima Jean Geoffroy, L’art négro-africain, Paris, PUF, 1997, p. 29. Assistante de Jacques Kerchache, elle travaille actuellement au musée du Quai Branly et est co-auteure d’un « Découvertes Gallimard » consacré aux « Arts Premiers ». 7 Sur Kerchache, cf. infra. Cheville ouvrière de cette « reconnaissance des arts premiers », il est officiellement considéré comme l’instigateur de l’entrée des « Arts premiers » au Louvre. 8 Bourdieu Pierre, « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977, p. 5. 9 De sorte que l’objet primitif, dans une perspective sociologique de l’art, constitue bien un cas exemplaire du processus social de production de valeur artistique et économique. Le sous-champ de l’objet primitif - 85 produire et à décrire des pratiques symboliques »1. La reconnaissance institutionnelle de ces objets primitifs – se situant à l’intersection des champs politique (projet présidentiel politique), scientifique (statut et implications de la discipline anthropologique vis-à-vis de sa pratique et de son passé) et artistique (professionnels des « arts premiers ») – entraîne des luttes symboliques dans la définition « légitime »2 de ce que sont ces objets primitifs. Ethnologues, collectionneurs, marchands, artistes ou encore politiques sont autant de professions et de positions sociales qu’il est nécessaire d’envisager afin de saisir l’espace social dans lequel cette catégorie a émergé. Il s’agit ainsi de mettre en évidence l’« état » actuel du souschamp, c’est-à-dire d’envisager le rapport de force à un temps donné : depuis les années 1990 jusqu’à l’ouverture du musée du Quai Branly en juin 2006. « Est » objet primitif : ce qui est considéré comme tel par les agents qui détiennent la légitimité de pouvoir le faire ; ce qui peut trouver sa place dans les catalogues de ventes aux enchères ; et enfin, ce qui peut trouver sa place dans un musée ou dans des collections sans que cela ne suscite d’objection de la part d’autres agents sociaux. En d’autres termes, « [les] objets […] ne [font] sens que par la transmission de leur valeur projective »3. Cette « transmission » de valeur et cette qualification sont largement et implicitement partagées4. 1 Gonseth Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), L’art c’est l’art, op. cit., p. 9. 2 La dénomination de l’objet primitif est un des enjeux principaux du sous-champ : « re-lexicalisations successives » (comme le souligne Jean-Loup Amselle, « Doit-on exposer l’art africain ? », in Gonseth MarcOlivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), Le musée cannibale, op. cit., pp. 131-152), ces vicissitudes sémantiques informent déjà a priori sur les différents états historiques du sous-champ. Aussi, le parallèle peut être fait avec les différentes appellations qu’a pu prendre le musée du Quai Branly. 3 Carre Laurence, « Esthétiques au quotidien », art. cit., p. 2. 4 De la même façon dans l’ouvrage de Marine Degli et Marie Mauzé, « la question de l’authenticité » est définie et concerne « donc moins les qualités intrinsèques d’un objet que le regard porté sur lui : on rend une chose authentique en la reconnaissant comme telle » (Degli Marine, Mauzé Marie, Arts Premiers, Le temps de la Le legs de Jacques Chirac dans le domaine culturel : Le musée du Quai Branly Certains travaux ont bien montré les relations d’interdépendance du champ artistique, politique et scientifique dans l’engouement pour l’objet primitif dans les années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Les travaux de l’historien Herman Lebovics sur les relations du champ politique et scientifique et ceux de l’anthropologue James Clifford sur les relations entre les ethnologues et les artistes surréalistes, montrent que l’ensemble des débats, depuis l’annonce du projet de musée par Jacques Chirac, relève des mêmes « préoccupations » scientifiques, politiques et culturelles dans des configurations différentes. L’inscription culturelle au double niveau national et international du musée du Quai Branly concerne une filiation relativement évidente à la politique culturelle française. Aujourd’hui, elle correspond à une volonté politique, d’inscrire la France en tant que garante, non plus de l’exception culturelle, mais de la diversité culturelle5. Sur ce glissement de sens et des visées de la politique culturelle qui en découlent, Gisèle Sapiro analyse justement que : « ce remplacement de la notion d’exception par celle de diversité [permet] cependant de répondre à nombre de critiques adressées à la première : elle paraissait défensive et protectionniste ; elle privilégiait la protection des œuvres culturelles consacrées par la tradition occidentale, au détriment des autres cultures nationales ou régionales, et était donc européocentriste. Au contraire, la notion de diversité désigne l’ensemble des systèmes de valeurs et des pratiques des différentes sociétés. Elle est enfin plus ouverte, et donc plus propices aux consensus, mais aussi plus floue »6. Le flou de ces notions permet de fait des modalités d’actions différentes. La notion de diversité culturelle permet d’affirmer une égalité de principe vis-à-vis des productions extra reconnaissance, Paris, Gallimard (coll. Découvertes Gallimard), 2006 [2000], p. 116). 5 Conformément à la Déclaration universelle de l’UNESCO de 2001. 6 Sapiro Gisèle, « Diversité culturelle », OMIC (Observatoire des mutations des industries culturelles), janvier 2006 (en ligne : www.observatoire-omic.org). 86 - Clément Beaufort occidentales et ce, dans un contexte économique de libre-échange. Par extension, la notion permet également d’éluder d’une part, les conditions d’acquisitions des objets primitifs (puisque la France se pose comme garant et promoteur de la diversité culturelle et par là absout son ancien statut d’empire colonial en le subsumant en des questions d’ordre culturel) et, d’autre part, la question des restitutions des objets aux pays producteurs. Sociogenèse d’un faux débat Les livres Arts premiers, le temps de la reconnaissance1 et Le scandale des arts premiers, Le véritable projet du Quai Branly, parus en 2006, prennent place côte à côte sur les étals des librairies dédiés aux arts non occidentaux lors de l’inauguration du musée du Quai Branly. De fait, coexistent critiques ou éloges des « arts premiers », s’opposent deux voies et deux niveaux d’interprétations à propos de ce que serait le « véritable » musée du quai Branly2. Conjointement et profitant de l’aubaine de l’actualité du musée du Quai Branly, les ventes aux enchères de collections d’objets primitifs réalisent des records jamais atteints3. 1 Première parution en 2000 lors de l’entrée au Louvre des objets primitifs et réédité en mai 2006 lors de l’ouverture du musée du Quai Branly. 2 Le premier ouvrage souhaite retracer l’histoire du regard que l’Occident a porté sur les arts dits « premiers » depuis les origines jusqu’à son aboutissement lors de l’ouverture du musée du Quai Branly ; le second entend mettre au jour les coulisses et les tractations d’un projet muséal présidentiel de 1990 jusqu’à l’ouverture du musée du Quai Branly en 2006. 3 La vente médiatique de la collection « Vérité », qui s’est tenue le 19 juin 2006 à Drouot, a été organisée la veille de l’inauguration du musée du Quai Branly (« La vente du siècle », Le Figaro, 20 juin 2006). Lors de l’ouverture du pavillon des Sessions au Louvre, le même phénomène s’observe sur les différentes places marchandes internationales (Le Figaro, 10 avril 2000). Voir également Le Nouvel Observateur, « Le marché de l’art en ébullition. Les arts premiers explosent », n°2104, 3-9 mars 2005, pp. 110-112. Aussi, un guide d’achat d’art africain, Le Figaro Patrimoine, 26 octobre 2001, pp. 28-29 La caution anthropologique du projet : C. Lévi-Strauss L’anthropologue Jean Jamin indique4 que, dans les premiers temps de l’anthropologie, l’institution muséale joue un rôle déterminant dans la naissance et le développement de la profession ethnologique et qu’au fil du renouveau paradigmatique, le musée d’ethnographie a eu tendance à devenir plus un « lieu de mémoire » poursuivant ce « pour quoi [il est] génériquement construit : conserver ». Jusqu’il y a peu, poursuit Jean Jamin, les manifestations du musée de l’Homme avaient trait à des expositions, qui, d’un ton hagiographique sur les « pionniers » de l’ethnologie et à travers leurs objets, participaient à évincer toute forme d’évaluation critique. Dans le cadre du projet de « faire rentrer » les objets primitifs au Louvre, Jean Jamin indique que le retour en force de cette « tyrannie du goût et des chefs-d’œuvre » a ranimé un vieux débat entre art et science, esthétique et anthropologie « sans [pourtant] qu’il soit tenu compte des tentatives qui dans les années 1960, avaient été faites, au musée de l’Homme précisément, pour jeter des ponts entre ces domaines »5. Jean Jamin nous rappelle alors un passage de C. Lévi-Strauss déjà ancien (1954), qui prévoit que « la mission de conservatoire des musées d’ethnographie est susceptible de se prolonger, non de se développer, moins encore de se renouveler. Mais s’il est plus difficile de recueillir des arcs et des flèches, des tambours et des colliers, des paniers et des statuts de divinités, il devient par contre de plus en plus facile d’étudier, de façon systématique, des langues, des croyances, des attitudes et des personnalités »6. A posteriori cette analyse a prédit la fin de l’ethnologie de collecte et des grandes missions de terrain dites « exotiques »7. 4 Jamin Jean, « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? », Gradhiva, n°24, 1998, pp. 65-70. 5 Ibid, p. 66. 6 Ibid., p. 69. 7 A posteriori également, cette conclusion des années 1950 et 1960 a des effets sur le marché de l’art primitif actuel et notamment sur la notion d’authenticité. Cette borne chronologique représente ainsi un des critères pour évaluer les objets, c’est-à-dire qu’un objet qui précède la période 1960 est considéré, selon ce critère, comme Le sous-champ de l’objet primitif - 87 D’autre part, toujours selon Claude LéviStrauss, en ce qui concerne l’affranchissement de l’ethnologie vis-à-vis du Muséum National d’Histoire Naturel et de sa tutelle, le « tout » anthropologique doit être dépassé. Car, « un musée d’ethnographie ne peut plus, comme à cette époque, offrir une image authentique de la vie des sociétés les plus différentes de la nôtre. A quelques exceptions près qui ne dureront pas, ces sociétés sont progressivement intégrées à la politique et à l’économie mondiales. Quand je revois les objets que j’ai recueillis sur le terrain entre 1935 et 1938 – et c’est aussi vrai des autres –, je sais bien que leur intérêt est devenu soit documentaire, soit aussi ou surtout esthétique. Sous le premier aspect, ils relèvent du laboratoire et de la galerie d’étude ; sous le second, du grand musée des arts et des civilisations que les musées de France appellent de leurs vœux »1. Ces conclusions sont d’autant plus importantes que ses élèves et disciples, qui participeront au projet même du musée du Quai Branly, Maurice Godelier, Philippe Descola, Emmanuel Désveaux et plus récemment AnneChristine Taylor, les reprendront2. authentique, et a contrario les pièces postérieures à cette date non. 1 Extrait de la lettre envoyée à la commission Friedmann, reprise dans Le Monde du 9 octobre 1999, « Une synthèse judicieuse ». Reprise aussi dans le livre de Marine Degli et Marie Mauzé, Arts Premiers…, op. cit. 2 Celles-ci participeront directement, dans une certaine mesure, à une stratégie de disqualification du projet du musée de l’Homme. Ainsi par exemple pour Philippe Descola, « ce lieu faisait partie intégrante de la mémoire de l’anthropologie française et l’on pouvait encore y reconnaître, dans la disposition même de ses arrangements matériels, quelques traces de l’ambitieux projet de synthèse des connaissances qui avait animé sa constitution sous l’égide de Paul Rivet. Il s’agissait sans doute d’un attachement plus sentimental que rationnel à un lieu chargé de souvenirs que nous avions tous fréquenté, et chacun sait que c’est ce genre de sentiment qui, dans une collection d’individualistes acharnés comme le sont les anthropologues, distribués par leurs objets de recherche aux quatre coins de la planète, c’est ce sentiment qui cimentait en partie l’impression que nous pouvions éprouver d’avoir une tradition commune » (Rapport de la journée d’information du 27 juin 2001 au Collège de France sur l’état d’avancement du musée du Quai Branly). Pour Maurice Godelier, « les arguments qu’on oppose au projet sont multiples : on l’accuse d’esthétisme, de promouvoir l’art sans que les créateurs de cet art et leurs sociétés ne soient pris en compte, de servir les intérêts de l’alliance entre les Esthétisme versus didactisme Le débat qui a prévalu lors de la décision de création d’un musée a été dans une large mesure structuré par une série d’oppositions anciennes : esthétique versus ethnologique, art versus science, conservateurs et marchands d’art versus ethnologues et in fine délectation versus didactisme. Ainsi, lors de la création du musée, le « débat suranné art versus anthropologie »3 a réactualisé des positions « tranchées » et a mis au jour les frontières historiquement constituées des différents espaces sociaux afférents à la présentation muséale des objets primitifs. Cependant, cette frontière entre art et science, constitutive des institutions muséales dédiées à l’exposition des objets primitifs, est rendue d’autant plus floue du fait que « les objets qui remplissent le Musée de l’Homme sont également montrés au Musée des Arts Africains et Océaniens et beaucoup d’entre eux pourraient passer de l’un à l’autre sans qu’on le remarque4. Et pourtant, les visiteurs de ces musées sont invités à comprendre – grâce à une multitude d’indices comme l’éclairage, la disposition, le regroupement, etc., mais plus directement par le libellé de la légende – qu’un groupe d’objets représente les artefacts de mode de vie exotiques ou sauvages, et que l’autre représente des œuvres d’art de classe internationale, voire des chefs-d’œuvre »5. Nous sommes ainsi en présence de conceptions et de logiques opposées face à de mêmes objets. Cette « reconnaissance » mobilise une doxa esthétique qui contribue à une promotion ontologique6 des objets primitifs et situe les tenants de ces positions, « les découvreurs » ou les « défenseurs », dans une position de collectionneurs et les marchands, etc. Derrière tout cela se trouve probablement une vision nostalgique et embellissante d’un musée de l’Homme universaliste » (« L’anthropologue et le musée. Entretien avec Maurice Godelier », Le débat, n°108, janvier-février 2000, pp. 85-95). 3 Jamin Jean, « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? », art. cit., p. 69. 4 La même redondance de contenu existe à New York, entre l’American Museum of Natural History et le Center for African Art. 5 Price Sally, « Raconter l’art », art. cit. , p. 131. 6 Bourdieu Pierre, La distinction…, op. cit., p. VII. 88 - Clément Beaufort « pures » esthètes dont les actions seraient indépendantes de toute recherche de profits. De plus, le constat de désuétude des institutions existantes de la commission Friedmann et le projet de rassemblement des collections du musée de l’Homme et du M.A.A.O. a entraîné de vives protestations de certains chercheurs rattachés d’abord principalement au musée de l’Homme1. Ces protestations mêlaient tout à la fois des inquiétudes d’ordre administratif et tutélaire (qu’allaient-ils advenir dans ces redécoupages d’institutions ?2), des divergences d’obédience politique (contre le projet présidentiel de J. Chirac et ses proches J. Friedmann, S. Martin et J. Kerchache) et enfin d’ordre symbolique et scientifique (défense du nom, de l’idée et des missions du musée de l’Homme). Ces prises de positions se sont rapidement portées sur la question du primat « esthétique » du projet de nouveau musée, question sous-tendue par la critique de la notion d’« arts premiers », introduite par la figure de proue du projet Jacques Kerchache et reprise un temps par Jacques Chirac. Ce qui a été d’abord reproché est la place « exclusive » qui était faite à l’approche esthétique des objets3. Ces débats ont permis de mettre en opposition et d’accentuer à grands traits les logiques et les intérêts divergents des partisans et opposants au projet. Ainsi, comme l’indique Nélia Dias, « chacun des partis était en mesure de soupçonner l’autre de vouloir détourner ou appauvrir l’objet commun de leur intérêt, de reproduire des visions du monde dépassées, ethnocentriques ou intellectuellement stériles »4. Ces débats ont ainsi remis au « goût » du jour les antinomies d’une « connaissance 1 Suivis, plus tard, des personnels et chercheurs d’autres institutions et notamment du musée des Arts et des Traditions Populaires, dont le sort de leur institution d’attachement était également en jeu. 2 Cette interrogation a duré jusqu’en 2004 avec le rapport de Jean-Pierre Mohen (cf. Mohen Jean-Pierre (dir.), Le nouveau musée de l’Homme, Paris, Odile Jacob, 2004). 3 Ce reproche trouvait également des prolongements dans l’opposition des deux tutelles, « la rue de Valois et la rue de Grenelle » (cf. Bensa Alban, Bazin Jean, « A propos d’un musée flou », Le Monde, 19 avril 2000). 4 Dias Nélia, « Qu’est-ce que les "arts premiers" ? », Sciences humaines, hors série n°3, juin 2006. intuitive qualitative des "arts premiers" qui [va] nettement au-delà de ces analyses morphologiques, quantitatives et aussi mathématiques que pratiquent les chercheurs »5, « pourquoi recourir aux béquilles de l’ethnographie, à celles du primitivisme ou aux a priori de la pensée "étiqueteuse" source de confusions ? Il n’y a pas de preuve en art »6. Avec la position qui estime « qu’en parlant d’"arts premiers" on impose en réalité la notion moderne de « beaux-arts » à des cultures qui ne la connaissent pas. […] Pour obtenir une égalité abstraite avec ce qui ressortit à notre propre culture, on nous propose de regarder les beaux objets d’ailleurs à travers les préjugés de bourgeois parvenus »7. Ces antinomies ont concerné les différentes valorisations et significations de l’objet : d’un côté le primat formel des objets défaits de leur contexte (« sans béquille » et sans concepts dans un rapport de pure contemplation) et de l’autre côté la nécessaire remise en contexte de l’objet sans lequel l’objet n’a guère de significations que celles qui lui sont imprimées8. Or comme dans tous les cas, « il y a présentation et non aprésentation »9. Cela revient à poser la question de savoir « qu’est-ce que montrer, dès lors, s’il ne s’agit pas de montrer ce qui est là pour être montré ? »10. Deux logiques s’affrontent donc sur un seul et même objet, 5 Kerchache Jacques, « Les arts premiers de l’Est nigérien », Connaissance des arts, n°285, 1975. 6 Kerchache Jacques (dir.), Sculptures. Afrique, Asie, Océanie, Amériques, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2000, p. 19. 7 Dumont Louis, Le Monde, 25 octobre 1996. 8 Certains chercheurs du musée de l’Homme se réunissent ainsi en un « Comité Patrimoine et Résistance ». Ce comité concentre, entre autres : André Langaney, professeur au Muséum d’Histoire naturelle, où il dirige le laboratoire d’anthropologie biologique ; Yves Coppens, titulaire de la Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire du Collège de France, ancien directeur et professeur au Muséum dans les années 1980 ; Henry de Lumley, professeur directeur du musée national d’Histoire naturelle ; Bernard Dupaigne, professeur au Muséum d’Histoire naturelle, directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme entre 1992 et 1999 ; ou encore Jean Rouch, ethnologue et cinéaste. 9 Atondi Ibéa, « La violence muséale : aux origines d’un discours ambigu », Cahiers d’études africaines, vol. XXXIX, n°155-156, 1999, p. 911. 10 Ibid., p. 912. Le sous-champ de l’objet primitif - 89 héritières de deux conceptions différentes, parce qu’elles ne parlent pas le même langage. C’est notamment sur cette situation de crise des institutions muséales d’ethnographie que s’est positionné Jacques Kerchache. Selon sa position : par nature les musées d’ethnographie et les ethnologues sont incapables de présenter et de reconnaître la valeur esthétique des objets, car ils sont trop attachés à vouloir les analyser selon leurs contextes et sous tous les points de vue. Dans cette perspective, la stratégie de disqualification du musée de l’Homme participera au constat de son nécessaire dépassement et à la décision de création d’une nouvelle institution entièrement dédiée aux arts extra occidentaux. Si « on peut certes comprendre l’irritation de professionnels d’un domaine que piétinent des amateurs »1, il reste que le « monde de l’art primitif », fait de galeristes et de marchands notamment, a premièrement investi le projet de musée dans son fondement même. La nomination d’un directeur scientifique du projet n’est arrivée que dans un second temps. De fait, les querelles se sont fondées sur « un débat idéologique, construit en termes de choix exclusif entre deux conceptions logiquement incompatibles »2. D’abord « partagée » et inquiète, la communauté scientifique s’est peu à peu engagée dans le projet du musée. Ils ont été sollicités dans le cadre du chantier des collections ainsi que dans les différents groupes de travail, ou à défaut à titre consultatif. Le « coup de force » de Jacques Kerchache et la nouvelle configuration de l’espace des objets primitifs La stratégie de Jacques Kerchache3, à la jonction d’univers sociaux autonomes, lui a 1 Lehuard Raoul, « Les arts premiers au Louvre : la réconciliation », Arts d’Afrique Noire, n°114, 2000, pp. 19-20. 2 Heinich Nathalie, « "Légitimation" et culpabilisation : critique de l’usage critique d’un concept », in Gonseth Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), L’art c’est l’art, op. cit., p. 74. 3 Présenté rétrospectivement, selon les cas, comme marchand, galeriste, expert, collectionneur professionnel, commissaire d’exposition, auteur de catalogues, d’ouvrages et d’articles, ou encore conseiller esthétique et/ou scientifique, Jacques Kerchache a joué, en quelque sorte, des différentes situations sociales qu’il a pu permis de faire émerger la notion d’« arts premiers » et de s’assurer avec d’autres le quasi monopole de sa définition. Or l’idée de faire reconnaître les qualités esthétiques des objets primitifs à l’égale mesure des productions occidentales et l’expression « arts premiers » ne sont pas de son seul fait. Sur sa volonté de les faire rentrer au Louvre, plusieurs requêtes avaient, pour différentes raisons, été tentées en vain avant lui4. En ce qui concerne la notion d’« arts premiers », elle provient de l’essayiste Claude Roy5 et par certains aspects, appartient à la filiation des « arts primordiaux » d’André Malraux ou encore à la notion d’« arts lointains » de Felix Fénéon6. En 1990, Kerchache lance son manifeste « Pour que les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux » qui ne pouvait a priori pas recevoir que des réactions positives. Son véritable coup de force concerne la reconnaissance institutionnelle d’une catégorie d’objet dans le lieu le plus hautement symbolique qui soit, le Louvre. Coup de force symbolique qui positionne les tenants de la valorisation esthétique des objets au dessus des rapports de force constitutifs des disciplines et des espaces historiquement concernés. Germain Viatte résume ainsi la position : « pour le faire, il fallait que s’impose une personnalité qui ne soit pas prisonnière de nos présupposés professionnels et scientifiques. Car en tenir compte aurait rendu une telle opération pratiquement impossible. Il fallait, en un mot, prendre quelqu’un venant de l’extérieur de l’institution. J. Kerchache a donc la possibilité de procéder souverainement, même si c’est une souveraineté déléguée »7. Aussi, « [les] stratégies de réhabilitation dissimulent souvent des stratégies de spéculation symbolique : si vous arrivez à discréditer la lignée au bout de laquelle se trouve votre adversaire intellectuel, le cours de sa valeur s’effondre »8. C’est dans ce sens, que nous rencontrer et s’est positionné à l’intersection de différents espaces sociaux. 4 Les plus connus étant Guillaume Apollinaire dès le début du siècle en 1909, ou encore André Malraux dans les années 1950 puis en 1976. 5 Roy Claude, Arts Sauvages, Paris, Robert Delpire, 1957. 6 A ce propos, voir Dias Nélia, art. cit. 7 Viatte Germain, Le débat, 13 octobre 1999. 8 Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 2002 [1984], p. 80. 90 - Clément Beaufort pouvons également parler d’un coup de force symbolique plutôt que d’une révolution symbolique proprement dite. Jacques Kerchache « s’opposant à des positions opposées »1, placé dans un possible à faire, « à la fois rejeté et appelé par cet espace qui le définit […]. [Il travaille] à le faire exister, envers et contre toutes les résistances que le surgissement du possible structuralement exclu fait surgir dans la structure qui l’exclut et chez les occupants bien assis de toutes les positions constitutives de cette structure »2. Le coup de force a consisté à dépasser la dichotomie artistique versus anthropologique et par là les institutions qui l’ont incarnée. Mais cette rupture a été rendue possible par le biais d’une décision supérieure et par un « combat » préparé plus tôt par des prédécesseurs3. Du point de vue sociologique, c’est donc moins la personne de Jacques Kerchache que sa position sociale et l’efficience de ses capitaux spécifiques qui ont été constitutifs de la réussite de son « combat ». Aussi, la nomination de Germain Viatte, conservateur « reconnu » spécialiste d’art moderne et non des objets primitifs4, en tant que directeur du projet muséologique dans la mission de préfiguration du musée, a concouru à faire passer, au niveau de l’institution culturelle, les objets primitifs dans l’univers proprement artistique. De fait, ce passage, ou selon ses propres termes, cette conciliation5, entraîne des changements notoires dans le traitement et la qualification légitimes des objets. Les méthodes et les démarches du champ artistique sont relativement différentes tant au niveau du fonctionnement institutionnel 1 Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 131. 2 Ibid. 3 Kerchache Jacques (dir.), Sculptures…, op. cit., p. 20. La bibliographie de son texte d’introduction du catalogue de l’exposition du pavillon des Sessions témoigne ainsi d’une forme de filiation et d’un mode de légitimation relativement classique (Guillaume Apollinaire, Paul Guillaume, André Malraux, Claude Lévi-Strauss, ou encore André Breton). 4 « Je ne connais en matière d’ethnologie rien de plus que ce qu’en connaît un homme qui fréquente les musées et les expositions » (Viatte Germain, Le débat, 13 octobre 1999). 5 « Il m’est enfin arrivé pendant mon parcours professionnel d’avoir à concilier l’inconciliable, à réunir les équipes de traditions différentes et qui avaient des objectifs différents » (ibid.). (le comité d’acquisition comprend par exemple des collectionneurs et poursuit les mêmes critères que les musées d’art « traditionnels »6) que sur la mise en valeur et la qualification des objets (chefs-d’œuvre, patrimoine universel), et enfin, au niveau du comblement du « retard » des musées nationaux à vocation esthétique vis-à-vis des initiatives privées (notamment en Europe le Musée Dapper et Barbier-Mueller). Ainsi, les frontières de l’espace social des objets primitifs se sont donc déplacées du côté des professionnels de l’art7. Notre analyse tend à montrer l’investissement et le primat actuel de l’approche esthétique que développe le musée du Quai Branly. Elle permet de saisir, la nouvelle configuration de l’espace social et professionnel se consacrant aux objets primitifs, fait de professionnels de l’art « dominants » et des professions des sciences sociales « dominés ». Cette analyse révèle également les luttes internes des différents espaces professionnels en concurrence vis-à-vis de l’objet primitif. Il s’agit bien de reconfiguration, de relocalisation et de re-lexicalisation de l’espace muséal 6 Notamment selon le principe qu’« [un] musée qui n’achète pas est un musée qui meurt » (Sallois Jacques, Les musées de France, Paris, PUF, 1995, p. 82). La liste des personnes qui ont fait des dons aux musées informe sur le primat des collectionneurs et des professionnels du monde des arts primitifs. 7 L’analyse du segment professionnel relatif à la muséographie des objets primitifs par l’approche de la sociologie des professions, et selon la critériologie employée pour définir les professions, considère « l’acquisition de compétence dans un domaine spécifique » (notamment chez Parsons ou chez Abbott) et « une formation dans des écoles spécialisées » (chez Carr-Saunders ou chez Freidson) comme des critères pertinents pour évaluer « l’état » de professionnalisation d’un secteur d’activité. En suivant ces analyses, il est ainsi remarquable de voir que l’Ecole du Louvre ait ouvert, pour l’année 2006-2007, une section en troisième année (cours n°3) intitulé « Arts d’Afrique et d’Océanie » et que les cours sont dispensés par deux responsables du nouveau musée du Quai Branly (Nanette Snoep, responsable du fonds historique et Philipe Peltier, responsable de l’unité patrimoniale de l’Océanie). Le secteur professionnel s’étend donc « aux arts non occidentaux » pour former des étudiants compétents à ce nouveau segment professionnel qu’offre la nouvelle institution. Dans cette perspective, il bien s’agit d’un transfert du traitement muséal des objets primitifs vers les conservateurs de musée d’art ou à tout le moins d’un investissement des professionnels du monde de l’art dans le nouvel espace dédié aux objets primitifs. Le sous-champ de l’objet primitif - 91 français et des collections nationales tout à la fois du point de vue culturel, scientifique et politique. Jusqu’à une certaine époque apanage d’un sous-champ disciplinaire scientifique, ces redécoupages des thématiques, concernent maintenant des repositionnements d’un segment de la discipline ethnologique qui devra réinvestir l’espace muséal. Conclusion Nous avons souhaité proposer une mise au jour d’un phénomène social particulier qui a occupé, occupe et occupera différents espaces sociaux connexes. La catégorie spéciale que représentent certains objets ethnographiques propulsés il y a près de cent ans dans la catégorie des objets d’art par les premiers artistes cubistes n’a cessé de se transformer ou de s’actualiser en changeant de nom comme de peau. La création d’une nouvelle institution culturelle et scientifique dédiée à cette catégorie d’art entraîne de fait une classe d’objets dans un nouveau cycle de vie. Cette institutionnalisation d’une forme d’art, déniée comme telle jusqu’à une certaine époque, a participé de reconfigurations et de redéploiements d’anciennes institutions qui jusqu’ici traitaient indépendamment et différemment ces mêmes types d’objets. « Les tiraillements entre esthétisme et didactisme »1 qui ont pu transparaître lors de ce projet sont restés insolubles car, dès l’origine, ils provenaient de la structuration entre des agents provenant d’horizons différents. Le retrait de l’anthropologie de son cadre muséal initial et l’intérêt croissant du champ artistique vis-à-vis des objets primitifs, ont concouru à les transposer de l’étude fonctionnelle à la contemplation formelle, du laboratoire et du musée d’ethnographie au musée d’art. Les objets primitifs, dans leur valorisation esthétique, dépendent bien du « regard » porté sur eux, non strictement à leurs qualités propres. Le musée du Quai Branly, en proclamant l’égalité des productions artistiques mondiales et l’universalité du génie humain, se veut non plus le reflet d’un goût mais du goût. 1 Busca Joëlle, L’art contemporain africain. Du colonialisme au postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 40. Le modèle hégémonique du musée occidental se développe à travers des cadres et des positions conceptuelles qui soustraient l’objet primitif à lui-même, de sorte que « le point de vue esthétique qui régit le plus souvent notre rapport à l’art, et nous fait admirer, par exemple, Raphaël, Manet ou Degas est implicitement tenu pour universalisable, et appliqué indifféremment à une statue Nomoli ou à un masque Lele »2. Pourtant, cette volonté affichée de mise à niveau des chef-d’œuvres non occidentaux à l’aune des chef-d’œuvres occidentaux ne va pas sans poser des problèmes. Cette « réduction eidétique » de l’objet au regard esthétique porté sur lui se réalisent au prix d’une violence symbolique, celle de pouvoir affirmer avec autorité le caractère, ou plutôt l’essence similaire d’objets qui n’ont ab origine pas les mêmes origines. Cette « opacification du processus authentifiant »3 de l’objet primitif permet ainsi sa valorisation esthétique au détriment de sa fonction, ce qui produit un certain nombre de conséquences. Enfin, nous pouvons ajouter avec Jean Loup Amselle que « cette opération fictive d’universalisation se solde par un art global »4. Les profits de l’universalisation5 qui découlent directement de ces opérations, placent les agents sociaux détenant le pouvoir de consécration, en position de recevoir les bénéfices de cet acte en termes de gain de prestige. Autrement dit : « transformer des cultures que détruisent les progrès des techniques et les nécessités économiques, en objet de contemplation dans les musées est une manière rapide et efficace de gommer toute culpabilité et d’asseoir son pouvoir deux fois »6. Ainsi « présenter les objets fabriqués en tant qu’œuvres d’art est l’une des façons courantes les plus efficaces pour faire passer 2 Cometti Jean-Pierre, Morizot Jacques, Pouivet Roger, Questions d’esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 136. 3 Ciarcia Gaetano, « Le goût de la croyance. La dénégation nécessaire et son objet fétiche », L’Homme, n°166, 2003, p. 175. 4 Amselle Jean Loup, « Doit-on exposer l’art africain ? », art. cit., p. 142. 5 Bourdieu Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil (coll. Points essais), 1994, pp. 164166. 6 Busca Joëlle, L’art contemporain africain…, op. cit., p. 14. 92 - Clément Beaufort d’une culture à une autre un sentiment de qualité, de signification et d’importances »1. Belle architecture, beaux objets, beaux discours et beaux projets, tels sont de fait les qualificatifs qui ont émergés du tout nouveau musée du Quai Branly. Mais on peut, avec Herman Lebovics, encore s’interroger : « comment peut-on considérer le post colonialisme en élevant ce concept au niveau de l’art ? Nous avons appris qu’une fois qu’une question d’ordre politique est maquillée, ou mieux représentée, en question de culture esthétique, elle devient insoluble »2. Reste donc à observer, dans le temps, les conséquences et les évolutions de ces positions vis-à-vis des objets primitifs et considérer la domination de l’empreinte des constructions symboliques occidentales qui chargent les objets qu’elles rencontrent en consacrant et recyclant non les objets, mais les valeurs dominantes et légitimantes qu’on cherche à lui insuffler parce qu’elles ont cours dans une économie économique des biens symboliques. 1 Clifford James, « Muséologie et contre-histoires. Voyager sur la côte Nord-ouest », Gradhiva, n°11, 1992, p. 89. 2 Lebovics Herman, art. cit.