article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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INTRODUCTION
La résurgence du racisme, de l’antisémitisme
et de la xénophobie, en Europe
Les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres du
Conseil de l’Europe, réunis à Vienne le 9 octobre 1993, « alarmés par
la résurgence actuelle des phénomènes de racisme, de xénophobie et
d’antisémitisme, le développement d’un climat d’intolérance, la
multiplication des actes de violence notamment à l’égard des personnes issues de l’immigration, des traitements dégradants et des
pratiques discriminatoires qui les accompagnent », ont déclaré être
persuadés que « ces phénomènes d’intolérance menacent les sociétés
démocratiques et leurs valeurs essentielles » ( 1).
Cet appel solennel était consécutif à la flambée de violence raciste
qui suivit la réunification de l’Allemagne au début des
années 1990 ( 2). On se souvient des incendies criminels des foyers
d’étrangers à Mölln et à Solingen, en 1992 et 1993, qui firent respectivement trois et cinq morts. Il faut bien constater que ce type
d’agressions a marqué de sa triste réalité l’Histoire européenne au
fil des siècles ( 3), puisant en grande partie sa source dans l’intolérance propre à certaines religions, particulièrement les religions
monothéistes, en raison de leur prétention à détenir « la seule
vérité », leur vocation à l’universalité et, partant, au prosélytisme et
au refus de ce que le philosophe Emmanuel Lévinas appelle « la rencontre du visage d’autrui » dans sa diversité et sa différence. Point
n’est besoin d’évoquer la Saint-Barthélémy, l’Inquisition ou la
conquête de l’Amérique du Sud au nom de l’évangélisation, qu’il
suffise de songer au triste exemple des obstacles à la paix que, sous
(1) Doc. Sommet du Conseil de l’Europe — Déclaration de Vienne —
Annexe IIII : Déclaration et plan d’action sur la lutte contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance, al. 3, 6, 10 et 12.
(2) Voy. Ce racisme qui menace l’Europe (Actes du colloque sur la lutte contre le
racisme et la xénophobie en Europe, organisé par la Commission nationale consultative des droits de l’homme à Strasbourg, les 7, 8 et 9 novembre 1994), éd. La documentation française, Paris, 1996 ; pour la période antérieure à 1990, voy. le rapport
de Robin Oakley, « La violence et les harcèlements raciaux en Europe », établi à titre
de complément au projet sur les relations intercommunautaires du Comité européen
sur les migrations, Doc. Conseil de l’Europe, MG-CR (91) 3 rév. 2.
(3) Voy. les termes du mandat confié à Robin Oakley par le Secrétariat du Conseil
de l’Europe, en 1990, op. cit.
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nos yeux, rencontrent l’Irlande du Nord, le Moyen-Orient, la Somalie, le Kosovo, le Timor Oriental,... aux prises avec le fanatisme religieux.
L’appel du Conseil de l’Europe de 1993 n’a pas empêché, malgré
sa solennité, une recrudescence inquiétante des manifestations de
haine raciale ou xénophobe dans plusieurs Etats européens. Ainsi
que l’a relevé avec clairvoyance Linos Alexandre Sicilianos, si cette
fin de siècle a été travaillée par deux mouvements contradictoires,
l’un s’incarnant dans l’abolition de l’apartheid et l’éradication progressive de la discrimination raciale et des théories pseudo-scientifiques y relatives, l’autre dans la montée en puissance de l’extrémisme religieux, des discriminations ethniques, des nationalismes,
des manifestations xénophobes et autres formes d’intolérance et si
le racisme d’autrefois était une cible bien claire, le racisme d’aujourd’hui est plus ou moins voilé, souvent sournois, diffus, dispersé ( 4).
Il reste le constat du nombre d’attentats racistes, souvent perpétrés
par des groupes extrémistes, qui a atteint des proportions alarmantes au cours de l’année dernière, le nombre des exactions étant
nettement en hausse depuis 1999.
Un attentat à la bombe a blessé dix étrangers à Düsseldorf, le
27 juillet 2000 ( 5). « Je hais les Nègres », lâche un adolescent néonazi à l’ouverture de son procès pour avoir, avec deux autres skinheads, frappé à mort un Mozambicain ( 6). Le 7 octobre 2000, on a
crié « Mort aux Juifs » à Strasbourg ( 7). A Paris, un jugement du tribunal correctionnel rendu le 10 novembre 2000 a condamné un
ancien avocat général à la Cour de cassation pour complicité d’injures raciales en raison d’écrits à connotation antisémite, publiés
dans une revue syndicale, concernant un autre magistrat, Albert
Lévy (« Tant va Lévy au four qu’à la fin il se brûle ») ( 8), propos inspirés d’un racisme larvé et « rampant », selon l’expression de Paul
Bouchet, mais profondément ancré. En plein centre-ville de Nancy,
l’après-midi du 28 octobre 2000, une trentaine de jeunes d’extrême
(4) Linos Alexandre Sicilinos, (éd), « Avant-propos » de Nouvelles formes de discrimination : le rôle de l’ONU, message de Federico Mayor (Actes du séminaire international d’experts sur la prévention des discriminations à l’égard des immigrés, des
réfugiés et des personnes appartenant à des minorités, organisé par l’Unesco et la
Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme, à Olympie-Grèce, les 13 et
14 mai 1994, éd. A. Pédone, Paris, 1995, p. 27.
(5) Le Monde, 9 août 2000.
(6) Le Monde, 1 er septembre 2000.
(7) Le Monde, 7 novembre 2000 et Regards (publication du Centre communautaire
laïc juif) 7-20 novembre 2000, p. 18.
(8) Le Monde, 12-13 novembre 2000.
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droite défilent le crâne rasé, armés de manches de pioche, le visage
dissimulé sous un foulard, portant un drapeau avec une croix celtique, et hurlant des slogans tels « Immigration : invasion » ( 9). Quelques jours plus tard, près de 2000 militants du parti néo-nazi défilent à Berlin ( 10). On ne compte plus les graffitis, les insultes, les
menaces verbales, les barbouillages de croix gammées, autant
d’agressions qui créent un climat d’inquiétude amenant les autorités
publiques démocratiques — à l’inverse de la passivité d’avantguerre — à prendre conscience du péril et à appeler à l’apaisement
et au respect mutuel.
La dernière enquête de la Commission consultative des droits de
l’homme, remise au Premier ministre le 16 mars 2000, révèle que le
racisme est en progression en France, alors qu’il avait tendance à
régresser au cours des deux dernières années. Selon un sondage, plus
de sept personnes sur dix se jugent plus ou moins racistes, 55 % des
personnes interviewées estiment « qu’aujourd’hui, en France, on ne se
sent plus chez soi comme avant » et 31 % pensent que « les Juifs ont
trop de pouvoir dans notre pays » ( 11). Selon l’Eurobaromètre de la
Commission européenne, la moyenne de ceux qui se sentent « très
racistes » atteint 22 % en Belgique (le score le plus élevé parmi les
15 Etats de l’Union européenne) ( 12).
Parallèlement, le 8 octobre 2000, à Anvers, le Vlaams Blok, parti
néo-fasciste, a remporté 33 % des voix aux élections municipales, il
ne gère pas encore la ville, mais il attend son heure à l’ombre d’une
xénophobie mal déguisée ( 13). Auparavant, le N.P.D., « Parti national démocratique d’Allemagne », l’une des trois formations d’extrême droite qui revendique une parenté avec le national-socialisme,
a réussi à faire élire des représentants dans sept parlements régionaux ( 14). En Autriche, à l’inverse de l’Allemagne, « où la négation
de l’Histoire et le révisionnisme restent pour l’essentiel le comportement des élites ( 15) », on sait que le F.P.Ö., « Parti de la liberté » de
Jörg Haider, est entré au gouvernement fédéral, après avoir remporté près de 27 % des voix aux élections du 30 octobre 1999. Aux
« votations » suisses du 23 octobre 1999, le parti de Christophe Blocher, qui dit « non aux étrangers et à leurs demandes abusives d’asile »
(9) Le Monde, 5 novembre 2000.
(10) Le Journal du dimanche, 26 novembre 2000.
(11) Le Monde, 16 et 28 mars 2000.
(12) Chiffre cité par Martine Dubuisson, Le Soir, 11 octobre 2000.
(13) Selon l’expression de Dominique Pouchin, Le Monde, le 9 janvier 2001.
(14) Le Soir, 27 octobre 2000 et le Vif-Express, 4 novembre 2000.
(15) Frédéric Nollet, L’extrême droite en Europe, Cepess, 2000.
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a déferlé sur le pays comme une avalanche, avec 23,3 % des suffrages, doublant son score en moins de dix ans et devenant le premier parti de la Confédération ( 16). Depuis 1997-1998, les formations
d’extrême droite scandinaves connaissent un succès grandissant,
particulièrement en Norvège où le Fremskriettspartiet (« Parti du
progrès ») dirigé par Carl Ivar Hagen et au Danemark le Dansk Folkeparti (« Parti populaire ») de Pia Kyaersgaard, ont remporté respectivement 15,4 % et 7,4 % aux élections de septembre 1997 et
mars 1998 ( 17).
Le 25 janvier 2000, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté une recommandation ( 18), « relative à la menace des
partis et mouvements extrémistes pour la démocratie en Europe »,
dans laquelle, prenant acte de la montée de l’extrême droite au sein
des Etats membres, elle insiste notamment sur la nécessité, pour
ceux-ci, d’introduire une législation portant répression de la diffusion de propos racistes, xénophobes et révisionnistes, en particulier
sur Internet.
Notre Revue a décidé de procéder, en rapport étroit avec cette
recommandation, à une analyse de la plupart des législations européennes en vigueur, dont l’Observatoire européen des phénomènes
racistes et xénophobes regrette la disparité ( 19) ainsi qu’à un examen de la jurisprudence — parfois bien déconcertante si l’on songe
à l’arrêt Jersild c. le Danemark rendu le 23 septembre 1994 par la
Cour européenne des droits de l’homme ( 20) — outre du rôle du
Comité de l’O.N.U. pour l’élimination de la discrimination raciale.
Enfin, nous avons voulu poser la question de la pédagogie à l’école,
ainsi que de la pénalisation du racisme, comme de la légitimité d’un
parti raciste dans un pays démocratique, de son financement
(16) Marielle Righini, « Suisse : le roquet devenu pitbull », Le Nouvel observateur,
9-15 mars 2000, p. 37.
(17) Frédéric Nollet, op. cit.
(18) R. 1438/2000.
(19) Cité par Pascal Martin, Le Soir, 24 novembre 2000.
(20) Voy. Gérard Cohen-Jonathan, « Discrimination raciale et liberté d’expression », R.U.D.H. 1995, p. 1 ; François Rigaux, « La liberté d’expression et ses
limites » et Guy Haarscher, « Le blasphémateur et le raciste » (en marge des arrêts
Otto-Preminger Institut et Jersild), Rev. trim. dr. h., 1995, p. 401 ; Roger Errera, « La
Cour européenne des droits de l’homme — Réflexions sur de singulières variations »,
Gaz. Pal., 21-22 juin 1995, p. 37 ; Martine Aubry et Olivier Duhamel, Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite, éd. du Seuil, Paris, 1995) verbo Medias,
pp. 151 et s. ; Pierre Lambert, « Racisme et liberté d’expression dans la Convention
européenne des droits de l’homme », in Mélanges en hommage au Président Ryssdal,
éd. Carl Heymans Verlag K.G., Köhn, 2000, p. 735.
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public ( 21), voire de son interdiction au risque d’en faire un martyre.
Nous avons en mémoire, à ce propos, une réflexion de Pierre-Henri
Teitgen, le père de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, lors de la présentation du
rapport de la Commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, à l’automne 1949 : « Les démocraties ne deviennent pas en un jour des
pays nazis. Le mal progresse sournoisement ; une minorité agissante
(...) s’empare des leviers de commande. Une à une, les libertés sont
supprimées secteur par secteur. L’opinion publique, la conscience
universelle, la conscience nationale sont asphyxiées. Puis, quand
tout est en place, on installe le führer et cette évolution va jusqu’au
four crématoire » ( 22). Tout naturellement, notre conclusion portera
sur le droit de toute personne, vivant en démocratie et soucieuse de
la dignité inhérente à tout être humain, un véritable droit à la nondiscrimination raciale, car ceux qui diffusent des idées fondées sur
la haine raciale ne sauraient, à notre estime, invoquer à leur profit
la liberté fondamentale d’expression ( 23).
Cette année doit se tenir à Durban, en Afrique du Sud, la Conférence mondiale contre le racisme. Mary Robinson, Haut-commissaire
des Nations Unies pour les droits de l’homme, a souhaité qu’elle ne
produise pas que des mots, mais engage véritablement les participants et que soit adapté un plan d’action concret ( 24). Notre Revue
formule le vœu que le présent numéro spécial y contribue par l’exceptionnelle diffusion qui lui sera donnée grâce à la Fondation Bernheim. Rien que pour cela, qu’elle soit chaleureusement remerciée.
Pierre LAMBERT
✩
(21) Aux élections européennes de 1999, le Front national de Jean-Marie Le Pen
a eu droit à une aide publique de 41.137.140 francs, Le Monde, 13 mai 1999 ; la dotation annuelle du Vlaams Blok s’élevait en 2000 à 52 millions de francs belges.
(22) Pierre-Henri Teitgen, « Aux sources de la Cour et de la Convention européennes des droits de l’homme » (reprenant notamment des extraits du rapport présenté au nom de la Commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe ; en 1949), préface de Vincent Berger, éd.
Confluences, (Coll. Voix de la Cité), Bordeaux, 2000, p. 37.
(23) Voy. l’étude de Régis de Gouttes, « A propos du conflit entre le droit à la
liberté d’expression et le droit à la protection contre le racisme », in Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, éd. Bruylant, Bruxelles, 1998, pp. 251 et s.
(24) Le Monde, 10-11 décembre 2000.