L`avènement de nouvelles temporalités dominantes

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L`avènement de nouvelles temporalités dominantes
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+-Logiques communicationnelles et mutations de
temporalités
Enjeux et défis pour l’adulte contemporain
Janvier 2010
Jean-Pierre Boutinet
Comprendre le monde dans lequel nous évoluons c’est pour une part chercher à
reconnaître les temporalités qui l’organisent. Ce faisant, on ne saura jamais si ces temporalités
sont initiatrices de certains phénomènes ou la conséquences d’autres phénomènes. Elles
constituent pour le moins des situations auxquelles sont étroitement associées certaines
formes de comportements : à l’urgence par exemple peut être lié le stress comme la réactivité
le sera à l’immédiateté. Parler par ailleurs de capitalisme financier, de mobilité
professionnelle obligée tous les trois ou cinq ans, de gestion des flux tendus, d’échéances à
prendre en compte ou de management par projet, c’est toujours à chaque fois convoquer une
forme de temporalité sous-jacente, nous invitant à identifier les comportements qui lui sont
liés. Ainsi derrière ces exemples banaux mais aujourd’hui très familiers, se profilent les
mêmes temporalités d’un présentisme exacerbé, celui du temps accéléré, de l’immédiateté, de
l’instantanéité, de l’urgence ou d’un présentisme plus tempéré comme celui de la transition.
De ces temporalités, nous avons pris l’habitude de dire que nous en sommes devenus malades
ou qu’elles nous ont rendu malades. Ces nouvelles temporalités dominantes, nous avons
l’impression qu’elles nous assujettissent et s’imposent à nous dans leur tyrannie, supplantant
désormais d’anciennes temporalités jugées désuètes et contre productives, car plus distendues
et moins agressives, telles entre autres les temporalités de la continuité, de la rythmicité ou de
l’anticipation. C’est donc dans le contexte de ces nouvelles temporalités ressenties comme
coercitives que voudrait se placer la présente contribution pour en comprendre l’émergence et
pointer dans le contexte actuel les enjeux et défis qu’elles posent aux adultes qui les
affrontent.
Un double anniversaire éditorial à célébrer
La thèse qui traverse le présent propos prend appui sur l’informatisation récente mais
venue rapidement des pratiques sociales, une informatisation hier encore rampante,
aujourd’hui triomphante qui pour une large part serait à l’origine des nouvelles temporalités
présentistes. Celles-ci se déploient autour de nous et conditionnent l’adulte contemporain dans
ses modes de vie quotidiens en le campant dans de nouvelles formes de vulnérabilité.
Qui s’intéresse en 2009 aux processus à l’œuvre dans l’informatisation de la société,
ne peut faire l’économie d’évoquer l’anniversaire d’un double évènement éditorial vieux
seulement d’une trentaine d’années, un évènement marqueur de cette informatisation
grandissante, qui s’est manifesté dans ses deux dimensions, l’une technologique, l’autre
réflexive : la première renvoie à ce que l’on appelait à l’époque la télématique qui permettait
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déjà à nos contemporains, par les ordinateurs qu’ils fabriquaient de gérer avec une grande
facilité et une efficacité élevée des réseaux de transmissions d’information ; le minitel de
l’époque en est un exemple caractéristique ; la seconde concerne la capacité des utilisateurs
des réseaux informationnels à élucider ce qu’il vivent à travers ce choc technologique sur les
espaces existentiels de tout un chacun, que l’on va désormais dénommer la condition
postmoderne, en faisant entrer le concept de postmodernité dans le langage courant.. C’est
donc cet anniversaire à célébrer de l’avènement d’une civilisation postmoderne à dominante
informationnelle qui va d’abord retenir notre attention à travers ce double évènement éditorial
survenu en 1978 et 1979 avec la publication de deux Rapports d’études qui prirent dates et
sans doute encore plus le second que le premier. En 1978, S. Nora et A. Minc dans leur
Rapport au Président de la République publié par La Documentation française, dressent les
contours sociologiques de ce qu’ils nomment alors L’informatisation de la société1. Quelques
mois plus tard un autre Rapport voit le jour sous la plume du philosophe J-F. Lyotard, un
rapport sur l’état du savoir dans les sociétés les plus développées, proposé au Conseil des
Universités auprès du Gouvernement du Québec, rapport que l’auteur intitule La condition
postmoderne2.
Essayant de décrire les nouvelles technologies de l’information pour apprécier leur
impact sur la société, Nora et Minc s’interrogent déjà sur les risques d l’informatique à même
de bouleverser notre vie, posant des doutes sur notre capacité à en maîtriser le développement.
Les auteurs comparent l’époque de la télématique à celle de la fin du Néolithique. Ils
évoquent ce temps historique des Sumériens qui par l’invention des hiéroglyphes sur leurs
tablettes opérèrent une mutation de l’humanité en favorisant l’avènement de l’écriture. Ils
rapprochent une telle mutation du passage historique actuel qui nous conduit d’un régime
élitiste du traitement de l’information à un phénomène de masse, ce dernier en venant à
modifier les grands équilibres, aussi bien, disent-ils, celui du Commerce extérieur que celui
de l’emploi. De nouveaux rapports de pouvoir semblent organiser une nouvelle société à
travers le développement de la télématique, conçu comme ce mariage entre les ordinateurs et
les réseaux de transmission d’information.
Fêter présentement l’anniversaire de l’avènement de la télématique, un modeste
anniversaire de trente ans, c’est pourtant nous situer au regard d’un temps qui nous apparaît,
vu d’aujourd’hui, comme très reculé, bien qu’il ne remonte qu’à un peu plus d’une
génération ; en ce temps là, il n’était alors question que d’information, sans que jamais
n’apparaisse encore le concept de communication qui ne figure même pas dans le Glossaire
terminal de l’ouvrage. Mais cette approche d’une sociologie de l’information sera marquante.
Elle sera relayée et amplifiée l’année suivante par un manifeste philosophique beaucoup plus
ambitieux autour de l’avènement d’une société postmoderne caractérisée par l’association
entre la marchandise informationnelle et la transparence communicationnelle.
Ce manifeste est le second évènement éditorial qui survient peu après le premier mais
lui est historiquement associé, à travers la publication du travail de Jean-François Lyotard,
qui, lui, va vite faire date. La condition postmoderne est un petit essai, encore moins
volumineux que le premier puisqu’il ne comprend qu’une centaine de pages, quand le
précédent en comportait 150 en dehors des nombreuses annexes. Ce qui est spectaculaire dans
le passage en quelques mois du premier travail au second c’est le fait que nous changeons de
période culturelle, nous passons d’une société de modernité tardive, pour reprendre
l’expression d’A. Giddens (1988), centrée sur la prolifération des transmissions d’information
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Ouvrage paru sous ce titre en 1978 à La Documentation française
Ce rapport La condition postmoderne est édité en 1979 par les Editions de Minuit.
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à une société dite postmoderne qui met au centre de ses préoccupations le paradigme de la
communication. L’homme postmoderne y est décrit aux prises avec la multiplication des
machines informationnelles qui affectent la circulation des connaissances. Celles-ci en
viennent à perdre leur légitimité et leur valeur d’usage pour être réduites à des échanges
incessants dans une idéologie de la transparence communicationnelle. Le soi que nous
associerons ici à un adulte, est pris dans une texture de relations plus complexes et plus
mobiles, placé continuellement à des noeuds de circuits communicationnels.
Nos deux ouvrages sont intéressants autant par ce qui les différencient, l’information
technologique d’un côté, la communication culturelle de l’autre que par ce qui les unit,
l’avènement de cette nouvelle société de l’information et de la communication qui s’impose
au plus grand nombre et que nous prenons l’habitude de désigner à la suite de Lyotard par
société postmoderne porteuse d’une mutation culturelle, articulée autour de tous autres
paradigmes que ceux de la société dite moderne qui mettait au centre de ses préoccupations
les concepts de rationalité, de production, de déterminisme, de progrès, d’avenir. Nous
devenons sensibles à ces nouveaux paradigmes qui se superposent aux précédents, les effacent
sans toutefois les faire disparaître et c’est ainsi que nous devenons sensibles au flou, à
l’incertitude, à la complexité, au réseau communicationnel.
Postmodernité communicationnelle et changement de temporalités
De ce qui précède, nous pouvons retenir en guise de signification à attribuer à ce
double anniversaire quelques éléments saillants. D’abord l’avènement de la nouvelle culture
postmoderne se déploie sur une dominante communicationnelle ; de plus elle se développe sur
fond de mutations technologiques, amenant à une maîtrise spectaculaire dans la circulation
des informations et de leurs échanges : de ce point de vue, le recours au Minitel, si
enthousiasmant qu’il fut à l’époque, n’était finalement que le discret signe annonciateur de
l’avènement quelques années plus tard d’une technologie qui va bouleverser nos cadres
sociaux et existentiels avec l’irruption d’Internet et de ses nombreuses possibilités C’est en ce
sens qu’avec Ph. Breton (1995) on a pu parler d’utopie de la communication. Il faut par
ailleurs noter que cette maîtrise spectaculaire des techniques communicationnelles va de pair
avec des changements existentiels et sociaux au niveau de leurs utilisateurs individuels ou
organisationnels dans leurs modes de vie .
La postmodernité de l’information et de la communication amène avec elle un
changement des temporalités, si, par temporalités nous entendons ces façons individuelles et
collectives que nous avons d’organiser notre temps, nos mouvements. De nouvelles
temporalités dominantes émergent, qui affectent directement nos cadres de vie actuels. En
modernité, ces temporalités dominantes étaient centrées sur une linéarité orientée vers un
avenir à anticiper, lesquelles temporalités s’étaient imposées par rapport aux temporalités
cycliques des cultures rurales traditionnelles. Le temps cyclique était celui du calendrier
astronomique dans son souci de s’adapter à la circularité des rythmes saisonniers liés aux
mouvements des astres et de donner toute son importance à la transmission de l’héritage. En
contraste le temps linéaire de la modernité urbaine et industrielle va devenir celui de
l’horloge, un temps mesuré et planifié, marqué d’irréversibilité et avide de progrès, qui nous
oriente vers ce qu’il y a à entreprendre pour poursuivre la marche en avant de l’histoire vers
plus de maîtrise (Castells, 1996).. Au regard de ce temps projeté, planifié, encadré dans un
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souci de contrôle, les temporalités de nos cultures postmodernes apparaissent bien brouillées
avec soudainement une prééminence accordée au moment présent, face à une dévalorisation
de l’avenir (Sue, 1994) et à une relation ambivalente au passé, tantôt relativisé dans ses
dynamiques historiques, tantôt sollicité lorsqu’il s’agit d’en faire mémoire pour le
commémorer (de Conninck, 1995). Nous délaissons alors aussi bien le calendrier que
l’horloge ; d’ailleurs cette dernière en abandonnant récemment son fonctionnement
mécanique pour prendre celui de l’électronique a changé nos représentations du temps, nous
amenant d’une représentation linéaire et irréversible de ce temps, indiquée par le cadran, tout
circulaire qu’il fut, vers une représentation en simultanéité des nouvelles temporalités, celles
du moment présent délivrées par le spot de l’horodateur : le temps n’évolue plus à la cadence
du déplacement de l’aiguille, il est donné là, dans sa momentanéité des chiffres affichés ; il
cesse d’être continu pour devenir discontinu. Mais l’horloge électronique n’a pas la fréquence
d’utilisation de ce nouvel instrument qu’est devenu l’agenda. Celui-ci devient désormais le
plus utilisé des organisateurs de temporalités mais sa caractéristique dominante est de nous
orienter dans les nouvelles temporalités d’un présent de plus en plus complexe (Boutinet,
2004). Cet agenda est destiné à planifier les engagements pris à un moment donné mais à
réaliser dans un horizon temporel plus ou moins reculé qui n’est finalement qu’une extension
de ce moment présent avec le risque dans une société de la mobilité que ce présent se
transforme en palimpseste lorsque dans l’urgence une activité se substitue à une autre,
appelant à modifier plus ou moins brusquement l’agenda, en sur-imprimant sur un premier
engagement devenu caduc un nouvel engagement. L’agenda, comme aménageur des
temporalités brouillées du moment présent est un grand contempteur de l’idée d’avenir,
n’ayant de cesse de repousser ce dernier aux limites de l’engagement le plus reculé que son
propriétaire consigne en son sein.
Nous ne nous attarderons pas ici sur ces autres temporalités postmodernes devenues
aujourd’hui plus secondes, tournées vers le passé, celles notamment de la mémoire comme
celles orientées vers un avenir déprécié et souvent redouté, saturé d’anticipations défensives,
notamment de précaution et de prévention. Restons-en aux nouvelles temporalités dominantes
du présentisme, bien mises en évidence à travers ce néologisme suggestif, par l’historien F.
Hartog, (2003). Ces temporalités sont pour certaines d’entre elles évanescentes et largement
tributaires des espaces informationnels et communicationnels qui se trouvent être en même
temps, par la force des choses, des espaces de mobilité. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous
mentionnerons ici trois nouvelles temporalités dominantes à caractère évanescent typiques de
ces espaces.
Parmi ces temporalités liées à un présent court, évanescent, fuyant évoquons celles de
l’urgence qui prend actuellement de plus en plus d’importance (Aubert, 2003), avec son
caractère inattendu et contraignant parce que dramatique (Agamben, 2003), impliquant de
déployer dans les délais les plus courts une action appropriée au regard d’une situation jugée
périlleuse. Cette urgence de fait, les espaces communicationnels la transforme souvent en
urgence instrumentalisée pour obtenir des usagers communicants les comportements
appropriés, notamment avec le fameux et suggestif dead line. A côté de l’urgence, mais
souvent en lien avec elle, il faut donner toute sa place à l’immédiateté, nouveau paradigme de
la révolution numérique (Josephe, 2008) qui trouve l’une de ses formes d’expression
privilégiées dans la messagerie électronique produite par l’information qui surgit dans son
imprévisibilité (Lechner, 1999). Cette information possède, ou on va lui attribuer, un caractère
injonctif susceptible de la rapprocher des situations d’urgence, dans la mesure où elle
demande à être traitée dans les meilleurs délais. Enfin, comme troisième figure de ces
temporalités présentistes de l’évanescence, mentionnons l’instantanéité à travers l’interaction
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qu’elle génère grâce à la mise en place des différents dispositifs communicationnels qui
favorisent le chat conversationnel. En contraste avec les deux premières figures évanescentes,
très souvent productrices de stress, cette nouvelle figure est souvent porteuse de
réenchantement, celui de l’instant éternel, dans son intensité, comme les video-clips et autres
jeux informatiques (Maffessoli, 2000).
Ces trois figures aujourd’hui dominantes du présent évanescent peuvent être
considérées comme confrontant l’adulte communicant et agissant à des situations-limites,
celles du temps réel qui n’admet aucune attente, aucun délai ou pour le moins le minimum
entre l’émission-réception de l’information et le comportement réactif attendu du destinataire.
Ces trois formes de temporalités ont comme trait commun une certaine imprévisibilité sans
autre possibilité de recul que d’adopter une posture réactive, imposée par une interactivité
incessante entre un système informationnel en flux continu et le récepteur toujours plus ou
moins pris au dépourvu, en impossibilité d’anticiper.
Un paysage brouillé plus qu’il n’y paraît
Ce changement de temporalités sur fond de paysage informationnel et
communicationnel voit certes des figures saillantes s’imposer, telle nous venons de l’évoquer,
le présentisme de l’évanescence dans ses différentes déclinaisons mais ce paysage apparaît
beaucoup plus brouillé et flou qu’il ne pourrait le laisser supposer au premier regard. Nous
avons en effet actuellement quitté les temporalités de la modernité, ces temporalités à
dominante linéaire faites d’une rupture avec le passé et orientées vers l’anticipation d’un
avenir pronostiqué comme meilleur. Ces temporalités ont pu hier par un véritable rapport de
force imposer leur suprématie sur leurs consœurs plus craintives issues des sociétés
traditionnelles et délibérément tournées vers un passé à préserver. Aujourd’hui, on peut
assimiler le présentisme régnant à une variante de postmodernité que nous appellerons un audelà de la modernité cherchant à s’imposer de deux façons privilégiées, soit par le présent de
l’évanescence sur lequel nous nous sommes déjà arrêté, soit par le présent de la durée au
travers de ces deux figures caractéristiques que sont la transition et l’alternance. On voit alors
cette instance présentiste à double face devoir cohabiter de façon plus ou moins confortable
avec trois autres instances temporelles qui recourent elles aussi aux espaces
communicationnels pour s’affirmer et conquérir leur légitimité. Ces instances d’hypermodernité, d’anti-modernité et de contre-modernité se laissent dénommer à travers leurs
attitudes contrastées vis à vis de la modernité, soit une attitude attestataire qui cherche à porter
la modernité à son paroxysme progressiste à travers l’hyper-modernité, soit une attitude
oppositionnelle à cette même modernité qui se concrétise dans différentes formes aversives
d’anti-modernité illustrées par le souci du retour à l’ancien, soit enfin une attitude de
contrepoint plus ou moins marqué, cherchant dans la contre-modernité à redonner valeur à ce
que la modernité avait disqualifié, la mémoire,(Boutinet, 2004).
L’hyper-modernité progressiste, celle par exemple de l’innovation et de la croissance,
est dans le toujours plus. Elle se soucie d’installer des ruptures continuelles avec le présent
jugé déficitaire, archaïque (Agamben, 2008) pour introduire momentanément du nouveau
notamment technologique mais aussi organisationnel considéré comme meilleur que ce qui
est, un nouveau destiné demain à être supplanté, selon la logique de l’obsolescence, propre à
cette hyper-modernité (Aubert, 2004) par un changement qui sera jugé alors plus approprié.
Les mises à jour continuelles des logiciels informatiques pour les maintenir d’actualité
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illustrent ce souci, constant d’innovation permanente ; elles consacrent la dépréciation du
moment présent tributaire du passé considéré comme obsolète au profit d’un présent porteur
d’avenir quasi immédiat jugé meilleur.
Face à cette frénésie de changements, les temporalités antimodernes, telles qu’elles
s’expriment actuellement dans différentes formes de fondamentalisme religieux en viennent à
regretter ces temps anciens vers lesquels il faudrait revenir, les temps d’une tradition
organisés à partir d’une interprétation convenue que l’on peut tirer de tel texte considéré
comme fondateur ou de tel évènement historique entrevu comme emblématique. Cette attitude
antimoderniste qui avance en regardant dans le rétroviseur (Compagnon, 2005) se complaît
dans le pessimisme et la vitupération autour de la décadence, du dévoiement et du
désœuvrement ; elle aspire à convoquer la mémoire lointaine de temps anciens considérés par
elle comme plus heureux et salvateurs et elle est en recherche de temps régénérateurs,
susceptibles de faire entrevoir enfin l’une ou l’autre forme de sublime..
Quant à la contre-modernité, sans remettre en cause systématiquement la modernité,
elle cherche au contraire à lui apporter ce qui lui a manqué, ce souci d’un passé plus ou moins
immédiat qui donne des racines au présent. Ne se reconnaissant pas dans les ruptures, pas
plus que dans les changements incessants, elle cherche à tirer sens du passé plus ou moins
proche, en reconstituant telle ou telle histoire, en faisant œuvre de mémoire, notamment
évènementielle. La célébration de l’évènement à travers telle ou telle forme de
commémoration devient l’expression privilégiée d’une perspective contre-moderne, tout
comme le culte des histories de vie (Delory-Momberger, 2000) et autobiographies (Lejeune,
2004).
L’espace communicationnel postmoderne est donc à situer dans cette tension entre
quatre logiques temporelles enchevêtrées avec dominance de deux d’entre elles, d’abord le
présentisme mais aussi l’hyper-modernité. Cet enchevêtrement offre un paysage brouillé au
sein duquel chacune veut imposer sa suprématie sur les trois autres, une hyper-modernité qui
dans les ruptures et changements qu’elle produit n’entend pas faire le deuil de l’idée de
progrès, une anti-modernité qui s’installe dans le refus des temps actuels au profit d’un passé
jugé salvateur et du culte d’une tradition refondatrice, une contre-modernité prompte à
cultiver une certaine forme de nostalgie purificatrice dans un travail de mémoire de proximité,
enfin un au-delà de la modernité qui dans son présentisme interactif consomme à haute dose
de l’immédiateté, de l’urgence, du stress et de la transition, sans savoir vers quel horizon elle
se sent entraînée.
Entre immédiateté temporelle et medias communicationnels, un espace
paradoxal à prendre en compte
Pour ne pas nous disperser restons-en à ces temporalités évanescentes de l’au-delà de
la modernité, dans ce présentisme à plus d’un titre actuellement dominateur et tout à fait en
phase avec les espaces informationnels et communicationnels qui prolifèrent. Il y a là une
relation curieuse et instructive entre l’immédiateté générée par de tels espaces informationnels
et les medias qui véhiculent ces messages. En effet, c’est par l’artifice d’une médiation
technique, voire technologique que se trouve engendré un sentiment d’immédiateté, qu’il
s’agisse d’Internet, du téléphone portable ou du récepteur de télévision qui produit l’image
télévisuelle, cette image pour laquelle M-J. /Mondzain (2002, 59) nous dit justement que sa
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caractéristique fondamentale est son immédiateté et sa résistance primitive à la médiation. Or
les communications postmodernes, tout en véhiculant de l’oral et de l’écrit sont saturées
d’images, donc d’immédiateté. Aussi tout se passe comme si de façon paradoxale les medias
engendraient de l’immédiat, les medias techniques produisant des variantes d’immédiat
subjectif.
Nous sommes donc ici dans une situation paradoxale entre la sensation d’immédiateté
intersubjective propre à la temporalité communicationnelle et l’utilisation d’écrans media qui
s’interposent entre deux subjectivités pour rendre possible la communication Une telle
situation paradoxale peut s’exprimer aussi à travers l’impression de transparence
informationnelle entre communicants, amenant à une limpidité de compréhension dans les
messages échangés et une opacité des dispositifs technologiques présents, une opacité qui
peut se manifester subitement en obstruction lorsque les dits dispositifs sans raison se
plantent.
La question de l’existence de cet espace paradoxal immédiat/média, fondateur de la
logique communicationnelle est à camper au regard de la logique relationnelle, celle du face à
face en présentiel de deux subjectivités ; dans cette dernière situation, se trouvent en vis à vis
ces deux subjectivités prises dans leur spontanéité, dans l’expression de leurs facies ; elles
peuvent elles aussi être assimilées à une situation d’immédiateté alors que dans le même
temps l’un et l’autre protagonistes de la relation découvrent dans leur conversation langagière
l’opacité de leurs échanges qui laissent toujours entendre que derrière le face à face mimique,
se profilent des écarts de compréhension, des sur-entendus et sous-entendus problématiques
pour la limpidité de la relation : on se trouve ici dans cette situation relationnelle à l’intérieur
d’un espace paradoxal inverse au précédent : ce n’est plus le message échangé qui devient
transparent dans la relation ; il est au contraire entouré de sa gaine d’opacité ; ce qui évoque
une transparence porteuse d’immédiateté, c’est la relation expressive, les expressions
corporelles par lesquelles se transmettent le message.
Finalement pour éviter de se laisser abuser, on doit se poser la question de savoir dans
l’un et l’autre cas de la communication médiatique et de la relation interpersonnelle de quelle
immédiateté, de quelle spontanéité il s’agit. Où se situe la transparence et quelle
transparence ? Le manque de recul que cette dernière implique tend à induire une
compréhension porteuse d’illusions et de facticité, nous introduisant dans le registre de
l’équivoque ; En fait les communicants, tout comme les interlocuteurs, ont à gagner à ne pas
oublier de rester dans le paradoxe en se souvenant que toute impression de transparence à l’un
ou l’autre niveau du message ou du canal de communication est obtenue au prix d’une opacité
à un autre niveau ou mieux derrière la transparence se profile l’opacité.
C’est en conséquence ce présentisme que l’on ne saurait prendre pour argent comptant,
que ce soit un présent à distance comme dans la communication ou un présent en situation
comme dans la relation car il comporte sa part d’illusion et d’aliénation ; il est à traiter de
façon paradoxale, autant par ce qu’il cache que parce qu’il révèle des obstacles à entrer en
relation ou en communication, quant comme des facilités aussi qu’il procure de pouvoir
communiquer ou être en relation. Reconnaissons qu’au regard des facilités que
communication et relation apportent à l’adulte qui de nécessité vit dans leur mouvance, cet
adulte le paie cher en risques d’assujettissements par le fait d’occulter les opacités qui se
dissimulent derrière les facilités.
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Les conduites à projet dans leur vulnérabilité
Dans un tel contexte intéressons-nous aux conduites à projet caractéristiques des
temps modernes, ces conduites qui à l’opposé de toute forme d’immédiateté ont pour
caractéristiques de recourir à maintes médiations pour acheminer n’importer quel projet au
terme de sa réalisation. Ces conduites se déploient avec leurs horizons d’anticipation plus ou
moins reculés, leurs ancrages dans une situation momentanée face à un avenir à aménager, à
travers le volontarisme de leur détermination et la modélisation de leur devenir. Or leur mise
en œuvre dans les espaces communicationnels en régime postmoderne, va s’en trouver
métamorphosée et fragilisée, car tributaire de temporalités dominantes de plus en plus courttermistes.
Ce qui est à remarquer à ce sujet sur un peu plus d’une génération (Boutinet, 2010),
c’est effectivement le glissement du concept de projet vers de nouvelles significations, alors
que son usage n’a cessé d’être grandissant. En modernité tardive, celle des années de société
post-industrielle qui couvrent les dernières décennies du 20e siècle alors que prenaient
progressivement de l’ampleur les processus d’informatisation de nos modes de vie, le projet
était encore entrevu comme cet outil d’anticipation opératoire d’un avenir plus ou moins
reculé, tel le projet d’orientation des jeunes au niveau individuel (Dubet, 1991) ou le projet de
développement socio-technique à un niveau sociétal ( Le Boterf, Lessard, 1986). La remise en
cause de la société bureaucratique d’alors l’amenait, de par son caractère flou à se substituer à
l’une ou l’autre forme de planification rationnelle. Désormais immergé dans un espace
communicationnel, il change de nature au niveau de ses usages et donc de ses significations.
Hier il se définissait par sa singularité et son unicité : le jeune, l’adulte n’étaient invité à
penser leur devenir qu’à travers un seul projet d’orientation, de carrière ou de vie. Or de
singulier le projet est devenu pluriel ; le jeune et l’adulte ne sont plus présentement attelés à
l’élaboration ou à la réalisation d’un projet unique défini qui polariserait l’ensemble de leurs
activités : projet d’études, projet professionnel, projet de vie, projet de formation, projet de
carrière. Ils se trouvent confrontés dans une société communicationnelle de réseaux à mener
simultanément une diversité de projets et de micro-projets : un projet de stage, un projet de
mémoire, un projet de chantier sur le plan professionnel, un projet associatif dans l’espace
social, un projet de changement de résidence sur le plan familial.. Cet éclatement voire même
cette fragmentation de la sphère des projets au niveau individuel a son correspondant dans le
domaine organisationnel avec le passage du projet d’entreprise intégrant dans une même
dynamique les orientations qu’entendait se donner une organisation vers le management de
projets impliquant pour l’organisation concernée de lancer une diversité de projets autonomes
menés concurremment et latéralement, selon des modes appropriés de gestion par projet. La
configuration d’une telle diversité de projets menés simultanément au niveau individuel ou au
niveau organisationnel, L. Boltansky et E. Chiapello (1999) la dénomment cité par projets.
Une telle cité devient l’espace architectural au sein duquel gravitent désormais les
organisations postmodernes, celles d’un monde en réseau.
La figure du projet devient donc plurielle : dans un environnement de complexité,
mieux vaut pour un individu, pour une organisation, mener plusieurs projets à la fois que
d’être tributaire d’un seul projet qui pourrait se trouver vulnérabilisé ; elle ne vise plus le flou
du futur mais s’inscrit dans le transitoire du moment présent avec des délais imposés de début
de projet et de dead line que se fixe le responsable de projet ou qui lui sont imposés. Il s’agit
donc dans la cité par projets de conduire simultanément plusieurs projets destinés à cohabiter
en réseaux mais il est plus difficile de rendre compatibles dans le temps d’une vie une
succession de projets, d’où l’émergence de plus en plus fréquente chez les adultes
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contemporains de parcours atypiques, ces parcours qui tentent d’intégrer une succession de
projets contrastés..
De l’adulte transmetteur à l’adulte communiquant
Avec la métamorphose des conduites à projet, c’est le statut même des acteurs
impliqués dans les projets qui va s’en trouver transformé. De tels acteurs sont incarnés par ces
adultes transitoires qui incessamment dans l’espace et dans le temps passent d’un projet à
l’autre,. De tels adultes dans leur positionnement délaissent la permanence d’une identité bien
campée et la transmission d’un héritage de savoirs et de savoirs faire stables pour devenir de
plus en plus des communicants de l’immédiateté, cherchant à accrocher leur affiliation
provisoire à une diversité de réseaux d’appartenance. Ces adultes pluriels (Lahire, 1998),
continuellement en quête de reconnaissance, ont dû renoncer à la stabilité d’antan, celle
constitutive d’une maturité, qui était l’une des valeurs sociales de référence ; la stabilité
imposée hier, aujourd’hui disparue s’est transformée dans son inverse, la mobilité forcée ;
l’impératif dans ce nouveau monde communicationnel, appelé à se régénérer sans cesse par
l’exigence d’innovation, c’est cette mobilité qui peut être source de dynamisation mais en
même temps fragilise. L’adulte postmoderne est rendu vulnérable par cette mobilité forcée à
laquelle il est astreint et qu’il lui faut aménager par lui-même. C’est sans doute la montée
d’une telle vulnérabilité (Ehrenberg, 1998) qui a amené à penser différentes formes
d’accompagnement pour aider cet adulte fragilisé à gérer la diversité des temporalités
chaotiques de son parcours de vie. De ce point de vue la place prise par les pratiques
d’accompagnement depuis une quinzaine d’années est l’un des symptômes de cette
vulnérabilité, une vulnérabilité qui nécessite le besoin d’être encadrée (Boutinet et alii, 2007).
Le seul adjuvant possible pour atténuer cette vulnérabilité de la condition adulte, voire
la corriger consiste à donner toute leur importance aux nouvelles temporalités présentistes de
la durée, destinées à contrecarrer la trop grande place prise par les temporalités concurrentes
de l’évanescence. Ces temporalités de la durée associées à un présent aménagé, soit
intentionnellement par l’adulte, soit imposé à lui par le jeu des circonstances concernent plus
spécialement, nous l’avons vu, la transition et l’alternance qui prennent dans les temps actuels
de plus en plus d’importance dans l’organisation des parcours personnels et professionnels
adultes, alors qu’hier en modernité elles étaient disqualifiées. Si la transition aménage sur une
durée variable des discontinuités dans un espace de mobilité et de flexibilité, elle permet de
ponctuer des changements, d’amortir des crises (Bridges, 2004). L’alternance quant à elle,
souvent associée dans ses manifestations à la transition, rend possible d’habiter un espace
pluriel en faisant cohabiter selon un rythme qui lui est propre (Pineau, 2000), plusieurs
activités, plusieurs espaces existentiels , qu’il s’agisse de la vie domestique avec la vie
professionnelle ou de cette dernière avec la formation, laquelle peut se vivre en alternance
avec un stage. La transition favorise les passages d’une étape de vie à une autre quand
l’alternance permet la cohabitation de champs d’activité contrastés.
Sans schématiser ni caricaturer ces deux familles de temporalités que nous avons
mises en scène, l’une incarnée par le présentisme de l’évanescence, la seconde par le
présentisme de la durée, reconnaissons à travers leurs effets respectifs que la première tend à
générer plus facilement des temporalités assujettissantes quand la seconde met plus
spontanément en place des temporalités d’émancipation. Ces deux familles, en partie
engendrées par les espaces communicationnels actuels, constituent des modes de réponse
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contrastés à la mobilité forcée : dans le meilleur des cas, le présentisme de la durée dans ses
dispositions structurantes est destiné à humaniser cette mobilité et à corriger les effets
déstabilisateurs du présentisme de l’évanescence.
Un défi, redonner consistance à l’avenir
Ce travail de recadrage au niveau des temporalités présentistes, si nécessaire soit-il, ne
semble pas suffisant pour tirer les adultes contemporains de leur grande fragilité. Il est
nécessaire de repenser la place à donner aux temporalités de l’anticipation. Or ces
temporalités sont en crise profonde, nous leur avons d’ailleurs accordé dans ce qui précède
très peu d’importance, fait sans doute significatif,. Non seulement les anticipations dans le
contexte culturel de morosité actuelle et d’horizon bouché sont redoutées, nous avons peur de
l’avenir, mais lorsqu’elles se manifestent, c’est très souvent sur le mode défensif de la
précaution et de la prévention, c'est-à-dire sous celui d’un avenir que l’on ne saurait envisagé,
que l’on repousse. Dans un ancrage existentiel, qu’il soit individuel ou collectif, l’avenir est
pourtant tout aussi essentiel que le passé. Il est en effet ce vide de possibles à inventer
d’autant plus nécessaire pour respirer dans la société actuelle du trop plein, spécialement
d’informations et de communications. De plus, la pensée phénoménologique y a insisté à de
nombreuses reprises (Husserl, 1950), le propre de l’avenir est de modaliser le passé, pour
mieux le comprendre et rendre possible l’histoire, quand le retour sur le passé peut être
entrevu comme une façon de préparer l’avenir. De ce point de vue crise de l’avenir et crise de
l’historie ont parties liées.
Reconstruire l’avenir constitue sans doute la tache primordiale dans une
reconfiguration des temporalités susceptibles d’organiser nos espaces de vie. Mais cette tache
ne peut être envisagée à partir d’une fragmentation du moment présent. C’est d’abord à cette
instance du présent qu’il s’agit de redonner consistance en conférant aux temporalités de la
durée toute leur place structurante. Mais l’espace communicationnel aujourd’hui dominant est
plus avide des temporalités éclatées de l’évanescence qu’il ne saurait se nourrir des
temporalités structurantes de la durée. C’est là un dilemme que sans doute les temps à avenir
se chargeront de trancher à leur façon, si présentement nous ne prenons pas des initiatives
opportunes pour le faire.
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