Compte rendu de soutenance

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Compte rendu de soutenance
COMPTE RENDU DE THESE
« Le Paradis cauchemardesque dans les Caraïbes à travers Canto de Gemido
(1988) d’Eliseo Altunaga »
KOUMBA GELASE
Assistant au Département d’espagnol, Université Omar Bongo (Libreville, Gabon),
Membre du GRENAL-CRILAUP (EA 764), Perpignan, France
J’ai soutenu publiquement, le 10 décembre 2010, une thèse de 432 pages dont le titre est
« Le Paradis cauchemardesque dans les Caraïbes à travers Canto de Gemido (1988)
d’Eliseo Altunaga » sous la direction du professeur Victorien Lavou Zoungbo. Il s’agit
d’une thèse qui constitue l’un des tous premiers travaux d’envergure portant sur l’œuvre
d’Eliseo Altunaga. Écrit par un noir cubain (il aime à se désigner ainsi), ce roman dont le
référent privilégié est la flibuste au XVII e siècle exhume l’histoire oubliée des aventuriers
de mer marginalisés à cette époque par les empires dont ils ont pourtant permis la
territorialisation en Caraïbes. Toutefois, si on laisse de côté la liberté de choix des auteur-es, il est à se demander, pourquoi Eliseo Altunaga réactive dans son roman cette mémoire de
la flibuste dans les années 1980, une période marquée par l’effondrement de l’Union
soviétique, principal partenaire politique et économique de Cuba. Cette crise va inaugurer,
en contrepoint, sur l’île, la « Période spéciale ». Une désignation qui fait débat.
Dans cette thèse, j’ai tenté de montrer d’un côté, comment ces aventuriers tout comme les
Noir-e-s ont participé à la structuration de l’identité mouvante de cette « nouvelle région du
monde » (Édouard Glissant) et de l’autre, j’y analyse, en m’appuyant, autant que faire se peut,
sur les propositions de la Sociocritique telle que systématisée par le professeur Edmond Cros,
comment la figuration de la flibuste en Caraïbes au XVIIe siècle, recoupait les enjeux
politiques officiels mais aussi ceux liés à la revendication identitaire des Noir-e-s à Cuba. Je
soutiens comme autre hypothèse que, dans l’écriture d’Eliseo Altunaga, affleurait une
conscience (afro) caribéenne dont les contours restent à décrypter.
Né à Camaguëy en 1941, Eliseo Altunaga est un écrivain noir Cubain. Cette précision a
toute son importance à ses yeux; il compte à son actif plusieurs titres, notamment Todo
Mezclado (1984), Canto de gemido (1988 reedité en 2005 à Séville) A media noche llegan
los muertos (1997) En la prisión de los sueňos (2003) et las negras brujas no vuelan (2005).
De tous ces textes, j’ai privilégié Canto de gemido comme objet d’étude. Pourquoi? Parce
qu’il décrit peut-être mieux non seulement ce que représente aujourd’hui la Caraïbe mais
aussi ce que je désigne par « Paradis cauchemardesque dans les Caraïbes ». Eliseo Altunaga
n’est pas un écrivain connu. À l’inverse des écrivains cubains actuels, comme Leonardo
Padura, Eliseo Alberto, Nancy Morejón, Pedro Juan Gutiérrez dont les productions
littéraires sont célébrées partout dans les milieux universitaires, sa production littéraire est
peu connue, étudiée, à Cuba et ailleurs. La méconnaissance de celle-ci ne veut pas pour
autant dire qu’elle ne revête aucune importance. Au contraire, il me semble qu’Eliseo
Altunaga sans en avoir forcément conscience, partage de nombreux points de convergence
avec certains écrivains et essayistes de la région Caraïbe comme Édouard Glissant, Antonio
Benítez Rojo, Nancy Monrejón, Dereck Walcott et d’autres.
« Le Paradis cauchemardesque dans les Caraïbes » constitue la problématique de ma
thèse. Approcher une telle problématique n’a pas été facile. En effet, depuis mes premières
années d’études à l’Université du Gabon au département d’Espagnol jusqu’en master II à
l’Université de Perpignan, j’ai davantage été en contact avec les productions littéraires et
historiques liées à l’Espagne qu’avec celles relatives à l’Amérique Latine et aux Caraïbes,
en particulier. Mes deux mémoires de recherche de master I, master II portaient sur
l’Espagne. J’ai été donc rudement confronté aux productions historiques et littéraires
caribéennes en général et cubaines en particulier, pendant la durée de préparation de thèse.
Néanmoins, j’avoue que les différents regroupements réflexifs du GRENAL m’ont permis,
de me familiariser avec certaines productions caribéennes et cubaines singulièrement. Mes
contacts réguliers avec Eliseo Altunaga et mon voyage à Cuba en juin 2008 m’ont été aussi
d’une grande aide. J’ai pu, à cette occasion, assister au Colloque international sur la
diversité culturelle en Caraïbes organisé par La Casa de las Américas, sous les auspices de
son Président de l’époque, M. Roberto Fernández Retamar.
Pourquoi se risquer à poser les Caraïbes comme un « paradis cauchemardesque » et, non
successivement, ou, par opposition, comme un paradis et un cauchemar dans Canto de gemido
? Dans la problématique générale de la thèse, j’ai tenté d’expliquer et de justifier cet oxymore
en indiquant que l’idée du paradis en Caraïbes, dans ce roman, est le signe d’une tension qu’il
convenait d’interpréter rigoureusement. Les Caraïbes dans ce roman ne sont donc pas
forcément ce lieu idéal où, selon certaines représentations perpétuées, il ferait bon vivre. Elles
ne se donnent pas davantage à lire comme un lieu de tous les possibles. Les boucaniers, les
flibustiers, les corsaires et les pirates, sur lesquels le roman insiste, en ont fait l’expérience à
leur corps défendant.
Le sème de la violence qui traverse le roman, lors des conquêtes de territoires de certains
empires au profit d’autres, par les flibustiers, ou, lors de la description des pillages de certains
territoires espagnols, comme le Panama, par Henry Morgan et ses troupes, après la mise à sac
de Puerto Príncipe (Camaguey à Cuba), marque non seulement de cette violence fondatrice
des Caraïbes mais aussi ce que je désigne comme « paradis cauchemardesque ». Il en est de
même de l’érection au XVIIe siècle de nombreuses fortifications défensives autour des
grandes villes côtières telles que Santiago de Cuba ou la Havane par où transitent les bateaux
et donc les richesses en partance pour la métropole espagnole. Si les Caraïbes symbolisaient
les richesses, celles-ci n’étaient pas à ciel ouvert. Ainsi donc, tout en incarnant le Paradis
fantasmé, les Caraïbes dans Canto de gemido se révèlent être, en même temps, un Enfer. Dans
cette thèse, il ne s’agit donc pas, comme on le fait la plupart du temps, d’étudier d’un côté le
Paradis et de l’autre l’enfer, dans un rapport d’opposition ou de complémentarité. Il s’agit
plutôt d’une structuration opérante qui redistribue et identifie les différentes perspectives.
Par ailleurs, il convient de rappeler que, dans Canto de gemido, c’est sur ces différentes figures
d’aventuriers, qui essaiment les îles Caraïbes, qu’Eliseo Altunaga semble mettre l’accent. Dans
ce roman, compte tenu de leur enfermement/ implantation en Caraïbes, ces aventuriers seraientils comme les Indiens, avant eux, les véritables habitants des Caraïbes? Cette question mérite
d’être
posée.
Eliseo Altunaga exhume également la mémoire de la traite négrière à travers le bateau négrier la
Bonté qui transporte les captifs africains depuis le Sénégal jusqu’à Cuba. Ainsi, on peut se
demander pourquoi Eliseo Altunaga réinvestit ces mémoires marginalisées par les
historiographies nationales, latino-américaine et caribéennes, dans les années 1980, une période
qui marqua le début de l’effondrement de l’Union soviétique, principal partenaire économique
et politique de Cuba. De plus, bien que Canto de gemido ait pour référent historique le
XVIIe siècle, on peut se demander pourquoi Eliseo Altunaga considère ce roman non seulement
comme « caribeño » mais aussi comme « Cubanía en estado puro ».
L’oxymore que je tente d’explorer dans ma thèse semble révélateur, du point de vue du
présent de l’écriture, des débats autour de l’identité nationale cubaine pendant les années
1980/1990. J’en suis venu ainsi à postuler une homologie structurale (non pas de contenu),
qu’il aurait fallu explorer plus systématiquement, entre les différentes figures d’aventuriers
marginalisés par les empires coloniaux, dont ils ont pourtant permis l’implantation dans les
Caraïbes et la situation des Noir-e-s dans la Cuba des années 1980, dont les pratiques
culturelles étaient dépréciées ou dévaluées. La figuration de la flibuste en Caraïbes au
XVIIe siècle, dans le roman, recouperait ainsi les enjeux politiques officiels mais aussi ceux
liés à la revendication identitaire des Noir-e-s à Cuba. C’est en tous les cas, une de mes
hypothèses de lecture.
Pour tenter de rendre compte des enjeux que renferme ce roman, j’ai choisi deux approches
théoriques qui m’ont paru opératoires dans leur singularité respective. Il s’agit du
« structuralisme génétique » de Lucien Goldman et de la Sociocritique telle que la conçoit le
professeur Edmond Cros. Ces deux approches théoriques m’ont semblé les plus adaptées pour
un décryptage partiel des rapports entre les structures internes de mon roman et les structures
socio-politiques qui l’informent ou le déterminent. Je dois reconnaître toutefois les difficultés
de compréhension et d’usage de ces théories, en particulier de la sociocritique. En outre, je
reconnais aussi que la restitution des contextes socio-historiques et imaginaires a pris le
dessus sur l’analyse littéraire à proprement parler dans cette thèse.
Cela dit, si les référents textuels renvoient à la « Période coloniale », force est de constater
qu’à travers ce roman, se dessine une divergence de positionnements des sujets latinoaméricains et caribéens au sujet de l’« invention des Amériques » J’en suis venu à cette
conclusion par une mise en perspective partielle que j’ai faite entre Canto de gemido et quatre
autres textes littéraires qui abordent aussi l’invention dont il a été question, à savoir Brevísima
relación de la destrucción de las Indias de Bartolomé de Las Casas, Los perros del
Paraíso (2003) d’Abel Posse, El Estrecho dudoso (1994) de Ernesto Cardenal et
Maladrón (1969) de Miguel Angel Asturias. Le choix de ce corpus peut paraître hétéroclite et
non justifié; il obéit tout à la fois à un choix thématique et au mouvement de dérive du bateau
dont il est question dans le roman.
Un autre point important que j’ai essayé de mettre en exergue dans ma thèse : dans Canto de
gemido, Eliseo Altunaga semble appréhender la flibuste non pas comme un « fait historique »,
à reconstituer, mais comme un « événement interdiscursif ». La double hypothèse que je
propose dans ma thèse à savoir la projection de la situation des flibustiers (bâtisseurs
méconnus et méprisés de la Caraïbe) sur celle des Noir-e-s pendant la « Période spéciale »
d’une part; et d’autre part la figuration de la flibusterie dans le roman comme le signe de
l’obsession réelle ou fantasmée d’intervention des États-Unis à Cuba est intéressante de ce
point de vue. L’approche sociocritique m’a permis de voir, à la faveur de ces deux
hypothèses, qu’Eliseo Altunaga jette un nouveau regard sur la mémoire de la flibusterie dans
la mesure où celle-ci est projetée doublement sur des enjeux à la fois politique (hantise de
l’impérialisme yanqui assimilé à la flibuste) et identitaire (questionnement des fondements de
l’identité nationale imaginée, persistance de la marginalisation des Noir-e-s dans les années
1980/1990 à Cuba).
La « période spéciale » fait débat parmi les spécialistes et observateurs de Cuba. En effet,
décrétée officiellement par Fidel Castro en 1990 suite à l’effondrement de l’Union Soviétique,
la « période spéciale » semble signifier, pour le discours officiel cubain, un moment aigu de
raréfaction des produits de première nécessité, un moment de disette, en bref, une
détérioration des conditions de vie des cubain-e-s, une désarticulation de l’économie
nationale, sans compter les effets néfastes d’un embargo qui dure depuis plus de trente ans. La
question est de savoir pourquoi cette période serait plus spéciale dans l’histoire de Cuba, en
général et en particulier dans l’histoire des Noir-e-s. Reste aussi à savoir comment on la vit
selon qu’on habite à La Havane ou à Santiago de Cuba.
Accentuée par la loi Torricelli de 19921 et par la loi Helms-Bulton votée en 19962, sous la
présidence de Bill Clinton, cette Période spéciale signifia pour les Noir-e-s la résurgence des
inégalités sociales et des préjugés raciaux comme avant le triomphe de la Révolution de 1959.
Car, si la crise économique a affecté toutes les couches sociales de la population cubaine,
comme le montre Alejandro de la Fuente dans son ouvrage una nación para todos. Raza,
igualdad y política (1900-2000), les réformes entreprises par le régime cubain pour relever
l’économie, notamment la dépénalisation du dollar en 1993 et l’ouverture du pays aux
capitaux étrangers, ont paradoxalement eu un impact racial réel du fait des populations
cubaines immigrées lors du triomphe de la Révolution, d’une part, et, pendant la crise de
Mariel, d’autre part. Parmi ces populations qui envoyaient des remesas à Cuba on ne comptait
que peu de Noir-e-s. Par ailleurs, dans ses romans Las negras brujas no vuelan et En La
prisión de los sueños Eliseo Altunaga revient sur les préjugés raciaux à l’égard des Noir-e-s
pendant la « période spéciale ». Il montre combien ils/elles ont été acculé-e-s pour certain-e-s
à la prostitution et à la débrouillardise sur le marché noir pour avoir accès au dollar.
Pour autant, doit-on réduire la Révolution cubaine à la période spéciale? N’est ce pas
méconnaître ce qu’elle a pu signifier pour l’île, l’Amérique Latine et le reste du Monde? On
pourrait me reprocher d’avoir fait un procès contre la Révolution cubaine mais il n’en est rien.
Il est cependant incontestable qu’Eliseo Altunaga, à travers ces deux romans (on pourrait dire
la même chose d’autres écrivains cubains publiant dans les années 1990, tels que Pedro Juan
Gutierrez dans Triología sucia de la Habana ou Amir Valle dans Las puertas de la noche)
pointe les contradictions, devenues apparemment insolubles, de cette Révolution dans les
1
. La loi Torricelli interdit aux filiales étrangères des sociétés américaines d’effectuer des échanges commerciaux avec Cuba et ferme l’accès aux ports américains
pendant 6mois aux navires qui ont mouillé sur les cotes cubaines. La très grande majorité des échanges 90 pour 100 frappés par la loi concernait des produits
alimentaires, des médicaments et du matériel médical.
2
. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis ont supposé que le régime castriste ne pourrait pas survivre sans subsides soviétiques et ont
accentué leur pression sur ce pays en votant la Loi-Helms-Burton en 1996. Cette loi autorise les investisseurs américains à porter plainte auprès d’un tribunal aux
États-Unis contre les sociétés étrangères qui utilisent à Cuba les biens autrefois confisqués. Elle prévoit également d’empêcher tout président américain de lever
l’embargo tant qu’un gouvernement de transition n’aura pas été mis en place à La Havane, et exige que les représentants américains auprès des organisations
internationales monétaires refusent tout prêt demandé par Cuba.
années 1980/1990. Si les apports de la Révolution cubaine sont indéniables, Eliseo Altunaga
s’insurge en revanche contre le régime révolutionnaire qui, dans les années 1980/1990, n’a
pas pu défendre la Cubanité. Car toutes les influences culturelles fondatrices de l’identité
cubaine n’ont pas été valorisées à égalité. Eliseo Altunaga dans Canto de Gemido revendique
la reconnaissance des pratiques culturelles des Noir-e-s comme composantes essentielles de la
formation identitaire nationale cubaine. Cette dernière est mise en mal dans les
années 1980/1990.
Dans mon travail sur de Canto de Gemido, j’ai mis l’accent sur l’instabilité de la figure du
pirate qui est tour à tour perçu comme boucanier, flibustier et/ou corsaire. Un corps de métiers
de mer en principe identifiable dans ses singularités (un point de débat parfois parmi les
historiens). Du fait de l’importance, peu reconnue, de la piraterie/flibusterie, dans l’invention
des Caraïbes, j’ai associé cette instabilité à celle de l’identité caribéenne, une identité qu’on
ne peut pas saisir facilement. Démon analogique?
Dans cette thèse, j’ai fourni des annexes qui seront fort utiles pour le lecteur. L’entretien
avec Eliseo Altunaga et les échanges que j’ai eus avec lui par Internet m’ont permis non
seulement de mieux approcher Canto de Gemido mais aussi de prendre conscience qu’en
dépit du discours officiel, les enjeux historiques, politiques et raciaux restent encore vivaces
en Caraïbes et à Cuba en particulier. Quant au repère chronologique partiel de l’histoire
politique de Cuba (1980-2010), il permettra aux lecteurs de comprendre les bouleversements
sociopolitiques et économiques que connut l’île. La chute de l’Union Soviétique, son
partenaire économique et politique l’a, par exemple, contraint à changer de cap idéologique au
point que des nombreux observateurs se demandent si Cuba demeure encore socialiste.
Cette thèse pourra déboucher, dans un avenir plus ou moins proche, sur un travail de
comparaison entre la production littéraire d’Eliseo Altunaga et celle d’Édouard Glissant; le
premier a toujours affirmé ne pas connaître les productions du second, même si tous les deux
ont en partage l’amitié de Nancy Morejón (qui connaissait quant à elle Glissant, ses
postulations théoriques, sa production littéraire) et la Caraïbe comme lieu commun de pensée,
comme dirait le regretté E. Glissant.