L`antihéros,la banque et Swissair

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L`antihéros,la banque et Swissair
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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 26 OCTOBRE 2007
Dénonciateur malgré lui des graves difficultés de Swissair, l’analyste Christopher Chandiramani a été licencié du Credit Suisse: «J’ai reçu la nouvelle de mon congédiement comme une bombe, mais ce que je disais
était la stricte vérité.» KEYSTONE
L’antihéros,la banque et Swissair
COMBATTANT DE LA VÉRITÉ • Pour avoir mis en garde les clients de sa banque sur la situation de Swissair,
Christopher Chandiramani perdit son emploi au Credit Suisse. Ce jour-là, un monde bascula pour lui.
CHRISTIAN CAMPICHE
Ce jeudi 6
juillet 2000,
neuf
lignes
paraissent
dans le service Intranet et
Internet du
Credit Suisse. Mettant en garde
contre les pertes probables de
Swissair, elles sont signées
Christopher
Chandiramani.
Cet analyste de la grande
banque a constaté que le cours
de l’action Swissair stagne alors
que l’ensemble de la Bourse
connaît une phase ascendante.
Chandiramani lit beaucoup
la presse, notamment les articles de Sepp Moser et Arthur
Rutishauser, deux journalistes
critiques à l’égard de Swissair.
Où sont passées les réserves
immenses de la compagnie aérienne, surnommée la banque
volante? Ont-elles servi à couvrir les dettes des participations françaises et belge? Ne
parle-t-on pas d’un manque à
gagner de 500 millions à 1 mil-
liard de francs? La Confédération serait bien inspirée de s’intéresser au sort de Swissair et
d’injecter de l’argent pour la
sauver, conclut l’analyste dans
sa recommandation.
«Signez, sinon...»
Le lundi suivant, Chandiramani est convoqué dans le bureau de son supérieur. «Il était
avec son adjoint et la cheffe des
ressources humaines. Il m’a
tendu ma lettre de démission et
m’a dit: «Signez, sinon c’est moi
qui le ferai à votre place.»
J’avais comme un pistolet sur la
tempe.» L’analyste signe, il n’a
pas le choix. Père de famille, il a
aussi contracté une hypothèque pour sa maison. Mais il
devra attendre le mois d’avril
2001 pour obtenir, à titre de dédommagement, l’équivalent de
son salaire annuel, soit 200 000
francs. «Les prud’hommes ont
estimé qu’il n’y avait pas de violation de compétences de ma
part, il s’agissait d’un licenciement abusif.»
Les causes du renvoi sont
évidentes. «Je n’en ai pas la
preuve formelle mais tout me
porte à croire que deux pontes
du Credit Suisse, qui étaient
aussi au conseil d’administration de Swissair, ont forcé mes
chefs à me licencier.» Chandiramani aurait donc été la victime du «Filz», ce réseau
d’hommes d’affaires qui font la
reçu la nouvelle de mon congédiement comme une bombe
mais ce que je disais était la
stricte vérité. Les signes ne
trompaient pas: le bilan de
Swissair avait été manipulé.
L’après-11 septembre me donnera raison.»
Cocoricos de Swissair
De fait, la banque cesse
presque aussitôt
de recommander à
l’achat le titre
Swissair. «Elle a
tiré les leçons de
mes
avertissements.» Informés,
certains journalistes
commenCHRISTOPHER CHANDIRAMANI cent à parler de
l’affaire.
«Cinq
pluie et le beau temps à Zurich. jours après mon licenciement,
Mais comment l’analyste en je passais sur le plateau de
est-il arrivé à prendre le risque l’émission «10 vor 10» à la téléde déplaire à sa hiérarchie, si vision alémanique. Il y avait
tant est qu’il y en ait eu un? «Le aussi Philippe Bruggisser, le
risque était tangible. Mais mon PDG de Swissair, et son attachef avait relu la note, je pen- chée de presse Béatrice
sais que tout était en ordre. J’ai Tschanz. Celle-ci ne cachait
«Je m’étonne
que la banque ait
fait passer ses
intérêts avant
ceux du client.»
pas que le groupe affrontait
certains problèmes financiers
mais elle continuait d’affirmer
que Swissair était la meilleure
compagnie au monde.»
Dénonciateur malgré lui,
Christopher Chandiramani a
perdu un travail dans lequel il
plaçait de légitimes ambitions.
Il a connu des problèmes de
santé. Mais il n’a jamais voulu
être un héros. Né en 1957 à Zurich d’un père d’origine indienne et d’une mère lucernoise, il a
fait son baccalauréat à St-Michel à Fribourg, avant d’entreprendre des études d’économie
à Berne. Sa licence en poche, il
se lance dans la finance. Il tâtera également du journalisme
après son départ du Credit
Suisse. «Si j’ai agi ainsi, c’est
parce que je crois qu’il faut être
honnête, sincère et correct.
J’avais envie de pouvoir me
regarder dans la glace sans
rougir.»
L’affaire Swissair a-t-elle
changé sa vision du monde et
de la banque? «Oui. Avant, je
En Suisse, on n’encense pas les dénonciateurs
La Suisse n’est pas les Etats-Unis où les
«whistleblowers», les chasseurs de mensonges et de non-dit, sont mis sur un
piédestal. Les dirigeants helvétiques ont
la réputation de supporter encore
moins qu’ailleurs la critique. Le courage
de révéler des fautes ou des irrégularités
dans les entreprises ne se traduit pas
seulement par une sanction, pour le dénonciateur. Elle s’accompagne souvent
de l’opprobre, au mieux du silence public. En témoignent plusieurs affaires
dont le dénominateur commun est la
souffrance d’individus dans une somme
de tragédies à géométrie variable.
Stanley Adams
Haut cadre de Hoffman-La Roche –
le géant de l’industrie pharmaceutique
régnant sur le marché des vitamines, Valium et autre Librium – Stanley Adams
dénonce, en février 1973, aux instances
spécialisées du Marché commun les
pratiques commerciales illicites de son
employeur. Selon Adams, Hoffmann-La
Roche, non content de procéder à des
ententes pour fixer les prix et partager
les marchés avec ses concurrents, exerce
un contrôle draconien sur le marché
mondial des vitamines utilisées non
seulement en médecine mais aussi en
alimentation du bétail. Adams accuse
aussi le groupe d’augmenter le prix de la
vitamine C ou de la raréfier sur le marché dès qu’une épidémie de grippe est
signalée en Inde.
Identifié et dénoncé par HoffmannLa Roche, l’informateur de la commission antitrust est arrêté à la veille de
Noël 1974 et mis au secret pour espionnage industriel et trahison, en violation
de l’article 6 de la Convention européenne sur les droits de l’homme.
Sans nouvelles, sa femme, à qui l’on
fait croire que Stanley Adams serait
condamné à 20 ans de réclusion, se suicide, laissant trois petites filles. Stanley
Adams ne sera avisé de ce malheur que
deux jours plus tard, et on l’empêchera
d’assister aux obsèques. Stanley Adams
passera six mois en prison. Il vit aujourd’hui à Londres.
Reconnu coupable de violation des
règles communautaires sur la fixation
des prix et de pratiques commerciales
de cartel tombant sous le coup de la législation antitrust, Hoffmann-La Roche
a été condamné à une amende de
150 000 livres sterling, représentant
0,01% de ses bénéfices.
Jörg Sambeth
En 1976, le réacteur de l’usine Icmesa à Seveso, en Lombardie, explose. La
fabrique appartient à Givaudan, une filiale d’Hoffmann-La Roche. Directeur
technique de Givaudan, Jörg Sambeth
est le premier à constater les graves dégâts environnementaux. Sambeth se
rappelle qu’il a tenté en vain, à plusieurs
reprises, de persuader Roche d’investir
dans de nouvelles installations. Cette
fois encore, il avertit des dangers du trichlorophénol, une substance hautement toxique qui s’est échappée du réacteur. Mais à Bâle on ne veut rien
entendre.
Il faudra attendre que des femmes se
fassent avorter et que des enfants soient
marqués par des brûlures aiguës de la
peau pour que la direction suisse se décide enfin à reconnaître la nécessité
d’une intervention. Roche versera de
confortables indemnités à l’Etat italien
mais refusera toujours d’endosser une
part de responsabilité. Jörg Sambeth
paie pour tout le monde. En 1983, il est
condamné à 5 ans de prison, ramenés
en appel à 18 mois avec sursis. Son
épouse décède d’un cancer la même
année.
Christoph Meili
Jeune garde de
nuit à l’UBS à Zurich,
Christoph Meili récupère en 1997 des archives datant de la
Deuxième
Guerre
mondiale
que
la
banque destine à la broyeuse. On est en
pleine affaire des fonds en déshérence.
Meili remet les documents à une association juive. La sanction tombe aussitôt par le licenciement de l’employé.
Dans un premier temps, Meili devient
un héros aux Etats-Unis où lui et sa famille obtiennent même l’asile politique.
Mais Meili finit par se rendre compte
qu’il a été instrumentalisé par les avocats des organisations juives.
Malgré la somme confortable de
775 000 dollars qu’il a reçue de ses sponsors américains, sa vie privée déraille.
En 2002, il divorce. Depuis il vit séparé
de ses deux enfants. Il travaille aujourd’hui comme garde de nuit dans une entreprise californienne. Dans une interview accordée l’an dernier à «La
Liberté», il fait part de son amertume et
de sa nostalgie de la Suisse, pays où il
s’estime mal compris. CHC
voyais tout positivement. Aujourd’hui,
l’économie
me
semble un étang à requins. A
l’Uni, on enseigne l’éthique
mais dans la pratique, c’est
bien différent. Au début, on est
protégé par ses chefs. Puis, au
fur et à mesure que l’on grimpe
les échelons, les problèmes
s’accentuent. Dans le cas qui
me concerne, je m’étonne que
la banque ait fait passer ses intérêts avant ceux du client.»
Aucun mot d’excuse
Des clients qui n’ont jamais
obtenu d’excuses de la banque.
Christopher
Chandiramani
non plus. Si la banque l’a dédommagé, finalement, ce n’est
que sous la pression des journaux qui parlaient de l’affaire.
«La banque m’a viré pour me
punir. Mais c’était une mauvaise stratégie de sa part. Je n’ai
toujours pas compris pourquoi
elle a choisi la solution de
la confrontation judiciaire.
C’était une mauvaise publicité
pour elle.» I
DANS 1 SEMAINE
TREIZE MORTS
À GENÈVE
9 novembre 1932 à
Genève: l’armée
tire sur des manifestants, faisant
13 morts et de
nombreux blessés.
La TSR a retrouvé
les acteurs et
témoins de cette
journée tragique.
Un dossier à voir le
4 novembre sur
TSR 2, à entendre
dès lundi sur RSR 1
et à lire vendredi
dans «La Liberté».
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
15 h à 16 h
TSR2
Dimanche à 20 h 35
Lundi à 22 h 25