GENNEVILLIERSroman0708 - (france) - t2g theatre de gennevilliers

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GENNEVILLIERSroman0708 - (france) - t2g theatre de gennevilliers
GENNEVILLIERSroman0708
Avant
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l’annonce
C’est bientôt l’été, le lundi 19 juin 2006. Le soir est frais. Les fenêtres ouvertes. Il n y a pas de mal. J ai mis mon
téléphone sur chargeur dans ma chambre à coucher . Je fais des pâtes à la tomate fraîche. Les étourneaux
gorgent les arbres. La vue sur Paris est lente. Le Sacré-Cœur droit dans la lumière. J’aurais pu me dire ne passe
pas par ta chambre. Ne pas vérifier. Or je vérifie. J’écoute. J’entends bonsoir ici Renaud Donnedieu de Vabres
vous devez vous douter du pourquoi de mon appel je vous laisse le numéro de mon cabinet rappelez-moi. C’est
bien la première fois qu’un ministre me laisse un message. Je n’ai jamais été proche d’aucun ministre. Je n’ai
jamais connu de ministre. Ni celui-ci. Ni un autre. Aucun. Aucun ministre ne m’a jamais adressé la parole. Je
n’ai jamais cherché à exister pour ces personnes. Ces personnes n’ont jamais cherché à me rencontrer. Et là,
j’entends allo ici Renaud Donnedieu de Vabres rappelez-moi. C’est la première fois de ma vie qu’un ministre
m’interrompt pendant que je fais des pâtes à la tomate fraîche. Il dit rappelez-moi voici le numéro de mon
cabinet vous venez d’être nommé directeur du théâtre de Gennevilliers.
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unanimité
Tokyo. Un an après. J’écris cela depuis Tokyo. C’est la mi-mai 2007. Un an après le bonsoir c’est Renaud
Donnedieu de Vabres rappelez-moi voici le numéro de mon cabinet vous venez d’être nommé directeur du
théâtre de Gennevilliers. À Tokyo c’est l’été. Des corbeaux plein les arbres. Le vrai son de Tokyo. Des cris par
centaine de corbeaux dans le ciel. À New York, le klaxon des taxis. À Tokyo, le son des corbeaux dans le ciel. Je
mets en scène une de mes pièces chez Oriza Hirata. Né en 62, comme moi. Auteur metteur en scène, comme
moi. Il a fait le tour du monde à bicyclette . Pas moi. Il nous rejoint bientôt à Gennevilliers. Désormais je est
nous. C’est la dixième fois que je viens à Tokyo. J’aime le Japon. C’est le pays du soin. Les gens prennent soin
de toute chose. Chaque matin est une épiphanie pour l’œil. Sur le chemin du théâtre, j’exulte devant les rosiers
en pots. Les crocus du Japon. Les œillets nains. Le soin. Le soin partout. Je pense à Gennevilliers. Je pense
toujours à Gennevilliers. Déposer du soin en toute place. Quelques minutes après le bonsoir c’est Renaud
Donnedieu de Vabres vous venez d’être nommé directeur du théâtre de Gennevilliers, j’apprends que c’est à
l’unanimité. Ah bon ? Oui. Les tutelles oui ont proposé à l’unanimité. Ah bon. Quand j’entends le mot tutelles se
substituent - c’est absurde - chaque fois dans mon cerveau des images de tiges vertes. Ces tiges dures sur
lesquelles grimpent les roses. Chaque fois que j’entre dans un des bureaux des dites tutelles, je vois de longues
tiges vertes qui me regardent à la place des personnes qui m’accueillent. Oui. Le maire communiste de
Gennevilliers. Son adjoint socialiste à la culture. Les représentants de la Direction Régionale des Affaires
Culturelles. Ceux du cabinet du ministre (de droite). Ceux du département (de droite). Tous ont proposé au
ministre. Le ministre a appelé Bernard. Bernard était OK. A 19 heures tout était plié. Vers 20 heures le Ministre
me dit rappelez-moi je vous nomme directeur du théâtre de Gennevilliers.
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OK
C’est bien la première fois que je fais l’unanimité je pense dans ma tête. D’habitude je divise paraît-il. J’agace.
Tout le monde. Vos spectacles ce n’est pas facile depuis des années. Et regardez Avignon 2005 c’est incroyable
quelle imposture ! Comment avez-vous pu ? Où allons-nous ? Là, à l’unanimité. Une fois. Une seule fois. Une
seule fois dans ma vie je repense dans ma tête sans en tirer ni joie ni peine. Seulement la fierté courte d’avoir
réuni autour de nos forces des gens que d’habitude rien ne rassemble. Quand je dis plus haut que Bernard est OK
c’est une façon de parler évidemment. Bernard n’est pas OK. Bernard ne sera jamais OK. Bernard n’est pas
quelqu’un qui est OK. On ne dit pas de Bernard tiens voilà un type qui est OK. Bernard ne sera jamais OK avec
l’affaire de Gennevilliers.
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le petit coup sur la manche de mon manteau
Je rembobine : un an plus tôt à Gennevilliers. Je suis dans le bureau de Bernard. Il dit alors tu es intéressé ? Je
dis oui. Non. Je ne sais pas. Au moment de se quitter - entre deux portes - il donne un petit coup sur la manche
de mon manteau et dit essaie tente ta chance pourquoi pas tu verras bien. Bernard donne un petit coup sur la
manche de mon manteau. Bernard Sobel. On se regarde comme des insectes dans le soleil de février .Lui
combatif et fatigué. Moi bafouillant et timide. Lui sachant que les choses sont en route. Moi candidat à rien. À
aucun titre. À aucun rôle. Ni à celui de repreneur. Ni à celui de Brutus. Rien. Les bras ballants comme ça entre
deux portes dans le soleil de février essaie tente ta chance pourquoi pas tu verras bien. Et ce petit coup sur la
manche de mon manteau. Ok . Peut-être que j’interprète mal. Peut-être que j’interprète bien. Je n’en sais rien.
Peut-être que j’ai rêvé. En sortant du théâtre la tête me tourne. Je voudrais dormir. M’allonger sur le trottoir et
dormir. J’ai soif. Je rentre dans un café. Je ferme les yeux. Quand je les ouvre quelqu’un a écrit sur la manche de
mon manteau essaie.
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Bernard (1)
Bernard n’aime pas trop qu’on parle de lui, je crois. Qu’on dise qu’on l’apprécie. Encore moins qu’on l’aime.
Qu’on le fête. Je connais peu Bernard. Je ne suis vraiment pas un intime. En même temps deux trois
choses vraies : Bernard me donne un livre à lire à Nice. J’ai à peine 20 ans. J’ai fait un ou deux spectacles. Il me
donne un livre : les œuvres complètes de Grabbe. Il me dit tiens regarde ça pour un jeune metteur en scène c’est
pas mal tu vois dans Hannibal il y a quelque chose comme deux cents personnages c’est pas mal pour
commencer. Je me dis il est fou. Deux cents personnages. Vingt heures de spectacle. Il est fou. Il me donne ce
livre à lire lors d’une représentation de Edouard II de Christopher Marlow avec Philippe Clevenot et Bertrand
Bonvoisin. Un spectacle de mecs. Hurlants . Fonçant les uns contre les autres avec des épées lourdes à s’arracher
les bras. En armure. Une merveille.Des années plus tard, je suis face à Bernard et Yvon Davis. Il est question de
tourner en film une de mes pièces en co-réalisant avec la boîte de production du centre dramatique. Puis ce n’est
pas Hannibal mais Napoléon de Grabbe que Bernard monte avec un groupe d’acteurs épatants. Cinq heures
éblouissantes sur les deux immenses plateaux du théâtre. Entre temps, il voit ma pièce Les Parisiens au Festival
d’Avignon il dit : il y a quelque chose. Puis c’est dans la file d’attente de Tokyo Notes de Oriza Hirata que monte
Frédéric Fisbach. Il me dit deux mots au sujet d’une de mes pièces qu’il a lue. Dans la file d’attente de Tokyo
Notes je dis à Kate qui arrive de New York tu vois ce monsieur c’est le dernier communiste du théâtre français.
Je dis à Kate j’ai été communiste à travers deux hommes : Antoine Vitez et Bernard Sobel. Antoine est mort.
Bernard est là. Regarde bien cet homme habillé en noir avec son bonnet. Ce type a été l’assistant de Bertold
Brecht. Il a tout fait. C’est lui directeur du théâtre de Gennevilliers.
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ça va être dur mais on va y arriver
Je n’ai jamais voulu de théâtre. Je ne me suis jamais positionné - comme on dit maintenant - comme certains de
mes collègues pour avoir un théâtre. Je n’ai pas - comme on dit - hanté les ministères. Je n’ai pas posé ma
candidature chaque fois qu’un théâtre se libérait. Non. Non je n’ai pas fait ça. J’ai tout simplement aimé faire
travailler sans cesse la compagnie que j’ai créée très jeune. Qui a porté tous nos spectacles. Qui nous a fait
grandir. Tourner en France et à l’étranger. Jusqu’au petit coup sur la manche de mon manteau. Mais il y a plus
fort encore. C’est l’été. C’est l’été d’Avignon 2005. Le festival du prétendu scandale. L’année où les rats mettent
des casquettes de capitaine. Le soir de la première d’After/Before c’est l’émeute. À la fin du spectacle tout le
monde s’éclipse et on se retrouve avec les acteurs et les derniers fidèles. Vincent Baudriller du festival. Salvador
Garcia d’Annecy. Angelina Berforini de Caen. Dany et Mady de Nice. Et Nicole Martin de Gennevilliers.
Nicole Martin. Nicole Martin et Bernard ont programmé After/Before à Gennevilliers. Nicole Martin me regarde
et dit ça va être dur mais on va y arriver. Tous ceux que l’on a humilié. Traîné dans la boue. Hué. Tous ceux sur
qui l’on a craché. Tous ceux que l’on a calomnié comprendront de quoi je parle. Au plus bas. Au fond du trou.
Insulté. On entend pendant la représentation des passez-moi tout ça au Kärcher – c’est dire – j’entends Nicole
Martin qui dit ça va être dur mais on va y arriver. Et là je comprends ce que c’est qu’être un vrai producteur. Ce
que c’est qu’être un être humain. Ça va être dur mais on va y arriver dit Nicole Martin. Cette phrase m’a sauvé.
Je ne l’oublierai jamais. Le lendemain Bernard au téléphone me demande ce qu’il se passe. Rien Bernard. Les
rats cette année ont mis des casquettes de capitaine. Ah bon. Très bien. J’ai une idée. Oui Bernard laquelle. Si tu
veux on pourra afficher en grand toutes les critiques dans le hall en février. Et tu pourrais même les lire avant le
spectacle. Moi toujours aussi courageux : Bernard je ne suis pas sûr qu’il faille insister. Ce qui se passe ici est
déjà assez violent. Bon. Bon tu fais comme tu veux. Je suis avec toi. À tes cotés. Salut. Et il raccroche. Comme il
fait toujours. Je crois que ce jour-là GENNEVILLIERSroman0708 commence.
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Bernard (2)
Je suis avec toi. À tes cotés. Je comprends maintenant pourquoi dans la file d’attente de Tokyo Notes j’avais tant
tenu à expliquer à Kate arrivant de New York épuisée en jet lag qui était cet homme. Si écoute moi Kate c’est
important. C’est Bernard Sobel. J’avais sans doute rajouté c’est un grand. Je l’aime beaucoup car il n’a jamais
dévié. Je le respecte parce qu’il est droit et intègre. Il cherche. Il cherche quelque chose autour de l’homme.
Depuis quarante ans. Il reste dans sa ligne. Son théâtre à Gennevilliers est un peu austère mais c’est là que
depuis quarante ans sans doute ont été produites et montrées les choses les plus intéressantes. Il n’y a pas qu’à
Gennevilliers qu’il y a eu des choses intéressantes. Mais à Gennevilliers il y en a eu beaucoup. Je comprends
maintenant pourquoi je raconte tout ça en anglais à Kate un soir de 2000 dans la file d’attente de Tokyo Notes.
Elle dit c’est lui qui avait invité Richard Forman de New York ? Oui c’est lui. Ok je vois. Mais aussi Chéreau.
Wilson. Muller. Bayen. Gabily. Tanguy. Et tous les auteurs russes ou allemands que personne ne connaissait et
dont d’ailleurs personne n’arrivait sérieusement à prononcer les noms. J’ai toujours eu du respect artistique
pour ce type. Et depuis son je suis avec toi à tes cotés ce soir d’adversité - dans la chaleur d’Avignon 2005 j’éprouve pour lui une vraie affection. Une affection dont il n’a que faire sans doute. Mais qui est réelle. Et que
je lui garde intacte comme la place qui est la sienne à Gennevilliers.
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Bernard (3)
Je suis avec toi à tes cotés. C’est bien. D’autres auraient annulé le spectacle. Lui non. Il soutient. Arrive février
2006. Pendant la tournée il n’y a pas d’incidents. Les gens nous disent mais il s’est passé quoi cet été en
Avignon ? Les rats ont mis des casquettes de capitaine je réponds. Ah bon ? Oui. À l’unanimité. Très
bien. Arrive Gennevilliers. Avant la première je vais acheter une bouteille de vodka pour faire la fête je croise
Bernard au Monoprix d’Asnières qui achète un bout de fromage. Je lui dit c’est tout ce que tu manges ? Il me dit
oui ça me suffit. Ah bon. On rentre ensemble vers le théâtre en parlant de théâtre Chinois et de théâtre Japonais.
Après le spectacle Bernard est chaleureux il me dit je veux t’exprimer ma gratitude – c’est le mot qu’il emploie pour ce que tu m’as montré sur le plateau ce soir. Ah bon. Oui. Toute cette humanité. Bien. Je le dis aux acteurs.
Le lendemain il appelle après la représentation sur le téléphone du bar du théâtre pour s’inquiéter qu’il n’y a pas
de scandale. Que tout se passe bien. Pas de scandale Bernard tout se passe bien. Alors très bien. Salut. Salut . Et
il raccroche comme il fait toujours. Quelques jours plus tard vient l’épisode du petit coup sur la manche de mon
manteau. GENNEVILLIERSroman0708 peut commencer.
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la décision
À partir du petit coup sur la manche de mon manteau tout va aller très vite. Est-ce que je suis en train d’écrire un
roman ? Une pièce ? Un film ? Ma décision est prise. Je vais écrire quelque chose avec Gennevilliers. Je n’ai
jamais voulu de théâtre, mais celui-là je le choisis. Car j’ai vu quelque chose. J’ai compris quelque chose. Je le
dis aux acteurs. Oui. J’ai bien réfléchi. Oui je vais tenter ma chance. Je n’ai pas senti Bernard opposé à cette
idée. La maison nous a accueilli avec chaleur. Oui je pars. Si j’avais senti Bernard opposé je n’y serais pas allé.
Je déteste les conflits. Je ne suis pas quelqu’un que les tensions font créer ou jouir. Dans mon travail je déteste
les répétitions aux climats lourds et hystériques. Non merci. J’aime exercer mon art dans le fluide. Le rapide. Le
vif. L’invention libre. Le temps. S’il avait fallu me battre jour après jour contre Bernard je n’aurais pas trouvé
cela créatif ou amusant du tout. La vie doit être créative. Joyeuse. Brillante. Alors je prends ma décision. Je le
dis à Bernard. Il dit tu es mon candidat du cœur. Je ne peux m’empêcher de me demander qui peut bien être son
candidat de la raison. Il dit bon mais rase toi. Coiffe toi. Rentre ton tee shirt dans ton pantalon ou mets une
cravate car sinon comme ça là t’as aucune chance mon vieux . C’est parti. À partir de là on entend tout. Que
c’est déjà plié. Que le ministère a un candidat. Que Bernard a un candidat. Que le maire a un candidat. Que
machin a refusé. Qu’il n’y a pas d’argent. Qu’il n’y a pas de public. Qu’il y a untel qui a l’appui de truc et que
t’as aucune chance.Que c’est complètement politique tu vois. Que mais qu’est ce que tu vas t’emmerder à
Gennevilliers. Que tu dois faire très attention car plusieurs se sont plantés et en beauté en plus. Que j’ai entendu
dire que machin était super bien placé. Qu’ils vous baladent au ministère à la ville à la région. Qu’ils n’attendent
qu’une chose c’est de fermer tous ces théâtres pourris de banlieues sans public. Que t’as aucune chance. Que t’es
trop atypique. Pas assez consensuel. T’as des appuis politiques ? Non. Alors laisse tomber. Tu connais pas
quelqu’un au ministère ? Tu connais pas le ministre ? Non je ne connais pas le ministre je ne connais aucun
ministre. Ah oui ? Ça va être dur alors. On entend tout. J’adore. C’est marrant comme dans ces moments-là les
gens savent pour vous. Les gens ne savent rien en fait. Ils vous parlent avec des mines de conspirateurs - pour
écrire dans le style des romans d’autrefois. Avec des mines de conspirateurs ils vous parlent de ce qu’ils ignorent
avec un magnifique talent. Rêvent de ce qu’ils pourraient savoir si leur médiocrité de fait ne les tenaient éloigné
du prince. Et vous quittent en disant je vais voir ce que je peux faire pour toi. Les pauvres.
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le plus beau des théâtres
Mais qu’est-ce que tu vas faire à Gennevilliers ? C’est loin. C’est sinistre. Les gens ne veulent plus aller en
banlieue. Les gens ont peur. Il y a une barrière psychologique entre la banlieue et Paris que les gens refusent de
franchir. Les années de la décentralisation c’est fini. Il y a du divertissement partout. Les gens ne veulent plus se
faire chier. Les gens ne veulent plus réfléchir. Les gens veulent se taper le cul par terre sinon ils préfèrent rester
chez eux. Qu’est-ce que tu vas faire à Gennevilliers ? Et chaque fois je réponds vous avez vu les plateaux ? Les
plateaux ? Oui. Les deux scènes dos à dos ou face à face qui une fois réunies forment le plus beau des théâtres.
Je est nous. D’un seul on fait plusieurs. Ou de plusieurs on fait un. Les deux plateaux. Olivier Py dit que l’Odéon
est le plus beau théâtre de France. N’importe quoi. Le plus beau des théâtres c’est Gennevilliers. Je dis vous
avez vu les deux plateaux ? Pour quelqu’un qui comme moi écrit et met en scène c’est le plus bel outil.
Stanislas Nordey l’autre jour au théâtre me dit quand même c’est un sacré outil. Je réponds oui tu as raison et
c’est la première raison qui me conduit à aller à Gennevilliers. Et c’est cet outil-là aussi que Bernard aura laissé à
notre génération. Un outil très concret. Un théâtre comme nulle part ailleurs. Pensé sur le modèle de la
Shaubühne à Berlin. Dans une boucle de la Seine. Qu’est-ce que tu vas faire à Gennevilliers ?
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c’est loin
C’est loin. Ah bon ? C’est loin par rapport à quoi ? Le centre c’est où ? Où se tient le centre régalien du désir de
théâtre. De danse. Ou d’art contemporain à Paris ? C’est place Colette ? C’est le parvis Beaubourg ? C’est place
du Châtelet ? C’est place de l’Odéon ? Il n’y a plus de centre. Il n’y a que des centres d’intérêt hyper mobiles.
L’intérêt se déplace là où le désir clignote. La curiosité d’un petit nombre et le talent des artistes font le reste et
multiplient la foule qui contrairement à ce qu’on dit est avide de nouveau. De beau. D’intelligent. Loin ou pas.
Au milieu des années 80 la critique du Quotidien de Paris toujours clairvoyante écrivait on est allé voir un
spectacle au fin fond du onzième arrondissement en parlant des studios de danse de la ménagerie de verre c’est dire. Aujourd’hui ce lieu est le lieu de tout ce qui s’est inventé en danse contemporaine. Il était la
périphérie. Il en est devenu le centre. Les centres bougent. La notion même de centre ne peut être regardée
qu’avec soupçon. La vie devient rapide. Les masses de désir bougent encore plus vite. De nouveaux centres
entrent en concurrence. Faire vraiment gaffe à ne pas rester dans son centre en pensant qu’on y est au centre du
monde. Le méridien de Greenwich se déplace aujourd’hui comme une boussole folle. Il faut déplacer les centres.
Les ouvrir de force au réel qui les entoure. L’explosion des banlieues en 2005 ne disait rien d’autre :
des-autocentrez votre regard regardez-nous nous existons nous ne sommes pas des chiens nous aussi nous
voulons du fluide du rapide du soleil des jardins avec des roses du cinéma des scooters notre origine pas insultée
des emplois des transports des papiers des beaux habits de l’humanité. Je dis au jury qui me regarde en se disant
ce garçon est un peu exalté je dis on ne peut pas être de gauche et dire qu’il ne s’est rien passé en novembre
2005. Cette humanité-là, ce besoin de regard, je veux bien pour le temps que l’on m’accordera à Gennevilliers
m’y intéresser.
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short list
Pour diriger un théâtre en France, un Centre Dramatique National ça se passe comme ça. Il y a un appel d’offre
qui passe dans la presse. Pour Gennevilliers 70 dossiers arrivent chez les tutelles sur lesquelles grimpent les
roses. Là, une première sélection a lieu. Ils en gardent une trentaine. Puis il y a une short list comme on dit et on
se met au travail. Nous sommes 5 ou 6 je ne me souviens plus très bien dans la short list. En lisant les noms je
vois qu’il y a des gens bien. Ok . Alors on va y aller. Ce n’est pas une prise de la Bastille. Ce n’est pas une
conquête du pouvoir. Ce n’est pas une revanche sur la vie. Ce n’est pas un ascenseur social. Ce n’est pas s’en
mettre plein les poches. Ce n’est pas tuer ou ne pas tuer ses pères prendre un théâtre. C’est un processus
poétique. Un poème. Un film. Un roman. Il faut se comporter en poète. En écrivain. En cinéaste. Il faut écrire. Il
faut prendre le temps d’écrire. De penser. De dessiner. D’écarter les murs. D’abattre des cloisons. D’oser de
nouvelles peintures. D’ouvrir. D’abord sa propre boîte crânienne. C’est la pire. C’est celle qui voudrait retourner
toujours vers ce qu’elle connaît. Ne rien changer. Ne rien imaginer de neuf. Ne pas changer ses habitudes. C’est
elle qu’il faut évidemment ouvrir. Aérer . Si on y parvient les autres vous suivent et rentrent dans votre rêve.
L’augmentent par leur enthousiasme ou leur résistance. Mais le font bouger. Les metteurs en scène savent cela.
C’est leur travail quotidien avec les acteurs. Rentrer dans le rêve du poète. Je est nous. Alors on va y aller. Je
scanne. Je procède de la même manière que lorsque j’écris mes films. Je pars en repérage. Je rentre dans le rêve
d’une ville.
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repérage
Je monte dans le bus 54. Je descends au terminus Asnières Gennevilliers. Je monte dans le 304. Je descends à
l’arrêt Ancienne mairie. Je pousse la porte du syndicat d’initiative de Gennevilliers. Bonjour je voudrais un plan
de la ville s’il vous plait. On me donne plan de ville. Bulletins. Journaux municipaux. Tout ce que j’aime. Chez
moi le soir venu, je ferme les volets, j’allume toutes les lumières, j’étale le plan sur le sol et je grimpe sur une
chaise de cuisine. On voit une boucle effectivement. Souple. Ce n’est pas un « o » ce n’est pas un « c ». Mais
quelque chose qui s’enroule dans la partie basse du « s ». Une presqu’île. Quelque chose que la Seine a creusé.
Cherchant doucement entre le tendre et le dur pour se dessiner un chemin. À Gennevilliers on est sur l’eau. En
visitant plus tard en bottes de caoutchouc le chantier de l’extension de la ligne 13 on comprend que l’on est sur
l’eau. Sur un sol gorgé d’eau. Et c’est pour ça qu’avant ici on cultivait des poireaux me dit un client du café de la
Mairie. Ah bon ? Oui. Gennevilliers était la capitale du poireau. Les dames de la bourgeoisie de Paris exigeaient
dans leur assiette de porcelaine le poireaux de Gennevilliers. À Argenteuil, les asperges. À Gennevilliers, les
poireaux. De l’eau. Du sable. Des alluvions. Des poireaux. Évidemment dit comme ça c’est un peu abrupt.
Cannes, la Croisette. Paris, la tour Eiffel. Le Puy, sa dentelle. Gennevilliers, les poireaux. On peut rire. Mais le
sol explique les hommes. Ici pas de dentelles. De Croisette. De porcelaine. Mais très vite des champs puis des
usines. Des usines partout. Puis des immeubles de plus en plus haut. Des percées. Des saignées architecturales
sanglantes. Je me souviens, chaque fois que je venais voir un spectacle à Gennevilliers, le nom de la rue, avenue
des Grésillons, évoquait pour moi le goût du sang dans la cendre. La terre. L’hiver. L’anthracite miroitant du
charbon sous la lumière d’une ampoule électrique pâle et sonore. Grésillons . Et paradoxalement dans le même
temps quelque chose de sautillant sonnait à mes oreilles, comme dansons ! Les Grésillons ! Dansons les
Grésillons ! Comme s’il y avait eu une chanson autrefois. Comme on dansait la Carmagnole on avait dû - c’est
sûr - , danser les Grésillons ! On avait dû lever la jambe. Les femmes en cheveux avaient dû rire. Les hommes
sans doute boire un peu trop. On avait dansé les Grésillons jusqu’à point d’heure. On s’était bien amusé.
Chaque fois j’entendais ça quand je me rendais au théâtre. La rue perdait alors son caractère hivernal, accrochant
à ses façades une manière de gaieté qui m’habitait encore quand j’entrais dans la salle, emportant avec moi un
peu de ce printemps.
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vue du ciel
Perché sur ma chaise de cuisine, je regarde Gennevilliers depuis le ciel. À main droite, dans le pli intérieur de
la boucle, du vert. À main gauche, le rouge des usines et des habitations. Au Sud, le bleu de la Seine. Au Nord,
le noir du port. Cinq dents de géants où la nuit des cargos de Panama, de Chine, ou de Gorée déversent des
trésors. Et au centre, des saignées. Et là, on comprend tout. Des artères pathétiques qui coupent en trois le cœur
de Gennevilliers. Séparant les quartiers. Renvoyant de fait chacun dans son monde. Dans son chez soi. Dans sa
cage - la bien nommée - d’escalier. Tout est là sous mes yeux. Pas besoin de Google Earth. Pas besoin d’avion
privé. De ballon dirigeable. De longue-vue. Une chaise de cuisine. Une carte dépliée et on voit tout. Demain je
descends dans la ville.
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par les chemins
Ainsi chaque jour ou presque, pendant deux mois, d’avril à juin, je vais aller faire le piéton à Gennevilliers.
Quand il fait beau, je prépare des sandwichs et je grimpe dans les autobus. Après l’arrêt Pétroliers, le bus du port
vous laisse au lieu dit Rond Point Seine. C’est le terminus. Après il n’y a plus rien. Avant, vous avez avalé les
barres des Agnettes, du Luth, puis les hangars du port. Et puis plus rien. Un rond-point. Quelques herbes folles.
Un talus. Et la Seine à vos pieds qui vous regarde en silence. Au chauffeur de bus, qui avant de repartir vers le
monde civilisé me demande ce que je viens faire ici, je raconte que je suis peintre du dimanche. Il dit mais il n’y
a rien ici. Il n’y a que des vielles usines. De la ferraille. Des vieux tas de charbons. Je réponds que j’aime les
mondes finissants. Il dit ah bon. Et d’un geste ample de volant fait faire à son autobus un tour souple et
majestueux avant de disparaître. Silence. Je reste parfois des heures à regarder la Seine. Dans la Seine, je vois
passer le monde ouvrier englouti. Sur le modèle flou et ondoyant de la sortie des usines Lumières, je vois la
sortie de l’usine Chausson sis à Gennevilliers qui fabriquait des essieux, des roulements à bille, des autobus. Je
pense aux ouvriers qui venaient ici - c’est sûr - le dimanche par les chemins de halage étendre une nappe et
casser la croûte ou faire catleyas dans les genêts. Je vois l’Afrique du Nord en bleu de travail dans des taudis que
la Seine parfois inondait. Puis une péniche passe et puis tout disparaît. Des fois une voiture de police avance
lentement vers moi. Coupe le moteur. Et m’observe. Comme je ne bouge pas, les agents sortent de la voiture,
demandent mes papiers laisse tes mains sur le capot et explique-nous ce que tu fais ici. Je réponds que je suis
écrivain et que j’écris un roman. Ah oui allongé dans l’herbe ? Pourquoi ? Vous préféreriez que je la fume ?
Quand on me laisse tranquille – ça arrive – je redescends lentement vers Gennevilliers ville. Je coupe par les
chemins. Enjambe des barrières. Reste des heures à regarder voler dans le ciel la grue géante de la déchetterie.
Ou un déchargement de billots de bois. Parfois je bois un thé brûlant au débarcadère dans l’immense salle vide
de sa cafétéria. De derrière la vitre au soleil devant le spectacle éblouissant des silos crachant du grain dans des
péniches qui doucement s’enfoncent, je griffonne des cartes secrètes, je trace des lignes d’horizons, je fonde mon
projet. Puis je reprends ma route. M’arrête un instant sous les hauts murs grillagés du chenil de Gennevilliers
pour écouter les hurlements des bêtes avant de m’enfoncer dans la ville.
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dans la ville
La ville est coupée. On le voit tout de suite. Je l’ai dit des saignées. Des percées. Des artères sanglantes qui
rejettent les corps dos-à-dos. Mettent de l’hostilité là où une forme d’unité devrait s’imposer. C’est le premier
problème. Comment physiquement faire revenir les gens de Gennevilliers dans un théâtre qui semble plus loin
aux habitants du Luth, qu’aux Parisiens. Et que des routes à trois voies, que des axes routiers où foncent des
camions, que des autoroutes ficellent dans un espace bruyant et dangereux. La situation géographique du théâtre
n’échappe pas à ce constat. Je ne suis pas urbaniste. Je ne travaille pas à la DDE. Mais on voit bien que quelque
chose doit être renoué dans la ville. Qu’un geste qui tracerait des chemins inattendus ne serait pas stupide. À
commencer par des chemins inattendus vers le théâtre. Je monte dans la 206 de Sylvie Goujon. Elle me dit tu
devrais rencontrer le proviseur du Lycée Galilée. C’est un type épatant tu vas voir. Alors ok on y va. Bonjour.
Bonjour. On visite le lycée et il me dit au bout d’un moment ah mais vous devez absolument voir l’atelier de
plasturgie. Je le dis : le projet de Gennevilliers est né concrètement ce jour-là. Ce jour-là la bouture s’est faite.
Faire se rencontrer des gens qui ne devaient pas se rencontrer. Je vois des jeunes gens courbés sur des établis.
Ou droits comme des i devant des machines d’où tombent des milliers de billes blanches sortant de gauche à
droite sous forme de (je ne sais pas comment dire autrement) sous forme de formes qui ressemblent à ces trucs
de plastiques pleins de barbes qui retenaient entre elles les pièces de nos maquettes d’enfant. Mon jugement est
approximatif. Mais c’est ce que mes yeux voient. Je dis qu’au lieu de faire ces formes-là on pourrait faire des
formes nouvelles en remettant du sens dans les gestes de ceux qui les font.Des formes nouvelles. J’appelle Daniel
Buren immédiatement. J’aime profondément Daniel Buren. Je pense que c’est un des plus grands artistes
vivants. J’avais été saisi - il n’y a pas d’autre mot - par le travail qu’il avait fait au dernier étage de Beaubourg.
Passer de longues minutes dans ses architectures de couleurs pour sortir ensuite sur la terrasse et regarder depuis
des jumelles flotter au loin des oriflammes rayés rouge et blanc qui semblaient dire au vent l’exposition continue
sur la ligne de l’horizon, m’avait tout à fait convenu comme façon de faire de l’art. Je regarde travailler ces
jeunes gens et donc je téléphone dans la seconde à Daniel. Il me dit je me suis perdu pour venir au théâtre l’autre
jour. On ne comprend rien. C’est très mal indiqué. Je vais refaire la signalétique : voilà ma pièce. Je dis très bien
et si elle était réalisée par les élèves de plasturgie ça t’irait ? Parfait je vais faire un signe. Une flèche. Je la
dessine. Ils la réalisent. Ils pourront dire quand il y en aura 200 installées dans la ville qui indiqueront le chemin
du théâtre c’est moi qui l’ai faite. Ok je te suis. Daniel Buren. Les élèves de plasturgie. Ça n’aurait jamais dû se
rencontrer. Ça commence.
17
la ville, le village
Ainsi chaque jour ou presque, je fais le chemin de Gennevilliers. Je m’extasie en découvrant le Village derrière
la Mairie. Ces petites maisons ouvrières des années cinquante où plane un rêve de phalanstère, une utopie
inachevée. Sous les arcades roses, il y a encore une vraie mercerie, un luthier, un boulanger et éclairé dans la
nuit un cinéma. Je dis à Jacques Déniel qui le dirige qu’au théâtre désormais on va tourner des films. Qu’avec
Olivier Assayas on va passer commande à des cinéastes pour venir tourner à Gennevilliers. Des cinéastes
français. Des cinéastes étrangers. Se souvenant en cela des nombreux films que Bernard aura tournés ici. Et
qu’une fois les films montés, mixés et fin prêts c’est au cinéma Jean Vigo de Gennevilliers qu’en premier on les
projettera bien avant Cannes, la Croisette, les marches et on ri de bon coeur. Je connais Olivier Assayas depuis
presque vingt ans. Nous sommes amis. J’aime la façon dont il s’attaque depuis toujours à ce qui est sous l’amour
ou sous le monde. Je crois qu’il a vu toutes mes pièces. Et j’ai vu tous ses films. Je trouve toujours juste ce qu’il
dit du travail que nous faisons à la compagnie. Par exemple en sortant d’After/Before il dit c’est marrant de ne
pas voir à quel point c’est simple ce que tu fais. Tu montres très simplement. Très calmement comment à partir
du réel tu écris tes pièces. C’est incroyable que certains dont c’est le métier de te lire refusent à ce point
l’évidence. Tu ponctionnes dans la réalité - comme nous le faisons tous - l’étoffe de tes fictions. Je dis oui et
c’est ce que je viens faire à Gennevilliers. Prendre le réel qui m’entoure. Le déplacer légèrement. Et lui donner
une forme nouvelle. Je viens faire modestement à Gennevilliers des formes nouvelles à partir d’objets.
D’espaces. De sons. De mouvements. De textes. Et surtout de gens qui d’habitude ne sont pas en présence. Je
viens mettre en présence ce qui n’est pas en présence. Je viens faire se rencontrer ce qui ne devait pas se
rencontrer. C’est ma vie. Je l’ai fait à Los Angeles. À Annecy. En Egypte. À Marseille. En Syrie. À New York.
À Paris. À Tokyo. Oui c’est ma passion. Oui. On ne m’a pas attendu évidemment à Gennevilliers pour faire ça.
D’autres, bien meilleurs que moi ont commencé cela depuis longtemps. Mais voilà mon projet. Je continue. Et
c’est ce à quoi je travaille chaque jour quand je fais le chemin de Gennevilliers.
18
les jours, les semaines
Passent les jours, les semaines. Je monte incognito au 17 éme étage de la Mairie. Je regarde Gennevilliers de làhaut. Je comprends mieux les quartiers. Et ce qu’en éventrant les barres cherche à faire la Mairie. Remettre du
fluide. De la circulation. De l’air dans un urbanisme obsolète. Je regarde un film en noir et blanc qui retrace 60
ans de la vie municipale. On y voit les premiers maires communistes devant des cartes expliquant avec
componction les nouveaux axes de la politique urbaine de la ville. On croit avec eux à ces rêves sincères vieux
d’à peine cinquante ans et pourtant déjà morts. À ces rêves où on logera tout le monde et les ouvriers des
chemins de halages et les travailleurs d’Afrique du Nord en bleu de travail dans ces immeubles flambant neuf
longs comme dix trains et aussi hauts que leur fumée dans le ciel. On voudrait croire à cela. Et l’on regarde
aujourd’hui du 17 éme étage de la tour de la Mairie - qui elle aussi un jour deviendra obsolète et grotesque s’effondrer en même temps que les barres, comme un film à l’envers dans un nuage de poussière, l’utopie
d’hommes exemplaires qui s’étaient battus pour le bonheur d’autrui. Il est cruel et ironique ce temps qui dit il
faut refaire. Il faut tout recommencer. Tout est à recommencer. Il faut tout recommencer. Refaire. Recommencer.
19
bientôt
Dans quelques jours, je parle face au jury J’ai rendu la version papier du projet Gennevilliers. J’en donnerais
bientôt la version live. J’aime le combat par l’oralité. Il y a deux mois, au moment de la décision, j’avais
griffonné sur une feuille A4 au crayon gris la chose suivante. Du théâtre contemporain. De la danse
contemporaine. De l’opéra contemporain. De la philosophie. Du cinéma. De l’art contemporain. Un festival.
J’avais posé quelques principes. Moins de spectacles. Mais mieux produits. Et mieux accompagnés. De la place
pour ceux qui ont des univers personnels. Et qui écrivent, conçoivent de bout en bout. Sans compromis. Des
artistes. J’avais posé des noms comme on pose des pierres à la fondation d’une maison. Je partirai donc d’eux
LES ARTSITES parce qu’ils SONT LES ŒUVRES. J’avais posé les noms suivant : Daniel Buren pour l’art
contemporain. Patrick Bouchain pour l’architecture. Rachid Ouramdane pour la danse. Antoine Gindt pour
l’opéra. Olivier Assayas pour les films. Marie José Mondzain pour la philosophie. Laurent Goumarre pour le
festival. Puis moi-même pour le théâtre où j’invitais déjà Joël Pommerat et le Los Angeles Powerty Department
Theater Group. Sans savoir encore que Muriel Mayette m’appellerait pour me proposer de délocaliser une fois
l’an la Comédie Française à Gennevilliers. Devant le jury de l’oral, rasé, presque coiffé - mais sans cravate - je
raconte le projet comme je l’aurais raconté à 7, à 17, ou à 20 ans dans ma cour d’école, mon amphi, mon studio
de répétition. Comme je viens de le faire maintenant. Comme on raconte un livre. Un film. Un rêve. Sa vie. Et
je dis ces artistes peupleront ce rêve. Ils seront les boussoles nocturnes des habitants de Gennevilliers. Le 5
octobre 2007 pour l’ouverture du théâtre, pas un ne manque. Ils sont tous là. Ils sont le projet. Ils le fondent.
20
oui
Allo ici Renaud Donnedieu de Vabres vous devez vous douter du pourquoi de mon appel. C’est oui. Merci
Monsieur le Ministre j’essaierai de remplir ma mission du mieux que je pourrai. J’essaierai de succéder à
Bernard Sobel avec dignité. Si tant est qu’on puisse lui succéder. Je vais refaire. Continuer. Recommencer. Je
vous remercie. On raccroche. Je suis calme. Je pense à mes parents. À mon fils. À Kate. À mes acteurs. À tout
notre travail. Je pense à Bernard. À tout ce qu il laisse. Bernard m’appelle illico. Allo ? C’est Bernard . Alors tu
es content ? Oui Bernard. Je suis heureux, je te remercie pour tout. J’espère que tu sauras t’en souvenir ! Oui
Bernard. Mais avant je veux te dire merci et savoir comment tu vas ? Oh moi ! Bon ! Alors on se voit bientôt
hein ? Allez ! Et il raccroche comme il fait tout le temps. Je sais que Bernard ne peut pas être OK. Bernard ne
sera jamais OK avec cette histoire de Gennevilliers. Jamais OK. Des mois plus tard, je lui demande mais Bernard
c’était qui ton candidat de la raison ? Tu me disais toujours que j’étais ton candidat du cœur. Mais c’était qui ton
candidat de la raison ? Et il dit je n’avais pas de candidat de la raison. Ah bon ? Ben oui car c’était hors de la
raison que je m’en aille de Gennevilliers. La raison n’avait rien à faire là-dedans. La raison ne demandait pas
que je quitte Gennevilliers. Il n’y avait aucune raison là-dedans. Et moi assis face à lui dans son bureau mais toi
en fait Bernard ce que tu imaginais c’était rester ici toute ta vie continuer à travailler et en fait mourir ici dans
ton théâtre non ? Oui.
Maintenant
21
les gens
Maintenant je saute dans la ligne 13 tous les jours. Et je le dis : je suis heureux de venir au théâtre. J’adore
lorsque le métro débouche à l’air libre sur le pont de Clichy. J’adore ce moment. Chaque jour, ce bref instant est
pour moi une épiphanie. Je suis peut-être le seul à avoir des épiphanies sur la ligne 13 au niveau du Pont de
Clichy, mais ce moment de passage du métro souterrain au métro aérien - où la lumière soudain gorge le wagon,
où apparaît la vue splendide que l’on a sur Clichy, La Défense, Asnières, Gennevilliers - soude pour moi par
éblouissement les rêves de la nuit et les actes du jour. J’aime le son atroce des essieux dans le virage final. La
rampe courbe où le machiniste accélère. Avant de freiner pour s’engager sur le pont où là - dans le silence qui
revient et comme flottant dans un temps suspendu, une station fantôme en plein ciel - le soleil et l’espace dans
leur grande beauté, me donneraient - les jours de grande fatigue - presque envie de pleurer. Diriger un théâtre
réclame une force de Titan. Dans cette parenthèse entre le ciel et l’eau. Entre Paris et banlieue. Moi sur ma ligne
13, sur le Pont de Clichy je trouve ma force dans l’appel au loin de la tour Pleyel. Dans la Seine sous moi. Dans
la beauté ingrate des immeubles de Gennevilliers. Dans les rendez-vous jours après jours avec les gens qui y
habitent. Car tout cela n’est rien. Rien, les épiphanies. Rien les artistes. Rien le projet Gennevilliers, sans les
gens de Gennevilliers. Sans les gens. Les gens. Est-ce qu’il y a des gens ? Est-ce qu’il y aura des gens ce soir ?
Tu crois qu’il y a des gens ? Demain soir il y a du monde ? Est-ce que c’est plein ce soir ? Demain soir il n’y a
personne ? Ah la la ! Est-ce que vos salles sont pleines ? Est-ce que vos salles sont vides ? Il faut passer des
coups de fil. Il faut envoyer des news letters. Où en est la billetterie ? Ça remonte ? Ça redescend ? Et la com ?
Aie aie aie . Le soir où j’y étais on était 3 dans la salle. Non ? Ah bon ? Moi le soir où j’y étais c’était plein.
Vraiment ? Vos affiches sont nulles ! Les affiches ça sert à rien ! Des flyers ! Il faut des flyers ! Il faut faire
venir du monde ! Y’a du monde ? Y’a pas de monde ? Moi j’y vais plus. Moi j’y vais tout le temps. Je préférais
avant. Moi je préfère maintenant. Y a personne ! C’est plein ! Les gens. C’est-à-dire toi, moi. Ce nous temporaire
où l’on regarde quelque chose ensemble. Ce Je est nous pour un moment au théâtre. Au cinéma. Ce nous que
l’on est pendant deux heures avant de revenir à soi, en s’étonnant parfois d’avoir été tant soi, plus que soi – dans
ce nous. Où étions-nous ? Je ne sais pas. Je n’ai pas de théories. Pas de certitudes. Et bien moins encore quand il
s’agit de mon métier - assit sur la passion seule, volatile, infaisable, inattendu, inouï, jamais pareil. Je me
souviens quand j’étais élève d’Antoine Vitez, il nous surprenait toujours en changeant d’idées, en changeant
d’approche à chaque instant. Il disait essayons autre chose. Son invention instantanée devant les œuvres me
sidérait. Et m’a profondément marqué. Tout recommencer. Refaire. Recommencer. Les gens. Il faut
recommencer. Regardez, je vais faire un geste. Un geste simple. Presque un mouvement chorégraphique. Ce que
l’on appelle en danse : une phrase. Un début de danse. Un début de phrase. J’ouvre grands les bras. Puis j’ouvre
les mains. Dans ma main gauche, les artistes. Dans ma main droite, les gens. Et je ramène mes deux bras l’un
vers l’autre jusqu’à ce que mes mains se rencontrent. Jusqu’à ce que les artistes et les gens se touchent. Et voilà.
C’est hyper simple, mais ça le projet de Gennevilliers. Ça tient en un geste. En une phrase : faire se rencontrer ce
qui ne devait pas se rencontrer. En une image : artiste/spectateur. En un chiffre : 2. Le théâtre 2 Gennevilliers
c’est moi sur le tee-shirt d’un enfant du Luth ou des Grésillons. Oui et alors ? Il faut tout faire. Refaire.
Recommencer. Les statistiques mentent. Les statistiques disent la vérité. Mais comment accepter que seul 10 %
de la population de Gennevilliers vienne au théâtre. Nous tous au théâtre nous refusons cela. Je sais que l’offre
est pléthorique. Je sais que la télévision vide parfaitement la tête quand on est crevé et qu’on peut l’aimer pour
ça. Je sais que le théâtre, la danse, l’opéra, le cinéma sont des PLAISIRS DIFFICILES. Mais dans PLAISIRS
DIFFICILES il y a PLAISIR avant tout. Comme celui de penser, par exemple. Parce que penser - notamment
que quelque chose qu'on pensait qui n'allait pas nous plaire (ah tiens j'aurais pas pensé que ça me plaise) et qui
soudain nous plait, c’est commencer à penser. Et souvent contre son goût. Ses habitudes. Sa culture. Sa tribu.
Son soi-même. Alors on va y aller. Tout le projet de Gennevilliers - notre projet - nous l’aurons pensé dans le
plaisir. Dans l’ouverture, des fenêtres, des portes. De l’air ! De l’air ! De la porosité ! Entre la ville et le théâtre !
Entre les genres ! Entre les gens ! Que l’on rentre enfin dans ce théâtre comme on rentre dans un moulin. Et que
les gens qui habitent Gennevilliers, Asnières, Clichy, Paris en soient l’ADN fourmillant, unique, spécial.
Contradictoire. J’invite des artistes qui de mon point de vue savent faire avec le réel - pas dans le sens faire avec
parce qu’on ne peut pas faire autrement - non eux pensent justement le contraire : qu’on peut faire avec le réel et
autrement. Ils font, fabriquent, construisent avec, à partir de lui. Ce réel, nous le tenons en garde, nous en tenons
compte, le regardons, l’écoutons. Ici il va parler, bouger, écrire, penser, agir, expliquer, manger, boire. Et faire la
fête avec nous. Arrive à Gennevilliers une nouvelle génération. Une nouvelle façon de faire les choses. De
penser. De négocier ou pas avec la vie. Avec l’art. Si l’art c’est prendre le réel, le déplacer et le montrer sous une
forme nouvelle, alors à Gennevilliers oui nous allons pendant dix mille quatre-vingt-quinze jours tenter de faire
de l’art avec la vie. Et voici comment.
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les œuvres, c’est les artistes
Les œuvres, c’est les artistes. Pour bien comprendre ce que nous allons faire ici, il faut comprendre que toutes les
personnes que nous invitons ici sont des personnes qui tirent d’elles-mêmes ou de ce qui les entoure la matière
même de leur art. La majeure partie des théâtres de Paris et de banlieue propose de façon massive des mises en
scène d’auteurs du passé. Ce qui est très bien. Et nécessaire. Nous, nous souhaitons faire autre chose pour
répondre à d’autres désirs. Le désir est là. Le plaisir de savoir que quand on vient à Gennevilliers on vient voir
principalement des artistes vivants et qui en danse, en théâtre, ou pour le cinéma, sont les auteurs ET les
metteurs en scène de leur pièce. Les auteurs ET les réalisateurs de leurs films. Les auteurs ET les chorégraphes
de leur pièce de danse. Il y a une spécificité jalouse à Gennevilliers à montrer cela. De fonder le projet sur cela.
De dire ce qui se fait ici est unique. Ici nous ne montrons que des artistes qui contrôlent- si j’ose dire - toute la
chaîne de leur production. Qui ouvrent leur atelier pendant tout le temps de leur création. D’où le logo répété et
crée à Gennevilliers. Qui écrivent de alpha à oméga. Qui prennent le plaisir et le risque d’inventer des mondes
de A jusqu’à Z. A partir d’eux-mêmes. En puisant dans le réel qui les entoure. Celui de Gennevilliers. Celui de
Los Angeles. De Tokyo. Et que ça se touche enfin et que ça grésille avenue des Grésillons ! Que ça circule ! De
l’air ! J’ai fait ce rêve qui est en passe de se réaliser. Il mettra un peu de temps, mais nous y arriverons. J’ai fait
le rêve suivant d’un petit garçon qui en CP verrait ma pièce pour enfant Mon Fantôme dans sa salle de classe au
Luth. En parlerait à sa maman qui lui dirait oui je sais ta tante fait des ateliers d’écriture tous les vendredi soir au
théâtre. Son fils, ton cousin qui est en deuxième année de plasturgie au Lycée Galilée a fait la flèche rouge et
blanche qu’on voit partout maintenant. Et son frère est dans le spectacle de Rachid Ouramdane qu’il a fait rien
qu’avec des sportifs de Gennevilliers. Tu sais, là, le grand des Agnettes qu’on voyait toujours, maintenant il suit
toutes les répétitions et le soir il explique aux spectateurs comment ne pas être intimidé du tout par des choses
qui semblent ne pas être pour eux. Et comment des fois c’est pas grave de pas tout comprendre. Les copines de ta
sœur qui sont à l’école de danse de Gennevilliers, dansent dans la pièce de Pascal Rambert qui a formé un
quatuor d’enfants avec des jeunes interprètes de l’école nationale de musique de Gennevilliers. D’autres ont
commencé des castings pour le film français et le film japonais. Et puis le metteur en scène de Los Angeles
recherche des gens pour être le cœur de sa pièce. Et parfois avant de venir te chercher à quatre heures et demie à
l’école, je vais voir des répétitions au théâtre puisqu’on peut rentrer, s’asseoir, regarder et repartir sans qu’on
vous embête. C’était un rêve. Nous sommes en train de le mettre en place. Et il commence avec Daniel Buren.
23
Daniel Buren
Tout commence avec Daniel Buren. Comme tout le monde, je connaissais les colonnes de Buren. Et la haine
stupide que ce projet avait déclenché. Mais depuis un moment je connaissais ses écrits et ses travaux à travers le
monde. Jusqu à cette exposition qui me sidère sur le toit de Beaubourg. Quelque temps après je commence à
travailler avec Alexandre Meyer qui va faire petit à petit toutes les musiques de nos pièces. Comme c’est la
personne la plus discrète que je connaisse, je me rends compte des mois après le début de notre collaboration
qu’il est le fils de Daniel. Le temps et l’amitié font le reste. Daniel vient voir les pièces. Puis il m’invite à faire
partie du conseil d’administration du Palais de Tokyo. Lorsque le projet Gennevilliers naît, il est le premier sur la
liste. L’autorité morale d’un gang d’artistes que nous sommes, nous les plus jeunes. Je le vois n’avoir jamais sa
langue dans sa poche. Et dire toujours ce qu’il pense. Que cela plaise ou non. Nous manquons de gens comme
ça. Je l’appelle pour Gennevilliers. Ah, c’est très mal indiqué ce théâtre. On ne comprend rien. L’autre jour je me
suis perdu pour venir. Je vais refaire la signalétique : voilà ma pièce. Et si elle était réalisée par les élèves de
plasturgie ? Ok. Je vais faire un signe. Une flèche. C’est comme ça que ça s’est passé. On croit toujours que nous
faisons des choses compliquées. Nous faisons des choses très simples. Très pragmatiques. Très concrètes. L’art
c’est très concret. Rendez-vous est pris avec les équipes pédagogiques du lycée début septembre 2006 pour
lancer le projet. Après des mois de casse-tête pour faire coïncider les agendas de tous, mi-avril 2007 le projet est
en cours de réalisation. Daniel avait fait plusieurs dessins, dont un très beau à forme ronde qui englobait une
flèche où était écrit le mot théâtre. Mais le dessin de la flèche seule, ce bloc de couleur pure au volume parfait est
ce que je cherche : le geste, la pièce d’un artiste qui existe pour elle-même et qui en plus dit partout dans la ville
la suite c’est par là.
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Patrick Bouchain / Nicole Concordet
Un jour je vais à Nantes. Je visite le Lieu Unique. Je vois en rentrant dans le bâtiment de grandes baies vitrées
qui donnent sur le plateau du théâtre. Je dis qui a fait ça ? On me répond Patrick Bouchain. Ah bon ? À partir de
ce jour-là Patrick Bouchain devient mon héros . Je me demande comment ce type a pu imposer dans un théâtre
des baies vitrées qui donnent directement sur le plateau, permettant à qui le désire, de voir des gens répéter tout
en dînant au restaurant ou en achetant un livre. Qui avait pu imposer ça, dans ce petit monde du théâtre français
où l’idée d’ouvrir les répétitions est vécue comme une corvée, un truc un peu démago, de surcroît souvent très
mal vu par les acteurs eux-mêmes qui veulent chercher en paix. Qui était ce type à l’origine de cette porosité
joyeuse ? Concrète. Du hall d’entrée on voit la scène. Cette porosité de fait que je recherchais moi dans mon
travail ? Soudain je l’avais devant mes yeux. À peine une limite entre la salle et l’entrée. Un effacement des
frontières. Une circulation fluide de l’extérieur vers l’intérieur. L’exemple contraire de la façade imposante qui
écrase, avant qu’il y pénètre, celui qui en possède peu ou pas les codes. Et souvent parce qu’il n’en possède
d’ailleurs peu ou pas les codes reste à l’extérieur. Après on se demande où sont les gens ? Les gens restent à
l’extérieur. Et ils ont raison. Car la moitié de l’architecture publique est une architecture de classement. De
menace. Toi oui, toi non. Avant les videurs des boîtes de nuit, déjà les architectes disaient dans leur réalisation
pour toi ce soir ça va pas être possible. Les théâtres avec leur fronton, leurs colonnes, disaient toi oui, toi non,
laissant entrer les dames au teint de porcelaine, laissant honteux sur leur parvis, à l’étroit dans leur pauvre
costume du dimanche, tordant leur casquette, les ouvriers qui intériorisaient et faisaient intérioriser à leurs
enfants que tout ça de toute façon ce n’était pas pour eux. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à Gennevilliers. Où
j’entends cette historicité – pardon d’employer ces mots - de l’intériorisation qui arrive jusqu’à moi chaque jour
quand un habitant de Gennevilliers dit je sais même pas où est le théâtre, j’y suis jamais allé et de toute façon ce
n’est pas pour moi tout ça. Il faut tout reprendre. Refaire. Recommencer . Il faut tout recommencer. Ou changer.
Un jour Gilberte Tsaï m’invite pour une rencontre dans son joli théâtre de Montreuil. Patrick Bouchain est là.
Sur la scène sans doute un peu exalté de rencontrer mon héros je fais à Patrick Bouchain une sorte de déclaration
élégiaque sur son travail. On en rit encore. Plus tard il vient voir Paradis au Théâtre National de la Colline et
m’envoie un petit mot où il dit que ce spectacle aura changé sa vie. Ce qui n’est pas rien. Je ne lui demanderai
jamais en quoi et c’est bien ainsi. Aussi dès que Gennevilliers apparaît je l’appelle. Il connaît bien le théâtre. On
rencontre le Maire. Tout va assez vite. Il présente le projet avec son associée Nicole Concordet. Le Maire dit oui.
Non. Puis oui. Le 16 juin 2007 quand je rentre de Tokyo les travaux commencent enfin. Je dois le dire car il faut
le dire. Je souhaite à chaque directeur de théâtre de travailler en aussi bonne intelligence avec le maire de sa
ville, que nous avons la chance de le faire nous, avec le maire de Gennevilliers. Il faut dire quand ça va mal. Il
faut dire quand ça va bien aussi. Ici les choses sont claires, rapides et précises. Je suis content de ce que nous
faisons ensemble. Avec lui et ses services. Pour Patrick Bouchain, Nicole Concordet, Nicole Martin et moi il
s’agit d’ouvrir. De créer un appel d’air, de couleurs, de mouvement, quelque chose comme une aspiration qui
partant du rez-de-chaussée, à la manière d’une spirale imaginaire, donnerait envie de grimper au premier étage là
où sont les plateaux. Et d’y rester. Sois pour y voir un spectacle, une répétition, surfer sur le net, lire un livre. La
vie normale. Au niveau de la rue, un espace vivant où les gens du quartier pourraient avoir envie de venir
déjeuner, dîner, boire un café avec les artistes - qu’on finit par connaître comme on connaît l’équipe de foot de
sa ville - et grimper au premier étage pour voir une répétition, un spectacle, philosopher. Quelque chose qui
tourne. Une boucle vivante. Du bas vers le haut. Un théâtre de jour. Un théâtre de nuit. De midi à minuit. Où il y
a toujours de la lumière. Et où l’on vous accueille avec le sourire.
25
5 octobre 2007
Le 5 octobre c’est enfin l’ouverture. Et on vous accueille avec le sourire. Enfin. D’abord c’est le vernissage de la
flèche de Daniel Buren. Après c’est l’impeccable Julie Nioche dans la halle du marché sous le théâtre qui danse
avec 100 adolescents de Agnières, Bagnolet, Paris, Gennevilliers sur This is the End des Doors - ce que je trouve
très bien pour commencer un projet. Puis c’est le moment où nous sommes tous réunis, les Français, les
Américains, les Japonais, tous les artistes 0708 dans la grande boîte blanche de Toute la vie. Et tout de suite le
spectacle de Rachid pour ouvrir avec de la danse le Théâtre 2 Gennevilliers Centre Dramatique National de
Création Contemporaine. Et puis la fête. La fête. La fête.
26
Rachid Ouramdane
J’aime vraiment la danse contemporaine. Certains jours, je l’aime plus fort que le théâtre. Sans doute parce
qu’avec Pina Bauch la danse d’aujourd’hui m’aura donné une émotion vive, persistante, unique, que rien n’égale
pour moi depuis dans le fond de mon cerveau, cette image. En 1982 ou 83 je ne sais plus. Anne Martin presque
nue, un accordéon sur le corps qui lui tient lieu de robe, seule au milieu d’un champs d’œillets dans la Cour
d’Honneur du Palais des Papes en Avignon pour le spectacle Nelken. C’est mon image. Je n’en changerai pas.
Mais il n’y a pas que ça. Tous les Forsythes, tous. Toute la danse américaine depuis 1960. La Judson Church.
Steve Paxton. Tous les Flamands. Jan Fabre. Jan Lawers. Les Français, Chopinot, Duboc, Marin, Monnier,
Huyn, Leroy, Gourfink, Bel, Rizzo et Ouramdane. Tous ces gens qui ont fait leur révolution en confrontant leur
art aux langages de l’art contemporain, de la mode, des techniques d’écriture immédiate, des modes de
fonctionnement aléatoires. Tout ce que le théâtre français a pris soin de garder éloigné de lui quand au contraire
les artistes de la danse contemporaine comprenaient combien leur art avait à gagner dans ce processus de
bouturage. De greffes contre-nature. Alors au Centre Dramatique National de Création Contemporaine on
souhaite faire de la place à la danse. On produit. On essaie de donner des moyens. On donne du temps. On laisse
jouer longtemps. Car toujours à Paris les spectacles de danse sont programmés trois, quatre fois. Ici ce devrait
être plus je dis à Rachid. Rachid dit OK. Je vais réfléchir. Mais oui si tu veux on part ensemble. On part
ensemble. Je veux travailler avec Rachid car j’aime sa douceur. Le ton de sa voix. Sa concentration. Et ses
spectacles. Je vois Au bord des métaphores à Beaubourg. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sais qu’à peu prés dans le
même temps Rachid voit Asservissement Sexuel Volontaire à la Colline. Pourquoi ? Il n’en sait rien non plus.
Puis d’autres spectacles suivent et nous nous suivons sans le savoir. Un jour chez Chopinot à La Rochelle on se
rencontre. Puis quelque chose se scelle à Annecy où pendant sept ans Salvador Garcia défend de façon unique
et fidèle mon travail puis celui de Rachid. Il faut parler de la fidélité dans nos métiers. D’une certaine façon
Gennevilliers est le résultat de fidélités. Fidélité de Salvador Garcia à Annecy. D’Alain Françon à la Colline.
D’Eric Lacascade à Caen. D’Annette Breuil à Martigues. De Vincent Baudriller au Festival d’Avignon. D’Alain
Crombecque et Marie Colin au Festival d’Automne qui auront beaucoup soutenu le projet Gennevilliers. Fidélité
des acteurs avec qui je travaille pour certains depuis plus de dix ans. Fidélité des artistes qui ont répondu présent.
Fidélité aux personnes. À la relation. Aux engagements. Fidélité à nos ennemis aussi et ils seront nombreux.
Qui voudront nous voir chuter. Et à qui nous aurons l’élégance d’expliquer ce que nous faisons. Pour qu’ils
changent de camp. Rachid. Rachid me dit j’ai une idée. Je veux travailler avec de jeunes sportifs. Je dis OK. En
tant que producteur je dis toujours OK aux artistes à qui j’ai téléphoné en disant : tu as envie de venir faire
quelque chose ? Moins j’en sais, mieux je me porte. À partir du moment où l’on choisit un artiste c’est pour lui
faire confiance et le retrouver heureux si possible le soir de la première. Il dit ça s’appelle Surface de Réparation.
Je dis OK. Il dit je veux travailler avec de jeunes sportifs. Je veux voir où ça danse dans le corps d’un sportif. Je
veux m’intéresser aux représentations de violence, d’énergie, de couleurs, d’imagerie du sport. Je veux travailler
avec des jeunes sportifs de Gennevilliers. À partir de là Rachid se déploie dans la ville, rencontre les associations
sportives, les clubs de sport. Fait son travail. Un jour je croise le Maire, il me dit dites donc là c’est formidable
ce qui se passe avec Rachid, les mecs du sport n’en reviennent pas, ils me disent les mecs du théâtre viennent
nous voir, c’est incroyable, c’est la première fois, qu’est ce qu’il se passe ? On essaie de mettre le projet en
place, Monsieur le Maire. Ah très bien .
27
Pascal Rambert. Toute la vie, l’art du théâtre, Mon Fantôme, les vendredi soir
En arrivant à Gennevilliers je ne voulais pas prendre toute la place. Je trouvais bien qu’on ouvre avec un autre
spectacle que le mien. Je trouvais bien qu’on ouvre un théâtre avec de la danse justement. Pareil pour l’argent.
En arrivant à Gennevilliers je ne voulais pas tout prendre pour moi et ensuite juste accueillir des spectacles faits
ailleurs et donner un peu d’argent à une ou deux productions. Non. Je l’ai trop vu et en ai trop souffert pendant
20 ans pour ne pas le faire au moment où je dirige un théâtre. J’ai dit on divise. Il y a un montant global pour
l’artistique. Alors on divise. Et on s’y tient. Cette année je fais une production mais avec beaucoup de monde.
Toute la compagnie bien sûr. Mais aussi des jeunes danseuses de l’école de danse de Gennevilliers. Toujours par
curiosité un soir je me rends à l’école de danse. Et une fois de plus je vois des gens. Et une fois de plus j’ai envie
d’écrire pour ces gens. Pour Tapita, 14 ans, Sophonie 15 ans, Camille 15 ans, Emilie. J’ai envie que ces jeunes
filles nous rejoignent car j’aime leur présence brute. J’aime voir ça sur un plateau : de la présence brute. Mais
j’écris également pour le ténor anglais Michael Bennet , rencontré sur l’opéra de Marc Monet car je veux que ça
chante dans Toute la vie. Et puis aussi ce rêve de former un quatuor de très jeunes interprètes issus de l’école
nationale de musique de Gennevilliers pour jouer Bach. Dont Bernard Cavana fait la transcription pour violons,
alto et violoncelle. Quand j’écoute des enfants jouer , c’est leur visage que je regarde. Toute la musique y est. La
difficulté de la musique. Sa joie. Il y a encore des territoires où l’on ne dissimule pas. Le visage d’un enfant qui
joue Bach en est un. Toute la vie, c’est toute la vie de ce personnage A. - qui ne dissimule pas non plus - que l’on
voit naître, grandir, devenir un artiste et mourir. Une vie en deux heures. Une histoire complexe et limpide : la
vie d’un homme de sa naissance à sa mort et toute la vie qu’il y a entre. Et cela dans les années 2080. Dans un
monde qui ressemble au nôtre sans toutefois lui ressembler tout à fait pour une raison simple : le récit de Toute
la vie débute au moment où l’espèce humaine est saisie de vertige face au clonage. Faisant se poser cette fois-ci
pour de bon la question : qui sommes-nous ? L’art du théâtre se joue juste avant Toute la vie. C’est un
manifeste. Une façon de dire voilà ce que j’aime. C’est une façon de signer un projet. En disant voilà comment je
vois mon art. Voilà de quel coté il est. Il donne une direction. C’est un signe. A lui seul il indique et prépare à
comprendre ce que nous ferons ici. Il pointe une famille. Une réflexion. Mais c’est aussi une façon de se moquer
de soi. L’acteur qui parle explique l’art du théâtre à son chien cocker qui l’écoute sans lui répondre évidemment.
Révélant la vanité de ce que nous entreprenons parfois. On peut voir l’art du théâtre indépendamment de Toute
la vie. Mon Fantôme est pour les enfants . C’est un moment pour les enfants. Sous une tente. Sous des
couvertures. En chaussettes et les yeux grands ouverts dans le noir. Mon Fantôme je l’ai écrit pour mon fils
quand il avait 7 ans. Puis France Culture l’a réalisé. Et puis je l’ai monté l’année dernière à Annecy. 140 classes
ont vu Mon Fantôme en France. Maintenant c’est dans les classes de Gennevilliers que les enfants comprennent
que comme les artistes, avec souvent pas grand-chose, on peut juste avec son imagination partir très loin à
l’intérieur du cadre d’un tableau, d’un cadre de scène, ou d’un écran de cinéma. En somme, en petit, pour les
petits, ce que nous faisons, ici, en grand, pour les grands. Puis viennent les vendredi soir. Comme je crois qu’on
l’aura compris, je prends dans la vie et j’amène sur les plateaux. Pour moi, être à Gennevilliers, c’était écrire
avec. Mon projet s’appelait écrire ensemble. Il n’était pas question que je me décharge de cette tâche d’écrire sur
des intervenants extérieurs comme on dit, pour animer comme on dit toujours, des ateliers d’écriture. Non. Ma
joie. Mon plaisir. Ma vie, c’est d’écrire avec. Avec mes acteurs. Avec les danseurs. De partager la charge.
Pendant longtemps j’ai écrit seul. Je suis dans une phase où j’aime écrire à plusieurs. Surtout avec ceux qui
disent mais je sais pas écrire. C’est pas pour moi. C’est pas ma culture. J’oserai jamais. Je parle à peine le
français. Mon prénom , mon origine m’éjectent de vos trucs, de ces endroits où vous écrivez. Justement, c’est à
tous ceux-là, à tous ces non-spécialistes, à tous ces hyper timides, à tous ceux qui disent je sais pas mais je veux
bien essayer que j’ouvre en grand les vendredi soir. Pendant toute l’année. Gratuitement. Chaque vendredi. La
première heure on écrit. C’est une des plus belles choses que l’on voit dans sa vie : dix, vingt, trente, cinquante,
cent personnes qui écrivent ensemble en silence. La deuxième heure on lit ce qu’on a écrit. Enfin la troisième
heure chacun devient l’acteur du texte de l’un. Ou le metteur en scène du texte de l’autre. Ibrahim joue le texte
de Colette. Abdelak met en scène Jenifer et Jean-Pierre qui ont écrit un texte que Mouss , Katia, Vanessa,
Antoine et Albert jouent sous la direction de Josée. Etc. Une chaîne d’écrits. De gestes. De paroles. De
mouvements. Pendant un an. Sans interruption. Pour tout rassembler en juin et montrer le parcours effectué lors
du Festival Les Très Jeunes Créateurs Contemporains. Sur les deux plateaux enfin réunis.
28
Jean Paul Civeyrac
J’appelle Assayas. Je lui dis tu sais il y a cette histoire de Gennevilliers. Je voudrais te proposer d’être le curateur
de la partie cinéma. Réfléchis. J’ai très envie qu’on tourne à Gennevilliers. Il me rappelle, il dit OK, j’ai envie de
proposer des cartes blanches à des cinéastes. Ils réaliseraient ce qu’ils souhaiteraient : courts-métrages, longsmétrages, installation, documentaire et l’on demanderait à Justin Taurand, le producteur de tes films, d’en
assurer la production. On ferait deux films par an dit Justin et au bout de trois ans on réunirait les six films
dans un Coffret Gennevilliers et on demanderait à un réalisateur de faire un septième film avec les chutes des six
autres. Un found footage. D’accord. On établit une liste ? OK. On commence par qui ? Par toi Olivier, non ?
Olivier dit OK mais avec tous les projets que j’ai cette année, il vaudrait mieux que je fasse la deuxième saison.
OK, va pour la deuxième saison. Je dis tu sais Olivier je crée ce pont Los Angeles Gennevilliers Tokyo - pas
pour frimer - mais il se trouve que c’est les pays où j’ai le plus travaillé ces dernières années et où j’ai noué de
vraies amitiés. Ce sont des pays que tu connais très bien toi aussi. Cette année, en théâtre, c’est le groupe de Los
Angeles qui commence. Puis Oriza Hirata, lui, viendra l’année prochaine. Donc je trouverais bien que cette
année pour le cinéma ce soit un réalisateur japonais et la deuxième saison un réalisateur américain. Qu’en
penses-tu ? OK dit Olivier. J’aimerais qu’on réfléchisse maintenant à un réalisateur français. Très bien. Quand
Olivier cite Jean Paul Civeyrac je dis tout de suite oui. J’ai vu son dernier film A travers la forêt. Nous avons eu
la même première assistante au cinéma. Et souvent quand je tournais elle disait c’est marrant vous avez cette
même nécessité de la durée dans le plan. J’avais beaucoup aimé A travers la forêt. Filmé uniquement en plan
séquence. Comme Euréka de Shinji Aoyama. Un cinéma où le temps semble être le sujet du film. Et puis, ce
monde-là, me dit quelque chose. Je sais. Je connais ce monde-là. Je le connais de chez Joël Pommerat. Quand je
rencontre Civeyrac je lui dit tu connais Joël Pommerat ? Il me dit non. Il sera à Gennevilliers aussi. Le cinéma de
l’un semble être le contre-champ du théâtre de l’autre. Ces histoires de présences étranges au milieu de la vie.
Tout ça fait des ponts secrets qu’une programmation commune aide à voir : quand on juxtapose comme une
mosaïque tous ces artistes qui ne se connaissent pas un visage apparaît. Il y a des relations, des ponts secrets oui,
entre les films de Civeyrac et les pièces de Pommerat, les films de Shinji Aoyama et le sujet de Toute la vie. Il y
a partout une sorte d’épaisseur du temps et souvent une mince, très mince pellicule entre les vivants et les morts.
Jean Paul Civeyrac veut tourner dans Gennevilliers. Avec des gens. Il ne veut rien décider d’avance. Il veut voir.
Partir en repérage. Ecrire. Et commencer à tourner.
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Joël Pommerat
Je ne connais pas Joël Pommerat depuis 20 ans. Nous n’avons pas fait des choses ensemble avant. Nous ne nous
sommes jamais croisés. Nous n’avons pas d’amis, d’acteurs, de collaborateurs communs. Mais je voulais que
Joël Pommerat soit à Gennevilliers. Je vois son travail depuis des années au Théâtre Paris-Villette. Donc le
lendemain de la nomination à Gennevilliers je dis à Nicole Martin : je veux que l’on invite Pommerat. C’est un
auteur metteur en scène qui bâtit un monde. Il doit être à Gennevilliers. Nicole dit ça tombe bien j’ai toujours
voulu l’inviter. Dans les rues d’Avignon 2006 fuyant sous des arcades le soleil de quatorze heures j’entends
Pascal Rambert ? Je me retourne. Je vois un grand type que je ne connais pas. En chemise, avec un sac en
plastique à la main. L’air ahuri. Très beau. Je me dis tiens on dirait Nicolas de Staël. Joël Pommerat ne
ressemble pas à Nicolas de Staël. Mais c’est l’impression que j’en ai dans l’ombre des deux piliers où il apparaît.
Joël Pommerat. Ah très bien. Pardonne-moi je ne connaissais pas ton visage. Ton travail oui mais pas ton visage.
Je t’ai laissé des messages. Oui, je sais mais la première des Marchands est demain alors. Je comprends, je
comprends. Je serais très heureux que tu viennes à Gennevilliers. Réfléchis à ce que tu aimerais faire. Tout est
ouvert pour toi. Très bien, alors on s’appelle. On s’appelle. Quelques jours après, le travail presque clandestin,
jaloux, intérieur de Joël Pommerat et de ses acteurs, rayonne et avance par cercles concentriques de beauté dans
la nuit d’Avignon. Révélant lentement, calmement, à ceux qui ne le savaient pas encore une présence d’astre
solitaire. Têtu. Brillant. Élégance suprême, Peter Brook couronne le travail en proposant à Joël Pommerat et son
équipe de résider aux Bouffes du Nord. Gardant pour son nouvel abri ses nouvelles productions, Joël dit j’aurais
un souhait : jouer la trilogie, Les marchands, Au monde, D’une seule main, tout ensemble. Un soir l’un, un soir
l’autre. Je dis OK. Nous ferons la trilogie.
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Marie José Mondzain
Philosopher . Il faut philosopher. C’est ma formation. Que j’ai abandonnée bêtement pour commencer à écrire et
mettre en scène. Tout de suite à seize ans il fallait que j’écrive et que je mette en scène. Je n’ai rien voulu. Ça
m’est tombé dessus. Il fallait que j’écrive et que je mette en scène ce que j’écrivais. Voilà. Mais on peut
continuer de philosopher loin de l’université. On peut continuer de philosopher dans le corps d’un acteur. On peu
continuer de pratiquer la philosophie dans le choix des lumières que l’on fait pour éclairer ses spectacles. La
philosophie est présente dans toutes les décisions quotidiennes d’un théâtre. Souvent je dis la philosophie du truc
c’est. Suit alors un développement de trois heures minimum où l’équipe regarde sa montre. Mais où je dis oui
vous pouvez tous regarder votre montre mais c’est important. Sans la philosophie du truc, ça devient n’importe
quoi, on ne comprend rien, tout s’effiloche, ce n’est pas du tout ce que nous avons pensé au début. Il faut repartir
du début. De ce que nous avons pensé au début. De la matrice. De la philosophie de l’acte que nous mettons en
place. Et en plus on est à Gennevilliers. Un endroit de la pensée. Un endroit où l’on a pensé pendant des années.
En faisant. Je dis il faut conserver ça. En garder l’esprit. La lettre, elle, changera. C’est normal. Elle ressemblera
désormais aux nouveaux artistes qui viendront travailler ici. Mais il faut penser. Il faut philosopher. Je dis à
Marie Josée Mondzain vous êtes philosophe. On aime votre regard sur les choses.Vos réflexions sur les images.
Voulez-vous venir philosopher avec nous sur les œuvres ? Elle me dit oui. On pourrait inviter pendant toute
l’année des philosophes à regarder ce que des artistes ont regardé. Un effet de chaîne comme ça, voyez-vous ?
Quelqu’un, un artiste, regarde quelque chose, en fait un spectacle, ce spectacle, un philosophe le regarde et
raconte à d’autres, les spectateurs en l’occurrence, comment lui il a regardé tout ça. Voyez-vous ? Quelque chose
comme ça. On pourrait voir ainsi comment on regarde. Comment on regarde ce que quelqu’un a regardé.
Comment on regarde. Voyez-vous ? Qu’en pensez-vous ? On pourrait faire ça. Moi, je le vois comme ça !
Qu’en pensez-vous ?
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Pascal Dusapin / Antoine Gindt
Je rencontre Antoine Gindt à Nanterre Amandiers dans les années 90 quand Jean Pierre Vincent y est directeur et
qu’il soutient mon travail sans faiblir. À l’époque avec Georges Aperghis, Antoine Gindt produit cette chose
magnifique pour les oreilles et les yeux que sera To be Song de Pascal Dusapin. Et James Turrell. Je me
souviens qu’à ce moment-là je m’étais dit c’est vraiment le genre de choses que j’aime, pas vraiment d’histoire,
de la beauté où se rencontrent un immense artiste James Turrell et un jeune compositeur qui a le cran d’aller le
chercher pour faire les nappes visuelles de sa pièce et que tout ça travaille ensemble, apparemment sans
hierachie. Je trouvais la proposition musicalement et visuellement éblouissante. Des années plus tard Antoine me
dit j’ai un projet d’opéra avec un compositeur écossais génial, James Dillon, pas facile mais génial, j’aimerais
que vous vous rencontriez. Ça devrait peut-être marcher entre vous. Après des mois de séances de travail entre
Londres, Rome, Tokyo, Paris, l’opéra Philomèla voit le jour à Porto. Suit la tournée et Philomèla finit sa
course à Budapest. J’aime l’opéra. Depuis le début je veux qu’il y ait de l’opéra contemporain à Gennevilliers.
Qu’on joue. Qu’on écoute. Qu’on pense avec ses oreilles. Je propose à Antoine d’être le curateur pour la
musique contemporaine. Et que l’on fasse un opéra par an à Gennevilliers. J’aime travailler à l’opéra. Mais
j’aime surtout concevoir les œuvres avec les compositeurs comme nous l’avons fait James Dillon et moi sur
Philomèla ou comme je l’ai fait avec Marc Monet sur son opéra Pan en 2006. Concevoir tout ensemble depuis le
début. On conçoit le sujet. Ils écrivent la musique. Je mets en scène. C’est quelque chose d’exaltant une
répétition avec des chanteurs. Avec un chœur. Avec un orchestre. C’est concret et puissant. Sans des discussions
pendant des heures, comme trop souvent au théâtre. On y va ? On y va. Et on peut se retrouver des mois après
sans avoir joué, du moment que le chef ouvre les bras, tout est là, toujours prêt à revivre dans la seconde et la
justesse immédiate. Dans l’opéra de Monet j’ai rencontré Michael Bennett, il chante maintenant dans Toute la
vie. Sur l’opéra Philomèla j’ai rencontré la cantatrice Anu Komsi. C’est sa sœur quasi jumelle qui chante Médéa
de Pascal Dusapin ici à Gennevilliers. J’aime ces broderies secrètes. Ces fils invisibles qui font tenir debout
ensemble des pièces de natures différentes. Dans le beau Médéa de Dusapin que met en scène Antoine Gindt il y
a cette interprète forte de bout en bout qu’est Pia Komsi. Une heure durant, seule, adossée au mur du chœur,
dans les mots de Heiner Muller, elle amène en chantant devant nous Médéa.
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La Comédie Française à Gennevilliers
J’appelle Nicole Martin. Elle me dit qu’est-ce qui se passe ? Je dis non rien tout va bien,c’est juste que Muriel
Mayette vient de m’appeler, elle voudrait me voir, elle a une idée. Ok très bien, tu m’appelles quand tu sors ? Ça
marche. À toute. Dans son bureau Muriel Mayette me dit : je crois que tu vas faire que du contemporain à
Gennevilliers, c’est ça ? C’est ça. Qu’est-ce que tu dirais si La Comédie Française venait à Gennevilliers pour
faire un texte ancien ou classique ? Je cherche un peu à faire sortir la Comédie Française de Richelieu. Que ça
aille hors du périphérique. Là où on a peu l’habitude de la voir. J’essaie. Qu’en penses-tu ? Je dis je trouve que
c’est une bonne idée. Une forme d’oxymore. Tout ce que j’aime. Que du contemporain. Que des auteurs qui
vivent. Et soudain une perle noire. Quelque chose qui tranche. Qui contredit. Qui part dans l’autre sens. Déjoue
les attentes. Surprend. Fais dire ah tiens je les aurais pas cru capable de faire ça. Eh bien si justement on va le
faire Que du contemporain et soudain du classique par les plus grands comédiens français. Moi je dis oui.
Laisse- moi en parler à Nicole Martin, car on décide tout ensemble. Et je te rappelle. Ok très bien. Ça ne me
serait pas venu à l’idée d’aller chercher la Comédie Française. Je crois que je n’aurais pas eu l’audace de le
penser. Cette proposition de Mayette je la trouve iconoclaste. L’idée n’est pas neuve, mais l’idée n’est pas
étrangère au fait que Mayette habite Bobigny. Moi à la Goutte d’Or. Elle dit il faut essayer de faire bouger les
choses. Je dis je comprends. Elle dit c’est toujours un peu compliqué mais on peut essayer. Qu’en penses-tu ? Du
bien. Et ça me plaît. Je dis à Nicole, tu vois, cette idée de délocaliser, de faire une délocalisation de la maison
mère du théâtre Français vers les enfants de la banlieue, ça ne me déplaît pas du tout. Apporter à Gennevilliers,
le meilleur, le savoir-faire, d’une troupe incroyable à des gens qui n’oseraient même pas imaginer franchir les
colonnes de la Comédie Française, place Colette, car ce n’est pas leur monde, leur place, leur truc, moi je trouve
ça bien. Nicole dit oui. Faisons-le. En tâchant de le pérenniser année après année je dis. Que ça devienne naturel.
Que ce ne soit pas un coup. Oui. On choisirait un texte ancien ou du répertoire classique et on le confirait à un
jeune metteur en scène Français ou Européen dit Mayette. Ok. Après des semaines et des semaines et des
semaines de réflexion, de problèmes d’agendas, d’argent, de disponibilités, de untel qui est libre ou de untel qui
n’est plus libre, car la Comédie Française est une maison complexe, on parvient enfin à concrétiser le projet
avec Marcial Di Fonzo Bo et Catherine Hiègel. C’est une alliance entre eux deux puisqu’ils se choissent
immédiatement l’un l’autre à la manière des aimants. Marcial m’appelle. La boussole s’est arrêtée sur Ovide.
Ovide ? Parfait. Sur les Métamorphoses. Encore mieux. Sur laquelle ? Philomèle ? Tu rigoles ? Non, non, sur
Philomèle. Et je voudrais demander à Minyana d’en faire l’adaptation. Très bien. C’est amusant de voir
comment les choses se font presque d’elles-mêmes. Dans le projet Gennevilliers je parle de mon amour d’Ovide.
Je dis que je souhaite à la suite des deux opéras tirés d’Ovide, Philoméla et Pan, continuer le travail sur les
Métamorphoses et ses transformations d’humains, en animaux, en arbres, en roseaux, à travers ma prochaine
pièce Toute la vie. Le sujet de la transformation de l’espèce humaine par le clonage étant comme chambre
d’écho à Ovide. À ses boutures monstrueuses. Mais aussi, et sans l’avoir prévu, à des hybridations étonnantes,
surprenantes, comme celle qui soudain opère entre Marcial di Fonzo Bo et Catherine Hiègel, la Comédie
Française et Gennevilliers.
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Shinji Aoyama
À Tokyo, dans la jolie salle de l’institut franco-japonais, lors de la rencontre entre Shinji Aoyama et moi-même
organisée à l’occasion de la projection de nos films et des représentations du Début de l ‘A, nous ne parlons, tout
l’après-midi, devant une salle pleine, que de Gennevilliers. Du caractère spécifique de Gennevilliers. De cette
banlieue rouge historique. Du port de Gennevilliers. Shinji en voyant les photos que lui a envoyé Justin Taurand,
rêve sur Gennevilliers. Sur le port de Gennevilliers. Il explique comment dans ses films, il ne fait que continuer
de recueillir, ramasser, des brics à bracs - comme traduit l’interprète japonaise dans mes oreilles - comme il le
faisait étant enfant sur les plages du Kyushu dont il est originaire. Des brics à bracs, c’est-à-dire, des images, des
actions, de l’action, des sons, des objets, du temps. J’ai rencontré pour la première fois Shinji à Tokyo, il y a
quatre ou cinq ans. J’avais beaucoup aimé son film Euréka. Depuis d’autres films ont suivi et d’autres
rencontres. J’aime le temps qu’il injecte dans ses films. Comme dans Eli Eli Lama Sabakhtani - où des
musiciens qui ramassent aussi des brics à bracs sur des plages du Kyushu pour en faire des sons - soignent par
leur musique des gens qui se laissent lentement mourir. Comme si la population mondiale était prise soudain du
dégoût de vivre et que les gens se tuaient par grappes, par centaines, par millier. Un peu comme dans Toute la
vie, où là aussi, sans que l’on sache pourquoi, les gens s’effondrent, chutent, disparaissent, se tuent, sans
explication, par centaine, par milliers. Je dis à Shinji, en t’invitant à Gennevilliers avec Olivier Assayas, on
t’offre un espace de liberté. Tout est ouvert. Tu peux tourner ce que tu veux. Avec qui tu veux. C’est une carte
blanche qu’Olivier offre. C’est son idée. Pendant la rencontre publique, on parle de Renoir. Des chemins de
halage. Des grues. Des paysages urbains. Et je vois des dizaines de Japonais et Japonaises qui ne connaissent pas
Gennevilliers, soudain s’intéresser. Poser des questions. C’est ça qui parfois me rend heureux . Dans les deux
sens. Je suis content de créer ce pont avec le Japon. Et je suis content de ce que peut apporter à Gennevilliers un
réalisateur du talent de Shinji . Je pense qu’il est capital d’apporter des regards d’ailleurs. Des regards du
lointain. Je crois que cela peut donner un peu de fierté à ceux que l’on ne regarde jamais. À qui l’on dit tout le
temps ah non pour toi ça va pas être possible. Shinji ferra le film qu’il voudra. C’est la condition. Mais je vois
déjà dans cet après-midi que nous passons ensemble à 12000 Km de Gennevilliers qu’il apportera son regard.
Une façon de penser qui sera comme une façon de nous renseigner sur nous-même.
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John Malpede / Los Angeles Powerty Department Theatre Group
Il y a dix ans, je montais Race, une de mes pièces, à Los Angeles sur le toit d’un parking en plein air, où d’un
côté on voyait les tours immenses de Downtown L.A. siége des banques et de l’autre Skyd Row, l’endroit le plus
pauvre, le plus violent qui existe à Los Angeles. Une rue séparait ces deux univers. J’avais mis en scène ma
pièce exactement au milieu. En haut du parking. Entre deux mondes. L’acte était clair. Faire se rencontrer ce qui
se fuyait. L’homme à l’origine de ça était John Malpede – prononcer mal pi di. Il m’avait invité à travailler avec
son groupe de théâtre constitué uniquement de homless people qui, petit à petit grâce au théâtre , justement,
reprenaient pieds dans la vie. Beaucoup revenaient de l’enfer. De l’alcool. De la drogue. De la violence. Mais
tous, presque vingt, étaient à nouveau dans le réel, la vie, pour le spectacle. Le théâtre n’avait pas tout fait. Mais
il avait aidé. Race traitait de tous les abandonnés. De tous les méprisés. Humiliés. Race traitait de la colonisation.
De la guerre d’Algérie. Des confort women, ces femmes Coréennes, violées par l’armée Japonaise pendant la
Seconde Guerre Mondiale. J’avais adapté la pièce pour le contexte américain. Mais tous comprenaient très vite
que cela parlait d’eux aussi. Les saluts, le soir de la première à Los Angeles sous des flocons de neige, un 20
juin, restent pour moi un souvenir unique. Un souvenir de travail avec des gens magnifiques. Ce sont ces gens-là,
cette équipe-là, noire américaine, métisse, blanche, de Los Angeles et pas ces clones absurdes qu’on voit sur
MTV que j’invite ici à venir travailler avec des gens de Gennevilliers. Je monte avec Nicole Martin en Belgique.
Je lui dis ils sont en Europe en ce moment en train de faire un spectacle avec des gens, des Belges, des gens du
Maghreb, des gens de Roumanie, des clandestins, je veux que tu voies ça. Ils travaillent toujours comme ça. Ils
arrivent. Prennent le pouls social d’une ville. Et commencent leur travail. En voyant le spectacle Nicole dit je
comprends. Comme Rachid, comme moi, comme Civeyrac, comme Aoyama, John Malpede et son groupe
répéteront et créeront à Gennevilliers, avec des gens de Gennevilliers. Pendant deux mois comme nous tous, il
laissera les portes de sa salle de répétitions ouvertes à tous ceux que ça intéressera. Ce sera la première fois que
l’on verra leur travail en France. Et ça sera ici.
35
l’équipe
Gennevilliers c’est l’équipe. J’ai choisi de travailler avec Nicole Martin. Elle a choisi de travailler avec moi.
Nous nous sommes choisis. Voilà. Nicole a travaillé pendant quinze ans avec Bernard. Elle et moi aurions pu ne
pas nous entendre. Ça a été le total contraire. Le coup de foudre professionnel. Si quelqu’un nous avait vu, au
moment de la nomination, faire assaut de pudeur pour se demander l’un, l’autre : voulez-vous rester ? voulezvous bien que je reste ? j’aimerais bien que vous restiez – nous aurait trouvé plutôt comiques. Nicole est restée
pour mon plus grand bonheur et l’ultra-vitesse dans le travail comme j’aime. Nous faisons tout ensemble. À
l’équipe, je dis je propose que tout le monde reste. Je veux que nous nous connaissions à travers le travail.
Travaillons ensemble. Après nous verrons bien – dans les deux sens – si cela fonctionne ou pas. Je ne veux rien
entendre sur untel qui est comme ça ou une telle qui est comme ça. Je m’en fous. Je veux que l’on travaille
ensemble. Que l’on se connaisse par le travail. Il n’y a que ça qui me plait. Le travail. J’aime convaincre.
Renverser les situations. Je veux avant tout faire partager mon projet à l’équipe. Que mon projet devienne le
projet de l’équipe. Car je pense que si le projet passe de moi à l’équipe, il aura des chances de passer de l’équipe
aux spectateurs. Devenant leur projet. Des salles pleines seraient ainsi l’adhésion en acte à notre projet. Car nous
voulons des salles pleines. Avec des gens qui savent pourquoi ils sont là. Avant tout. L’équipe, donc –
personnellement – je la choisis : Dominique Landré, Sylvie Goujon et Philippe Boulet, par leur accueil pendant
After/Before m’avaient fait me dire tiens voilà des personnes avec qui je peux travailler. Idem pour la technique.
L’accueil, une fois de plus, que nous avions reçu me faisait réfléchir dans le même sens. Je suis content que l’on
travaille ensemble. L’équipe augmente. Sofianne Le Bourhis Smilewitch rencontrée au Palais de Tokyo nous
rejoint pour assurer le développement et la branche partenariat . Émile Houdent des Spectacles Vivants de
Beaubourg nous rejoint pour développer les productions maisons. Emmanuelle de Montgazon, ex-attachée
culturelle à Tokyo et New York, travaille au pont Etats-Unis /Gennevilliers/Japon. Nous serons heureux le jour
où le sigle Gennevilliers sera partout synonyme de productions pointues et abordables. Locales et
internationales. Belles. Intelligentes et neuves. Cela je souhaite qu’on arrive à le faire tous ensemble. Et en
premier lieu avec les acteurs, danseurs, performeurs, interprètes, créateurs de la compagnie : Pierre Leblanc,
Alexandre Meyer, Gilles Groppo, Virginie Vaillant, Clémentine Baert, Antonin Ménard, Cécile Musitelli, Ykué
Nakagawa, Grégory Guilbert, Vincent Thomasset, David Bobée et Kate Moran.
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Laurent Goumarre / Les très Jeunes Créateurs Contemporains.
Je voulais finir l’année avec une dernière réunion. Aux beaux jours . Ouvrir le théâtre. Aérer. Ouvrir les placards.
Tout vider. Rafraîchir. Courir sur les terrasses. Sortir les parasols. Écouter de la musique à fond. Voir des trucs
pas possibles. Inviter ceux qui, peu importe leur age – les Très Jeunes Créateurs Contemporains, comme titre est
une forme de provocation – ceux qui se distinguent par la fraîcheur de leur geste artistique. Ça c’est la
philosophie du truc. L’idée de départ. Alors j’ai demandé à mon ami Laurent Goumarre de réussir cela. Trouver
ce qu’on voit peu ailleurs. En danse, théâtre, musique, vidéo, performance et de le faire se percuter – je ne vois
pas d’autres mots – pendant une semaine à Gennevilliers. Nous travaillons au théâtre sur des zones de temps
explosées. Le temps en théâtre ou en danse est d’environ, un an, un an et demi. En plus comme nous passons des
commandes, il faut s’y prendre terriblement à l’avance, pour que l’œuvre s’écrive et la production se monte. En
opéra, les temps sont encore plus longs. Tout débute environ trois ans en amont. En cinéma, c’est le contraire,
une fois la production faite, tout va très vite et tout doit être fait pour dans la seconde. Mais tout peut se décaler
ou s’arrêter la veille du tournage. Alors avec Laurent Goumarre on avait envie de prendre des décisions le plus
tard possible pour laisser la chance à des projets qui avaient leur propre temps. Leur cheminement hors des
règles de productions habituelles. J’en donne l’ADN : recherche, rapidité, radicalité, jeunesse, ultra personnel,
en colère. Le contenu on le décidera au dernier moment. Laurent Goumarre anime tous les soirs sur France
Culture, l’émission Minuit Dix. Il reçoit tous les soirs la création la plus scandaleuse, libre, talentueuse, qui se
développe en France et à l’étranger. J’ai pensé qu’il était la personne la mieux placée pour rapatrier à
Gennevilliers ces nouveaux artistes que nous ne connaissons pas encore.
37
le cimetière des chiens
Parfois, quand - malgré tous ces bonheurs - la vie devient trop lourde. Quand je n’en peux plus. Quand je
voudrais disparaître. Mourir. M’en aller. Quand malgré le temps et tous les stratagèmes, se réveille brusquement
en moi cette douleur amie et détestée, je vais au cimetière des chiens à Gennevilliers. Sous le pont de Clichy où
les jours de grands vents le ciel dégagé me fait frissonner de beauté, je rejoins le cimetière des chiens. On pousse
là un portail et le long de la Seine qui se moque de vous, des animaux en pierre les yeux chargés d’amour, vous
regardent et vous disent oh mon dieu comme tu as l’air fatigué oh comme tu as l’air triste quel est ce visage tu en
fais donc une mine ? Je réponds que je n’en peux plus. Que malgré sa beauté parfois la vie m’est bien trop
lourde. Qu’on ne règle rien. Que j’ai ici une douleur amie qui ne me quitte pas. Alors pour calmer ma douleur, je
m’allonge dans le cimetière parmi les chiens morts. Je dis que c’est ma place. Je regarde le ciel et je ferme les
yeux. Mais tout de suite mon portable sonne. C’est Nicole, qu’est-ce que tu fais ? Je suis au cimetière des
chiens. Encore ? Mais qu’est-ce que tu fais tout le temps fourré dans ce cimetière des chiens ? Rien, je regarde le
ciel. Bon, tu sais que je t’attends qu’on a rendez-vous dans dix minutes avec. Oui je sais . J’arrive. Alors toujours
je me relève. Puis je frotte mes yeux. Je secoue un peu mon corps. J’ouvre les bras. Je reprends mon souffle,
prends une pierre et la jette dans l’eau en faisant ce vœux secret : que tout cela, que toute cette folie, que toute
cette vie ne s’arrête jamais.
Tokyo 6 juin 2007