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Regards Sociologiques, n°37-38, 2009, pp. 81-92
Clément Beaufort
CSE, EHESS, Paris
Le sous-champ de l’objet primitif
Eléments introductifs à une sociologie du musée du Quai Branly*
A Paris, le 20 juin 2006, est inauguré en
fanfare le musée du Quai Branly. Il concrétise
un projet initié une dizaine d’années plus tôt et
marqué, tout au long de sa genèse, de
questions, de débats, voire de vives critiques.
Cet article se propose de revenir sur ces débats,
d’en saisir les enjeux afin d’analyser les
différents espaces sociaux concernés par la
construction de cette nouvelle institution
culturelle.
Pendant la campagne électorale présidentielle
de 1995, Jacques Chirac fait part de sa volonté
de faire entrer au Louvre les « arts non
occidentaux », projet qui représentera le grand
chantier culturel de son septennat. Le 14
novembre 1995, suite à son élection, il annonce
la création d’une commission qui devra étudier
les modalités de présentation, à l’intérieur du
Grand Louvre, d’arts qui n’y ont pas jusqu’alors
leur place : les arts dits « primitifs », qu’ils
soient d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie. La
réflexion de la commission inclura de fait la
question de la vocation du musée de l’Homme et
du musée national des Arts d’Afrique et
d’Océanie. Quelques années plus tard, sera
entérinée la création ex nihilo d’une nouvelle
institution dédiée à la présentation des arts
« extra occidentaux » : le musée du Quai Branly
qui rassemblera les deux collections d’objets.
Le regard de l’Occident porté sur les
« objets primitifs »1 a toujours oscillé entre
* Cet article reprend de manière synthétique une
recherche issue de : Beaufort Clément, Le sous-champ
de l’objet primitif. Sociologie du projet de musée du
Quai Branly, mémoire de master 2 recherche (sous la
dir. de Gisèle Sapiro), Paris, EHESS, 2006.
1
Nous appellerons « objets primitifs » tous les objets
actuellement présentés sous le vocable « arts primitifs »,
ou « premiers », etc., dont les origines et les données
objectives, lorsque ces objets sont exposés ou font
l’objet de publications, sont floues en termes de datation,
de localisation, de provenance et des fonctions précises
dans leurs sociétés productrices. Egalement anonymes
d’auteur, en provenance de sociétés d’Afrique, d’Asie,
des Amériques ou d’Océanie, ces objets sont
communément définis lors de leurs expositions comme
deux approches : la première consistant à les
appréhender comme des spécimens et des
témoins d’un trait « exotique » particulier (dans
sa version dite « ethnographique », testimoniale) et la seconde, au titre d’objets de
délectation esthétique (dans sa valorisation dite
« esthétique », patrimoniale). Véritables objets
palimpsestes2, ces objets collectés et prélevés
des sociétés « éloignées », n’ont eu de cesse
d’occuper bon nombre d’agents appartenant à
divers univers. Soumis à des considérations
esthétiques, scientifiques et politiques particulières, ils relèvent de fait d’enjeux sociaux et
de questionnements relativement propres et
spécifiques selon le type d’approche,
ethnographique ou esthétique.
Selon des intérêts spécifiques – comme
support pour la constitution d’une discipline
scientifique ethnologique, comme invention
d’une forme d’art (l’art primitif ou nègre) ou
encore comme base de la « promotion »
politique des conquêtes coloniales –, les objets
primitifs ont alors été reconnus et consacrés
selon deux voies distinctes : soit pris comme
des signes ou des témoins de leurs cultures
productrices, dans les musées dévolus à étudier
et à rendre compte de la diversité culturelle
(selon une approche ethnologique, didactique,
des objets remis dans leurs contextes) ; soit
traité au même titre que les différents arts du
monde sous un principe d’universalité
humaniste (selon une approche esthétique
« pure » des objets et avançant sous l’égide de
« biens communs » de l’Humanité).
des formes d’arts qui n’ont « pas été influencées par le
contact avec l’Occident » pour résumer une catégorie
d’objets incréés, de « purs » objets artistiques.
« Prélevés » par l’Occident dans des conditions
historiques de conquêtes coloniales, notons que
récemment, d’« arts non occidentaux », nous sommes
passés à l’appellation arts « extra » occidentaux.
2
Expression de Ames Michael, Cannibal Tours and
Glass Boxes. The Anthropology of Museums, Vancouver,
UBC Press, 1992.
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Cette double opération, du regard pour
ainsi dire « occidentocentré » qui conditionne
l’accession muséale de l’objet au rang
d’(œuvre d’) art universel ou de témoin
incontournable, donne les cadres des opérations
de déplacement symbolique1, donc de construction, d’un objet spécifique qui cristallise les
débats, ayant eu lieu en France, à l’occasion de
la construction du musée du Quai Branly entre
les représentants de différents groupes
d’agents : entre des professions scientifiques
(les ethnologues et anthropologues), certaines
professions du champ artistique telles que les
conservateurs de musée, mais également entre
des agents sociaux « mixtes » de la sphère
« privée » et « publique » (collectionneurs,
marchands d’art et politiques) cumulant des
propriétés spécifiques et des capitaux efficients
dans cet espace.
Institutionnalisation
catégorie d’art
d’une
« nouvelle »
A l’origine de cet engouement pour les
objets primitifs, il y a d’un côté l’institution
muséale avec son histoire propre et ses enjeux
spécifiques et, d’un autre côté, les sciences
sociales modernes émergentes qui ont pour
projet de se fonder en sciences autonomes
distinctement des sciences de la nature. Dans
les faits et pour résumer, chacun prend à son
compte le travail de conservation et de
patrimonialisation : l’ethnologie selon l’idée de
rendre compte des diversités culturelles, le
conservateur de musée d’art selon l’idée de
l’universalité de l’acte artistique2.
Les objets primitifs n’existent pas en
eux-mêmes, n’apparaissent pas ex nihilo, de
1
Cf. Dubois Jacques, Durand Pascal, Winkin Yves, « Le
symbolique est le social », in Dubois Jacques, Durand
Pascal, Winkin Yves (dir.), Le symbolique et le social.
La réception internationale de la pensée de Pierre
Bourdieu, Liège, ULG, 2005.
2
« [Le] travail de l’ethnologue s’inscrit dans ce contexte
d’une volonté démultipliée de conservation. Plus qu’une
étude des différences, il semble que l’ethnologie
française prend sa place dans l’ensemble des pratiques
conservatoires mises en œuvre par les sociétés
occidentales » (Galaverna Christine, Philosophie de l’art
et arts africains. Une approche pragmatique, thèse de
doctorat d’état en philosophie (sous la dir. de Denis
Vernant), Grenoble, Université Pierre Mendès France,
1999, p. 39).
sorte que la production symbolique qui les
consacre retourne du fait qu’ils sont investis, et
par-là construits, par un certain nombre
d’agents situés socialement et appartenant à des
espaces sociaux différents et donc mus par des
intérêts propres. Ces agents tirent et happent les
objets primitifs dans des univers sociaux dont
ils dépendent ce qui a pour effet d’auréoler
l’objet convoité des intérêts de l’espace dans
lequel il est pris. Avec cela, une des idées force
qui sous-tend l’espace social de production
symbolique de l’objet primitif est la notion de
patrimoine, au
sens
large,
regroupant
patrimoine
ethnologique
et
patrimoine
artistique/culturel.
Un mélange « savant » entre projet politique,
projet scientifique et projet culturel ou bien un
« joli simulacre d’une dure réalité sociale »3 ?
Rassemblant (autant qu’opposant) différents agents autour de ces objets primitifs,
notre étude concerne les relations entre les
agents afférents aux objets, plutôt qu’aux
objets eux-mêmes. Ainsi, il convient de
remettre les débats dans leurs contextes
politiques, culturels et scientifiques4, contextes
qui déterminent les regards portés sur cette
catégorie d’objet.
Le processus de formation de l’espace
social des objets primitifs, selon l’approche de
la théorie des champs, permet de saisir, dans
leur perspective historique, les différentes
configurations de champs connexes mais
relativement autonomes. Ces relations entre
agents aux frontières de différents champs
mobilisent des capitaux spécifiques dans
l’imposition de la manière d’appréhender
l’objet primitif. Aujourd’hui, les inclinations
pour cette catégorie d’objet tendent à montrer
l’hégémonie de certaines professions dans le
champ artistique qui se sont forgés le pouvoir
de consécration de ce qui appartient ou non à
l’art légitime et, par extension, de ce qui est
3
Lebovics Herman, « Deux chemins vers le post
colonialisme :
L’American
Indian
Museum à
Washington et le musée du Quai Branly »,
communication, 1er juin 2006, actes à paraître.
4
A ce propos voir l’article de Pierre Bourdieu, « Piété
religieuse et dévotion artistique. Fidèles et amateurs d’art
à Santa Maria Novella », Actes de la recherche en
science sociale, n°105, 1994, pp. 71-74.
Le sous-champ de l’objet primitif - 83
digne d’être conservé et montré dans les
musées.
Le passage de la « nature » fonctionnelle
et testimoniale pour l’ethnologie des objets
primitifs dans leurs sociétés productrices, vers
l’univers artistique – selon une valorisation
esthétique – a permis de faire rentrer ces objets
dans un nouveau cycle d’échange et dans une
nouvelle « vie ». « Les histoires de vie des
objets »1 : les fonctions originaires des objets
tant dans leur société d’origine qu’a priori lors
de leur collecte ethnographique subissent une
transsubstantiation2 par leur appropriation sur
le marché de l’art comme œuvre d’art. La
dualité de l’espace social de production et de
transformation de l’objet primitif peut ainsi être
résumée ainsi : « bien qu’il soit question dans
tous les cas de faire parler la collection, les uns
semblent lui dire "soit belle", les autres "je
parle pour toi" »3. Actuellement, il semble que
différents agents instrumentalisent, s’approprient et perpétuent l’objet en tant qu’œuvre
d’art selon leurs propres fins et leurs propres
représentations en détournant les fonctions
symboliques extrinsèques de l’objet en des
caractères esthétiques intrinsèques au prix de
réductions et d’omissions plus ou moins
explicitées. En substituant la valeur esthétique
d’un objet à sa fonction symbolique d’usage
(au prix d’une « décontextualisation »), l’objet
devenu œuvre d’art prend au fur et à mesure
une valeur marchande inédite et lui permet
d’avoir une cote sur un marché occidental des
« arts primitifs ». Les objets primitifs prennent
1
Cette expression est employée actuellement par les
ethnologues. Le travail de recherche documentaire
consiste à retracer les différents propriétaires des objets.
A ce sujet, l’histoire « exemplaire » concerne une
coiffure des indiens Kwakwaka’wakw ayant été saisie
par le gouvernement canadien en 1922 à la suite de
l’organisation illégale d’un potlatch, puis ayant
appartenue successivement à Jacques Kerchache et
André Breton, puis restituée en 2003 par la fille de
Breton (Aube Ellouêt) à un musée local indien américain
(à ce sujet : Le Monde, 29 septembre 2003). Krzysztof
Pomian parle également dans un article de « carrière des
œuvres » (cf. Pomian Krysztof, « La carrière des
œuvres », Annales ESC, n°6, nov-déc 1993, pp. 13811401).
2
Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du
jugement, Paris, Minuit (coll. Le sens commun), 1979,
p. VII.
3
Hamon Yvon, « Quelques principes pour un musée du
temps », Gradhiva, n°3, 1987, p. 28.
ainsi leurs significations esthétiques d’œuvre
d’art par le biais des différentes représentations
esthétiques occidentales qui assurent en retour
à leurs promoteurs des profits substantiels à
moyen terme.
Les logiques et stratégies que développent et poursuivent les différents agents
sociaux concernent conjointement le champ
politique (construction d’une nouvelle institution à visée internationale dédiée aux arts des
« Autres »), le champ scientifique (production
d’un savoir) et enfin le champ culturel
(production, certification de la valeur artistique). Il reste que la place et l’expression
accordée à l’« Autre »4 dans ces institutions est
faible, voire inexistante. En d’autres termes,
ces questions concernent l’espace accordé par
le haut à de possibles expressions et
productions provenant d’en bas et parce que
dans tous les cas « [la] méthode est présentée
ainsi comme "stratégie du dialogue", c’est-àdire confrontation de la problématique et de la
culture du chercheur à celles de ceux qu’il
interroge »5.
Cette dissymétrie du rapport de force
entre les occidentaux qui s’intéressent aux
objets primitifs et les producteurs de ces arts
eux-mêmes peut s’envisager dans un rapport de
domination et de violence symbolique. « ci,
c’est l’auteur de l’histoire et non celui de
l’objet qui commande. Et ce fait comporte des
conséquences particulièrement lourdes pour les
artistes appartenant à des populations marginalisées, fournisseurs d’art à un monde auquel
ils n’ont pas accès et où leurs voix sont
inaudibles »6. Et plus généralement, « quoi que
l’on fasse, et quel que soit le degré de
scientificité de l’exposition, non seulement les
objets ne représenteront toujours rien mais ils
seront utilisés pour exercer une influence sur
un public, pour véhiculer des idées, construire
4
Ou les « Autres » : on peut sur ce point émettre une
réserve sur l’intitulé même du livre de Benoît de
l’Estoile, Le goût des autres. De l’exposition coloniale
aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, qui nous
paraît comme un prédicat qui pose problème.
5
Carre Laurence, « Esthétiques au quotidien », Socioanthropologie, « Cultures-Esthétiques », n°8, 2006, p. 3.
6
Price Sally, « Raconter l’art », in Gonseth MarcOlivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), L’art
c’est l’art, Neuchatel, Musée d’ethnographie, 1999,
p. 85.
84 - Clément Beaufort
des faits, instiller une vision du monde »1. Il
s’agit alors de se demander à la fois à qui peut
profiter cette médiatique appétence des objets
primitifs mais également comment elle peut se
produire.
Cet espace social de prise de position qui
apparaît comme l’intersection de différents
champs sociaux, peut donc être appréhendé
comme un sous-champ détenant sa propre
histoire, sa configuration et ses rapports de
force spécifiques, du fait des différents
« horizons » des agents qui y participent.
L’enjeu fondamental du sous-champ est la
définition légitime de ce qu’est l’objet primitif
c’est-à-dire sa bonne perception et sa bonne
mise en valeur.
Spécificités sociologiques de l’objet
Certaines propriétés spécifiques de cette
catégorie d’art – notamment le manque
d’informations sur les producteurs et l’hétérogénéité des objets – invitent à la mise en
évidence des différents critères de leur
expertise en tant qu’objets esthétiques et, plus
généralement, des interdépendances de
l’univers artistique vis-à-vis d’autres espaces
sociaux2.
Car, si la « figure centrale »3 des mondes
de l’art est l’artiste, la spécificité sociologique
de l’espace social des objets primitifs dans leur
valorisation esthétique est que les artistes sont
absents et que les objets ne sont pas signés. Du
fait de l’« enterrement symbolique du producteur »4 et de l’« indexation sur la tribu »5, il est
alors nécessaire de considérer « un grand
artiste du regard », comme l’indique par
exemple Marine Degli6 lors d’un hommage
rendu à Jacques Kerchache7, c’est-à-dire de
situer ceux qui jettent leur dévolu sur cette
catégorie d’objets et qui participent ainsi à la
définir. Le schème de l’artiste « incréé », est
transposé au niveau du propriétaire de l’objet
pour résumer de sa propension à le voir et de la
qualité de son « œil ». Par extension,
« [l]’idéologie de la création qui fait de l’auteur
le principe premier et dernier de la valeur de
l’œuvre »8 est ici transfigurée du côté du
« découvreur ». Insistons à ce propos sur le fait
que les « découvreurs » participent à produire à
la fois de la valeur symbolique mais également
de la valeur économique à partir des objets
primitifs9.
Il s’agit donc moins de saisir les
caractéristiques formelles d’objets très hétérogènes que d’étudier sociologiquement ceux
qui définissent et s’occupent des objets
primitifs. La définition sociale des objets
primitifs revient à déterminer ceux qui ont
l’autorité à pouvoir le faire et dont il s’agit de
mettre au jour les arguments et les schèmes de
perception. La question des frontières et des
hiérarchies que la catégorie délimite reste le
point d’achoppement et l’enjeu de luttes du
fonctionnement du sous-champ de l’objet
primitif. Ces données constitutives de notre
objet d’étude concernent donc la sociogenèse
d’une catégorie d’art et des différentes
disciplines qui l’ont faite émerger. Ainsi,
« [aborder] de front les domaines de l’art et de
l’ethnographie revient à poser explicitement le
problème des frontières, des zones de contact,
des lieux de tensions et des discours de
légitimation entre deux disciplines attachées à
6
1
Wastiau Boris, « La reconversion du musée glouton »,
in Gonseth Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr
Roland (éds.), Le musée cannibale, Neuchâtel, Musée
d’ethnographie, 2002, p. 96.
2
Par extension, cette nouvelle catégorie des « arts
premiers » représente aussi une manière d’interroger les
cadres occidentaux plus généraux de la hiérarchisation et
la construction des valeurs artistiques et esthétiques.
3
La sociologie de l’art développée par exemple par
Raymonde Moulin.
4
A l’instar de l’art brut ou naïf, l’objet primitif ne
s’enquiert guère de son auteur et du schème du créateur
largement répandu dans le champ artistique.
5
Bidima Jean Geoffroy, L’art négro-africain, Paris,
PUF, 1997, p. 29.
Assistante de Jacques Kerchache, elle travaille
actuellement au musée du Quai Branly et est co-auteure
d’un « Découvertes Gallimard » consacré aux « Arts
Premiers ».
7
Sur Kerchache, cf. infra. Cheville ouvrière de cette
« reconnaissance des arts premiers », il est officiellement
considéré comme l’instigateur de l’entrée des « Arts
premiers » au Louvre.
8
Bourdieu Pierre, « La production de la croyance :
contribution à une économie des biens symboliques »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977,
p. 5.
9
De sorte que l’objet primitif, dans une perspective
sociologique de l’art, constitue bien un cas exemplaire
du processus social de production de valeur artistique et
économique.
Le sous-champ de l’objet primitif - 85
produire et à décrire des pratiques symboliques »1.
La reconnaissance institutionnelle de ces
objets primitifs – se situant à l’intersection des
champs politique (projet présidentiel politique),
scientifique (statut et implications de la discipline anthropologique vis-à-vis de sa pratique
et de son passé) et artistique (professionnels
des « arts premiers ») – entraîne des luttes
symboliques dans la définition « légitime »2 de
ce que sont ces objets primitifs. Ethnologues,
collectionneurs, marchands, artistes ou encore
politiques sont autant de professions et de
positions sociales qu’il est nécessaire d’envisager afin de saisir l’espace social dans lequel
cette catégorie a émergé. Il s’agit ainsi de
mettre en évidence l’« état » actuel du souschamp, c’est-à-dire d’envisager le rapport de
force à un temps donné : depuis les années
1990 jusqu’à l’ouverture du musée du Quai
Branly en juin 2006.
« Est » objet primitif : ce qui est considéré comme tel par les agents qui détiennent la
légitimité de pouvoir le faire ; ce qui peut
trouver sa place dans les catalogues de ventes
aux enchères ; et enfin, ce qui peut trouver sa
place dans un musée ou dans des collections
sans que cela ne suscite d’objection de la part
d’autres agents sociaux. En d’autres termes,
« [les] objets […] ne [font] sens que par la
transmission de leur valeur projective »3. Cette
« transmission » de valeur et cette qualification
sont largement et implicitement partagées4.
1
Gonseth Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland
(éds.), L’art c’est l’art, op. cit., p. 9.
2
La dénomination de l’objet primitif est un des enjeux
principaux
du
sous-champ :
« re-lexicalisations
successives » (comme le souligne Jean-Loup Amselle,
« Doit-on exposer l’art africain ? », in Gonseth MarcOlivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.), Le musée
cannibale, op. cit., pp. 131-152), ces vicissitudes
sémantiques informent déjà a priori sur les différents
états historiques du sous-champ. Aussi, le parallèle peut
être fait avec les différentes appellations qu’a pu prendre
le musée du Quai Branly.
3
Carre Laurence, « Esthétiques au quotidien », art. cit.,
p. 2.
4
De la même façon dans l’ouvrage de Marine Degli et
Marie Mauzé, « la question de l’authenticité » est définie
et concerne « donc moins les qualités intrinsèques d’un
objet que le regard porté sur lui : on rend une chose
authentique en la reconnaissant comme telle » (Degli
Marine, Mauzé Marie, Arts Premiers, Le temps de la
Le legs de Jacques Chirac dans le domaine
culturel : Le musée du Quai Branly
Certains travaux ont bien montré les
relations d’interdépendance du champ artistique, politique et scientifique dans l’engouement pour l’objet primitif dans les années 1920
jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Les
travaux de l’historien Herman Lebovics sur les
relations du champ politique et scientifique et
ceux de l’anthropologue James Clifford sur les
relations entre les ethnologues et les artistes
surréalistes, montrent que l’ensemble des
débats, depuis l’annonce du projet de musée
par Jacques Chirac, relève des mêmes
« préoccupations » scientifiques, politiques et
culturelles dans des configurations différentes.
L’inscription culturelle au double niveau
national et international du musée du Quai
Branly concerne une filiation relativement
évidente à la politique culturelle française.
Aujourd’hui, elle correspond à une volonté
politique, d’inscrire la France en tant que
garante, non plus de l’exception culturelle,
mais de la diversité culturelle5. Sur ce
glissement de sens et des visées de la politique
culturelle qui en découlent, Gisèle Sapiro
analyse justement que : « ce remplacement de
la notion d’exception par celle de diversité
[permet] cependant de répondre à nombre de
critiques adressées à la première : elle
paraissait défensive et protectionniste ; elle
privilégiait la protection des œuvres culturelles
consacrées par la tradition occidentale, au
détriment des autres cultures nationales ou
régionales, et était donc européocentriste. Au
contraire, la notion de diversité désigne
l’ensemble des systèmes de valeurs et des
pratiques des différentes sociétés. Elle est enfin
plus ouverte, et donc plus propices aux
consensus, mais aussi plus floue »6. Le flou de
ces notions permet de fait des modalités
d’actions différentes. La notion de diversité
culturelle permet d’affirmer une égalité de
principe vis-à-vis des productions extra
reconnaissance, Paris, Gallimard (coll. Découvertes
Gallimard), 2006 [2000], p. 116).
5
Conformément à la Déclaration universelle de
l’UNESCO de 2001.
6
Sapiro Gisèle, « Diversité culturelle », OMIC
(Observatoire des mutations des industries culturelles),
janvier 2006 (en ligne : www.observatoire-omic.org).
86 - Clément Beaufort
occidentales et ce, dans un contexte
économique de libre-échange. Par extension, la
notion permet également d’éluder d’une part,
les conditions d’acquisitions des objets
primitifs (puisque la France se pose comme
garant et promoteur de la diversité culturelle et
par là absout son ancien statut d’empire
colonial en le subsumant en des questions
d’ordre culturel) et, d’autre part, la question
des restitutions des objets aux pays
producteurs.
Sociogenèse d’un faux débat
Les livres Arts premiers, le temps de la
reconnaissance1 et Le scandale des arts
premiers, Le véritable projet du Quai Branly,
parus en 2006, prennent place côte à côte sur
les étals des librairies dédiés aux arts non
occidentaux lors de l’inauguration du musée du
Quai Branly. De fait, coexistent critiques ou
éloges des « arts premiers », s’opposent deux
voies et deux niveaux d’interprétations à
propos de ce que serait le « véritable » musée
du quai Branly2. Conjointement et profitant de
l’aubaine de l’actualité du musée du Quai
Branly, les ventes aux enchères de collections
d’objets primitifs réalisent des records jamais
atteints3.
1
Première parution en 2000 lors de l’entrée au Louvre
des objets primitifs et réédité en mai 2006 lors de
l’ouverture du musée du Quai Branly.
2
Le premier ouvrage souhaite retracer l’histoire du
regard que l’Occident a porté sur les arts dits « premiers » depuis les origines jusqu’à son aboutissement
lors de l’ouverture du musée du Quai Branly ; le second
entend mettre au jour les coulisses et les tractations d’un
projet muséal présidentiel de 1990 jusqu’à l’ouverture du
musée du Quai Branly en 2006.
3
La vente médiatique de la collection « Vérité », qui
s’est tenue le 19 juin 2006 à Drouot, a été organisée la
veille de l’inauguration du musée du Quai Branly (« La
vente du siècle », Le Figaro, 20 juin 2006). Lors de
l’ouverture du pavillon des Sessions au Louvre, le même
phénomène s’observe sur les différentes places
marchandes internationales (Le Figaro, 10 avril 2000).
Voir également Le Nouvel Observateur, « Le marché de
l’art en ébullition. Les arts premiers explosent », n°2104,
3-9 mars 2005, pp. 110-112. Aussi, un guide d’achat
d’art africain, Le Figaro Patrimoine, 26 octobre 2001,
pp. 28-29
La caution anthropologique du projet : C.
Lévi-Strauss
L’anthropologue Jean Jamin indique4
que,
dans
les
premiers
temps
de
l’anthropologie, l’institution muséale joue un
rôle déterminant dans la naissance et le
développement de la profession ethnologique
et qu’au fil du renouveau paradigmatique, le
musée d’ethnographie a eu tendance à devenir
plus un « lieu de mémoire » poursuivant ce
« pour quoi [il est] génériquement construit :
conserver ». Jusqu’il y a peu, poursuit Jean
Jamin, les manifestations du musée de
l’Homme avaient trait à des expositions, qui,
d’un ton hagiographique sur les « pionniers »
de l’ethnologie et à travers leurs objets,
participaient à évincer toute forme d’évaluation
critique. Dans le cadre du projet de « faire
rentrer » les objets primitifs au Louvre, Jean
Jamin indique que le retour en force de cette
« tyrannie du goût et des chefs-d’œuvre » a
ranimé un vieux débat entre art et science,
esthétique et anthropologie « sans [pourtant]
qu’il soit tenu compte des tentatives qui dans
les années 1960, avaient été faites, au musée de
l’Homme précisément, pour jeter des ponts
entre ces domaines »5. Jean Jamin nous
rappelle alors un passage de C. Lévi-Strauss
déjà ancien (1954), qui prévoit que « la mission
de conservatoire des musées d’ethnographie est
susceptible de se prolonger, non de se développer, moins encore de se renouveler. Mais
s’il est plus difficile de recueillir des arcs et des
flèches, des tambours et des colliers, des
paniers et des statuts de divinités, il devient par
contre de plus en plus facile d’étudier, de façon
systématique, des langues, des croyances, des
attitudes et des personnalités »6. A posteriori
cette analyse a prédit la fin de l’ethnologie de
collecte et des grandes missions de terrain dites
« exotiques »7.
4
Jamin Jean, « Faut-il brûler les musées
d’ethnographie ? », Gradhiva, n°24, 1998, pp. 65-70.
5
Ibid, p. 66.
6
Ibid., p. 69.
7
A posteriori également, cette conclusion des années
1950 et 1960 a des effets sur le marché de l’art primitif
actuel et notamment sur la notion d’authenticité. Cette
borne chronologique représente ainsi un des critères pour
évaluer les objets, c’est-à-dire qu’un objet qui précède la
période 1960 est considéré, selon ce critère, comme
Le sous-champ de l’objet primitif - 87
D’autre part, toujours selon Claude LéviStrauss, en ce qui concerne l’affranchissement
de l’ethnologie vis-à-vis du Muséum National
d’Histoire Naturel et de sa tutelle, le « tout »
anthropologique doit être dépassé. Car, « un
musée d’ethnographie ne peut plus, comme à
cette époque, offrir une image authentique de la
vie des sociétés les plus différentes de la nôtre.
A quelques exceptions près qui ne dureront
pas, ces sociétés sont progressivement intégrées à la politique et à l’économie mondiales.
Quand je revois les objets que j’ai recueillis sur
le terrain entre 1935 et 1938 – et c’est aussi
vrai des autres –, je sais bien que leur intérêt
est devenu soit documentaire, soit aussi ou
surtout esthétique. Sous le premier aspect, ils
relèvent du laboratoire et de la galerie d’étude ;
sous le second, du grand musée des arts et des
civilisations que les musées de France
appellent de leurs vœux »1.
Ces conclusions sont d’autant plus
importantes que ses élèves et disciples, qui
participeront au projet même du musée du Quai
Branly, Maurice Godelier, Philippe Descola,
Emmanuel Désveaux et plus récemment AnneChristine Taylor, les reprendront2.
authentique, et a contrario les pièces postérieures à cette
date non.
1
Extrait de la lettre envoyée à la commission Friedmann,
reprise dans Le Monde du 9 octobre 1999, « Une
synthèse judicieuse ». Reprise aussi dans le livre de
Marine Degli et Marie Mauzé, Arts Premiers…, op. cit.
2
Celles-ci participeront directement, dans une certaine
mesure, à une stratégie de disqualification du projet du
musée de l’Homme. Ainsi par exemple pour Philippe
Descola, « ce lieu faisait partie intégrante de la mémoire
de l’anthropologie française et l’on pouvait encore y
reconnaître, dans la disposition même de ses
arrangements matériels, quelques traces de l’ambitieux
projet de synthèse des connaissances qui avait animé sa
constitution sous l’égide de Paul Rivet. Il s’agissait sans
doute d’un attachement plus sentimental que rationnel à
un lieu chargé de souvenirs que nous avions tous
fréquenté, et chacun sait que c’est ce genre de sentiment
qui, dans une collection d’individualistes acharnés
comme le sont les anthropologues, distribués par leurs
objets de recherche aux quatre coins de la planète, c’est
ce sentiment qui cimentait en partie l’impression que
nous pouvions éprouver d’avoir une tradition
commune » (Rapport de la journée d’information du 27
juin 2001 au Collège de France sur l’état d’avancement
du musée du Quai Branly). Pour Maurice Godelier, « les
arguments qu’on oppose au projet sont multiples : on
l’accuse d’esthétisme, de promouvoir l’art sans que les
créateurs de cet art et leurs sociétés ne soient pris en
compte, de servir les intérêts de l’alliance entre les
Esthétisme versus didactisme
Le débat qui a prévalu lors de la décision
de création d’un musée a été dans une large
mesure structuré par une série d’oppositions
anciennes : esthétique versus ethnologique, art
versus science, conservateurs et marchands
d’art versus ethnologues et in fine délectation
versus didactisme.
Ainsi, lors de la création du musée, le
« débat suranné art versus anthropologie »3 a
réactualisé des positions « tranchées » et a mis
au jour les frontières historiquement constituées des différents espaces sociaux afférents à
la présentation muséale des objets primitifs.
Cependant, cette frontière entre art et science,
constitutive des institutions muséales dédiées à
l’exposition des objets primitifs, est rendue
d’autant plus floue du fait que « les objets qui
remplissent le Musée de l’Homme sont également montrés au Musée des Arts Africains et
Océaniens et beaucoup d’entre eux pourraient
passer de l’un à l’autre sans qu’on le
remarque4. Et pourtant, les visiteurs de ces
musées sont invités à comprendre – grâce à une
multitude d’indices comme l’éclairage, la
disposition, le regroupement, etc., mais plus
directement par le libellé de la légende – qu’un
groupe d’objets représente les artefacts de
mode de vie exotiques ou sauvages, et que
l’autre représente des œuvres d’art de classe
internationale, voire des chefs-d’œuvre »5.
Nous sommes ainsi en présence de conceptions
et de logiques opposées face à de mêmes
objets. Cette « reconnaissance » mobilise une
doxa esthétique qui contribue à une promotion
ontologique6 des objets primitifs et situe les
tenants de ces positions, « les découvreurs » ou
les « défenseurs », dans une position de
collectionneurs et les marchands, etc. Derrière tout cela
se trouve probablement une vision nostalgique et
embellissante d’un musée de l’Homme universaliste »
(« L’anthropologue et le musée. Entretien avec Maurice
Godelier », Le débat, n°108, janvier-février 2000,
pp. 85-95).
3
Jamin Jean, « Faut-il brûler les musées
d’ethnographie ? », art. cit., p. 69.
4
La même redondance de contenu existe à New York,
entre l’American Museum of Natural History et le
Center for African Art.
5
Price Sally, « Raconter l’art », art. cit. , p. 131.
6
Bourdieu Pierre, La distinction…, op. cit., p. VII.
88 - Clément Beaufort
« pures » esthètes dont les actions seraient
indépendantes de toute recherche de profits.
De plus, le constat de désuétude des institutions existantes de la commission Friedmann
et le projet de rassemblement des collections
du musée de l’Homme et du M.A.A.O. a
entraîné de vives protestations de certains
chercheurs rattachés d’abord principalement au
musée de l’Homme1. Ces protestations mêlaient tout à la fois des inquiétudes d’ordre
administratif et tutélaire (qu’allaient-ils advenir
dans ces redécoupages d’institutions ?2), des
divergences d’obédience politique (contre le
projet présidentiel de J. Chirac et ses proches J.
Friedmann, S. Martin et J. Kerchache) et enfin
d’ordre symbolique et scientifique (défense du
nom, de l’idée et des missions du musée de
l’Homme).
Ces prises de positions se sont
rapidement portées sur la question du primat
« esthétique » du projet de nouveau musée,
question sous-tendue par la critique de la
notion d’« arts premiers », introduite par la
figure de proue du projet Jacques Kerchache et
reprise un temps par Jacques Chirac. Ce qui a
été d’abord reproché est la place « exclusive »
qui était faite à l’approche esthétique des
objets3. Ces débats ont permis de mettre en
opposition et d’accentuer à grands traits les
logiques et les intérêts divergents des partisans
et opposants au projet. Ainsi, comme l’indique
Nélia Dias, « chacun des partis était en mesure
de soupçonner l’autre de vouloir détourner ou
appauvrir l’objet commun de leur intérêt, de
reproduire des visions du monde dépassées,
ethnocentriques ou intellectuellement stériles »4.
Ces débats ont ainsi remis au « goût » du
jour les antinomies d’une « connaissance
1
Suivis, plus tard, des personnels et chercheurs d’autres
institutions et notamment du musée des Arts et des
Traditions Populaires, dont le sort de leur institution
d’attachement était également en jeu.
2
Cette interrogation a duré jusqu’en 2004 avec le
rapport de Jean-Pierre Mohen (cf. Mohen Jean-Pierre
(dir.), Le nouveau musée de l’Homme, Paris, Odile
Jacob, 2004).
3
Ce reproche trouvait également des prolongements
dans l’opposition des deux tutelles, « la rue de Valois et
la rue de Grenelle » (cf. Bensa Alban, Bazin Jean, « A
propos d’un musée flou », Le Monde, 19 avril 2000).
4
Dias Nélia, « Qu’est-ce que les "arts premiers" ? »,
Sciences humaines, hors série n°3, juin 2006.
intuitive qualitative des "arts premiers" qui [va]
nettement au-delà de ces analyses morphologiques, quantitatives et aussi mathématiques
que pratiquent les chercheurs »5, « pourquoi
recourir aux béquilles de l’ethnographie, à
celles du primitivisme ou aux a priori de la
pensée "étiqueteuse" source de confusions ? Il
n’y a pas de preuve en art »6. Avec la position
qui estime « qu’en parlant d’"arts premiers" on
impose en réalité la notion moderne de
« beaux-arts » à des cultures qui ne la
connaissent pas. […] Pour obtenir une égalité
abstraite avec ce qui ressortit à notre propre
culture, on nous propose de regarder les beaux
objets d’ailleurs à travers les préjugés de
bourgeois parvenus »7. Ces antinomies ont
concerné les différentes valorisations et significations de l’objet : d’un côté le primat formel
des objets défaits de leur contexte (« sans
béquille » et sans concepts dans un rapport de
pure contemplation) et de l’autre côté la
nécessaire remise en contexte de l’objet sans
lequel l’objet n’a guère de significations que
celles qui lui sont imprimées8. Or comme dans
tous les cas, « il y a présentation et non aprésentation »9. Cela revient à poser la
question de savoir « qu’est-ce que montrer, dès
lors, s’il ne s’agit pas de montrer ce qui est là
pour être montré ? »10. Deux logiques
s’affrontent donc sur un seul et même objet,
5
Kerchache Jacques, « Les arts premiers de l’Est
nigérien », Connaissance des arts, n°285, 1975.
6
Kerchache Jacques (dir.), Sculptures. Afrique, Asie,
Océanie, Amériques, Paris, Réunion des Musées
Nationaux, 2000, p. 19.
7
Dumont Louis, Le Monde, 25 octobre 1996.
8
Certains chercheurs du musée de l’Homme se
réunissent ainsi en un « Comité Patrimoine et
Résistance ». Ce comité concentre, entre autres : André
Langaney, professeur au Muséum d’Histoire naturelle,
où il dirige le laboratoire d’anthropologie biologique ;
Yves Coppens, titulaire de la Chaire de
Paléoanthropologie et Préhistoire du Collège de France,
ancien directeur et professeur au Muséum dans les
années 1980 ; Henry de Lumley, professeur directeur du
musée national d’Histoire naturelle ; Bernard Dupaigne,
professeur au Muséum d’Histoire naturelle, directeur du
laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme entre
1992 et 1999 ; ou encore Jean Rouch, ethnologue et
cinéaste.
9
Atondi Ibéa, « La violence muséale : aux origines d’un
discours ambigu », Cahiers d’études africaines,
vol. XXXIX, n°155-156, 1999, p. 911.
10
Ibid., p. 912.
Le sous-champ de l’objet primitif - 89
héritières de deux conceptions différentes,
parce qu’elles ne parlent pas le même langage.
C’est notamment sur cette situation de
crise des institutions muséales d’ethnographie
que s’est positionné Jacques Kerchache. Selon
sa position : par nature les musées d’ethnographie et les ethnologues sont incapables de
présenter et de reconnaître la valeur esthétique
des objets, car ils sont trop attachés à vouloir
les analyser selon leurs contextes et sous tous
les points de vue. Dans cette perspective, la
stratégie de disqualification du musée de
l’Homme participera au constat de son
nécessaire dépassement et à la décision de
création d’une nouvelle institution entièrement
dédiée aux arts extra occidentaux. Si « on peut
certes comprendre l’irritation de professionnels
d’un domaine que piétinent des amateurs »1, il
reste que le « monde de l’art primitif », fait de
galeristes et de marchands notamment, a
premièrement investi le projet de musée dans
son fondement même. La nomination d’un
directeur scientifique du projet n’est arrivée
que dans un second temps. De fait, les
querelles se sont fondées sur « un débat
idéologique, construit en termes de choix
exclusif entre deux conceptions logiquement
incompatibles »2. D’abord « partagée » et
inquiète, la communauté scientifique s’est peu
à peu engagée dans le projet du musée. Ils ont
été sollicités dans le cadre du chantier des
collections ainsi que dans les différents groupes
de travail, ou à défaut à titre consultatif.
Le « coup de force » de Jacques Kerchache et
la nouvelle configuration de l’espace des objets
primitifs
La stratégie de Jacques Kerchache3, à la
jonction d’univers sociaux autonomes, lui a
1
Lehuard Raoul, « Les arts premiers au Louvre : la
réconciliation », Arts d’Afrique Noire, n°114, 2000,
pp. 19-20.
2
Heinich Nathalie, « "Légitimation" et culpabilisation :
critique de l’usage critique d’un concept », in Gonseth
Marc-Olivier, Hainard Jacques, Kaehr Roland (éds.),
L’art c’est l’art, op. cit., p. 74.
3
Présenté rétrospectivement, selon les cas, comme
marchand, galeriste, expert, collectionneur professionnel,
commissaire d’exposition, auteur de catalogues,
d’ouvrages et d’articles, ou encore conseiller esthétique
et/ou scientifique, Jacques Kerchache a joué, en quelque
sorte, des différentes situations sociales qu’il a pu
permis de faire émerger la notion d’« arts
premiers » et de s’assurer avec d’autres le quasi
monopole de sa définition. Or l’idée de faire
reconnaître les qualités esthétiques des objets
primitifs à l’égale mesure des productions
occidentales et l’expression « arts premiers »
ne sont pas de son seul fait. Sur sa volonté de
les faire rentrer au Louvre, plusieurs requêtes
avaient, pour différentes raisons, été tentées en
vain avant lui4. En ce qui concerne la notion
d’« arts premiers », elle provient de l’essayiste
Claude Roy5 et par certains aspects, appartient
à la filiation des « arts primordiaux » d’André
Malraux ou encore à la notion d’« arts
lointains » de Felix Fénéon6. En 1990,
Kerchache lance son manifeste « Pour que les
chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres
et égaux » qui ne pouvait a priori pas recevoir
que des réactions positives. Son véritable coup
de force concerne la reconnaissance institutionnelle d’une catégorie d’objet dans le lieu le
plus hautement symbolique qui soit, le Louvre.
Coup de force symbolique qui positionne les
tenants de la valorisation esthétique des objets
au dessus des rapports de force constitutifs des
disciplines et des espaces historiquement
concernés. Germain Viatte résume ainsi la
position : « pour le faire, il fallait que s’impose
une personnalité qui ne soit pas prisonnière de
nos présupposés professionnels et scientifiques.
Car en tenir compte aurait rendu une telle
opération pratiquement impossible. Il fallait, en
un mot, prendre quelqu’un venant de
l’extérieur de l’institution. J. Kerchache a donc
la possibilité de procéder souverainement,
même si c’est une souveraineté déléguée »7.
Aussi, « [les] stratégies de réhabilitation dissimulent souvent des stratégies de spéculation
symbolique : si vous arrivez à discréditer la
lignée au bout de laquelle se trouve votre
adversaire intellectuel, le cours de sa valeur
s’effondre »8. C’est dans ce sens, que nous
rencontrer et s’est positionné à l’intersection de
différents espaces sociaux.
4
Les plus connus étant Guillaume Apollinaire dès le
début du siècle en 1909, ou encore André Malraux dans
les années 1950 puis en 1976.
5
Roy Claude, Arts Sauvages, Paris, Robert Delpire,
1957.
6
A ce propos, voir Dias Nélia, art. cit.
7
Viatte Germain, Le débat, 13 octobre 1999.
8
Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 2002 [1984], p. 80.
90 - Clément Beaufort
pouvons également parler d’un coup de force
symbolique plutôt que d’une révolution symbolique proprement dite. Jacques Kerchache
« s’opposant à des positions opposées »1, placé
dans un possible à faire, « à la fois rejeté et
appelé par cet espace qui le définit […]. [Il
travaille] à le faire exister, envers et contre
toutes les résistances que le surgissement du
possible structuralement exclu fait surgir dans
la structure qui l’exclut et chez les occupants
bien assis de toutes les positions constitutives
de cette structure »2. Le coup de force a
consisté à dépasser la dichotomie artistique
versus anthropologique et par là les institutions
qui l’ont incarnée. Mais cette rupture a été
rendue possible par le biais d’une décision
supérieure et par un « combat » préparé plus tôt
par des prédécesseurs3. Du point de vue
sociologique, c’est donc moins la personne de
Jacques Kerchache que sa position sociale et
l’efficience de ses capitaux spécifiques qui ont
été constitutifs de la réussite de son « combat ».
Aussi, la nomination de Germain Viatte,
conservateur « reconnu » spécialiste d’art
moderne et non des objets primitifs4, en tant
que directeur du projet muséologique dans la
mission de préfiguration du musée, a concouru
à faire passer, au niveau de l’institution
culturelle, les objets primitifs dans l’univers
proprement artistique. De fait, ce passage, ou
selon ses propres termes, cette conciliation5,
entraîne des changements notoires dans le
traitement et la qualification légitimes des
objets. Les méthodes et les démarches du
champ artistique sont relativement différentes
tant au niveau du fonctionnement institutionnel
1
Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,
2003 [1997], p. 131.
2
Ibid.
3
Kerchache Jacques (dir.), Sculptures…, op. cit., p. 20.
La bibliographie de son texte d’introduction du
catalogue de l’exposition du pavillon des Sessions
témoigne ainsi d’une forme de filiation et d’un mode de
légitimation
relativement
classique
(Guillaume
Apollinaire, Paul Guillaume, André Malraux, Claude
Lévi-Strauss, ou encore André Breton).
4
« Je ne connais en matière d’ethnologie rien de plus
que ce qu’en connaît un homme qui fréquente les musées
et les expositions » (Viatte Germain, Le débat, 13
octobre 1999).
5
« Il m’est enfin arrivé pendant mon parcours
professionnel d’avoir à concilier l’inconciliable, à réunir
les équipes de traditions différentes et qui avaient des
objectifs différents » (ibid.).
(le comité d’acquisition comprend par exemple
des collectionneurs et poursuit les mêmes
critères que les musées d’art « traditionnels »6)
que sur la mise en valeur et la qualification des
objets (chefs-d’œuvre, patrimoine universel), et
enfin, au niveau du comblement du « retard »
des musées nationaux à vocation esthétique
vis-à-vis des initiatives privées (notamment en
Europe le Musée Dapper et Barbier-Mueller).
Ainsi, les frontières de l’espace social des
objets primitifs se sont donc déplacées du côté
des professionnels de l’art7.
Notre analyse tend à montrer l’investissement et le primat actuel de l’approche
esthétique que développe le musée du Quai
Branly. Elle permet de saisir, la nouvelle
configuration de l’espace social et professionnel se consacrant aux objets primitifs, fait
de professionnels de l’art « dominants » et des
professions des sciences sociales « dominés ».
Cette analyse révèle également les luttes
internes des différents espaces professionnels
en concurrence vis-à-vis de l’objet primitif. Il
s’agit bien de reconfiguration, de relocalisation
et de re-lexicalisation de l’espace muséal
6
Notamment selon le principe qu’« [un] musée qui
n’achète pas est un musée qui meurt » (Sallois Jacques,
Les musées de France, Paris, PUF, 1995, p. 82). La liste
des personnes qui ont fait des dons aux musées informe
sur le primat des collectionneurs et des professionnels du
monde des arts primitifs.
7
L’analyse du segment professionnel relatif à la
muséographie des objets primitifs par l’approche de la
sociologie des professions, et selon la critériologie
employée pour définir les professions, considère
« l’acquisition de compétence dans un domaine
spécifique » (notamment chez Parsons ou chez Abbott)
et « une formation dans des écoles spécialisées » (chez
Carr-Saunders ou chez Freidson) comme des critères
pertinents pour évaluer « l’état » de professionnalisation
d’un secteur d’activité. En suivant ces analyses, il est
ainsi remarquable de voir que l’Ecole du Louvre ait
ouvert, pour l’année 2006-2007, une section en troisième
année (cours n°3) intitulé « Arts d’Afrique et
d’Océanie » et que les cours sont dispensés par deux
responsables du nouveau musée du Quai Branly (Nanette
Snoep, responsable du fonds historique et Philipe Peltier,
responsable de l’unité patrimoniale de l’Océanie). Le
secteur professionnel s’étend donc « aux arts non
occidentaux » pour former des étudiants compétents à ce
nouveau segment professionnel qu’offre la nouvelle
institution. Dans cette perspective, il bien s’agit d’un
transfert du traitement muséal des objets primitifs vers
les conservateurs de musée d’art ou à tout le moins d’un
investissement des professionnels du monde de l’art dans
le nouvel espace dédié aux objets primitifs.
Le sous-champ de l’objet primitif - 91
français et des collections nationales tout à la
fois du point de vue culturel, scientifique et
politique. Jusqu’à une certaine époque apanage
d’un sous-champ disciplinaire scientifique, ces
redécoupages des thématiques, concernent
maintenant des repositionnements d’un segment de la discipline ethnologique qui devra
réinvestir l’espace muséal.
Conclusion
Nous avons souhaité proposer une mise
au jour d’un phénomène social particulier qui a
occupé, occupe et occupera différents espaces
sociaux connexes. La catégorie spéciale que
représentent certains objets ethnographiques
propulsés il y a près de cent ans dans la
catégorie des objets d’art par les premiers
artistes cubistes n’a cessé de se transformer ou
de s’actualiser en changeant de nom comme de
peau. La création d’une nouvelle institution
culturelle et scientifique dédiée à cette
catégorie d’art entraîne de fait une classe
d’objets dans un nouveau cycle de vie. Cette
institutionnalisation d’une forme d’art, déniée
comme telle jusqu’à une certaine époque, a
participé de reconfigurations et de redéploiements d’anciennes institutions qui jusqu’ici
traitaient indépendamment et différemment ces
mêmes types d’objets. « Les tiraillements entre
esthétisme et didactisme »1 qui ont pu
transparaître lors de ce projet sont restés
insolubles car, dès l’origine, ils provenaient de
la structuration entre des agents provenant
d’horizons différents.
Le retrait de l’anthropologie de son cadre
muséal initial et l’intérêt croissant du champ
artistique vis-à-vis des objets primitifs, ont
concouru à les transposer de l’étude fonctionnelle à la contemplation formelle, du
laboratoire et du musée d’ethnographie au
musée d’art. Les objets primitifs, dans leur
valorisation esthétique, dépendent bien du
« regard » porté sur eux, non strictement à leurs
qualités propres. Le musée du Quai Branly, en
proclamant l’égalité des productions artistiques
mondiales et l’universalité du génie humain, se
veut non plus le reflet d’un goût mais du goût.
1
Busca Joëlle, L’art contemporain africain. Du
colonialisme au postcolonialisme, Paris, L’Harmattan,
2000, p. 40.
Le modèle hégémonique du musée occidental
se développe à travers des cadres et des
positions conceptuelles qui soustraient l’objet
primitif à lui-même, de sorte que « le point de
vue esthétique qui régit le plus souvent notre
rapport à l’art, et nous fait admirer, par
exemple, Raphaël, Manet ou Degas est
implicitement tenu pour universalisable, et
appliqué indifféremment à une statue Nomoli
ou à un masque Lele »2. Pourtant, cette volonté
affichée de mise à niveau des chef-d’œuvres
non occidentaux à l’aune des chef-d’œuvres
occidentaux ne va pas sans poser des problèmes. Cette « réduction eidétique » de l’objet
au regard esthétique porté sur lui se réalisent au
prix d’une violence symbolique, celle de
pouvoir affirmer avec autorité le caractère, ou
plutôt l’essence similaire d’objets qui n’ont ab
origine pas les mêmes origines. Cette
« opacification du processus authentifiant »3 de
l’objet primitif permet ainsi sa valorisation
esthétique au détriment de sa fonction, ce qui
produit un certain nombre de conséquences.
Enfin, nous pouvons ajouter avec Jean Loup
Amselle que « cette opération fictive d’universalisation se solde par un art global »4.
Les profits de l’universalisation5 qui
découlent directement de ces opérations,
placent les agents sociaux détenant le pouvoir
de consécration, en position de recevoir les
bénéfices de cet acte en termes de gain de
prestige. Autrement dit : « transformer des
cultures que détruisent les progrès des techniques et les nécessités économiques, en objet
de contemplation dans les musées est une
manière rapide et efficace de gommer toute
culpabilité et d’asseoir son pouvoir deux
fois »6. Ainsi « présenter les objets fabriqués en
tant qu’œuvres d’art est l’une des façons
courantes les plus efficaces pour faire passer
2
Cometti Jean-Pierre, Morizot Jacques, Pouivet Roger,
Questions d’esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 136.
3
Ciarcia Gaetano, « Le goût de la croyance. La
dénégation nécessaire et son objet fétiche », L’Homme,
n°166, 2003, p. 175.
4
Amselle Jean Loup, « Doit-on exposer l’art africain ? »,
art. cit., p. 142.
5
Bourdieu Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Paris, Seuil (coll. Points essais), 1994, pp. 164166.
6
Busca Joëlle, L’art contemporain africain…, op. cit.,
p. 14.
92 - Clément Beaufort
d’une culture à une autre un sentiment de
qualité, de signification et d’importances »1.
Belle architecture, beaux objets, beaux
discours et beaux projets, tels sont de fait les
qualificatifs qui ont émergés du tout nouveau
musée du Quai Branly. Mais on peut, avec
Herman Lebovics, encore s’interroger : « comment peut-on considérer le post colonialisme
en élevant ce concept au niveau de l’art ? Nous
avons appris qu’une fois qu’une question
d’ordre politique est maquillée, ou mieux
représentée, en question de culture esthétique,
elle devient insoluble »2. Reste donc à
observer, dans le temps, les conséquences et les
évolutions de ces positions vis-à-vis des objets
primitifs et considérer la domination de
l’empreinte des constructions symboliques
occidentales qui chargent les objets qu’elles
rencontrent en consacrant et recyclant non les
objets, mais les valeurs dominantes et
légitimantes qu’on cherche à lui insuffler parce
qu’elles ont cours dans une économie
économique des biens symboliques.
1
Clifford James, « Muséologie et contre-histoires.
Voyager sur la côte Nord-ouest », Gradhiva, n°11, 1992,
p. 89.
2
Lebovics Herman, art. cit.

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